Carmel

01 mars 1889 – Toulon

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

 

Paix et très humble Salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

C'est en célébrant les douces et joyeuses Fêtes de Noël, que le Divin Enfant a voulu nous montrer que la Croix qu'il a embrassée avec tant d'amour pour notre Salut se trouvait déjà à la Crèche, et qu'il fallait l'aimer à Bethléem ainsi qu'au Calvaire, comme étant le précieux instrument de notre Rédemption. A cette époque, nous fûmes toutes atteintes d'une mauvaise grippe ; avec peine quelques-unes restaient debout pour soigner les autres. Nos joyeuses licences furent interrompues, et de sérieuses inquiétudes pour plusieurs de nos Mères et Soeurs vinrent remplacer nos joies et nos pieux Noëls. C'est ce qui nous a privées, ma Révérende Mère, de la consolation de vous entretenir plus tôt de notre regrettée Soeur Marie-Jeanne-Louise de Saint-Victor, que le Seigneur a retirée du milieu de nous le cinq janvier, à cinq heures du matin. Elle était âgée de soixante-dix-neuf ans, trois mois, et de religion cinquante-et-un ans.                                    

 

Notre bonne Soeur Marie de Saint-Victor était née à Marseille, d'une famille aussi chrétienne que dévouée aux bonnes oeuvres. Son père avait pour les pauvres un culte véritable ; il mettait tous ses soins à imprimer dans le coeur de sa petite Marie, sa chère maxime : II faut aimer son prochain comme soi-même. Pourquoi Dieu a-t-il donné un coeur ? — Retiens ma leçon : Pour l'aimer, puis les pauvres et les malheureux... Celui qui voit souffrir son semblable sans chercher à le soulager, n'est pas un vrai chrétien.

Marie aimait tendrement son père et demeurait attentive à ses instructions ; cette semence ne devait pas tarder à porter des fruits. A l'âge où les jeunes filles recherchent le plaisir, elle ne trouvait de joies solides que dans la visite des prisonniers et des hôpitaux, heureuse de prodiguer ses soins aux malades et de leur procurer par mille industries quelques adoucissements ; cet attrait, indice non d'une sensibilité naturelle, mais d'une mâle et énergique vertu, étonnait tout le monde. On la voyait également entourée d'enfants pauvres et abandonnés, les instruire, leur enseigner le bien, mettant toujours la piété en première ligne, aimée de cette nouvelle famille, chaque jour plus nombreuse, et qui possédait toute son affection. Ses exemples et ses leçons ne demeurèrent point stériles ; après de longues années, plusieurs religieuses disaient avec reconnaissance qu'elles devaient leur bonheur à notre Chère Soeur Marie de Saint-Victor.  

Ainsi appliquée à la vertu dès sa jeunesse, douée d'une volonté ferme et d'une énergie a toute épreuve, elle était une vraie et rude chrétienne qui ne savait pas balancer avec le devoir : «Le premier mouvement de l'âme est toujours le meilleur, disait-elle, hésiter dans le bien, c'est souvent reculer.-»

C'est avec cette fermeté, ma Révérende Mère, que Marie laissa mûrir ses désirs de vie religieuse ; aussi, quand l'heure sonna pour elle de quitter le monde, elle brisa tous ses liens avec force et courage et entra dans notre Carmel naissant pour en être une colonne.

Dès le début, elle se conduisit comme une ancienne religieuse. Elle n'était pas cette jeune postu­lante qui, dans son bonheur d'être dans l'Arche Sainte, redevient enfant et presque dissipée. Pieuse et sérieuse, elle étudiait nos pieux usages, nos saintes Règles et Constitutions avec une ardeur qui charmait ses supérieurs. La prieure comprit ce qu'il y avait de dévouement dans cette âme, la chargea des emplois importants de portière, infirmière, puis robière et provisoire ; partout elle était industrieuse à tout utiliser ; on pouvait se reposer sur elle et lui confier les choses les plus délicates, sa discrétion était à toute épreuve.

Plus tard la Communauté, appréciant son bon esprit, l'élut Sous-Prieure, puis Dépositaire ; toujours elle se dépensait avec un oubli complet d'elle-même ; les restes des autres, les choses les plus usées, étaient ce qu'elle recherchait avec une aisance si simple et si naturelle qu'elle dérobait à tous les regards les actes continuels des vertus qu'elle pratiquait. Notre chère Soeur, comme tous les Marseillais, avait un coeur ardent, un amour exceptionnel pour la SainteVierge et aussi une vivacité méridionale ; mais trois vertus principalement l'ont caractérisée : 1° l'amour de sa vocation ; 2° le dévouement à la Communauté et une union parfaite avec toutes ses Mères Prieures ; 3° et par dessus tout, un mépris d'elle-même bien sincère.

Nous l'avons vue, quand elle était Dépositaire, suivre les ouvriers par tous les temps, prévoir ce qui avancerait le travail, mettre même la main à tout ce qu'elle pouvait faire en leur absence. Que de fatigues endurées en silence sous le regard de Dieu, pour que l'ordre régnât partout ; arrivait-il quelque chose demandant un surcroît de peine, elle le prenait en. grande partie pour elle seule ; si des orages éclataient au milieu de la nuit, elle se levait pour déboucher tous les conduits ; il fallait se faire mouiller, marcher dans l'eau, etc, etc, C'était donc son patrimoine, elle y était la première et regrettait

vivement que ses Soeurs vinssent la rejoindre ; nous pouvions toutes prendre mal mais elle ne craignait rien, on ne devait pas s'inquiéter à son sujet.

