Carmel

01 septembre 1892 – Metz

 

Ma Révérende et Très Honorée mère,

Paix el salut en Notre-Seigneur, dont la volonté adorable vient d'imposer à nos coeurs un grand et douloureux sacrifice, en appelant à Lui, le 31 Août, notre chère Soeur MARIE JOHANNA- DU-SAINT SACREMENT, dans sa 57e année d'âge, ayant de religion 33 ans, 8 mois et quelques jours. Elle était professe de notre premier Couvent de Paris, rue d'Enfer.

Voici la copie du billet que nous avons trouvé avec ses voeux, après sa mort ;

« Je prie notre Révérende Mère de commencer ma circulaire par les versets suivants : „Venez, vous qui craignez le Seigneur, et je vous raconterai quelles grandes choses 11 a faites pour mon âme. ... Car 11 a délivré mon âme de la mort, mes yeux des larmes, et mes pieds de tomber. — (Ps. 114, v.8: )". — Aussi de prier mes Soeurs d'offrir la Messe et Communion qu'on aura la charité de faire pour moi en action de grâces envers Jésus dans le Saint Sacrement et à Notre- Dame pour leurs bienfaits. — Bien dire avec quel soin Notre-Dame m'amenait à Jésus et comment Jésus m'a attirée à Lui par le Saint Sacrement, étant encore protestante. »

Notre chère Soeur Johanna-du Saint-Sacrement naquit à Londres en Angleterre de parents protestants. Son père, qui était ministre de cette religion, prit un grand soin de son éducation. Comme sa chère fille avait l'esprit vif et pénétrant, elle répondit à ses soins et apprit facilement diverses langues, telles que l'anglais, le français, le grec, le latin, un peu d'hébreu et d'allemand ; mais elle s'adonna principalement à l'étude des Livres Saints qu'elle possédait bien, surtout les Pro­phètes. Durant sa vie religieuse, elle ne fit jamais parade de ces diverses connaissances; mais quant à l'Écriture Sainte, son âme en savoura toujours délicieusement la beauté!

La nature avait été prodigue à son égard ; elle avait tous les charmes d'une ravissante jeunesse, et il était impossible de ne pas aimer cette petite créature. C'était l'expression dont on se servait dès son enfance et plus tard encore. Toute petite, son père l'aimait au point de ne pouvoir s'en séparer, jusque là qu'il la faisait monter avec lui dans la chaire qu'entourait son auditoire protes­tant, où, souvent, durant le prêche, la petite, fatiguée de son isolement et oubliant la consigne, se levait tout doucement et regardait la foule au-dessus de l'appui de la chaire, sans se soucier nulle­ment des distractions qu'elle occasionnait et que son père faisait cesser en lui posant la main sur la tête.

Elle était l'aînée de la famille et avait une soeur, un peu plus jeune, qu'elle aimait tendrement sans préjudice de ses deux frères. Sa jeunesse se passa dans l'aisance et l'affection des siens. Par­venue à l'adolescence, et n'ayant aucun attrait pour la religion qu'elle professait, elle vint à perdre une parente qu'elle aimait beaucoup et pensait en elle-même : « Que les catholiques sont heureux, ils peuvent se consoler en priant pour leurs morts! » Passant un jour devant une église catholique, elle entendit intérieurement cette parole: » La vérité est là. » Une autre fois, entrant dans une église pendant un salut, elle sentit dans son âme un vif attrait de foi et d'amour pour le Saint Sa­crement, ainsi qu'une grande confiance envers la Très Sainte Vierge qu'elle appelait Notre Dame.

Sur ces entrefaites, une de ses parentes s'étant convertie à la religion catholique, notre chère Soeur lui parla de ses dispositions et la pria de l'instruire. Celle-ci la conduisit à un prêtre catho­lique, ancien ministre converti, plein de zèle pour étendre le royaume de Jésus-Christ. Décidée à abjurer l'hérésie, notre chère Soeur parla à son père de sa volonté à cet égard; celui-ci qui l'aimait tendrement sentit vivement ce coup et lui dit : « En vous faisant catholique, c'est comme si vous me passiez sur le corps. » Elle fut loin d'être insensible à cette parole, mais demeura inébranlable dans sa résolution. Cependant son père tenta l'impossible pour ébranler sa foi ; il lui ménagea se­crètement un entretien avec un évêque anglican de la haute église, dans une visite de celui-ci à sa famille, avec laquelle il était lié. Chacun s'étant retiré à dessein, la jeune fille demeura seule avec le haut ministre qui ouvrit la controverse en lui proposant 34 questions comme arguments contre le catholicisme, l parlait si vite, dit-elle, qu'il me fut impossible de lui répondre, quoique cependant j'eusse pu le faire. Dès qu'il eut cessé de parler, je lui dis ces seuls mots : « Je crois ce que croit l'Église catholique. » Ce fut le 24 Février 1855 qu'elle fit son abjuration et fut reçue dans l'Église.

