Carmel

Les témoignages du Procès ordinaire

Les témoins du procès ordinaire.

La publication, en 1973, des Actes du procès ordinaire, a fort réjoui les thérésiens qui disposaient enfin de dépositions intégrales. Mais pas pour tous. 48 témoins sont en effet entendus au procès ordinaire, on ne peut lire que 37 dépositions. En voici la raison : les témoins sont convoqués pour répondre sur les vertus héroïques, la réputation de sainteté et les miracles. Le premier point concerne Thérèse, les deux autres, surtout le temps d'après sa mort. Les éditeurs ont écarté, comme de moindre intérêt, onze dépositions concernant les seuls miracles. Ce qui conduit à dénaturer un peu la réalité du procès. Le postulateur choisit en effet ses témoins pour répondre à toutes les questions. De ce fait, la moitié des témoins n'a pas connu Thérèse. On a tendance – ce qui se comprend fort bien – à privilégier les témoignages qui permettent une meilleure connaissance de la moniale. Mais pour la réussite du procès, les déclarations du jésuite Auriault sur la doctrine thérésienne, du pasteur Grant, converti par Thérèse, et de l'évêque de Nardo, qui certifie une parole de Thérèse entendue lors d'une apparition (ma voie est sure), ont pesé autant que les récits, forcément favorables, de Mère Agnès et de Sr Geneviève.

Cela dit, il convient aussi de rappeler l'importance irremplaçable, parmi les dépositions, de celles des carmélites. Toutefois, toutes les sœurs qui ont connu Thérèse ne déposent pas. Plusieurs, comme Marie de Gonzague et Marie de l'Eucharistie, sont décédées ; deux sœurs, malades, quittent la communauté en 1909 ; six autres, âgées ou peu concernées, ne sont pas appelées à la barre. Au total, en dehors des trois sœurs de Thérèse, six carmélites évoquent la vie de celle qui était une des leurs. Les principales dépositions des carmélites au procès font apparaître deux groupes différents. D'un côté, les deux sœurs Martin qui ont précédé Thérèse au carmel, Mère Agnès et Marie du Sacré-Cœur. De l'autre, les novices, Marie-Madeleine du Saint-Sacrement et sœur Marthe, deux converses, ainsi que Marie de la Trinité. Au milieu, Sr Geneviève, la sœur la plus proche de Thérèse et tout autant sa novice.

Ces sœurs veulent toutes voir aboutir la canonisation de Thérèse, mais entre elles, on sent parfois une sorte de compétition qui tient à des conflits de personnes (Sr Geneviève et Marie de la Trinité) et plus encore à des différences de point de vue. Mère Agnès se réclame de son titre de mère de substitution de Thérèse et de celui de prieure pour dresser le portrait légitime de Thérèse. Marie de la Trinité, comme novice suivie avec attention et affection par sa maîtresse, proclame, notamment sur la réputation de sainteté, la primauté du regard des jeunes sœurs qui ont vu et entendu quotidiennement la Thérèse des derniers temps. Sr Geneviève joue sur les deux tableaux, sa déposition est essentielle, trop abondante toutefois, trop sûre, proche aussi des intentions affichées par Mère Agnès

Toutes les sœurs ont préparé leur déposition avec une grande attention. Elles ont disposé, comme les autres témoins, d'un canevas précieux, les Articles de Mgr de Teil, composé en avril 1910. C'est un copieux argumentaire en quatre parties - Vie, vertus, réputation de sainteté, miracles - sur lequel le promoteur de la foi, M. Dubosq, va calquer les questions à poser aux témoins. Les trois sœurs de Thérèse sont entendues les premières en août et septembre 1910, les autres carmélites, en février et mars 1911. On ne doit pas copier sur sa voisine ni faire des commentaires entre carmélites sur les dépositions ! Mère Agnès a interrogé Mgr de Teil sur le mécanisme du procès, sur les manières de s'y exprimer, sur l'utilisation aussi des paroles de Thérèse. Comme prieure, elle informe celles qui sont appelées à déposer des règles d'un jeu que toutes ignorent.

Chaque sœur prépare sérieusement sa déposition, à l'aide d'une documentation qui, pour la première fois, est rendue publique : on y trouve une franchise de ton et des précisions dérangeantes, parfois non reprise dans le procès. Trop sérieusement, selon le « redoutable » Mgr Verde qui rappellent, dans ses Animadversiones, que les témoins devaient répondre à des questions posées, non faire des dissertations sur les vertus de Thérèse. Mais comment déposer avec spontanéité quand on sait qu'il faut avant tout apporter des preuves ? Chacune le fait à sa manière, mais c'est Marie du Sacré-Cœur qui s'exprime avec le plus de sobriété, de la manière la plus directe et la moins calculée.

Par Claude Langlois, historien

Questions pour l'interrogatoire des témoins

Procès de l'Ordinaire

INTERROGATOIRE DES TÉMOINS

Dans le but de faciliter la lecture de chaque déposition, voici un résumé des trente demandes prévues pour l'interrogatoire des témoins.

 

1 - Serment: - obligation très grave, sincérité, intégrité; - excommunication éventuelle; - obligation du secret.

2 - Présentation du témoin.

3 - Pratique sacramentelle du témoin.

4 - Le témoin a-t-il été accusé publi­quement de quelque crime?

5 - Le témoin a-t-il été frappé de quelque censure ecclésiastique?

6 - Le témoin a-t-il subi quelque pression en vue de ses dépositions au Procès et, si oui, de quelle manière?

7 - Avec quelles dispositions le témoin vient-il témoigner? S'il est parent de la Servante de Dieu, se sent-il dégagé de toute partialité familiale?

8 - Sources des informations du té­moin: contacts personnels avec la Ser­vante de Dieu? informations dues à des tiers? informations tirées d'écrits? -S'il est question de Y Histoire d'une âme, que sait le témoin de son origine, de son esprit, de son objectivité, de son inté­grité, etc.?

9 - Dévotion, amour du témoin pour la Servante de Dieu. Désire-t-il sa béa­tification? Pourquoi?

10 - Naissance, enfance, milieu fami­lial, éducation de la Servante de Dieu. - Qui s'est occupé d'elle après la mort de sa mère?

11 - Réputation, foi, conduite, piété, caractère des parents de la Servante de Dieu.

12 - Baptême de la Servante de Dieu.

13 - Education donnée par ses pa­rents: à leurs enfants en général et à Thérèse en particulier. - Si le témoin parle d'une prédilection de M. Martin pour sa fille Thérèse, demander si celle-ci n'en a pas tiré occasion de vanité ou d'attachement à sa propre volonté.

14 - Enfance de la Servante de Dieu, éducation à l'Abbaye des Bénédictines de Lisieux, première communion, con­firmation.

15 - Pourquoi Thérèse fut-elle retirée de l'Abbaye des Bénédictines avant la fin de son éducation? - Comment se comporta-t-elle ensuite en famille? Ses qualités, ses défauts, sa pratique reli­gieuse, celle de la communion notamment.

16 - Origine de sa vocation carmélitaine. - A quel âge s'est-elle sentie appelée? Quels signes donnait-elle de l'authenticité de sa vocation?

17 - Le noviciat, la profession. - Atti­tude du Supérieur ecclésiastique. Compor­tement de la Servante de Dieu au cours de sa formation.

18 - La Servante de Dieu, aide au no­viciat. - Pourquoi n'a-t-elle pas été Maî­tresse des novices? Sa pédagogie. - A-t-elle rempli d'autres offices au monastère?

19 - La Servante de Dieu a-t-elle laissé des écrits? Si oui, lesquels?

20 - Héroïcité des vertus. - La Servan­te de Dieu a-t-elle, ou non, témoigné d'une ferveur alerte et constante, au-dessus de la moyenne, dans l'exercice des vertus au cours de toute sa vie?

21 - Vertus théologales.

Foi héroïque. - Exercice positif de la foi en paroles et en actes. - Adhésion aux enseignements infaillibles de l'Eglise et des Papes. - Lutte contre les tentations.

Espérance héroïque. - Béatitude éter­nelle et ses joies. Confiance en Dieu.

Charité héroïque, amour de Dieu. - Horreur du péché, zèle de la gloire de Dieu, Amour de la Servante de Dieu pour Jésus-Christ: comment de préfé­rence le manifestait-elle?

Charité héroïque, amour du prochain. - Soins physiques. Pauvres. Malades. - Rayonnement spirituel. - Support d'é­ventuelles injures, contrariétés et op­positions. - Amour égal pour tous ou limité par des préférences? - Amour dé­gagé ou non de sympathie sensuelle et même sensible?

Vertus cardinales.

Prudence. - Attitude de la Servante de Dieu en cas de notables difficultés. - Fuite des occasions dangereuses, recours aux moyens positifs. - Aide donnée aux autres en difficultés.

Justice. - Culte de Dieu, de la B.V. Marie et des Saints. - Obéissance et res­pect dus aux Supérieurs. - Souci de vé­rité. - Respect des droits de l'amitié; affabilité dans les relations quotidiennes.

Force. - Patience et constance dans les adversités. Persévérance et magnanimité dans les oeuvres pénibles. Travaux. Mor­tifications corporelles. Mortifications psy­chologiques.

Tempérance. - Nourriture et boisson. Modestie dans la tenue. Manière de parler. - La Servante de Dieu eut-elle à lut­ter contre une nature portée à la violen­ce, à la colère? Parvint-elle et comment (si ce fut le cas) à la domination d'elle-même dans la mansuétude?

