Carmel

01 mars 1894 – Paris ave de Saxe

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient de rappeler à lui notre bien chère Soeur : Jeanne-Catherine-Marie Raphaël de la Résurrection, doyenne de nos Soeurs du voile blanc, âgée de soixante- douze ans, dont quarante-deux de religion.

La vie simple, uniforme, mais profondément religieuse et toute de prière de notre chère Soeur, pourrait se résumer par ces mots d'un pieux et saint Jésuite : « Savoir vaquer à Dieu".

Soeur Raphaël suivit toute sa vie cette ligne de conduite, et, malgré de réelles faiblesses, nous pouvons reconnaître que Dieu lui accorda la grâce de les racheter par une fidélité entière pour tout ce qu'elle était susceptible de comprendre. C'est cette fidélité même qui nous permet de parler plus ouvertement des défaillances qu'on a pu constater en elle, persuadée qu'avec nous, ma Révérende Mère, vous bénirez une fois de plus le Dieu si bon qui fait tourner toutes choses au bien des âmes de bonne volonté.

Rien au premier abord ne dessine une voie particulière de Dieu sur cette âme; cependant, un coup d'oeil attentif jeté sur l'ensemble de son existence laisse voir une action divine qui la suit pas à pas. Dieu attire d'abord tout son être, captive suavement son coeur, la purifie par la plus douloureuse des épreuves, pour l'amener enfin à terminer sa vie dans la confession réitérée de sa Providence paternelle.

Née à Saint-Pierremont, dans les Ardennes, au sein d'une famille aux moeurs douces et patriarcales, et dont la probité irréprochable n'était surpassée que par sa foi vive et profonde, la petite Catherine connut Dieu et l'aima dès ses plus jeunes années. De nombreux enfants réjouissaient ce foyer chrétien ; mais, au milieu de frères et soeurs, tous dignes de leurs vénérés parents, la jeune fille se fit remarquer de bonne heure comme une élue de Dieu.

Son assiduité à la prière était si grande, son esprit si avide de s'ins­truire de tout ce qui se rapportait à notre sainte religion, et par dessus tout sa piété était si ingénieuse à se créer une solitude au milieu de ses humbles travaux, qu'on fut peu étonné autour d'elle quand elle annonça son intention bien arrêtée de se consacrer à Dieu.

Présentée aux pieuses religieuses de Saint-Maur à Reims, elle fut reçue dans cette sainte maison; mais cette vocation répondait peu à ses attraits. Touchées de sa souffrance et de ses désirs d'une vie plus recueillie, les bonnes Mères, de concert avec le curé de Saint-Pierremont, cherchèrent à obtenir son entrée dans un ordre voué à la vie contemplative.

C'est ainsi qu'elle fut proposée à notre vénérée Mère Éléonore, de douce et sainte mémoire, comme postulante de choeur. Soit condescen­dance pour les ardeurs de la postulante, soit déférence pour les religieuses qui la lui recommandaient, notre bonne Mère consentit à un essai. La prise d'habit eut lieu à l'époque ordinaire, et dix-huit mois se passèrent pour notre chère Soeur dans l'étude de ses devoirs de Carmélite.

Le moment de la Profession approchait, et l'épreuve allait fondre sur la pauvre novice. Notre chère Mère Éléonore, après avoir consulté les plus anciennes religieuses de la Communauté, se vit obligée de lui déclarer que, malgré son amour de la prière et du Saint-Office, certaines aptitudes lui man­quaient pour être soeur de choeur. Mais l'excellente Prieure, qui connaissait sa vertu et ne mettait pas en doute sa vocation, ajouta avec bonté : « Si vous tenez vraiment au Carmel, nous consentons à vous garder comme soeur du voile blanc. »