Notre chère Soeur demeura quelque temps encore dans sa famille, sous la direction du Père Dalguins, oratorien, confrère du Père Faber, et converti comme lui du protestantisme à la foi ca­tholique, après avoir été membre de l'université d'Oxford. Ce fut à cette époque qu'elle sentit le premier appel de Dieu à la vocation religieuse. « Je veux le plus parfait, » disait-elle, sans bien connaître encore les desseins du Seigneur el la voie où elle devait marcher. Sur l'exposé que son directeur lui fit de la Congrégation de Notre-Dame de l'Assomption, dont une maison venait d'être établie à Londres, elle y entra, mais son séjour y fut très court; elle n'avait pas trouvé là ce que cherchait son âme, quoique d'ailleurs elle estimait beaucoup ces religieuses. — Ayant appris l'exis­tence des Carmélites, elle en parla à son dévoué directeur, le Père Dalguins, qui, après un prudent et sage délai, reconnaissant en cette pensée une inspiration de Dieu, s'employa auprès de la Révé­rende Mère Prieure de la rue d'Enfer pour obtenir l'admission de sa chère Postulante qui fut amenée, de Londres à Paris, par une religieuse de l'Assomption, revenant à la Maison-Mère; c'était le 27 Juin 1858.

Aussitôt entrée, notre chère Soeur demanda à la Révérende Mère Prieure de lui donner pour nom, MARIE-JOHANNA-Du-SAINT-SACREMENT, parce que, dit-elle, j'aime beaucoup Notre-Dame, et que je voudrais avec saint Jean adorer toujours Notre-Seigneur au Très Saint-Sacrement. Dès ses pre­miers pas, la chère postulante se montra ce qu'elle fut toute sa vie; exacte et ponctuelle aux actes de communauté, régulière et observant à la lettre et sans raisonner ce qu'elle savait de nos saints usages, ne laissant rien paraître des efforts et des sacrifices que devait lui coûter le régime du Carmel, si différent de la délicatesse et du confortable anglais. Le jour de sainte Marthe seulement, elle fit entrevoir dans de joyeux couplets de sa façon, qu'elle s'en apercevait, chantant ceci à nos Soeurs du voile blanc :

« Je félicite votre grand génie de faire des dîners avec si peu de chose ! »

Quelques semaines après son entrée, le bon Dieu rappelait à lui Madame sa mère, imposant à notre chère Soeur ce grand sacrifice qu'elle fit avec calme el générosité. Habituée à la voir souffrir depuis longtemps, sa chère fille, qui aimait beaucoup sa mère, ne pensait guère en la quittant, devoir la perdre sitôt !

La Communauté, satisfaite de la jeune postulante, l'admit à la prise du saint Habit; elle le reçut le 8 Décembre 1858, en la fête de l'Immaculée Conception qu'elle aimait tant. Cependant quelques troubles sur sa vocation ayant fatigué son esprit au commencement de son noviciat, elle s'en ouvrit au Père Dalguins qui, par ses sages avis, lui rendit bientôt la paix.

La santé de notre chère Soeur était bonne en général ; mais, quelques mois après sa prise d'Habit, une énorme tumeur se forma au genou droit; après plusieurs remèdes inutiles, il fallut en venir à une opération très douloureuse qu'elle supporta courageusement à l'admiration du médecin. Durant ce temps d'arrêt, elle fut toujours calme et souriante, recevant avec reconnaissance les services qui lui étaient rendus. Enfin, après l'épreuve vint la joie; la guérison fut aussi complète qu'on pouvait le désirer, mais il demeura néanmoins toujours une certaine faiblesse à ce genou qui ne permettait pas à notre bonne Soeur de rester à genoux trop longtemps, Cet accident retarda sa Profession, qu'elle eut enfin le bonheur de faire joyeusement le 31 Mars 1860, en la fête de Notre- Dame des Sept Douleurs.

Projetant alors la fondation de Metz, la Révérende Mère Prieure fit passer la jeune Soeur par différents offices, afin qu'elle pût les remplir au besoin. Elle s'y appliqua et y réussit, hormis ceux de couture pour lesquels elle manquait d'aptitudes. Elle ne désirait pas faire partie de la fondation: aimant ses Mères et ses Soeurs, et sachant qu'elle en était aimée, ce lui était un grand sacrifice de les quitter. Néanmoins, quand la Révérende Mère Prieure lui demanda si elle voulait aller à Metz, elle répondit, non sans avoir le coeur gros : « Comme vous voulez. » Enfin, l'heure du départ ayant sonné, le 9 Août 1861 au soir, chère petite Soeur Johanna prenait place dans la voiture et arrivait à Metz le lendemain, 10, un Samedi. .. .