Vertus annexes et voeux de religion. -Observance des voeux de religion selon la règle et les constitutions. Exercice héroïque de l'obéissance, de la pauvreté et de la chasteté. - Humilité: mépris d'elle-même, acceptation du dédain ou du mépris de la part des autres.

22 - Dons « extraordinaires». - Appa­ritions, révélations, don de prophétie, lecture des consciences, extases, etc.

23 - Renommée de sainteté durant la vie. - Dans le monde, puis au monastère: renommée discutée ou non? Et si oui, pour quels motifs?

24 - Dernière maladie, réception des sacrements, soumission à la volonté de Dieu.

25 - Inhumation, translation éventuelle, lieu actuel de la sépulture. Que disait-on alors de la Servante de Dieu?

26 - Le témoin s'est-il rendu au lieu de la sépulture de la Servante de Dieu? - Que sait-il du nombre et de la condition sociale des fidèles qui se rendent ainsi au tombeau de la Servante de Dieu?

27 - Renommée de sainteté après la mort. - Cette renommée est-elle un fait? Si oui, où est-elle répandue? En quels milieux? Décline-t-elle ou se développe-t-elle? D'où a-t-elle procédé? Serait-ce de quelque zèle industrieux?

28 - Cette réputation de sainteté suscite-t-elle de l'opposition? Si oui, de la part de qui? Comment? Pourquoi?

29 - Grâces et miracles après la mort.

30 - Le témoin est invité à compléter et à corriger éventuellement tout ce qu'il a déclaré au cours des interrogatoires.

Témoin 1 - Agnès de Jésus

La série des dépositions faites aux Procès informatifs de béatification et de canonisation de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus s'ouvre avec le témoignage imposant de mère Agnès de Jésus, sœur de la Servante de Dieu, témoignage complété par les Novissima Verba.

Qui a pu mieux que mère Agnès pénétrer l'âme de la Sainte? La mère nous a livré dans les Derniers entretiens les expressions qui témoignent de la profonde affection de sa « petite fille » à son égard, qui allait jusqu'à l'appeler sa « lumière » (ib. 25.7.14), son «soleil» (ib. 5.8.5, 7.8.5), son « téléphone » (ib. 27.7.11), son « appui » (19.8.2), affirmant encore qu'elle était pour elle « une lyre, un chant » (1 1.9.2). Nul n'ignore que sœur Thérèse confia ses manuscrits à mère Agnès, l'appelant aussi « son historien » (ib. 29.7.7) et lui disant: « Vous connaissez tous les replis de ma petite âme, vous seule! » (ib. 16.7.4). Il était donc juste que mère Agnès fût appelée la première à donner son témoignage.

Seconde des neuf enfants de Louis-Joseph-Stanislas Martin (1823-1894) et de Marie-Zélie Guérin (1831-1877), Marie-Pauline naquit à Alençon le 7 septembre 1861. Après avoir été de 1868 à 1877 pensionnaire à la Visitation du Mans, où elle reçut une formation intellectuelle et spirituelle imprégnée de l'esprit salésien qu'elle refléta sa vie durant, ce fut à la suite d'une inspiration qui la détourna de la Visitation vers laquelle elle s'orientait, que Pauline entra le 2 octobre 1882 au Carmel de Lisieux, ville où son père habitait depuis le 15 novembre 1877. Elle y reçut l'habit le 6 avril 1883 sous le nom d'Agnès de Jésus et y fit profession le 8 mai 1884, jour où Thérèse fit sa première communion.

La future sainte entra au Carmel le 9 avril 1888 et mère Agnès lut élue prieure pour la première fois le 20 février 1893. C'est comme prieure qu'en décembre 1894 elle ordonna à Thérèse d'écrire les souvenirs de son enfance et c'est ainsi que mère Agnès put recevoir pour la fête de sa Sainte patronne, en 1896, les pages autobiographiques qui constituent aujourd'hui le Manuscrit A.

Le premier priorat de mère Agnès se termina en 1896. Elue sous-prieure en 1899, elle fut encore élue prieure en 1902, puis en 1909 après la mort prématurée de mère Marie-Ange de l'Enfant-Jésus. Elle fut ensuite réélue à cette charge sans interruption aucune jusqu'à ce que le Pape Pie XI la nomme prieure à vie, le 31 mai 1923. Elle mourut le 28 juillet 1951, après une pénible maladie.

C'est grâce à mère Agnès que, sous le priorat de mère Marie de Gonzague, sœur Thérèse eut à rédiger en 1897 le texte qui constitue aujourd'hui le Manuscrit C. C'est mère Agnès qui eut encore le très grand mérite de la publication si rapide de l'Histoire d'une âme, parue dès le 30 septembre 1898, pour le premier anniversaire de la mort de Thérèse.

L'ouvrage connut aussi tôt, on le sait, une diffusion prodigieuse et mère Agnès lui donna plus tard comme complément les Novissima Verba, en 1927.

Convaincue du très grand bien que la glorification de sa sœur ne manquerait pas de faire aux âmes, comme elle le déclara au Procès apostolique (cop. publ., pp. 341-342), mère Agnès y travailla de tout son cœur, avec ardeur et constance. Les difficultés, certes, ne lui manquèrent pas ,mais elle eut de très grandes joies avec la conclusion des Procès informatifs de l'ordinaire (1910-1911) et des Procès apostoliques (1915-1917), avec la déclaration de l'héroïcité des vertus de Thérèse le 14 août 1921, sous le pontificat de Benoît XV, et plus encore avec sa béatification le 29 avril 1923 et sa canonisation le 17 mai 1925 sous le pontificat de Pie XI qui, jusqu'à sa mort, en 1939, tint toujours mère Agnès dans la plus haute estime. La fête liturgique de Sainte Thérèse fut étendue à l'Eglise universelle le 13 juillet 1927 et la Sainte fut proclamée patronne des missions à l'égal de Saint François-Xavier le 14 décembre 1927, puis patronne secondaire de la France le 3 mai 1944.

Avec ses limites, certes, mais dont on doit juger en fonction de son temps et de son milieu d'éducation, mère Agnès a vraiment droit à la reconnaissance de toute l'Eglise car elle eut d'évidence, en profondeur, l'intuition de la valeur des écrits de la Sainte et s'appliqua sans tarder, non sans audace, à leur publication.

En répondant aux demandes du chanoine Dubosq mère Agnès se proposait de dégager en clair la physionomie spirituelle de la Servante de Dieu et le sens de son message et chercha donc d'abord à faire parler Thérèse elle-même, comme nous l'avons souligné en note en renvoyant aux écrits de la Sainte. Elle remit au tribunal les Novissima Verba le 2 septembre 1910 (f. 247r-297v).

Le témoin donne ici et là les précisions qui lui paraissent essentielles. Lorsque mère Agnès voulut faire répéter à Thérèse le 7 juillet 1897 ce que celle-ci lui avait dit au sujet de la blessure d'amour reçue le 14 juin 1895, elle s'entendit répondre: « Ma mère, je vous ai raconté cela le jour même et vous m'aviez à peine écoutée » (Derniers entretiens, Carnet jaune, 1, 7.7.2). Fort heureusement mère Agnès s'étendit sur l'Acte d'offrande au cours de la quatorzième session le 27 août 1910 (f. 208v-212r).

Quant à l'Histoire d'une âme, c'est le 16 août 1910, au cours de la septième session, que mère Agnès parla de son origine. Elle expliqua quelles furent les circonstances dans lesquelles Thérèse avait rédigé ses textes et comment celle-ci lui avait confié qu'elle pourrait à son gré selon qu'elle le jugerait convenir, les modifier, les réduire ou y ajouter (cf. f. 155v-

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

159v et Manuscrits autobiographiques, éd. François de Sainte Marie, I, 1956, pp. 66-70).

Au jour suivant, session VIII, le promoteur de la foi demanda si le manuscrit autobiographique de Thérèse correspondait parfaitement aux textes que l'on avait imprimés. C'est alors que mère Agnès déclara, de manière d'ailleurs assez discrète, qu'on avait procédé, en vue de l'édition, à la suppression de certains passages et à d'autres modifications et que l'on avait présenté le tout comme s'il avait été dédié à la seule mère Marie de Gonzague (f. 161v-162r). Le tribunal n'y pouvait pas demeurer insensible et décida que la copie authentique des textes autographes de Thérèse devait être jointe aux Actes du Procès, ce qui fut fait. Dans l'exemplaire du Procès que nous publions, cette copie authentique se trouve au vol. IV, f. 1404v-1634v. Nous en donnerons le texte à la fin de notre volume.

Mère Agnès témoigna de la quatrième à la neuvième session (12-19 août 1910) et de la quatorzième à la vingt-et-unième session (27 août-15 septembre 1910),f. 135r-176v et 208v-301v. L'interruption s'explique du fait que le tribunal voulut permettre de témoigner sans plus attendre à Thomas Nimmo Taylor, prêtre écossais qui se trouvait alors à Lisieux à la tête d'un pèlerinage (*).

[Session 5: - 12 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[135r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande]:

Je m'appelle Marie-Pauline Martin, née à Alençon, diocèse de Séez, le 7 septembre 1861, du légitime mariage de Louis-Joseph-Aloys-Stanislas Martin, originaire de Bordeaux et de Marie-Zélie-Guérin, originaire de Gandelain, près Alençon, diocèse de Séez. je m'appelle en religion sœur Agnès de Jésus, religieuse, prieure du Carmel de Lisieux, sœur, selon la nature, de la Servante de Dieu.