Cette décision plongea la pauvre soeur dans une douleur profonde augmentée encore par la crainte des difficultés nombreuses qu'elle entre­voyait. Elle savait bien, en effet, que sa famille, quoique chrétienne, appré­cierait d'une manière trop humaine cette nouvelle situation. Que fera la pauvre novice ? — Prier est son unique mais sûr refuge, et Celui qui a dit : « Demandez et vous recevrez, frappez et l'on vous ouvrira », lui donna le courage de choisir la dernière place dans la maison de Dieu, malgré l'op­position des siens. Ne pourrions-nous pas pieusement croire que Dieu lui découvrit aussi mystérieusement le secret de la grâce renfermée dans ce choix qu'elle était libre d'accepter ou de refuser ? Un jour où sans doute elle avait plus souffert de ces cruelles incertitudes et où son coeur avait énergiquement protesté vouloir répondre à l'appel divin, elle eut un songe dans lequel elle se vit placée sur le haut d'un grand arbre planté au milieu d'une rivière dans laquelle elle était près de tomber. Toute préoccupée de ses pensées de vocation, elle crut y reconnaître la volonté du bon Dieu. Il lui sembla que ce grand arbre représentait l'Ordre du Carmel tandis que la rivière qu'elle sentait comme un abîme entrouvert sous ses pieds lui signifiait le monde où, par son propre choix, elle allait peut-être rentrer. Soudain, une humble branche fort basse s'offre à ses yeux, sur laquelle elle aperçoit un lit de Carmélite. — C'est bien là, se dit-elle, ce que Dieu veut pour moi : une tout humble place et la dernière, s'il le faut, pour évi­ter l'abîme du monde, et rester au Carmel. Son choix était fait. Notre chère Soeur entra si courageusement dans cette voie d'humilité que la veille et le jour de sa profession Dieu l'en récompensa en lui accordant une joie et une paix inexprimables. Toutefois le fond de l'épreuve demeurait, et pour s'être résignée de toute l'ardeur de sa volonté, elle gardait au coeur une plaie profonde.

L'excellente Mère qui avait reçu ses voeux et comprenait ses senti­ments. usa de ménagements à son égard et. dans sa bonté maternelle, vou­lut bien lui accorder une plus fréquente assistance à Matines, ainsi qu'une grande facilité de se livrer à la prière, ce dont elle usa largement. Néan­moins, cette souffrance l'accompagna toute sa vie et on la voyait en maintes circonstances ressaisir au vol les plus courts instants dont elle pouvait disposer pour reprendre le rôle de Marie qu'elle avait tant souhaité.

Tout d'ailleurs, dans les travaux des soeurs du voile blanc, lui était une peine et un dur labeur. Plus habituée au grand air de la campagne qu'aux ardeurs du fourneau ou au soin des malades, il lui fallait, s'imposer mille violences pour se faire à ses nouvelles occupations. Bien souvent même, sa bonne volonté et ses résolutions de dévouement subissaient un triste échec et ne trouvaient que l'humiliation du non succès pour récompense de ses efforts.

Un accident fort grave, qui lui arriva dans les premières années de sa vie religieuse, ne contribua pas peu à lui rendre pénibles les devoirs de son état. Son énergie pour supporter la souffrance la lui fit endurer jusqu'à ce que le mal s'accusant lui-même au dehors, elle dut accepter une terrible opération dont le seul souvenir glace encore d'effroi colles qui en furent les témoins. Sachant que la mort pouvait la frapper dans les mains mêmes des chirurgiens, elle s'y prépara avec une foi et une ferveur touchantes et attendit en paix la réponse de Dieu. L'opération eut un heureux succès. La violence du mal était enrayée; mais les infirmités commencèrent pour elle et, malgré un fond de santé robuste, la souffrance devint habituelle­ment son partage.

