Carmel

02 décembre 1892 – Reims

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs en retirant du milieu de nous notre Chère Soeur Françoise-Estelle-Marie-Albert du Saint-Esprit; elle était âgée de 35 ans 2 mois 1/2 et avait passé 13 ans et 4 mois dans la Sainte Religion.

Tout émue encore des souvenirs édifiants que nous a laissés notre chère défunte et des leçons que nous avons recueillies près de son lit d'agonie, nous avons besoin, avant de vous dire quelques mots de sa vie, de bénir et d'exalter la miséricorde infinie de Notre Seigneur; oh! que ses voies sont admirables et que l'amour avec lequel Il dirige les âmes est ineffable !

Ma Soeur Marie-Albert naquit dans une paroisse voisine do notre ville; elle perdit son père, de bonne heure et le soin difficile de son éducation retomba tout entier sur sa mère, qui, délicate de santé, dut trouver souvent la tâche bien labo­rieuse. Notre enfant, en effet, montra dès son bas âge d'une manière très prononcée les qualités bonnes et mauvaises que nous lui avons vues plus tard dans la Sainte Religion : grande intelligence, adresse peu commune, esprit ingénieux, nature enjouée ; mais en même temps, caractère difficile et des plus dominant. Il y a quelques jours encore, elle nous en racontait elle-même les saillies en s'humiliant profondément et en remerciant amoureusement le Bon Maître qui l'avait tirée du monde; il eût été si dangereux pour elle! Elle fit sa première communion avec de bonnes dispositions, sans qu'il y eût alors rien de remarquable dans sa piété. Peu après, elle perdit sa mère et fut placée comme pensionnaire dans une maison reli­gieuse de notre ville. C'est là que Notre Seigneur l'attendait pour se révéler à son âme et lui faire comprendre les beautés et les douceurs de son divin service; son intelligence s'ouvrit aux splendeurs de la foi ; la Sainte Eucharistie surtout l'attirait doucement et fortement ; elle ignorait peut-être ce qu'est l'oraison et s'y livrait cependant sous la seule influence de la grâce ; prier près du Tabernacle était tout son bonheur, et Jésus se plaisait à lui donner une intuition surnaturelle vraiment étonnante.

Son adolescence s'écoulait paisible dans le pieux asile qui l'avait recueillie; elle aimait les bonnes religieuses qui l'élevaient et en était aimée; un instant même elle pensa à entrer dans leur Congrégation; mais bientôt un attrait tellement prononcé de vie contemplative se fit sentir à son âme, qu'elle dut renoncer à ce premier projet. Un doute restait encore : quel Ordre devait-elle choisir? Notre-Dame de Lourdes mit fin à ses incertitudes dans un pèlerinage qu'elle fit à son Sanctuaire vénéré, et dès lors elle ne pensa plus qu'à entrer au Carmel. Libre de toute entrave, elle franchit bientôt après les portes de notre clôture, avec une joie profonde et une certitude absolue de faire la Sainte Volonté de Dieu. — Nous ne pouvons résister au désir de vous raconter un trait qui vous peindra bien la foi si vive de notre Chère Soeur. Elle avait une petite nièce de quelques mois qui n'avait pas encore parlé; en allant faire ses adieux à sa famille, elle s'approcha du berceau de cette enfant, et l'excitant doucement elle répéta coup sur coup : « Jésus, Jésus, Jésus. » Quelle ne fut pas sa Joie en voyant ces petites lèvres, muettes jusque-là, s'ouvrir en souriant et répéter après elle : « Jésus. » Notre Seigneur voulut récompenser ma Soeur Marie-Albert de cet acte si pieux; vous le verrez, ma Révérende Mère, à sa dernière heure.