[De la troisième à la sixième demande, inclusivement, le témoin répondit régulièrement et correctement].

[135v] [Réponse à la septième demande]:

Je suis heureuse de témoigner; c'est pour la gloire du bon Dieu. Je suis heureuse, sans doute, que ce soit ma sœur, mais sa vie me parait si édifiante, que quand même elle ne serait pas ma sœur, je serais encore très heureuse de rendre le même témoignage.

[Réponse à la huitième demande] :

J'ai surtout connu la Servante de Dieu par les relations constantes de famille que j'ai eues avec elle et par notre communauté de vie, soit dans la famille, de 1877 à 1882, puis, au Carmel de 1888 jusqu'à sa mort. Pendant les cinq premières années (1873-1877), j'étais en pension, absente de la famille. De 1882, date de mon entrée au Carmel, jusqu'à 1888, date de son entrée dans le même monastère ', j'étais séparée d'elle, mais nous gardions des relations de famille. Ce qu'elle rapporte dans l'« Histoire d'une âme », écrite par elle-même, je l'avais constaté et vu par moi-même, et la lecture de ses écrits a peu ajouté à la connaissance que j'ai de sa vie. [136r] Sur son lit de mort, elle me disait: « Vous connaissez tous les replis de mon âme, vous seule » - DE 16-7 - '.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai pour elle une très grande affection et une très grande confiance parce que je la crois très près de Dieu et très puissante sur son Cœur ; je la prie beaucoup, non parce qu'elle est ma sœur, mais à cause de sa sainteté; j'ai pour elle un vrai sentiment de respect; pendant sa vie, j'avais du respect, mais surtout de l'affection. Je désire beaucoup sa béatification, parce qu'elle procurera la gloire de Dieu, fera connaître surtout sa miséricorde; on aura plus confiance en sa miséricorde et on craindra moins sa justice, ce que sœur Thérèse appelait sa « petite voie de confiance et d'abandon » qu'elle voulait montrer aux âmes après sa mort.

[Réponse à la dixième demande]:

Elle est née le 2 janvier 1873, à Alençon, rue Saint-Blaise, paroisse de Notre-Dame, diocèse de Séez. Notre père, comme je l'ai dit ci-dessus, s'appelait Louis-Joseph-Aloys-Stanis-[136v]las Martin et était né à Bordeaux le 22 août 1823; notre mère s'appelait Marie-Zélie Guérin; elle était née à Gandelain le 23 novembre 1831. Notre père était bijoutier et notre mère faisait commerce de dentelle de point d'Alençon. Lors de la naissance de la Servante de Dieu, notre père s'était retiré du commerce et la condition de notre famille était aisée. Nos parents eurent de leur mariage neuf enfants:

l' Marie-Louise, née à Alençon le 22 février 1860.

2' Marie-Pauline, née à Alençon le 7 septembre 1861.

3' Marie-Léonie, née à Alençon le 3 juin 1863.

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

4' Marie-Hélène, née à Alençon le 13 octobre 1864, morte à 4 ans et demi. 5' Marie-Joseph-Louis, né à Alençon le 20 septembre 1866, mort à 5 mois.

6' Marie-Joseph-Jean Baptiste, né à Alençon le 19 décembre 1867, mort à 9 mois.

7' Marie-Céline, née à Alençon le 28 avril 1869.

8' Marie-Mélanie-Thérèse, née à Alençon le 16 août 1870, morte à 3 mois.

9' Marie-Françoise-Thérèse (la Servante de Dieu), née à Alençon le 2 janvier 1873.

[137r] L'éducation des enfants se faisait en partie dans la famille et en partie dans les pensions tenues, soit par les visitandines du Mans pour les filles aînées, soit par les bénédictines de Lisieux pour les plus jeunes, à cause du changement de domicile qui suivit la mort de notre mère. Ce fut spécialement le cas pour Léonie, Céline et Thérèse.

[Réponse à la onzième demande]:

Nos parents avaient la réputation d'être religieux, même très pieux; notre mère, malgré les fatigues de sa vie, assistait tous les jours avec notre père à la messe de cinq heures et demie et y faisaient tous les deux la sainte communion quatre ou cinq fois la semaine; vers la fin de sa vie, mon père communiait tous les jours; il faisait partie de la Conférence de saint Vincent de Paul, de l'oeuvre de l'Adoration nocturne, etc. Tous les deux faisaient leur carême, jeûne et abstinence, malgré la faible complexion de ma mère. Mon père tenait à l'observance stricte du dimanche, bien que la fermeture de sa maison de commerce de bijouterie, spécialement ce jour là, lui causât un notable préjudice.

[139r] [Réponse à la douzième- demande]:

Elle a été baptisée dans l'église Notre-Dame [139v] d'Alençon, le 4 janvier 1873.

[Comment le savez-vous?]:

Parce que j'y assistais.

[Savez-vous pourquoi l'on attendit deux jours, après sa naissance, pour la baptiser?]:

Parce qu'on attendait son parrain. Durant cet intervalle, notre pieuse mère était dans des transes continuelles, regrettant cet intervalle et craignant qu'il n'arrivât quelque mal à cette enfant: elle s'imaginait sans cesse que l'enfant était en danger. Tous ses autres enfants avaient été baptisés le jour même de leur naissance. D'ailleurs, l'acte de baptême doit être entre les mains de monsieur le vice-postulateur.

[Réponse à la treizième demande]:

Leur unique souci était, pour ainsi dire, notre intérêt spirituel. Notre mère désirait que toutes ses filles soient religieuses, sans vouloir cependant nous influencer.

[Pourriez-vous donner là plus de précisions?]:

[140r] Notre mère nous faisait élever souvent notre cœur à Dieu dans la journée; nous conduisait faire des visites au Saint Sacrement. Notre mère était plutôt ferme dans notre éducation et ne nous passait rien, particulièrement touchant la vanité, etc. Notre père était d'un caractère plus doux; il aimait particulièrement sa petite Thérèse, et notre mère disait: « Tu la perdras!.»

[Pourquoi la Servante de Dieu, était-elle spécialement aimée de son père?]:

l° c'était sa plus jeune enfant, ensuite elle était particulièrement intelligente et aimante. Toute petite, elle devinait les sentiments de mon père, qui trouva surtout en elle sa consolation, après la mort de notre mère.

[De cette prédilection paternelle, la Servante de Dieu tira-t-elle parfois quelque occasion de vaine gloire, etc.?]:

Pas du tout; d'ailleurs, notre père l'aimait, mais ne la gâtait pas; un jour qu'elle lui avait dit un peu librement: « dérange-toi » (elle avait peut-être trois ans), il l'en reprit et lui fit sentir sa faute: ç'à été pour la vie, elle n'a jamais recommencé et ses paroles étaient toujours fort respectueuses. Je n'ai jamais remarqué qu'elle eût de fierté à l'égard de ses sœurs, bien au contraire. Après la mort de notre mère, elle considérait ses sœurs aînées et moi spécialement comme sa [140v] mère. Je ne me rappelle pas qu'elle m'ait une seule fois désobéi; elle demandait des permissions pour tout. Lorsque mon père l'invitait à sortir avec lui, elle répondait toujours: « Je vais en demander la permission à Pauline » - MSA 19,1 - '. Mon père l'engageait lui-même à cette soumission; et si je refusais, elle pleurait quelquefois, à cause de mon père qui eût été heureux de sortir avec elle, mais obéissait sans insister.

[Réponse à la quatorzième demande]:

Après la mort de notre mère arrivée le 28 août 1877, notre père vint s'établir à Lisieux, parce que habitait dans cette ville monsieur Guérin, frère de notre mère, et que madame Guérin, étant particulièrement bonne et pieuse, mon père pensait trouver auprès d'elle un appui et une assistance utile pour l'éducation de ses filles. Thérèse fut élevée dans la famille par mon père et par Marie et moi, ses sœurs aînées, jusqu'à l'âge de huit ans et demi. A huit ans et demi, elle entra comme demi-pensionnaire chez les bénédictines de Lisieux. Deux de ses sœurs, Léonie et Céline, avaient été élevées dans cette maison. [141r] Léonie ayant fini son éducation, Thérèse prit sa place. Elle fut instruite par les religieuses, et ma sœur Céline qui y était avec elle, sait mieux que moi les

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

détails de son séjour. Pendant les années qui précédèrent son entrée à l'Abbaye, j'étais particulièrement employée à son éducation; elle se montrait très appliquée et profitait beaucoup de toutes mes leçons. Elle était attentive à acquérir de l'empire sur ses actions et elle prit dès lors l'habitude de ne jamais se plaindre ni s'excuser. A l'Abbaye, elle donnait satisfaction parfaite par son application et comme en faisaient foi les notes transmises à la famille chaque semaine. Elle m'a confié plus tard qu'elle avait eu à souffrir des sentiments de jalousie d'une compagne, mais elle ne s'en plaignit jamais à cette époque. Ayant remarqué alors que certaines de ses compagnes s'attachaient particulièrement à telle ou telle maîtresse, elle eut la pensée de les imiter, mais ne put y réussir, ce qu'elle considéra comme une grâce particulière du bon Dieu; elle me l'a dit souvent, comme d'ailleurs elle l'a relaté dans l'histoire de sa vie: « Ne sachant pas gagner les bonnes grâces des créatures, je ne pus y réussir. Oh! heureuse ignorance, qu'elle m'a évité de grand maux! » - MSA 37,1 - '. [141v] Elle fit sa première communion à l'Abbaye des bénédictines le 8 mai 1884; j'étais alors au Carmel et c'est surtout ma sœur Marie qui l'a préparée. Trois mois avant sa première communion, je lui donnai un petit livre où ses sacrifices et ses aspirations d'amour vers Jésus devaient être marqués chaque soir. Elle y inscrivit durant ces trois mois 818 sacrifices et 2.773 actes ou aspirations d'amour. Elle a été confirmée à l'Abbaye des bénédictines le 14 juin 1884.