Plus que jamais on vit se développer son ardeur pour la prière et son besoin de solitude. Elle s'isolait souvent de ses compagnes non par tris­tesse ni manque d'affection, mais par un besoin inné d'une vie tout oc­cupée de Dieu seul. Les livres spirituels, objets de ses prédilections, devenaient en revanche la grande pierre d'achoppement de ses meil­leures résolutions de travail et d'oubli d'elle-même. Il faut convenir d'ail­leurs que ses goûts étaient excellents et ses auteurs favoris du premier choix. Sa mémoire des plus fidèles gardait de ses lectures ce qui l'avait frappée davantage ; et nous étions toujours surprises quand, avec sa sim­plicité ordinaire, nous l'entendions citer fort à propos à la cuisine, au milieu d'une récréation, les plus beaux passages de Bossuet ou d'auteurs ascétiques les plus distingués.

La Sainte Écriture lui fournissait l'aliment de ses prières journalières. Elle savait par coeur nombre de psaumes et avait su s'en faire un recueil pour toutes les situations de son âme. Sa première prière au réveil était invariablement le Deus, Deus meus, ad te de luce vigilo, depuis l'âge de dix-huit ans ; et sa prière du soir les Complies que son vénérable père lui avait appris dès sa jeunesse et qu'elle aimait beaucoup ; le tout en français, paraphrasé quelquefois par elle-même si elle en sentait le besoin. Des chapitres entiers d'Isaïe et de Jérémie lui étaient assez familiers pour que leur souvenir lui suffît au moment des fêtes de la Nativité et de la Passion comme préparation à ces mystères solennels. Enfin si continuelle était l'élévation de son âme à Dieu qu'elle avait sans cesse sur les lèvres des oraisons jaculatoires toutes recueillies dans les versets les plus onctueux de nos saintes Lettres.

Sa piété, à laquelle s'ajoutait un heureux caractère, la préservait de bien des écueils en la tenant loin des misères quotidiennes de la vie, tandis que son respect profond de toute autorité lui faisait uniquement voir Dieu dans ses Prieures et la rendait fidèle jusqu'au scrupule dans ce qu'elle leur devait. Un esprit religieux très développé, une conscience timorée et une haute estime de tout ce que l'Église consacre, la faisaient au besoin sortir d'elle- même pour détourner une conversation ou une plaisanterie même inno­cente qui lui eût semblé toucher de près ou de loin les personnes ou les choses consacrées.

Bonne, douce, aimable, soeur Raphaël était habituellement, par sa joie naïve et son heureuse humeur, le vrai type de cette bonhomie antique pleine de franchise et de simplicité que donne la paix des enfants de Dieu. Son langage doux et candide avait gardé quelque chose de primitif et d'in­génu qui, sans tomber dans la rusticité, rappelait son éducation première avec l'innocence des campagnes.

Mais pour donner une idée complète de la vie de notre bonne soeur, il nous reste à dévoiler la part de souffrance morale qui l'épura comme l'or dans la fournaise.

A deux ou trois époques différentes de sa vie, son âme eut à subir de véritables tortures. La crainte des jugements de Dieu et des inquiétudes continuelles à l'occasion de la réception des sacrements, la poursuivaient sans relâche. Il est incontestable qu'à l'épreuve intérieure se mêlait une fatigue, un trouble même dans ses facultés qui l'empêchaient de s'en tenir aux décisions qui lui étaient données. Il s'ensuivait une double souffrance qui, pendant de longs mois, une année et même quelquefois davantage, la réduisaient à une totale impuissance du côté des occupations matérielles. Mais si nous disons que la maladie se joignit à l'épreuve, nous croyons pouvoir affirmer que celle-ci dominait celle-là, car malgré les angoisses les plus terribles, soeur Raphaël restait humble, douce et soumise sous la main de Dieu. On l'entendait se réputer indigne d'approcher des sacre­ments. d'habiter même dans la maison de Dieu : il lui semblait qu'elle devait être pour ses soeurs un objet de répulsion, tandis qu'au contraire elle n'inspirait que plus de religieuse sympathie et de douloureuse com­passion.