Il nous fut facile de voir dès le début que nous avions affaire à une riche nature et à une belle âme; mais que d'ombres au tableau et que d'aspérités dans ce carac­tère ; la Communauté s'en inquiétait tellement, que les épreuves du postulat et du noviciat furent pour elle prolongées bien au-delà du temps ordinaire, et sa Profes­sion n'eut lieu que 3 ans et 2 mois après son entrée. Notre-Seigneur ne devait lui donner que quelques années pour parcourir sa carrière; elle s'y élança généreusement, mais au prix de combien de combats, d'efforts et souvent de chutes; oh ! nous ne pouvions les taire ces chutes, elles furent trop glorieuses à Notre Soigneur en ré­vélant les conduites si miséricordieuses de son amour; elles furent trop précieuses à notre Chère Soeur, en lui donnant cette humilité sincère et confiante qui a rendu si calmes les derniers jours de sa vie. Oui, ma Soeur Marie-Albert avait besoin d'un contrepoids d'humiliation. Nous vous l'avons dit plus haut, ma Révérende Mère, elle était vraiment douée et du côté naturel et du côté surnaturel ; son intelligence avait une rare facilité d'assimilation, son adresse était remarquable, il lui suffisait de vouloir une chose pour la réaliser, et avec quel goût ! Grâce à sou esprit de pauvreté les riens se transformaient entre ses doigts; on ne saurait compter les nombreux ouvrages qu'elle a exécutés, elle avait le génie de l'invention et le don de revêtir cette multitude d'objets qu'elle confectionnait d'un cachet tout spécial de piété. Son âme était profondément sérieuse, et le Bon Dieu se plaisait à l'éclairer et sur les vertus religieuses et sur la grandeur et les obligations de notre sainte Vocation... Aussi, quelle souffrance pour elle en constatant si souvent les défaillances de sa nature ! 11 y a quelques années, pendant une do ses retraites, elle sentit un souffle particulier de la grâce qui l'attirait à la connaissance d'elle-même et à l'humilité intérieure; depuis cette époque, qu'elle appelait sa conversion, elle vit plus paisiblement ses faiblesses, et ses efforts extérieurs devinrent vraiment remarquables; ils ne satisfaisaient pas encore le Bon Maître, et c'est par la maladie qu'il voulait achever de détacher et de purifier notre Chère Soeur, pour rendre tout à fait libre son action sanctifiante. Il y a 18 mois environ, ma Soeur Marie-Albert sentit les premières atteintes de la phtisie qui devait nous l'enlever; elle avait toujours désiré mourir jeune, et quelques antécédents de famille lui en faisaient pressentir la possi­bilité. Elle n'osait cependant croire à une telle grâce, mais peu après Monsieur notre Docteur ayant manifesté devant elle des inquiétudes sur sou état, elle sentit que son espoir allait devenir une réalité. Dès lors, un jour nouveau se fit dans son âme et ce fut le triomphe complet de la grâce sur la nature. — Un saint religieux nous prêchant une retraite nous citait quelques traits du Père Olivaint, et concluait avec son biographe : «C'était une âme de l'éternité. » Oh! nous pouvons dire de même de ma Soeur Marie-Albert, en nous rappelant les mois qui viennent de s'é­couler : «C'était une âme de l'éternité. » Elle consultait pour tout cette lumière d'En Haut, et avec quelle docilité elle en suivait les inspirations!