Des les premiers jours, elle eut pour offices le tour, le réfectoire et la provisoirerie et porta vaillamment les fatigues inévitables des débuts, ne se plaignant jamais que d'une seule chose : la séparation de sa Communauté et de sa chère Maîtresse, laissées à Paris. Mais, comprenant que telle était la volonté de Dieu, elle en fit généreusement le sacrifice.

Le 12 Août, Monseigneur Dupont des Loges, l'Evêque de Metz, qui avait désiré le rétablissement du Carmel dans sa ville épiscopale, vint pour la première fois voir et bénir la petite colonie. 1l vit chacune des Soeurs, et, arrivant devant notre chère Soeur Johanna, il la considéra attentivement et lui dit : « Vous êtes prédestinée. » A quoi elle répondit simplement : « J'espère. »

Comme durant les premiers temps de notre séjour à Metz c'était Madame notre vénérée Fon­datrice qui payait notre nourriture, il était de notre devoir de nous borner au strict nécessaire ; or, notre chère Soeur Johanna, en sa qualité de provisoire, aurait désiré un peu plus d'aisance dans son office, afin de mieux traiter ses Soeurs; elle vint donc un jour trouver notre Révérende Mère Prieure cl lui dit: « A Paris, on donnait aux Soeurs de petits pommes vertes, je voudrais bien pouvoir leur en donner aussi. » « Si vous en voulez, répondit notre vénérée Mère, demandez-en à notre Père Saint Joseph, car je n'ose en acheter. » Eh! bien, reprit-elle, je vais lui en demander... Saint Joseph ne fit pas attendre l'effet de cette prière, motivée par la charité ; il inspira aussitôt à une excellente Dame et à sa chère Fille que nous ne connaissions pas alors, de nous envoyer, non seulement les petites pommes vertes demandées, mais une énorme provision de très beaux fruits de plusieurs espèces. La Mère na pas cessé jusqu'à sa mort, de nous donner des preuves de sa bienveillance, et sa fille continue de marcher sur ses traces.

En 1867, notre chère soeur Johanna fut élue sous-Prieure, charge qu'elle exerça six ans, en deux élections. Elle aimait beaucoup l'office divin et n'y manquait jamais. Son âme savourait d'autant mieux la beauté des psaumes que la langue de l'Eglise lui était familière. Vers cette époque, elle eut enfin la consolation tant désirée de voir sa soeur bien aimée abjurer l'hérésie et devenir fervente catholique, pratiquant pendant plus de vingt ans, des vertus admirables, au sein de sa famille encore protestante. . .

Le mois d'avril 1873 qui devait amener un changement de Prieure, effrayait notre bonne soeur Johanna qui avait toujours eu la même Mère, celle qui avait reçu ses voeux et à qui elle gardait, si justement, la reconnaissance la plus filialement affectueuse. Elle s'ouvrit de sa peine à la digne Mère qu'elle allait quitter. Celle-ci la consola de son mieux, lui parlant le langage de la foi, et pour mieux l'encourager, elle lui écrivit les lignes suivantes avec lesquelles notre chère soeur voulut être enterrée, étant, disait-elle, son passe-port pour l'éternité :

« Ne vous affligez pas, ma fille bien aimée, Notre-Dame veille sur vous ; je vous ai confiée à elle comme étant mon cher trésor, elle me gardera ce cher dépôt et elle l'embellira par sa très douce protection. J'en bénirai les progrès eu vous voyant de plus en plus, ce que vous avez toujours été, religieuse unie de coeur et de volonté à votre Mère Prieure. Vous grandirez ainsi sous les yeux de Dieu, ma chère fille, jusqu'à ce jour où le divin Époux vous fera entrer dans son royaume céleste, et vous y fera asseoir sur le trône que son amour pour vous a préparé de toute éternité. Aimez cet Époux divin, ma chère enfant, qui n'a pas cru trop faire pour vous en vous donnant son sang et sa vie. Je vous retrouverai toujours dans mon coeur, suppliant celui de Jésus de vous combler sans cesse de ses dons et de ses grâces . »

Ce serait le moment de dire si nous le |pouvions, ce que notre chère soeur fut toujours pour notre très chère et vénérée Mère Fondatrice, avec qui elle avait partagé les peines et les difficultés que présentent toujours les débuts d'une maison, établie surtout sur le riche et inépuisable fonds de la sainte Pauvreté. Elle fut constamment, et sous les gouvernements divers du monastère, la fille la plus tendre el la plus attentionnée à son égard, profitant de toutes les occasions pour lui témoigner la profonde reconnaissance de son coeur.