[Réponse à la quinzième demande]:

Peu de temps après sa première communion, elle passa par une crise de scrupules, et, comme sa santé paraissait s'épuiser, notre père crut prudent de la retirer du pensionnat et de reprendre le régime de l'éducation en famille.

[La maladie fut-elle la seule cause de ce départ, ou celui-ci fut-il plutôt motivé par quelque désapprobation de la part des maîtresses ou quelque répugnance de la part de la Servante de Dieu?]:

Oh! non, c'était son état de faiblesse qui faisait craindre à mon père [142r] que le séjour de l'école ne fût trop fatigant, mais je sais ces détails moins bien que mes sœurs.

[Savez-vous comment vécut la Servante de Dieu après avoir quitté l'Abbaye des bénédictines?]:

J'étais au Carmel, mes sœurs qui étaient dans la famille le sauront bien mieux que moi. Je ne pourrais que reproduire le manuscrit de sa vie.

[Réponse à la seizième demande]:

Dès sa plus tendre enfance, la Servante de Dieu disait qu'elle voulait vivre dans un désert pour mieux prier le bon Dieu; quand elle accompagnait mon père dans ses promenades à la campagne, pendant qu'il s'occupait à la pêche, elle aimait à se retirer à l'écart où, dit-elle, elle pensait à l'éternité. Lorsque j'entrai au Carmel en 1882, ses aspirations se tournèrent vers cette forme de vie religieuse; dès l'âge de 9 ans, elle eût voulu entrer au Carmel, et son désir se précisa de plus en plus jusqu'à l'âge de 14 ans, où elle fit les premières démarches pour réaliser son dessein.

[142v] [Aurait-elle peut-être conçu ce désir à cause de la compagnie de ses sœurs ou, tout au moins, à cause de l'affection spéciale qu'elle avait pour le témoin, déjà moniale au Carmel?]:

Mes sœurs Marie, Céline et Léonie ne manifestaient pas alors le désir d'être religieuses; ma sœur Marie notamment affectait plutôt de détourner la conversation de ce sujet. Craignant moi-même qu'elle ne parlât du Carmel à cause de moi, je lui demandai un jour si ce n'était pas pour être avec moi qu'elle exprimait ces désirs. Elle fut peinée de cette supposition et me dit: « Oh! non, c'est pour le bon Dieu tout seul » - MSA 26,1 - '. Elle l'a d'ailleurs bien prouvé par la suite.

[Session 6: - 13 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[144v] [Suite de la réponse à la seizième demande]:

Elle ne trouva que moi pour l'encourager dans son projet d'entrée au Carmel; elle ne pouvait parler de son désir sans se sentir repoussée par Marie (sa sœur aînée) qui la trouvait trop jeune et faisait tout son possible pour empêcher son entrée. Moi-même, pour [145r] l'éprouver, j'essayais parfois de ralentir son ardeur, si elle n'avait pas eu vraiment vocation, elle se serait arrêtée dès le début ne rencontrant que des obstacles pour répondre à l'appel de Dieu. Elle ne savait quel moyen prendre pour l'annoncer à mon père qui venait de sacrifier ses trois aînées. Marie, en effet, était venue me rejoindre au Carmel et Léonie était alors aux clarisses d'Alençon. La Servante de Dieu avait 14 ans et demi, elle choisit le jour de la Pentecôte pour faire sa grande confidence et toute la journée elle supplia les saints Apôtres de lui inspirer les paroles qu'elle allait avoir à dire. Après lui avoir fait observer qu'elle était bien jeune, mon père se laissa convaincre par les raisons qu'elle lui donnait et répondit que c'était pour lui un grand honneur que Dieu lui demandât ses enfants. Mais de douloureuses épreuves l'attendaient encore. Notre oncle monsieur Guérin, consulté sur le projet, répondit qu'autant qu'il dépendait de lui, il lui défendait de lui parler de cette vocation avant l'âge de 17 ans. C'était, disait-il, contraire à la prudence de laisser entrer une enfant de 15 ans

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

au Carmel; ce serait, aux yeux du monde, faire grand tort à la religion que de laisser une enfant sans expérience [145v] embrasser ce genre de vie. Il dit enfin qu'il faudrait un miracle pour le faire changer de sentiment. Thérèse chercha sa seule consolation dans la prière et suppliait Jésus de faire ce miracle. Quelque temps après, elle eut une épreuve intérieure, un sentiment de délaissement très grand pendant trois jours. Le quatrième jour, mon oncle lui donna son consentement d'une manière inopinée. Peu de jours après, elle vint au Carmel me dire sa joie, mais quelle ne fut pas sa tristesse de m'entendre dire que monsieur le supérieur ne consentait pas à son entrée avant l'âge de 21 ans.

[Qui était alors le supérieur du monastère et savez-vous pourquoi il s'opposait à l'entrée de la Servante de Dieu?]:

C'était monsieur Delatroëtte, curé de Saint Jacques de Lisieux. Il me déclara à moi-même qu'il trouvait cette enfant trop jeune; il ne m'exprima d'autre motif de son opposition.

[Peut-être le supérieur se serait-il opposé à l'entrée de la Servante de Dieu, du fait que deux de ses soeurs se trouvaient déjà dans ce même monastère?]:

[146r] Il ne m'a jamais dit cela.

[Puis, le témoin poursuivit ainsi son exposé]:

Personne n'avait pensé à cette opposition; notre révérende mère prieure était très favorable à l'entrée de Thérèse. La Servante de Dieu, sans perdre courage, pria notre père de la conduire chez monsieur le supérieur, où elle fut accompagnée par sa soeur Céline. Elle essaya de le toucher et de lui prouver qu'elle avait bien la vocation du Carmel. Il les reçut très froidement et dit qu'il n'y avait pas de péril en la demeure, qu'elle pouvait mener une vie de carmélite à la maison, que tout ne serait pas perdu si elle ne prenait pas la discipline, etc. Mais il ajouta qu'il n'était que le délégué de monseigneur l'évêque et que si monseigneur voulait lui permettre d'entrer au Carmel, il n'aurait rien à dire.

[Rapportez-vous tout cela en vous basant sur le manuscrit de l'« Histoire d'une âme écrite par elle-même »?]:

Elle m'a raconté tout cela de vive voix, très souvent.

Mon père lui ayant promis, sur le désir qu'elle en exprima, de la conduire à l'évêché, elle ajouta: « Si monseigneur ne me donne pas la permission, j'irai la [146v] demander au Saint Père » - MSA 52,1 - '.

Elle m'a raconté toute l'histoire de ce voyage qu'elle a ensuite rédigée dans l'« Histoire d'une âme.» Ce qui la préoccupait surtout c'est que n'ayant jamais été en visite qu'accompagnée de ses sœurs aînées et n'y prenant la parole que rarement et pour répondre aux questions qui lui étaient faites, elle ne savait comment vaincre sa timidité pour exposer elle-même à monseigneur l'objet et les raisons de sa demande. Elle surmonta pourtant son émotion et plaida sa cause de son mieux. Monseigneur exprima la pensée que l'enfant pourrait rester encore plusieurs années auprès de son père pour sa consolation, mais il ne fut pas peu étonné de voir le père appuyer lui-même la demande de sa fille. Monsieur Révérony, vicaire général, en exprima son admiration. Interrogée par monseigneur sur l'époque où elle avait conçu ses premières idées de vocation religieuse, elle répondit qu'il y avait longtemps. Monsieur Révérony, vicaire général, dit en souriant: « Il n'y a toujours pas 15 ans » - MSA 54,2 - '. Elle répondit qu'il n'y avait pas beaucoup d'années à en retrancher, car elle avait désiré la vie religieuse dès l'âge [147r] de 3 ans, et le Carmel dès qu'elle l'avait connu. Monseigneur dit qu'il voulait s'entretenir de cette affaire avec monsieur Delatroëtte, supérieur du Carmel, et qu'il donnerait sa réponse ultérieurement. La Servante de Dieu, qui connaissait l'opposition de monsieur Delatroëtte, fut désolée de cette décision et pleura à chaudes larmes. Au cours de la conversation, monsieur Martin ayant parlé d'un projet de voyage à Rome, monseigneur l'approuva. A son retour de Bayeux, elle vint me voir au parloir. Je fus très frappée de remarquer en elle, malgré une réelle tristesse, une très grande paix de l'âme, basée sur son entier abandon à la volonté du bon Dieu. Il me semble entendre encore cette conversation qui m'inspira pour elle un grand sentiment de respect, tant les dispositions de son âme me paraissaient élevées.