En arrivant à l'infirmerie, elle nous supplia d'être sévère pour elle et de lui faire remarquer ses moindres imperfections. Nous primes à coeur de seconder vi­goureusement l'oeuvre de grâce qui s'opérait en elle, elle nous y aidait si bien, la chère enfant, par sa reconnaissance, sa fidélité, sa simplicité! Son âme avait une sorte de faim de s' humilier et de s' humilier encore. Que de fois elle a demandé pardon à la Communauté réunie et à nos Soeurs en particulier, et dans des termes si convaincus ! Elle disait à deux de nos plus jeunes Soeurs qui la visitaient : « Vous, le Bon Dieu vous gardera pour travailler à sa gloire, moi j'en étais indigne. » Avec nous, elle multipliait les aveux, ne se pardonnant rien quant au présent et nous redisant les traits du passé qui pouvaient lui donner plus de confusion : « 11 faut. disait-elle, il faut que vous sachiez cela. » Aussi, Notre Seigneur qui s'abaisse vers l'humble semblait se pencher vers elle et se plaire à lui faire pénétrer les secrets de sa miséricorde. Oh ! comme elle parlait de cette miséricorde du Bon Maître; c'était son sujet favori, elle ne tarissait pas; elle y vivait toute plongée et il en résultait un calme, une paix, un abandon qui ne se sont jamais démentis; mais le mot calme dit trop peu, c'était la joie qui débordait do son âme et semblait croître à mesure que la maladie approchait do son terme.

Elle, si indépendante par nature, était devenue d'une docilité absolue à l'égard de ses infirmières : «  Faut-il faire ceci ? Faut-il faire cela? » que de fois elle l'a ré­pété! Elle nous le disait encore dans les étreintes de l'agonie, avant de se permettre un mouvement qui la soulageait, ou de boire une goutte d'eau de Notre-Dame de Lourdes, seul adoucissement qu'elle pût prendre les derniers jours.

Et sa foi, nous n'essaierons pas même de la redire; il faut en avoir vu les élans ; il nous semblait que ce n'était plus la foi, mais déjà une sorte de possession, et quand nous l'entendions, nous pensions intérieurement à cette parole du Bon Maître : « Bienheureux les coeurs purs car ils verront Dieu. » « Oh ! le Ciel, disait- elle souvent, voir Dieu, être unie à Dieu ! » En attendant les joies de la Patrie, elle aimait à parler des grandeurs de la grâce, en savourant tout particulièrement la définition telle que la donnait toujours Mgr Landriot, de vénérée mémoire : «La grâce est une participation de la nature divine; c'est le commencement de la gloire. » Son infirmerie était tout auprès de l'Oratoire, ce qui lui donnait la conso­lation de n'être qu'à quelques pas du Tabernacle, quelle joie pour elle encore ! C'était la Sainte Eucharistie qui l'avait attirée aux jours de son enfance, et cette même attraction était la force et la vie de ses derniers jours. Notre Seigneur la ré­compensa de cette dévotion à son mystère d'amour en lui accordant de ne perdre aucune de ses communions, et lui donnant le courage de les faire au choeur et à jeun jusqu'à l'avant-veille de sa mort.

Il y a quelques semaines, la voyant assez souvent prise de suffocations, nous crûmes prudent de lui faire administrer le Sacrement de l'Extrême-Onction; sa foi vive en pénétrait les grâces mystérieuses et elle s'y prépara par une revue générale de sa vie. Elle était debout encore et put recevoir les Saintes Huiles au choeur. Ce fut pour elle un jour de bonheur et son âme parut plus abandonnée que jamais au bon plaisir divin ; elle pressentait les dernières souffrances mais ne les redoutait pas, attendant de moment en moment cette force surnaturelle qui, depuis le com­mencement de sa maladie, la soutenait si visiblement.