Notre chère soeur était douée, ma Révérende Mère, du plus heureux caractère qu'on puisse imaginer, et nous n'avons jamais vu en elle la plus légère trace de mauvaise humeur. Il lui échappait seulement quelquefois de très rares éclairs de vivacité qu'elle réparait aussitôt, n'en devenant après que plus aimable. Lorsque en ces occasions, elle craignait d'avoir fait quelque peine à ses soeurs, elle était ingénieuse à les prévenir et à les obliger, et afin de la leur faire oublier, elle priait doublement pour elles. Son esprit vif et observateur faisait souvent le charme de nos récréations. Un jour, qu'elle avait dû faire un grand sacrifice, elle en fit ainsi la représentation : D'un coup de crayon, elle éleva un mausolée, et écrivit ces mots au bas : « Ci-gît lutin, mort de chagrin : > On juge de l'hilarité qui accompagna ces obsèques !. . . Avait-elle vu un insecte au jardin, rien de sa beauté, de ses allures et de tout son être, ne lui avait échappé, et la description qu elle en faisait était si curieuse, qu'elle captivait son auditoire. Toutes les beautés de la nature et de l'art ravissaient son esprit, si ouvert pour elles, et qui, d'un coup d'oeil, en pénétrait toutes les harmonies. Que de sacrifices faits à cet égard par cette bien aimée soeur, lorsqu'elle s'enferma volontairement dans la solitude profonde du Carmel, pour ne voir et n'admirer plus que Jésus et Jésus crucifié ; Dieu seul, créateur et rémunérateur des âmes, pourrait nous le dire. Lui qui les a tous comptés !...

Aussi habile qu'assidue au travail, notre chère soeur ne perdait pas un instant Son occupation ordinaire, depuis nombre d'années, était d'exécuter des tapisseries, eu quoi elle excellait. Elle jouissait ainsi à loisir du bienfait de la solitude qui ne lui pesait jamais, car elle s'était fait une habitude de parcourir, dans sa journée, les mystères du Rosaire ; elle récitait aussi plusieurs offices de dévotion pour entretenir son âme en la présence de Dieu. En outre, quand elle parcourait la maison, on la voyait égrener son chapelet; elle aimait tant à saluer la Très Sainte Vierge Marie, sous le titre si cher de Notre Dame !. .

La sainte Pauvreté lui était aussi très chère et tout ce qui était à son usage en portait le cachet. Elle soignait ses affaires pour les faire durer autant que possible, et elle n'aurait jamais écrit ni lettres, ni extrait quelconque en semaine pour ne pas prendre ce temps au travail. Très attentive à ne rien garder d'inutile, cette bonne soeur venait de temps en temps, avec la candeur du jeune âge, nous dire : «  Ma Mère, tel ou tel objet me pique la « conscience », (c'était sa plus ordinaire expression), et elle nous remettait, soit un chapelet, une médaille ou une image dont le Bon Dieu lui demandait le sacrifice.

Nous avons touché sa candeur ; mais vraiment quelle était grande ! Quand, à la mort de notre regrettée Mère Thérèse, le fardeau du priorat nous fut imposé, cette chère soeur Johanna, quoique notre aînée d'âge et de religion, se remit entre nos mains avec une simplicité d'enfant. Quelle édification ne nous donna-t-elle pas constamment, à nous qui, d'après sa volonté formelle, exprimée maintes et maintes fois, avions tout droit sur elle, pour l'avenir en public, en particulier et ne lui ménager jamais la vérité ! Elle savait que naturellement, elle eût été portée à priser la beauté, l'esprit el l'honneur : C'était une suite et un reste de son éducation au sein du protestantisme. Quand donc il lui échappait une parole dénotant quelque légère estime de ces choses si vaines, elle acceptait de bon coeur toutes les confusions pour la réparer. Elle se soumettait de même aux inci­sions que nous devions faire quelquefois à son coeur, naturellement porté à s'attacher vivement aux personnes et aux choses qui lui étaient sympathiques ; mais son excellent jugement lui faisait apprécier cette conduite qui ne laissait pas de lui donner matière à bien des sacrifices. Nous étions dans l'admiration de voir ses progrès à cet égard, ces années dernières, et surtout durant la dernière année de sa vie. Nous pouvons dire en vérité, nous qui avons vu de près le travail de Dieu en son âme, que, depuis quelques années, elle avait, par sa grâce, parcouru un grand chemin dans les voies ardues de l'abjection dont elle demandait sans cesse à Dieu la science et l'amour. Notre Seigneur Lui-même, l'aidait à cette oeuvre de destruction par toutes sortes de voies, lui faisant sentir sa volonté à cet égard, particulièrement lorsqu'elle Le recevait dans la sainte communion, et un jour entr'autres. Il imprima profondément en elle ses paroles : «  Je veux que désormais tu aimes et recherches la dernière place. »