Elle fit précéder son voyage de Rome d'un pèlerinage à Notre-Dame des Victoires de Paris. Là elle recommanda à la Très Sainte Vierge le principal objet de son voyage, qui était d'obtenir du Saint Père son admission au Carmel. Elle recommanda aussi très spécialement à la Sainte Vierge la conservation de sa vertu. « Je lui demandais encore [147v] - dit-elle - d'éloigner de moi toutes les occasions de pécher. je n'ignorais pas que, pendant mon voyage, il se rencontrerait bien des choses capables de me troubler; n'ayant aucune connaissance du mal, je craignais de le découvrir » - MSA 57,2 - '. Ces paroles, consignées dans son manuscrit, elle me les a maintes fois répétées, comme d'ailleurs tout le contenu du récit de sa vie. Pendant son voyage, comme ses lettres en font foi, elle n'était pas insensible aux beautés de la nature et de l'art, dont l'admiration se terminait toujours par quelque pensée surnaturelle; mais elle était constamment préoccupée de son projet d'entretien avec le Saint Père. Les détails de son voyage sont consignés dans l'« Histoire de sa vie », écrite par elle-même, et ma soeur Céline, qui l'accompagnait, pourrait les redire; je les connais par ce qu'elles m'en ont raconté, qui est de tout point conforme au manuscrit dont je me propose de verser la copie aux documents de la Cause.

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

[148r] [Suite de la réponse à la seizième demande. - Le juge demande si le témoin peut compléter l'« Histoire d'une âme» en ce qui concerne ce voyage]:

Non, tout ce qu'elle m'a raconté, est reproduit dans cet écrit. Dans son audience auprès du Souverain Pontife, elle surmonta sa grande timidité et sollicita l'autorisation d'entrer au Carmel à 15 ans. Monsieur Révérony, vicaire général de Bayeux, présent à l'audience, ayant fait observer au Souverain Pontife que la question était étudiée par les supérieurs, [148v] Léon XIII répondit à la Servante de Dieu: « Faites ce que diront les supérieurs.» Elle insista, en disant: « Oh! très Saint Père, si vous disiez oui, tout le monde voudrait bien.» Le Pape reprit: « Allons, vous entrerez si le bon Dieu le veut » - MSA 63,1 - '. Elle voulait insister encore et l'audience ne prit fin que parce que monsieur Révérony et les gardes l'arrachèrent des pieds du Saint Père.

Voici le passage d'une lettre qu'elle m'écrivit après cette audience: « Je crois que j'ai fait ce que le bon Dieu voulait; maintenant, il ne me reste plus qu'à prier. J'ai le cœur bien gros, cependant le bon Dieu ne peut pas me donner des épreuves qui soient au-dessus de mes forces. Il m'a donné le courage de supporter cette épreuve. Oh! elle est bien grande; mais, Pauline, je suis la petite balle de l'Enfant Jésus; s'il veut briser son jouet, il est bien libre; oui, je veux bien tout ce qu'il veut » - LT 36 - .» Après son retour en France, elle s'en remit avec une parfaite obéissance, pour la poursuite de son projet, aux conseils que je lui donnai après avoir consulté moi-même la révérende mère prieure, assurée, me disait-elle, qu'obéir était le seul moyen de ne pas se tromper. [149r] Sur mes avis, elle écrivit avant Noël 1887 une lettre d'instance à monseigneur l'évêque de Bayeux qui, cette fois, répondit le 28 décembre, en accordant l'autorisation tant désirée. Elle n'entra, pourtant, au Carmel qu'en avril 1888.

[Savez-vous pourquoi la Servante de Dieu n'est pas entrée au monastère aussitôt qu'elle en eût l'autorisation de l'évêque?]:

Le supérieur immédiat, monsieur Delatroëtte, était si mécontent de toutes les démarches faites en dehors de lui, et de l'autorisation obtenue contre son sentiment, que nous crûmes bon, au Carmel, de lui donner quelque satisfaction, en ajournant un peu l'entrée de la postulante. Finalement, elle entra au Carmel le 9 avril 1888. Elle fut amenée par mon père et toute la famille. Monsieur Delatroëtte, le supérieur, la présenta à la communauté en ces termes: « Ma révérende mère, vous pouvez chanter le Te Deum; comme délégué de monseigneur, je vous présente cette enfant de 15 ans; c'est vous qui avez voulu son entrée, je souhaite qu'elle ne trompe pas vos espérances. Mais je vous rappelle que vous en porterez toute la responsabilité.»

[149v] [Comment le savez-vous?]:

J'assistais à tous ces faits.

[Savez-vous si le supérieur conserva toujours, ou non, ces mêmes sentiments?] :

Il fallut plusieurs années à ce saint prêtre pour changer de sentiment, mais enfin, il en vint à une profonde admiration pour la Servante de Dieu, jusqu'à dire à la mère prieure: « Ah! vraiment, cette enfant est un ange.» J'ai entendu moi-même ces paroles, et, en les prononçant, le bon supérieur avait les yeux pleins de larmes.

[Réponse à la dix-septième demande]:

A son entrée au monastère les sœurs qui, pour la plupart, ne s'attendaient à voir qu'une enfant toute ordinaire, furent comme saisies de respect en sa présence. Elle avait dans toute sa personne quelque chose de si digne, de si résolu, de si modeste que j'en fus surprise moi-même. Une des sœurs m'avoua plus tard que, voyant avec quelle ardeur je travaillais à favoriser son entrée, elle s'était dit: « Quelle imprudence de faire entrer au Carmel une enfant si jeune! Quelle [150r] imagination a cette sœur Agnès de Jésus! Elle en aura des déceptions!....» Elle m'avoua qu'elle s'était bien trompée.

[De quelle sœur s'agit-il? Vit-elle encore?]:

C'était sœur Saint Jean de la Croix; elle est morte depuis quelques années.

[Suite de la réponse]:

Ayant commencé son postulat en avril, à 15 ans et trois mois, elle aurait pu régulièrement prendre l'habit dans les six mois, avant la fin d'octobre; en fait, elle ne prit l'habit que le 10 janvier 1889.

[Pourquoi la prise d'habit fut-elle ainsi retardée?]:

Vers cette époque, notre père était très malade et on espérait que grâce à ce délai, il serait en état d'assister plus tard à la prise d'habit.

[Suite de la réponse]:

Le 11 janvier 1890, après un an et un jour de noviciat, étant âgée de 17 ans, elle aurait pu être admise à la profession. Mais la révérende mère prieure, pressentant que monsieur le supérieur y mettrait obstacle à cause [150v] de son âge, lui dit de remettre à plus tard.

[Comment la Servante de Dieu réagit-elle à ce nouveau retard?]:

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

J'étais moi-même avec notre révérende mère prieure, lorsqu'elle lui fit ce refus, auquel je m'associai moi-même. Elle en conçut un profond chagrin, mais presque aussitôt elle comprit, dans l'oraison, que ce délai était voulu de Dieu. Elle me dit à cette époque ce qu'elle a consigné plus tard dans le manuscrit de sa vie: « Je compris que mon désir si vif de faire profession était mélangé d'un grand amour propre; puisque je m'étais donnée à Jésus pour lui faire plaisir, le consoler, je ne devais pas l'obliger à faire ma volonté au lieu de la sienne. Oh! mon Dieu - disait-elle je ne vous demande pas de prononcer mes saints vœux, j'attendrai autant que vous voudrez; seulement, je ne veux pas que, par ma faute, mon union avec vous soit différée. je vais mettre tous mes soins à me faire une belle robe enrichie de pierreries; quand vous la trouverez assez richement ornée, je suis sûre que toutes les créatures ne vous empêcheront pas de descendre vers moi afin de m'unir pour toujours à vous, ô mon bien Aimé » - MSA 73,2-74,1 -

[151r] Elle fut admise à la profession le 8 septembre 1890. L'autorisation de soumettre au vote du chapitre l'admission de la Servante de Dieu dut être demandée au supérieur immédiat qui, toujours hésitant, renvoya à monseigneur l'évêque, lequel accorda l'autorisation demandée. Ses dispositions, lors de sa profession, sont consignées dans le manuscrit de sa vie, telles qu'elle me les manifestait par ailleurs. La note caractéristique de cette période de sa vie, qui s'étend de son entrée au Carmel jusqu'à l'époque où les novices lui furent confiées, c'est l'humilité, le soin d'être fidèle jusque dans les plus petites choses, malgré de constantes aridités. je sais tout cela par la confidence qu'elle me faisait de son état d'âme, aux jours où la Règle nous permettait de nous entretenir.

[Recherchait-elle spécialement la compagnie de ses soeurs selon le sang?]:

Bien au contraire, en récréation et dans les autres circonstances, elle se privait de notre compagnie et recherchait de préférence les sœurs qui se montraient moins sympathiques à son égard.

[Session 7: - 16 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[153r] [Réponse à la dix-huitième demande]:

Elle fut chargée, à titre d'auxiliaire, de la formation des novices (1893), étant âgée de 20 ans. Cette charge lui fut d'abord confiée par moi qui étais prieure, en 1893. Elle la retint jusqu'à sa mort (1897), ayant été confirmée dans cette charge d'auxiliaire par notre mère Marie de Gonzague, devenue prieure [153v] en 1896.

[Pourquoi fut-elle nommée seulement aide au noviciat et non pas maîtresse des novices?]:

Devenue prieure en 1893, je crus devoir donner le titre de maîtresse des novices à la mère Marie de Gonzague qui sortait alors de la charge de prieure.

[Pourquoi avez-vous décidé de nommer la Servante de Dieu aide de la maîtresse des novices, mère Marie de Gonzague?]:

La mère Marie de Gonzague sortant de la charge de prieure, je me crus obligée par convenance de la nommer maîtresse des novices. Mais, à de réelles qualités, se joignaient en elle des lacunes et des défauts dont j'espérais contrebalancer l'influence fâcheuse en lui adjoignant sœur Thérèse dans l'exercice de cette charge.