Ses compagnes essayaient de l'occuper pour la distraire, mais c'était peine inutile et leurs bons désirs échouaient devant cette fatigue morale qu'on ne comprenait pas toujours et qu'on taxait facilement, sur les appa­rences, d'entêtement ou même d'enfance, surtout les dernières années de sa vie. Il est vrai que dans ces occasions la pauvre soeur devenait une diffi­culté réelle pour nos chères soeurs du voile blanc, et, sans le vouloir, com­pliquait leurs fatigues au lieu de les soulager. Car il arrivait qu'ayant cru pouvoir compter sur elle pour quelque service, ou elle s'enfuyait sans rien dire laissant l'ouvrage commencé et mettait par là tout en retard, ou bien faisait perdre un temps considérable par le récit de ses souffrances. Mais si par suite de ces petits conflits il s'élevait des contestations inévita­bles et que la pauvre patiente fût accusée, elle recevait silencieusement les reproches et se retirait près de Dieu. L'oratoire, en ces conjonctures, devenait son séjour, ou bien le cabinet de sa Prieure qui ne pouvait refuser d'accueillir cette pauvre âme malgré la fréquence de ses entretiens, tant la désolation empreinte sur ses traits dénotait une véritable agonie intérieure.

Le temps de l'épreuve passé, soeur Raphaël revenait à sa vie ordi­naire, à sa joie paisible, et si sa conscience restait quelque peu inquiète à l'égard des sacrements, une parole suffisait pour la rassurer et les plus touchants actes de confiance et d'abandon revenaient dans son coeur et sur ses lèvres. II y avait déjà plusieurs années que le calme avait reparu d'une manière habituelle dans son âme. Sauf de courts instants de trouble, elle vivait tout abandonnée à Dieu et occupée de Lui. Mais une dernière épreuve de purification lui était réservée et pour être de même nature que les précédentes elle devait les dépasser en intensité.

Au mois d'août dernier, ses anxiétés reparurent. Une extrême fatigue physique et une diminution considérable de ses forces faisaient présager une crise finale. Son dépérissement était tel de jour en jour qu'on ne savait comment elle pouvait se soutenir. Ce n'était rien cependant au regard de ses souffrances intimes... Il nous est impossible de rendre le degré d'angoisse et d'effroi où elle se trouva réduite. Il arriva à un tel paroxysme qu'en octobre elle renonça à faire la sainte Communion. Ne pouvant plus se rendre maîtresse de sa volonté pour triompher de ses terreurs, elle se croyait indigne de ce divin sacrement. Jamais le désespoir ne venait à sa pensée, mais c'était la déréliction parvenue à son comble, et en toute vérité elle pouvait dire : « Seigneur, les terreurs de l'enfer m'ont envi­ronnée. » Nous étions toutes consternées et ne savions que faire pour toucher la divine miséricorde et obtenir que l'épreuve fût abrégée ou adoucie pour celle qui avait tant prié pour les affligés et les mourants. Il nous semblait assister dès ce monde à la purification d'une âme telle qu'elle doit s'accomplir au Purgatoire où les tourments les plus affreux laissent la volonté pleinement soumise à Dieu. C'était l'impression générale à ce point que plusieurs de nos soeurs en éprouvaient une sainte et sa­lutaire frayeur.

Un feu ardent la dévorait, et si un instant le calme lui eût permis de recevoir la sainte Communion, la soif qui la brûlait venait y mettre obstacle. Son Eminence le Cardinal, notre vénéré Supérieur, voulut bien demander à Rome une dispense qui lui permît de communier en viatique quoique étant encore debout. Mais le temps qui s'écoula fut long, et la double torture suivait son cours.