Nous voyions souvent cette bonne soeur venir nous interroger pour savoir si nous étions contente d'elle, si nous n'avions pas d'observations à lui faire sur ses points faibles; et puis, elle nous ouvrait son âme avec une largeur et une limpidité qui nous permettaient de lire en elle les oeuvres admirables de transformation que le divin artisan y opérait. Voyant Dieu même dans sa prieure, elle écoutait nos paroles avec un respect qui nous eût remplie de confusion si nous ne l'avions rapporté à Dieu à qui elle le rendait en notre pauvre personne. Il était très rare qu'elle fît quelque légère difficulté pour entrer dans nos sentiments ; mais quand cela lui était arrivé, elle revenait aussitôt se frappant la poitrine et se servant d' une expression originale, usitée pour elle, en son enfance: « Ma Mère, disait-elle, voici lutin « pénitent, qui fera tout ce que vous voudrez » et elle s'informait à fond de nos désirs pour les exécuter ; seulement la mémoire lui faisant plus d'une fois défaut, il fallait les répéter.

Notre chère soeur était très sérieuse dans le choix de ses lectures; quand une fois elle avait un livre à son gré, elle le gardait des années pour en extraire la quintessence et se l'assimiler.

C'est ainsi que, pendant longtemps, elle fit ses délices du chrétien intérieur de M. de Bernières, et elle ne le rendit que dans la crainte d'y être trop attachée. Elle faisait de même pour ses livres d'oraison, et elle ne connut guère que deux auteurs pendant toute sa vie: le Père Dupont et le Père Avancin, jésuites.

Il serait impossible de dire à quel point notre chère soeur estimait la grâce de la vraie foi ! Son âme était ouverte à toutes les vérités de notre Sainte Religion sur lesquelles elle n'eut jamais aucun doute. Ayant expérimenté par elle-même la différence des deux voies qu'elle avait par­courues, rien ne lui était plus cher que de s'employer à la conversion des âmes pour les amener au sein de cette religion catholique qu'elle aimait tant. Sou attrait particulier la portait vers les missions étrangères qu' elle suivait de près, avec le plus vif intérêt, les travaux, les douleurs et les succès des missionnaires. C'était le premier but de sa vie et de ses sacrifices. Ses yeux étaient constamment fixés sur cette grande oeuvre de la Propagation de la foi, et, ne pouvant suivre les apôtres de la bonne Nouvelle des pas de son corps, elle les suivait des battements de son coeur et des pensées de son esprit. Un des grands actes de mortification que nous lui suggérions pour réprimer la vivacité de ses désirs, souvent très grande, était d'attendre quelques jours avant d'ouvrir les annales nouvellement arrivées.... Et néanmoins, tel était le sérieux avec lequel elle passait les 10 jours de ses retraites annuelles, qu'un jour, durant ce temps, ayant lu à la récréation, une relation des plus touchantes prêtée pour peu de temps, et qui regardait un jeune missionnaire qui nous intéressait vivement, notre chère soeur préféra s'exposer à ne plus la retrouver à sa sortie du désert, plutôt que de la lire durant sa retraite : c'était pour elle un acte héroïque... C'est que, durant ce saint temps, elle méditait à fond les années éternelles. S'aidant le plus souvent de Manrèze on du Père Judde, elle s'enfonçait alors en une solitude si profonde qu'elle ne se permettait pas la distraction la plus innocente, comme d'aller au jardin : elle savait, par expérience, que les beautés de la nature l'auraient détournée un moment de ce seul à seul avec Dieu où elle voulait demeurer pour mieux entendre la voix du Seigneur : Son esprit étant solide, on pouvait sans danger la laisser suivre son attrait.

A part quelques rares et courts intervalles, notre chère soeur eut toujours le bonheur de pra­tiquer entièrement notre sainte Règle, grâce qu'elle estimait beaucoup ; elle y ajoutait même diverses pratiques de surérogation connues de Dieu seul. Sa discipline était des plus rudes et elle en faisait un fréquent usage, « tenant, disait elle, à offrir ce petit rien au bon Dieu. » Elle savait si bien dissimuler ses diverses pratiques de mortification, qu'en l'entendant parler de ce sujet, on eût pu croire qu'elle était étrangère à la pénitence et qu'elle avait encore, en cette matière, les défauts de son origine. D'une nature très droite, elle laissait voir parfois quelques tentations, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir sur elle-même un grand empire pour dissimuler ce qui aurait pu la peiner dans les rapports de la vie humaine.