[Pourquoi réélue prieure, mère Marie de Gonzague confirma-t-elle sœur Thérèse dans sa fonction d'aide sans lui donner le titre de maîtresse des novices?]:

La mère Marie de Gonzague croyait bon de garder pour elle-même la charge et l'influence de la maîtresse des [154r] novices en même temps qu'elle exerçait la charge de prieure.

[Comment la Servante de Dieu se comporta-t-elle dans l'exercice de cette charge?]:

Elle ne craignait pas sa peine, avertissait sans rien craindre, malgré tout ce qui lui en coûtait. Elle le faisait cependant avec prudence et discernement. Elle me disait plaisamment: « Il y en a que je suis forcée de prendre par la peau, et d'autres par le bout des ailes.» Elle ne disait jamais ses peines et ses ennuis; elle ne posait jamais aux novices de questions qui auraient satisfait sa curiosité; elle n'essayait pas de s'attirer leurs coeurs; elle mettait toute sa confiance en Dieu dans ses difficultés et implorait alors plus spécialement le secours de la Sainte Vierge. Elle me dit un jour à ce sujet cette parole que je notai par écrit tout aussitôt- « Je jette à droite, à gauche, à mes petits oiseaux les bonnes graines que le bon Dieu met dans ma main, puis ça fait comme ça veut: je ne m'en occupe plus; quelquefois c'est comme si je n'avais rien semé, mais le bon Dieu me dit: donne, donne toujours sans t'occuper d'autre chose » - DE 15-5 - .» Elle laissait dire aux novices ce qu'elles pensaient contre elle. Elles le faisaient avec d'autant plus [154v] de liberté que la Servante de Dieu n'était pas maîtresse titulaire et plus jeune que plusieurs d'entre elles. Je la rencontrai un jour qu'une novice venait de lui parler d'une maniè-

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

re fort humiliante. Elle avait le visage animé. Je lui dis: « Qu'avez-vous donc? Etes-vous plus fatiguée?.» Elle me répondit: « Je suis très heureuse: le bon Dieu vient de me donner l'occasion de me rappeler que je suis toute, toute (sic) petite et sans vertu. J'ai pensé à Seméi maudissant David, et je me suis dit: oui, c'est bien le Seigneur qui a ordonné à sœur *** de me dire ces choses. je le crois d'autant plus que j'avais ce matin un véritable désir d'être humiliée ». - HA ch.12 -

[Comment la Servante de Dieu se comportait-elle, en tant qu'aide au noviciat, à l'égard de la maîtresse des novices, mère Marie de Gonzague?]:

Elle se montra toujours très respectueuse et déférente, et se conduisit avec une grande prudence dans cette situation délicate. La mère Marie de Gonzague, sur son lit de mort, me disait, en 1904, sept ans après la mort de la Servante de Dieu: « Ma mère, pas une seule âme ici ne s'est rendue coupable comme je l'ai été et cependant j'ai confiance en Dieu et en ma petite Thérèse: elle [155r] m'obtiendra mon salut.»

[D'où tenez-vous cela?]:

J'ai vu toutes ces choses moi-même, je recevais constamment communication des pensées de sœur Thérèse et je notais à mesure ce qui me paraissait intéressant,

[La Servante de Dieu exerça-t-elle d'autres charges ou offices?]:

Elle a rempli successivement diverses obédiences ordinaires dans le monastère, comme de sacristine, de portière, de réfectorière, de lingère, à peu près tous les offices de la maison, à l'exception de la fonction d'infirmière, que pourtant elle souhaitait beaucoup. Elle se montrait indifférente au choix des emplois et s'appliquait très soigneusement à les remplir comme étant l'expression de la volonté divine à chaque moment.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Son principal écrit est le manuscrit de sa vie. En dehors de cette composition, elle a écrit un certain nombre de lettres aux membres de sa famille; elle a composé quelques poésies pieuses, soit pour exprimer ses propres sentiments, soit à la demande de quelqu'une de ses sœurs en [155v] religion, pour leur faire plaisir, par exemple au jour de leur profession, de leur anniversaire, etc. Il y a aussi des pièces intitulées Récréations pieuses, qui sont de petites saynètes à réciter dans nos fêtes intimes.

[En poursuivant la même interrogation, il est demandé au témoin de parler spécialement de l'origine et de la composition du manuscrit intitulé « Histoire printanière d'une petite fleur blanche écrite par elle-même et dédiée à la révérende mère Agnès de Jésus » (Histoire d'une âme, écrite par elle-même]:

Au commencement de l'année 1895, deux ans et demi avant la mort de sœur Thérèse, [156r] un soir d'hiver où je me trouvais avec mes deux sœurs (Marie et Thérèse), sœur Thérèse de l'Enfant Jésus me raconta plusieurs traits de son enfance, et sœur Marie du Sacré Cœur (ma sœur aînée Marie) me dit: « Ah! ma mère, quel dommage que nous n'ayons pas tout cela par écrit. Si vous demandiez à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus d'écrire pour nous ses souvenirs d'enfance, combien cela nous ferait plaisir!.» « Je ne demande pas mieux », répondis-je; et me tournant vers sœur Thérèse de l'Enfant Jésus qui riait comme si l'on s'était moqué d'elle, je lui dis: « Je vous ordonne de m'écrire tous vos souvenirs d'enfance.»

La Servante de Dieu se mit à l'œuvre par obéissance, car j'étais alors sa mère prieure, Elle écrivit uniquement pendant ses temps libres et me donna son cahier le 20 janvier 1896 pour ma fête. J'étais à l'oraison du soir. En passant pour aller à sa stalle, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'agenouilla et me remit ce trésor. Je lui répondis par un simple signe de tête et posai le manuscrit sur notre stalle, sans l'ouvrir. Je ne pris le temps de le lire qu'après les élections de cette même année, au printemps. Je remarquai la vertu de la Servante [156v] de Dieu, car après son acte d'obéissance, elle ne s'en était plus du tout préoccupée, ne me demandant jamais si j'avais lu son cahier ni ce que j'en pensais. Un jour, je lui dis que je n'avais pas eu le temps d'en rien lire; elle n'en parut nullement peinée. Je trouvai ses récits incomplets. Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus avait insisté particulièrement sur son enfance et sa première jeunesse, comme je lui avais demandé; sa vie religieuse y était à peine esquissée; la fin de cette première partie du manuscrit correspond à la page 149' du livre imprimé (Histoire d'une âme), édition in 8°, 1910.»

Je pensai que c'était bien dommage qu'elle n'eût pas rédigé avec le même développement ce qui avait trait à sa vie au Carmel, mais sur ces entrefaites j'avais cessé d'être prieure et la mère Marie de Gonzague était rentrée dans cette charge. Je craignais qu'elle n'attachât pas à cette composition le même intérêt que moi et je n'osais rien lui en dire. Mais enfin, voyant sœur Thérèse de l'Enfant Jésus devenue très malade, je voulus tenter l'impossible. Le soir du 2 juin 1897, quatre mois avant la mort de sœur Thérèse, vers minuit, j'allai trouver notre mère prieure: « Ma mère - lui dis-je -, il m'est impossible [157r] de dormir avant de vous avoir confié un secret. Pendant que j'étais prieure, sœur Thérèse m'écrivit pour me

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

faire plaisir et par obéissance quelques souvenirs de son enfance. J'ai relu cela l'autre jour; c'est gentil, mais vous ne pourrez pas en tirer grand' chose pour vous aider à faire sa circulaire après sa mort, car il n'y a presque rien sur sa vie religieuse. Si vous le lui commandiez, elle pourrait écrire quelque chose de plus sérieux, et je ne doute pas que ce que vous auriez ne soit incomparablement mieux que ce que j'ai.»

Le bon Dieu bénit ma démarche, et le lendemain matin notre mère ordonna à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus de continuer son récit. Je lui avais déjà choisi un cahier, mais elle le trouvait trop beau, bien qu'il fût très ordinaire, comme le tribunal peut en juger (le témoin. communique le cahier)- elle craignait de faire une faute contre la pauvreté en s'en servant. Elle me demanda s'il ne fallait pas, au moins, serrer les lignes, pour employer moins de papier. je lui répondis qu'elle était trop malade pour se fatiguer à écrire ainsi et qu'il fallait, au contraire, espacer les lignes et écrire en gros caractères. Elle se remit donc à écrire d'un premier jet, toujours sans ratures, mais si dérangée, à cause de sa maladie, à cause aussi des allées et venues des infirmières et des novices qui voulaient profi-[157v]ter de ses derniers jours, qu'elle me disait-. « Je ne sais pas ce que j'écris.» Et un jour, où elle avait été plus particulièrement dérangée: « J'écris sur la charité, mais je n'ai pas fait ce que je voulais; c'est on ne peut plus mal rendu. Enfin ma pensée y est. Il faudra que vous retouchiez tout cela; je vous assure que ça n'a aucune suite.» Une autre fois encore: « Ma mère, tout ce que vous trouverez bon de retrancher ou d'ajouter au cahier de ma vie, c'est moi qui le retranche et qui l'ajoute. Rappelez-vous cela plus tard et n'ayez aucun scrupule à ce sujet » - DE 9-8 - .