Le 31 décembre, nous eûmes pourtant la consolation de la voir s'approcher de la Sainte Table après des efforts inouïs de sa part pour ne rien prendre depuis minuit. Mais ses forces étaient tellement baissées que nous dûmes l'aider à faire ses actes de préparation et d'action de grâces. La soeur sacristine, qui la ramena du Communicatoire, lui suggéra des sentiments d'amour et de reconnaissance pour Notre-Seigneur : « Mon Bien-Aimé est à moi, lui disait-elle, je Le retrouve et Le reconnais... Jésus, c'est bien Vous... je Vous aime, Vous le savez et toute ma confiance est en Vous. » Et notre bonne soeur de répéter, en y mêlant les aspirations qui lui étaient habituelles : « 11 est à moi, je suis à Lui... et je cours, mon Jésus, à l'odeur de vos parfums... Venez... venez, mon Bien-Aimé... Voici qu'il vient franchissant les montagnes, bondissant par dessus les collines... Mon Bien-Aimé, votre tète est humide de la rosée de la nuit et vous frappez à la porte de mon coeur... Vous frappez aussi à la porte du coeur des pécheurs et ils ne vous entendent pas... Jésus, ayez pitié d'eux, ouvrez-leur votre Coeur et votre Paradis... Prenez-moi pour leur caution, Seigneur, je m'offre à souffrir davantage pour eux et pour votre gloire, pour ma Communauté aussi, oh ! oui pour ma Communauté, s'il me fallait souffrir encore plus, je le ferais volontiers, pour elle, mon Dieu, vous le savez ! »

Et elle renouvelait ses voeux en y joignant tout ce que sa dévotion avait coutume d'y ajouter. Ce jour de calme fut le prélude d'une surexcita­tion physique qui fit craindre un transport au cerveau ou une maladie plus inquiétante encore. Mais Dieu, touché de nos supplications, allait terminer l'épreuve, et nous accorder l'immense consolation de la voir s'endormir non seulement dans la paix que donnent la foi et l'espérance, mais dans une possession d'elle-même et une prière perpétuelle qu'elle formula presque jusqu'au dernier soupir.

Mercredi 21 février, nous arrivait bien tardivement la permission de Rome pour la communion en viatique. Nous en profitâmes pour lui proposer de recevoir l'absolution, et nous eûmes la joie d'assister à une sorte de réveil de son âme après ses longues douleurs.

Elle accepta de tout coeur et avec paix de se confesser et de com­munier le vendredi : ce qu'elle put encore faire au communicatoire des malades. Dans la journée, se rendant compte elle-même que sa fai­blesse augmentait, elle demanda les derniers sacrements. Deux syncopes assez rapprochées justifièrent ses alarmes; aussi, le lendemain matin, nous crûmes prudent de la faire administrer. Elle reçut une nouvelle absolution, le saint Viatique et l'Extrême-Onction.

A mesure que les grâces se multipliaient, la sérénité augmentait; mais dans la même mesure s'affirmait son besoin de ne plus entendre parler que de Dieu, vers lequel montaient ses aspirations ininterrompues.

Vers 2 heures 1/2, une visite inattendue de Monseigneur le Nonce apostolique vint mettre le comble aux grâces de cette journée. A notre demande, Son Excellence voulut bien entrer bénir la chère mourante et se rendit de suite à la pauvre cellule de notre bonne Soeur, car, debout presque jusqu'à ses derniers jours, on n'avait pas eu le temps de la transporter à l'infirmerie quand la mort vint la frapper.

Il était touchant de voir ce Prince de l'Église s'asseoir au chevet de cette humble Soeur, lui apporter les consolations de la Sainte Église et les plus amples bénédictions du Vicaire de Jésus-Christ dont il était le représentant.

A l'entrée de Son Excellence, le premier mot de notre chère Soeur fut une profession de sa foi : « Je crois, dit-elle d'une voix lente et dis­tincte, tout ce que l'Église enseigne... » puis elle prononça ces premières paroles de l'Evangile de saint Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. » Ajoutant après une pause : « Je crois ! » Touché de cette protestation de sa croyance à nos dogmes, Monseigneur lui adressa des paroles pleines d'encouragement pour affermir sa confiance dans la miséricorde de ce Dieu qu'elle avait si longtemps aimé et servi dans la vie religieuse.