Il y a quelques années, nous eûmes pour confesseur extraordinaire un fervent religieux de la Compagnie de Jésus, qui, dès les premiers temps de son ministère chez nous, gagna la confiance de notre chère soeur. Elle s'ouvrit à lui entièrement par de larges confessions, tant sur l'état actuel de son âme que sur son passé, et elle en recueillit un très grand bien. Elle aimait à le nommer : son bon Père, et elle avait raison, car ce digne religieux qui l'avait bien comprise, lui portait un vif et paternel intérêt qu'il lui continua toujours, même depuis son départ de Metz. Notre bonne soeur recueillit avec soin chacune de ses paroles, si bien appropriées à sa nature vive, ardente, joyeuse qu'on gagnait surtout avec une petite pointe d'originalité.

Il y a deux ans, ma Soeur Johanna eut à offrir à Dieu le sacrifice le plus sensible à son coeur, celui de sa soeur bien aimée. Rien de plus touchant que les adieux des deux soeurs qui s'aimaient tant, surtout depuis leur conversion ! Répondant à notre chère soeur qui souffrait vivement à la vue du sacrifice qui lui était demandé, son admirable soeur Mary écrivait ces lignes brûlantes pour l'exciter à le consommer avec générosité :

« Regardons en haut, ma bien-aimée soeur, plus haut encore, toujours plus haut; baisons la main bénie, sainte et si tendre de notre Père céleste !.. Portez toujours l'alleluia dans votre coeur... Pour moi, je suis comme un petit enfant dans les mains de Dieu. Il fera ce qu'il voudra avec moi... L'eau revient, qu'importe! (c'était une hydropisie qui emmenait la vertueuse mourante) tout sera pour le mieux. . . Ma bien-aimée, au revoir au ciel et en étroite union de prières. »

Notre chère soeur fit en effet ce sacrifice avec une grande générosité, adorant la volonté de

Dieu sur elle et sur son vieux Père, encore dans l'hérésie, et demeurant ici-bas privé de cet ange terrestre !

Qu'il nous soit permis, ma Révérende Mère, de recommander à vos prières ce digne et si bon vieillard. Il ne se peut dire de quels soins il entoura celle de ses deux filles qui mourut chez lui, jusque là qu'il allait lui-même, tout ministre anglican qu'il est, chercher le Prêtre catholique lorsque, fatiguée d'une longue et pénible nuit, sa pieuse Mary soupirait après le bonheur de recevoir son Dieu, grâce qu'elle avait presque tous le» jours, A ses derniers moments, son père lui procura aussi toutes les consolations et les secours de notre sainte Religion, l'aspergeant d'eau bénite, récitant nos prières catholiques, et faisant célébrer des messes pour le repos de son âme. Souvent aussi, ce bon vieillard assiste de ses aumônes les Prêtres catholiques. Veuillez donc vous unir à nous qui prions depuis si longtemps pour qu'il ouvre enfin les yeux à la lumière, et entre, avant sa mort, dans le sein de l'Eglise : or, il a 84 ans !,..

Nous trouvons, dans les notes de notre bien-aimée soeur, ces paroles se rapportant à la mort de sa soeur et qui ne sont pas sans intérêt :

« My darling, il y a huit jours que vous avez commencé à vivre de la vie divine, obtenez- moi que dès aujourd'hui, je vive avec vous de cette vie divine à laquelle Jésus m'appelle ; et qu'unie avec vous dans le Sacré-Coeur, je ne le quitte plus pour reprendre la vie terrestre à laquelle j'ai trop donné » Plus loin, on lit encore : « Je suis enterrée avec Jésus-Christ par le baptême, et Mary m'a inspiré que si elle a un regret, c'est de n'avoir pas mieux imité Jésus-Christ durant sa vie mortelle; il me faut profiter de cet avis et imiter Mary dans son tombeau: là, elle est en silence, morte aux sens; je dois opérer en moi ce silence et cette mort par l'abnégation..,. Votre Verbe, Seigneur, est le flambeau de mes pieds. »