La faiblesse de sa vue l'empêchant de continuer à travailler à la roberie, elle se dédommageait en faisant les pains d'autel; cet emploi qu'elle remplit toute seule pendant bien des années, avait pour son humilité et sa ferveur un charme particulier, et quoique le feu lui fit mal aux yeux elle ne s'en plaignait jamais, heureuse de se rendre utile et de s'immoler en silence.

La cataracte vint accroître son infirmité, la lecture lui était impossible, elle n'agit plus que par la grande habitude des choses et des lieux, et peu à peu ne put plus rien faire qu'aller et venir dans la maison, ce qui nous permit de la mettre aide au tour, mais il fallait une grande patience à nos bonnes Soeurs tourières pour la réponse aux messages.                                            

C'est surtout, ma Révérende Mère, pendant ces dernières années que Notre chère Soeur a gran­dement mérité pour le Ciel ; cette inaction fut pour elle un véritable creuset, sa nature si vive, si active, était broyée. Tout le temps qui n'était pas employé en courses, elle demeurait en prières pour les besoins de la Sainte Eglise ; les âmes du Purgatoire eurent une grande part à ses supplications, laissant à Marie, sa tendre Mère, le soin de tout distribuer, car elle avait fait le voeu héroïque de tout abandonner à la Sainte-Vierge.                                                                    

Ma Soeur Marie de Saint-Victor expérimentait chaque jour davantage la vérité de cette parole : Dieu n'éprouve jamais au-dessus des forces ; s'il frappe d'une main, II panse la plaie de l'autre. Sa nature était écrasée, sa santé altérée, mais son âme se fortifiait et se perfectionnait, rajeunissant à mesure que son pauvre corps tombait en ruine. Appréciant la grâce que Dieu lui faisait de ne pouvoir désormais s'occuper des choses d'ici-bas, elle répétait : Je suis contente, oui,bien contente de faire la volonté de Dieu ; je ne vois plus la terre, mais mon espérance s'affermit; rien ne m'effraie, quel bonheur de ne plus offenser Dieu ! de le posséder pour toujours. Peut-être étais-je aveugle et insensible pour les choses célestes, et maintenant afin d'y attacher mes regards, Dieu, comme un bon Père, me prive de la lumière d'ici-bas, quelle bonté !... Ah ! je laisse de bon coeur la terre pour mieux voir Jésus là haut !

 

Quand nos Soeurs lui disaient : Ma Soeur Saint-Victor, comme vous verrez bien au Ciel ! N'est-ce pas ? — Ah ! quel bonheur ! Quand viendra ce jour tant désiré !... mais vite elle ajoutait: II faut le gagner ce bonheur éternel, par la privation de tout le créé.

Cette bonne âme comprenait le travail du Divin Maître pour la purifier et la rendre capable de le posséder. La voyant un peu plus triste que de coutume : Qu'avez-vous, ma Soeur Saint-Victor? on dirait qu'il y a des nuages ? — Non, ma mère, mais pour que Dieu brûle toutes vies misères comme des pailles, il faut le sentir !... Maintenant je sens tout mais je suis très heureuse,le bon Jésus s'y connait pour nous faire mourir à tout ce qui n'est pas Lui.

Lorsque nous avions le Saint-Sacrement exposé, elle se blotissait dans un petit coin et restait des heures à ses pieds en prières et en adoration. Pendant nos récréations, elle se plaçait de préférence près des jeunes Soeurs pour leur parler de Dieu et prendre part à la joie qu'elles exprimaient d'être au Carmel ; on se plaisait à lui entendre raconter des traits de la bonté de Marie Immaculée, son coeur était toujours jeune pour aimer Notre-Dame de La Garde, si pieusement vénérée à Marseille. C'est ainsi que notre bonne Soeur a parcouru sa longue carrière dans une piété vraie et solide et un dévouement sans bornes pour son cher Carmel ; aussi la regrettons-nous toutes, elle savait si bien rendre service à chacune d'entre nous.

Le vingt-huit Décembre elle fut atteinte de la grippe comme la plupart des Soeurs ; les premiers jours elle parut subir simplement la petite épidémie commune, mais de sérieux vomissements survinrent et le médecin nous avertit que le danger était pressant surtout à cause de son grand âge.

Notre chère malade, heureuse de cette nouvelle, se prépara à la réception des derniers Sacrements avec beaucoup de foi : Eh bien ! ma bonne Soeur, voilà. Jésus qui va venir. — Dieu soit béni ! ce n'est pas trop tôt, depuis soixante-dix ans, je soupire après Lui. Jésus faites-moi miséricorde, je suis à Vous. Elle est restée pendant huit jours entre la vie et la mort, sans se plaindre, sans désirs et sans occupation de sa maladie : Je ne puis avoir peur, la miséricorde de Dieu me paraît si grande ! C'est dans cet abandon que ma Soeur Marie de Saint-Victor a quitté l'exil le cinq janvier, entourée de ses Mères et Soeurs, sans agonie, n'ayant perdu connaissance que quelques instants.

Malgré la vie si pleine de notre regrettée Soeur, malgré son mâle courage pour l'accomplissement du devoir, comme il faut être si pure pour être admise aux noces éternelles, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de Notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences des six Pater, le Via Crucis, quelques invocations à la Sainte Vierge, sa Mère et sa Patronne, elle vous en sera reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, aux pieds de Jésus au désert,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE-JOSÉPHINE DU CŒUR DE JÉSUS. R. C.Ind.

De Notre Monastère du Sacré-Coeur de, Jésus, des Carmélites de Toulon, le 1er Mars 1889.                                                                                    

 

2742 — Toulon, Typ. E. COSTEL

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