Alors, recueillant ses forces, elle s'écria avec énergie : « Je renonce à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres, et je suis toute à Jésus-Christ. » Ces paroles entrecoupées, mais qu'on saisissait très bien, laissaient voir toute son âme; et comme elle commençait publiquement une sorte de confession, nous demandâmes à Son Excellence la permission de nous retirer un instant afin de donner à notre bien-aimée Soeur la joie de recevoir la sainte absolution de sa main; et, pendant ce temps, nous ne pouvions nous lasser de remercier le bon Dieu de ses largesses si pleines de miséricorde.

Après cette confession. Monseigneur voulut bien lui donner la béné­diction du Saint-Père et ce fut sous le poids de tant de grâces qu'il la laissa après plus d'une demi-heure d'entretien avec elle. Il nous semble entrer, ma Révérende Mère, dans l'esprit de notre séraphique Mère sainte Thérèse, autant que satisfaire au besoin de notre reconnaissance eu vous deman­dant d'unir vos prières aux nôtres pour les intentions de Son Excellence. Elle était venue nous recommander instamment les intérêts si graves de l'Église et de la France. Il nous est doux de répondre amplement à ses désirs en les faisant connaître à tous nos chers Carmels.

Depuis cette paternelle visite de Monseigneur le Nonce, il n'y eut plus rien de la terre autour de ce lit de mort. Tout préludait à l'en­trevue de la patrie. Les trois jours et les trois nuits qui suivirent ne furent qu'un écho des désirs des saints Patriarches attendant la venue du Libérateur d'Israël. Leurs paroles étaient sur ses lèvres, leurs désirs dans son coeur. « Laissez, laissez aller en paix votre servante », l'entendait-on répéter. « Mon âme tressaillira de joie à la vue de votre présence. » « Seigneur, commandez que j'aille à vous. » Puis son psaume chéri : « O Dieu, je veille et viens à vous dès l'aurore. » « Lavez-moi de mes iniquités et purifiez-moi de mes péchés. »

Pendant les heures du jour et de la nuit, on l'entendait répéter, en les savourant longuement, les mêmes aspirations. Elle n'avait plus de pensées ni de paroles que pour Dieu. Elle mourait comme elle avait vécu : dans une sorte de solitude intérieure et profonde de son âme avec son Bien-Aimé.

« Gardez-moi comme la prunelle de l'oeil... couvrez-moi sous l'ombre de vos ailes », puis cette invocation : Mon Dieu je vous aime... Mon Dieu je vous aime... immensément... immensément!... mais je ne puis pas vous le dire... », telles furent ses dernières oraisons jaculatoires et les dernières paroles qu'elle ne cessa de répéter toute la journée du lundi... et le mardi 27 février, elle s'éteignait doucement à cinq heures du matin, pendant que nous récitions pour la seconde fois les prières des agonisants, et que nous disions le symbole de saint Athanase qu'elle aimait tant. Un silence vraiment grand et solennel entourait cette douce victime et donnait à sa mort un reflet de grandeur qui rappelait cette parole du psaume : « Le Seigneur a retiré le pauvre de son abjection pour le placer parmi les princes de son peuple. »

Dieu ne venait-Il pas de faire briller un rayon de gloire sur la fin de son Epouse pour la relever aux yeux même de celles qui l'avaient vue jusque là si abaissée, et consoler en même temps leur religieuse affection ?

Tant de souffrances, de résignation et de paix à l'heure dernière nous donnent pleine confiance; néanmoins, ma Révérende Mère, afin que notre bien chère Soeur jouisse promptement de la vue de Dieu, veuillez lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce une Communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, ce dont elle vous sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Notre-Seigneur et son Immaculée Mère,

Votre bien humble Soeur et servante,

SŒUR TÉRÈSE DE JÉSUS

r. c. i.

De notre monastère de notre Mère sainte Térèse sous la protection de saint Joseph des Carmélites de Paris, avenue de Saxe.

Le ler mars 1894.

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