— Bien que depuis la mort de sa chère Mary, notre vertueuse soeur eut le pressentiment que la sienne ne tarderait pas, quoiqu'elle continuât à se bien porter, elle n'en demeurait pas moins très exacte à l'observance régulière ; le Bon Dieu, lui aussi, activait son oeuvre en la comblant de grâces, Il la purifiait et l'approchait de Lui de mille manières, et elle sentait incessamment son action dans l'intime de son âme. C'est ainsi que, durant la dernière retraite qui nous fut prêchée en octobre, elle reçut une de ces touches victorieuses qui séparent l'âme d'elle-même en la mettant à nu devant la Sainteté de Dieu. Se voyant à cette lumière, elle regarda sa vie comme indigne de sa divine Majesté, et conçut plus que jamais un ardent désir de pratiquer la vraie et sincère humilité. Depuis longtemps, elle avait compris la jalousie de Notre- Seigneur au regard des âmes qui lui sont consacrées ; aussi faisait-elle la guerre au péché, à tout péché, pour ne rien laisser en elle de tant soit peu volontaire qui pût déplaire à Dieu. — C'est dans cette disposition que, le 17 Janvier dernier, notre chère soeur fut frappée d'une première attaque très grave. Aussitôt qu'elle apprit le danger de son état, elle manifesta une grande joie dans l'espérance de voir bientôt la Face du Seigneur. «J'ai fait bien des fautes dans ma vie, disait- elle, et pourtant je meurs avec confiance, espérant que Dieu me fera miséricorde, parce que j'ai toujours été unie à mes Mères Prieures.» Avant la cérémonie des derniers sacrements, elle fit prier notre vénéré et si dévoué Père confesseur, en qui elle avait toute confiance, de vouloir bien tenir longtemps devant ses yeux ce Jésus-Hostie qui l'avait attirée à Lui avec tant de miséricorde et qu'elle aimait tant. Elle se réjouissait aussi de recevoir l'Extrême-Onction et d'entendre prononcer sur elle ces grandes et saintes paroles qui lui étaient d'autant plus chères qu'elle les avait dites plus souvent. Cependant le danger prochain disparut; mais notre bien aimée soeur était brisée d'une pareille secousse. Elle nous édifia constamment durant le séjour de trois mois qu'elle fit à l'infir­merie, se prêtant à tout avec la meilleure grâce, ne se plaignant de rien et ne demandant jamais rien, sinon qu'une seule fois, alors qu'elle gardait encore le lit, elle demanda de quoi se laver les mains, après le dîner, avant de se remettre au travail. Elle observait un grand silence, ainsi qu'il est prescrit, non seulement le soir et le matin, mais pendant les actes de communauté, faisant très exactement ses lectures et ses oraisons au temps marqué. Elle nous dit un jour agréablement à ce sujet : « N'est-ce pas, ma Mère, il ne faut pas que je sois comme une brute ! » Elle était loin de cela, la bonne et excellente soeur : mais elle tenait à servir le bon Dieu le premier !.. Durant ce temps, elle dit un jour, à propos d'un retard pour son dîner : « Mon devoir est d'aimer à être servie la dernière et d'être toujours contente. » C'était une malade fervente, désireuse de donner beaucoup à Notre-Seigneur, en même temps que remplie d'attention pour tout le monde.

Quelques jours après cette première attaque, Monseigneur l'Evêque de Metz, Supérieur de notre

Monastère, notre vénéré et si bon Père, qui porte le plus vif intérêt à son humble Carmel, daigna venir visiter notre bien chère soeur ; elle fut aussi consolée que fortifiée par la bénédiction et les pieux encouragements de Sa Grandeur.

Aussitôt qu'elle put reprendre nos saints exercices, elle y revint, sans tenir compte des fatigues qui étaient souvent extrêmes. C'est :ainsi qu'à la dernière lessive, elle tint à y venir encore avec nous. Comme une de nos Mères, la voyant très fatiguée, lui demandait si ce travail n'excédait pas ses forces, elle lui répondit : " Il est vrai que je suis bien ma fatiguée ; mais aller à la lessive, c'est mon devoir. » Comprenant que ses jours étaient comptés, (ce qu'elle ne cessait de nous dire) elle tenait par dessus tout à les bien remplir. Elle voulut donc faire encore sa retraite annuelle, au commencement de Juillet, assurant que ce serait sa dernière retraite. Elle y reçut de nouvelles grâces de force et de générosité. Sur notre désir, elle avait consenti à faire la plupart des exercices au jardin : à cet effet, elle s'y était fait un petit ermitage à sa façon pour y être solitaire et recueillie, et il ne se peut dire son bonheur d'avoir pu accomplir encore cet acte avant sa mort. A partir de cette époque, elle se renouvela encore dans le soin qu'elle avait eu toute sa vie de demander les plus petites permissions, tant elle désirait que l'Époux divin la trouvât dans l'acte d'une humble soumission.

Elle l'attendait cet Époux bien-aimé de son âme, en veillant et en priant, et sans cesse, elle répétait à son père que la main du Seigneur, l'ayant marquée de son sceau, elle attendait la mort à chaque instant et ne songeait plus qu'à s'y bien préparer. Son bon coeur tenait à nous donner la même assurance pour le cas où sa mort serait subite. « Je suis dans l'habitude, nous disait-elle, quelques semaines avant son dernier jour, de faire toujours la Sainte Communion comme en viatique et de me confesser comme si je devais mourir aussitôt après. Je le fais bien plus maintenant que j'attends à chaque heure la visite du Seigneur. • Cette visite arriva, eu effet, le 26 Août, jour où notre chère soeur avait fait, le matin, la Sainte Communion. Il y avait une heure qu'elle était sortie du confessionnal lorsque, descendant à l'oraison, elle s'arrêta chez nous, au seuil de la porte, car nous nous rendions nous-même au choeur. Elle nous dit ces paroles fort distinctement : « Ma Mère, je veux devenir pour vous, de plus en plus, une bonne enfant; » puis elle nous demanda la permission d'aller à Matines ; mais sa parole s'embarrassa, ses jambes fléchirent et elle tomba dans nos bras, foudroyée par cette seconde et terrible attaque qui devait la ravir à notre tendresse !