Le jeudi, fête de Notre Père saint Jean de la Croix, la journée fut des plus pé­nibles, la pauvre enfant, alitée depuis trois jours seulement, ne pouvait trouver une position qui la soulageât, il lui échappait des gémissements involontaires et elle s'en humiliait; mais quand nous étions seule près d'elle, elle nous disait avec toute son âme: «Je me plains parce que je n'ai jamais su souffrir ; mais au fond : «  Oh! merci, merci, mon bon Jésus ! » et elle baisait avec ardeur son crucifix. Elle se leva encore le vendredi pour recevoir la Sainte Communion, on la conduisait au choeur dans un fauteuil roulant. Elle avait espéré mourir ce jour-là, et elle répétait de temps en temps : « Il ne vient pas, le Seigneur Jésus. » Dans la matinée elle demanda qu'on lui dit les prières du Manuel-, nous pûmes quatre fois lui renouveler cette grâce pendant les deux jours qui suivirent. Le soir, elle eut une très pénible crise d'étouffement et nous n'osâmes la quitter tellement la nuit s'annonçait mauvaise. A une heure du matin, une nouvelle crise donna de nouvelles inquiétudes, mais ce n'était pas encore le moment définitif. A six heures, Notre- Seigneur vint pour la première fois la visiter à l'infirmerie. La matinée fut des plus douloureuses; pour la fortifier, nous demandâmes à Monsieur notre Aumônier de venir lui renouveler la Sainte Absolution. Elle reçut cette grâce avec une profonde reconnaissance. La poitrine était de plus en plus oppressée, la gorge ne laissait plus passer que quelques gouttes d'eau de Notre-Dame de Lourdes; d'heure en heure, nous constations un nouvel affaiblissement, et cependant la nuit s'écoula et le matin elle put encore rece­voir son Jésus : c'était pour la dernière fois. Dans la journée, notre vénéré Père Su­périeur vint la visiter, lui renouvela la Sainte Absolution et récita avec la Commu­nauté les prières du Manuel. Oh ! comme la chère enfant appréciait ces grâces suprêmes, son âme passait tout entière dans un sourire de reconnaissance.

Elle ne se plaignait pas, mais sa physionomie trahissait une vive souffrance; elle ne pouvait appuyer la tête sans augmenter l'étouffement; ses infirmières cher­chaient à placer un oreiller de différentes manières sans y réussir; nous lui dîmes alors : « Mon enfant, sur la croix Notre Seigneur ne pouvait reposer sa tête cou­ronnée d'épines, Il veut que vous vous unissiez à Lui. » Elle fit un signe affirmatif et sourit encore. Peu après, nous lui demandâmes ce que faisait son âme pendant cette lente agonie; elle nous montra son crucifix et dit avec effort : « Pour sa gloire... pour la Sainte Église. .. pour la France. . . pour les âmes, . . pour les intentions de Monseigneur. . . pour la Communauté. . . pour tout. » Vers quatre heures et demie, nous remarquâmes quelques divagations ; nous approchant d'elle, et lui faisant baiser son crucifix, nous lui dîmes : « Mon enfant, cette fois, le bon Jésus vient, il faut que son Saint Nom soit votre dernière parole ; dites bien avec nous : Jésus, — et elle prononça bien distinctement Jésus; nous continuâmes : Jésus, soyez-moi Jésus; elle reprit après nous : Jésus. . . soyez. . . moi. . . Jésus. » Une heure après, nous la vîmes pâlir tout à coup ; nous appelâmes la Communauté alors à l'Oraison; oh ! que de prières pendant ces quelques instants ! Elle avait dési­gné elle-même celles qu'elle désirait le plus, et chacune les répétait : Mon Jésus, miséricorde !... Très doux Jésus, ne soyez pas mon Juge, mais mon Sauveur . . . Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains.. .'Cor contritum et humiliatum Deus non despicies... Gloria Patri... Une de nos Mères lui jetait incessamment de l'eau bénite, pendant que nous lui soutenions dans les mains le cierge bénit. A six heures moins un quart, elle exhala son dernier soupir si doucement que nous pûmes à peine l'apercevoir.

Cette mort, si humble et si confiante, nous laisse pleine de consolation, néan­moins, comme il faut être si pure pour paraître devant le Dieu de toute pureté, nous vous prions de faire rendre au plus tôt à notre chère Soeur les suffrages de notre saint Ordre : par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Chemin de la Croix et des six Pater ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Notre Seigneur, ma Révérende Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur MARIE-AGNES DU BON-PASTEUR

R.C. I.

De notre Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Reims, le 2 décembre 1892.

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