Elle cessa d'écrire au commencement de juillet de cette dernière année 1897. Elle ne put même écrire la dernière page qu'au crayon, à cause de sa grande faiblesse; la dernière phrase écrite par elle, est ainsi conçue: « Oui, je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j'irais, le cœur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien il chérit l'enfant prodigue qui revient à lui. Ce n'est pas parce que le bon Dieu, dans sa prévenante miséricorde, a préservé mon âme du péché mortel que je m'élève à lui par la confiance et l'amour » - MSC 36,2 - .» Comme je lui exprimais mes re-[158r]grets qu'elle ne pût continuer, elle me dit: « Il y en a bien assez, il y en aura pour tout le monde, excepté pour les voies extraordinaires » - DE 9-8 - .» Cette fin du manuscrit correspond à la page 207 de l'ouvrage imprimé l'« Histoire d'une âme », édition in 8', 1910, vers le milieu du chapitre onzième.» Les pages qui suivent dans le livre imprimé et qui terminent son histoire, sont la reproduction des pages écrites antérieurement par la Servante de Dieu, pendant sa dernière retraite en septembre 1896, à la demande de sa sœur Marie du Sacré Cœur et avec l'autorisation de la révérende mère prieure, Marie de Gonzague.»

[Savez-vous si, en écrivant ces commentaires, la Servante de Dieu soupçonnait qu'on les publierait un jour ou que, tout au moins, on les utiliserait pour la rédaction de la circulaire habituellement envoyée aux monastères après le décès d'une moniale?]:

Elle ne soupçonnait rien de tel dans la composition de la première partie qui a trait surtout à son enfance et à sa jeunesse; elle croyait écrire seulement pour moi et pour ses deux autres sœurs, Marie et Céline, aussi présentes au Carmel. Telle était, d'ailleurs aussi, notre conviction. De même, les pages qui sont devenues [158v] la troisième partie, ont été écrites en vue exclusivement de sa sœur Marie qui l'en sollicitait. Mais lorsque la mère prieure, Marie de Gonzague, lui ordonna d'écrire ce qui avait trait à sa vie au Carmel, je lui fis entrevoir que ce manuscrit pourrait servir à l'édification de plusieurs, et que sa publication serait un moyen dont Dieu se servirait pour réaliser son désir de faire du bien après sa mort et elle accepta cette pensée très simplement. Comme je lui disais qu'il se pourrait aussi que le manuscrit fût brûlé par notre mère prieure, elle répondit: « Oh! mais qu'est-ce que cela ferait; c'est que le bon Dieu ne voudrait pas se servir de ce moyen, mais il en aurait d'autres.»

[Était-il d'usage, antérieurement, que les carmélites écrivissent aussi des notes autobiographiques et les prieures utilisaient-elles de telles notes pour la rédaction des circulaires, cela du moins au monastère de Lisieux?]:

Jamais cela ne c'était fait depuis la fondation de Lisieux, bien certainement.

[159r][La Servante de Dieu changea-t-elle quelque chose à sa manière d'écrire, après avoir su que son travail serait peut-être publié?]:

Elle continua d'écrire tout aussi simplement ces dernières pages de son manuscrit; il suffit d'ailleurs de les lire pour reconnaître qu'elles sont écrites presque sans ordre et au courant de la plume. Elle me demandait même: « sur quel sujet voulez-vous que j'écrive?.» Je lui répondais: « sur la charité, sur les novices », etc. Elle le faisait aussitôt, sans autre recherche.

[Les écrits de la

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

Servante de Dieu ont-ils été déjà imprimés?]:

On a publié pour la première fois au cours de l'année 1898 (octobre) un livre intitulé: Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face: Histoire d'une âme, écrite par elle-même.» Cet ouvrage contient sa vie écrite par elle-même, avec un choix de ses lettres et de ses poésies. C'est moi qui eus l'initiative de proposer cette publication après sa mort. En relisant les manuscrits que j'avais entre les mains, j'eus l'impression que je possédais un trésor qui pourrait faire beaucoup de bien aux âmes. C'est pour cela que je songeai à le publier avec l'autorisation de la révérende mère prieure. Elle communiqua ma copie au révérend père Godefroy Madelaine de l'Ordre des prémontrés, aujourd'hui abbé [159v] de Saint Michel de Frigolet, et à cette époque prieur de l'abbaye de Mondaye, diocèse de Bayeux; sur son rapport, monseigneur Hugonin, évêque de Bayeux et Lisieux, donna son permis d'imprimer (7 mars 1898). Ma copie fut imprimée après quelques retouches indiquées par le père Godefroy.

[Session 8: - 17 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[161v] [Le contact et la lecture de cette histoire compléteraient-ils utilement les dépositions du témoin pour l'instruction de la Cause?]:

Assurément, car elle s'exprime bien mieux que moi sur l'histoire de sa vie.

[Le livre imprimé (Histoire d'une âme) concorde-t-il tout à fait avec l'autographe de la Servante de Dieu, de sorte qu'on puisse lire l'un pour l'autre avec sécurité?]:

Il y a quelques changements, mais de peu d'importance et qui ne changent pas le sens général et substantiel du récit. Ces changements sont: 1° la suppression de quelques passages très courts, relatant des détails intimes de la vie de famille pendant son enfance; 2° la suppression d'une ou deux pages dont le contenu me paraissait moins intéressant pour des lecteurs étrangers au Carmel; 3° enfin, comme l'histoire manuscrite était composée de trois parties, l'une s'adressant à moi (sa sœur Pauline), l'autre à sa sœur Marie et la [162r] dernière en date à la mère Marie de Gonzague, alors prieure; cette dernière, qui présida à la publication du manuscrit, exigea certaines retouches de détail dans les parties adressées à ses sœurs, afin que, pour plus d'unité, le tout parût lui avoir été adressé à elle-même.

[Sur ce, les juges décidèrent qu'il faudrait établir un exemplaire authentique de l'Autographe, selon les règles du droit en la matière, et qu'il faudrait l'insérer dans les documents du Procès].

[Savez-vous en quelles circonstances ont été faits les portraits de la Servante de Dieu publiés dans l'«Histoire d'une âme»?]:

La plupart de ces portraits sont des dessins composés par notre sœur Céline (sœur Geneviève de Sainte Thérèse) d'après ses souvenirs de famille et d'après quelques documents photographiques. Nous avions au Carmel un appareil photographique que savait bien employer sœur Geneviève. Elle s'en servait pour ses divers travaux de dessin et elle a plusieurs fois photographié sœur Thérèse et d'autres membres de la communauté. La Servante de Dieu se prêtait pour faire plaisir à toutes ces exigences avec une entière simplicité.

[162v] [Réponse à la vingtième demande]:

Lorsqu'elle entra au Carmel, je dois dire qu'il y avait lieu de remonter un courant de relâchement. Plusieurs religieuses étaient sans doute régulières, mais il y en avait d'autres et en assez grand nombre qui se laissaient aller à des abus. La Servante de Dieu s'appliquait à son devoir, sans s'occuper de ce que faisaient les autres; je ne l'ai jamais vue s'arrêter dans des groupes qui se formaient autour de la mère prieure, au sortir d'un parloir, pour savoir les nouvelles; ni écouter des manquements à la charité. Dans nos grandes peines de famille, elle a été bien plus courageuse que nous. Après qu'au parloir nous avions appris ces nouvelles si pénibles, par exemple sur l'état de santé de notre père, au lieu de chercher à se consoler en s'entretenant avec nous, elle reprenait immédiatement ses exercices de communauté, etc.

Elle me semblait si parfaite dès les premières années de sa vie religieuse, que je n'ai jamais remarqué les progrès dont elle parle lorsqu'elle écrit: « Quand je pense au temps de mon noviciat, [163r] comme je constate mon imperfection! » - MSC 15,1 - .» Cette imperfection n'était visible que pour elle. Son attention à plaire au bon Dieu me paraissait ininterrompue. Au milieu des occupations les plus distrayantes, on sentait que la Servante de Dieu ne se livrait entièrement qu'à la grâce. jamais je n'ai surpris en elle aucune dissipation; quand je l'approchais, elle me communiquait ce recueillement, même lorsqu'elle ne disait que des choses indifférentes. Elle ne se plaignait jamais de ce qui la faisait souffrir. Au lieu que ses épreuves personnelles intérieures ou extérieures déterminassent en elle quelque relâchement dans la générosité de ses efforts, c'est

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

précisément quand on la voyait plus gaie en récréation, plus alerte dans ses travaux, qu'on pouvait juger qu'elle était soumise à quelque souffrance. Je lui demandais un jour pour quoi donc elle se montrait si exceptionnellement joyeuse: « C'est - me répondit-elle - que j'ai de la peine; rien ne me donne de la joie comme la peine » - DE 19-5 - . Elle était toujours en paix, malgré ses aridités et ses souffrances; elle était toute douceur, la grâce était répandue sur [163v] ses lèvres avec un perpétuel sourire, et le plus souvent ce sourire n'était pas l'expression d'une joie naturelle, mais le résultat de son amour pour le bon Dieu qui lui faisait regarder la souffrance comme une cause de joie. Sa ferveur si généreuse était pourtant sans rigidité ni affectation, mais pleine de simplicité.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

D'une manière générale, elle jugeait toutes choses au point de vue de la foi; jamais elle ne s'arrêtait au côté [164r] terrestre et humain des événements. Ainsi, étant maîtresse des novices, elle ne souffrait pas que l'on fît une critique de la manière dont étaient donnés les sermons et instructions. Elle ne croyait pas sans doute que tous les prêtres parlaient également bien, mais elle ne souffrait pas qu'on s'entretint des imperfections de leur prédication. De même elle disait que l'esprit de foi ne permettait pas de parler des défauts des prêtres.