Placée aussitôt à l'infirmerie où elle se consuma durant quatre jours, sans donner aucun signe certain de connaissance, cette douce victime n'exhala pas une plainte, ne fit presque aucun mouve­ment ; elle ne répondait qu'un faible oui à toutes nos questions. Elle reçut l'Extrême-Onction le lendemain, samedi, des mains de notre vénéré Père confesseur, assisté de M. notre pieux et dévoué chapelain. La grâce de la Sainte-Absolution lui fut aussi renouvelée le lundi par notre digne Père confesseur qui vint avec nous faire les prières du Manuel. Cette infirmerie était devenue un sanctuaire où chacune de nos soeurs venait prier auprès de notre bien-aimée malade, offrant à Dieu leur sacrifice en une même immolation.

Cependant, dans la nuit du 30 au 31 Août, celles de nos soeurs qui veillaient la chère mourante, s'aperçurent qu'elle baissait sensiblement; elle vinrent nous avertir et nous nous hâtâmes de nous rendre auprès d'elle, continuer les prières que nos chères soeurs infirmières récitaient à haute voix. A quatre heures du matin, nous fîmes éveiller la Communauté. Presque toutes nos soeurs arrivèrent â temps pour recevoir le dernier soupir de notre bien-aimée Soeur qui rendit son âme à son Créateur à 4 heures un quart, sans agonie, dans une paix et un calme parfaits, pendant que nous lui réitérions les prières du Manuel.

Durant les quatre jours que notre bonne soeur passa à l'infirmerie, nous n'aperçûmes que la paix et la tranquillité sur son visage ; mais aussitôt après sa mort, chacune fut vivement impres­sionnée de l'air de béatitude répandu sur ses traits. Une de nos jeunes soeurs qui n'avait pas encore vu de mort au Carmel, s'approcha et nous dit tout bas ; « Mais voyez donc, ma Mère, cette beauté et ce sourire que la mort vient d'imprimer sur notre bonne soeur. Vraiment, on viendrait au Carmel, rien que pour y faire une si paisible mort, entourée de tant de prières ! » Toutes les personnes qui vinrent eu grand nombre à la grille du choeur pour voir notre chère soeur, admirèrent également cet air de paix et de béatitude ; on ne pouvait croire à son âge, tant elle paraissait jeune, au milieu des fleurs virginales dont elle était entourée. Une amie de notre Carmel y avait ajouté une couronne magnifique. Ce jour était la fête de la Dédicace de nos Églises, heureuse coïncidence pour cette âme qui s'était donnée à Dieu dans la sainte religion du Carmel, au prix de si grands sacrifices, afin de s'assurer plus sûrement une place d'honneur dans la Cité des Cieux.

Notre chère et si bonne ville de Metz nous donna en cette circonstance, comme toujours, des marques de sympathie ; nos deux vénérés et si dévoués Pères, confesseurs ordinaire et extraordinaire, chanoines de la Cathédrale, entrèrent pour les absoutes avec le Clergé de la Paroisse et Monsieur notre chapelain.

Bien que la vie de sacrifice et la mort si calme et si prévue de notre chère et bien-aimée Soeur Johanna nous donne l'espérance qu'elle a été favorablement accueillie par le Souverain Juge, nous vous prions néanmoins, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint-Ordre. Par grâce une communion de votre sainte Communauté, en action de grâce envers Notre-Seigneur et sa Très-Sainte-Mère, suivant ses désirs. Veuillez y ajouter une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via crucis, celles des Six Pater et quelques invocations à Notre- Dame du Perpétuel Secours, à notre Mère Sainte Thérèse, à notre Père Saint Jean de la Croix, à Saint Jean l'Evangéliste et à Sainte Elisabeth, ses Patrons si chers; elle vous en sera très recon­naissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire dans l'âme sainte et adorable de Jésus, avec un profond respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble servante.

Soeur MARIE DOROTHÉE DE LA COMPASSION DE LA Ste VIERGE.

r. c. IND.

De. notre Monastère do la Sainte Trinité et de l'Incarnation, sous la Protection de notre Père Saint Joseph et des Carmélites de Metz le 1er Septembre 1892

P.-S. — Nous nous permettons de rappeler à nos chers monastères que l'affranchissement des lettres pour l'Alsace-Lorraine est de 25 centimes, et celui des imprimés, si légers soient- ils, de 5 centimes.

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