Elle se confessa pour la première fois vers l'âge de six ans et demi. Ce fut pour elle un grand événement dans sa vie; elle fit son examen avec beaucoup de soin, auprès de moi. Comme je lui avais dit que les larmes du petit Jésus allaient tomber sur son âme et la purifier au moment de la bénédiction du prêtre, elle se réjouissait de sa confession comme d'une grande fête. Comme elle faisait son examen de conscience avec moi très candidement, elle me demandait ce qu'il fallait qu'elle dît. J'étais bien embarrassée de lui trouver aucun péché, ne l'ayant jamais vue désobéir ou commettre aucune faute. Je l'excitais plutôt à l'amour et à la reconnaissance qu'à la contrition.

Au pensionnat de l'Abbaye des béné[164v]dictines de Lisieux, elle réussissait parfaitement dans ses études, mais l'instruction religieuse surtout la captivait; monsieur l'abbé Domin, aumônier des bénédictines, l'appelait «son petit docteur.» Lorsqu'elle avait 7 ans, je préparais sa sœur Céline à sa première communion; elle venait assister à ces leçons. je lui disais quelquefois de s'en aller, parce qu'elle était trop petite; elle écrit à ce sujet, ce que d'ailleurs elle me disait: « Mon cœur était alors bien gros et je pensais que ce n'était pas trop que quatre ans pour se préparer à recevoir le bon Dieu » - MSA 25,1 - .» Tout ce qui se rapportait à Dieu et aux vérités religieuses, trouvait son cœur ouvert et son intelligence s'y appliquait naturellement.

Toute sa vie, elle éprouva des aridités. Lorsque ses peines devenaient plus grandes, la lecture des auteurs spirituels la laissait dans l'aridité, mais le saint Evangile qu'elle portait constamment sur son cœur occupait alors son esprit et nourrissait son âme. Elle écrivait en 1895: « A l'âge de 17 et 18 ans, je n'avais pas d'autre nourriture spirituelle que les [165r] œuvres de notre Père saint Jean de la Croix; mais plus tard, tous les livres me laissèrent dans l'aridité, je suis encore dans cet état. Dans cette impuissance, l'Ecriture Sainte et l'Imitation viennent à mon secours. En elles, je trouve une nourriture solide et toute pure; mais c'est par-dessus tout l'Evangile qui m'entretient pendant mes oraisons; j'y trouve tout ce qui est nécessaire à mon âme;... je comprends et je sais par expérience que le royaume de Dieu est au-dedans de nous (Lc. 17, 21)... jamais je n'ai entendu (Jésus ) parler, mais je sens qu'il est en moi. A chaque instant, il me guide et m'inspire ce que je dois dire ou faire. je découvre, juste au moment où j'en ai besoin, des lumières que je n'avais pas encore vues; ce n'est pas le plus souvent pendant mes oraisons qu'elles sont le plus abondantes, c'est plutôt au milieu des occupations de la journée » - MSA 83,1-2 - .»

La communion était le bonheur et le désir de sa vie, bien qu'elle m'avouât n'en avoir pour ainsi dire jamais éprouvé de consolations sensibles. Au moment des Décrets de 1891, [NOTE DE BAS DE PAGE: Décret de la S. Congrégation des Evêques et Réguliers (17 déc. 1890): De nonnullis abusibus qui in Instituta religiosa irrepserant evellendis (in: Leonis XII Pontificis maximi Acta, vol.X, Romae 1891, pp. 353-357). - Voici le passage essentiel: « En ce qui concerne la permission ou la défense d'approcher de la sainte Table, le très Saint-Père décrète que ces permissions ou défenses regardent seulement le confesseur ordinaire ou extraordinaire, sans que les supérieurs aient aucune autorité pour s'ingérer dans cette chose... Celui qui aurait obtenu du confesseur l'autorisation d'une communion plus fréquente ou même quotidienne sera tenu d'en avertir le supérieur.»], elle espérait qu'enfin le confesseur serait libre de donner la communion quotidienne à qui bon lui semblerait, puisque c'était [165v] la volonté du Pape, et elle était dans une joie inexprimable. Elle semblait triompher: « Non, ce ne doit pas être à la mère prieure de régler les communions; j'ai toujours été étonnée de cela.»

Vers la fin de sa vie, elle fut soumise à une très pénible tentation contre la pensée du ciel. Elle m'a bien souvent exprimé alors, comme toujours, ses pensées et ses impressions, je ne saurais mieux les rendre qu'en rappelant ce qu'elle en a écrit dans le manuscrit de sa vie; c'est tout à fait l'expression de ce qu'elle me disait: « Je jouissais alors d'une foi si vive, si claire que la pensée du ciel faisait tout mon bonheur. Je ne pouvais croire qu'il y eût des impies n'ayant pas la foi. Je croyais qu'ils parlaient contre leur pensée, en niant l'existence du ciel. Aux jours si joyeux du temps pascal, Jésus m'a fait sentir qu'il y a véritablement des âmes qui n'ont pas la foi; qui, par l'abus des grâces, perdent ce précieux trésor. Il permit que mon âme fût envahie par les plus épaisses ténèbres et que la pensée du ciel, si douce pour moi, ne soit plus qu'un sujet de combats et de tourments... Cette épreuve ne devait pas durer quelques jours, quelques semai-[166r]nes, elle devait ne s'éteindre qu'à l'heure marquée par le bon Dieu et cette heure n'est pas encore venue... Il faut avoir voyagé

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

dans ce sombre tunnel, pour en comprendre l'obscurité... Le Roi de la patrie au brillant soleil est venu vivre trente-trois ans dans le pays des ténèbres; hélas! les ténèbres n'ont point compris que ce divin Roi était la lumière du monde. Mais, Seigneur, votre enfant l'a comprise, votre divine lumière, elle vous demande pardon pour ses frères; elle accepte de manger aussi longtemps que vous le voudrez le pain de la douleur et ne veut point se lever de cette table remplie d'amertume où mangent les pauvres pécheurs, avant le jour que vous avez marqué; mais aussi ne peut-elle pas dire en son nom, au nom de ses frères: « Ayez pitié de nous, Seigneur, car nous sommes de pauvres pécheurs (Lc. 18, 13).» Que tous ceux qui ne sont point éclairés du lumineux flambeau de la foi, le voient luire enfin! Oh! Jésus, s'il faut que la table souillée par eux soit purifiée par une âme qui vous aime, je veux bien y manger seule le pain de l'épreuve jusqu'à ce qu'il vous plaise de m'introduire dans votre lumineux royaume; la seule grâce que je vous demande, c'est de [166v] ne jamais vous offenser... Lorsque je veux reposer mon cœur fatigué des ténèbres qui l'entourent, par le souvenir du pays lumineux vers lequel j'aspire, mon tourment redouble; il me semble que les ténèbres empruntant la voix des pécheurs me disent, en se moquant de moi. « Tu rêves la lumière, une patrie embaumée des plus suaves parfums; tu rêves la possession éternelle du Créateur de toutes ces merveilles; tu crois sortir un jour des brouillards qui t'environnent! Avance,, avance, réjouis-toi de la mort qui te donnera, non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit du néant....» Mais je ne veux pas en écrire plus long, je craindrais de blasphémer... Ah! que Jésus me pardonne si je lui ai fait de la peine, mais il sait bien que tout en n'ayant pas la jouissance de la foi, je tâche au moins d'en faire les œuvres. je crois avoir fait plus d'actes de foi depuis un an que pendant toute ma vie ». - MSC 5,1-7,1 -

[Session 9: - 19 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[170v] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

Je me souviens que dans sa dernière maladie, un jour qu'elle souffrait spécialement de ses tentations contre la foi, elle redisait cette strophe d'une de ses poésies:

« Puisque le Fils de Dieu a voulu que sa Mère fût soumise à la nuit, à l'angoisse du cœur,
Marie, c'est donc un bien de souffrir sur la terre? Oui, souffrir en aimant, c'est le plus pur bonheur!
Tout ce qu'il m'a donné, Jésus peut le reprendre, dis-lui de ne jamais se gêner avec moi;
Il peut bien se cacher, je consens à l'attendre jusqu'au jour sans couchant où s'éteindra ma foi.» - PN 54 16* -

J'étais présente dans cette circonstance. C'était le 11 juillet 1897.

[Interrogé sur l'espérance héroïque, le témoin répondit]:

Je l'ai toujours connue ne touchant la terre que du bout des pieds. Dès sa petite enfance, quand elle s'isolait dans les promenades avec mon père, [171r] c'était pour penser au ciel et à l'éternité, comme elle me l'a rapporté plus tard. Au soir des dimanches et fêtes religieuses, elle était triste de voir se terminer les belles cérémonies et disait qu'il n'y a qu'au ciel que le bonheur est durable. Toute petite, il lui arrivait de dire qu'elle désirait la mort de son père ou de sa mère, que pourtant elle aimait extraordinairement; comme on s'étonnait de cette parole et qu'on lui en faisait reproche, elle répondait: « C'est pour que tu ailles au ciel.» je n'ai pas entendu moi-même ces paroles. J'étais pensionnaire à la Visitation du Mans, et ma mère me l'écrivit dans une lettre.» - CF 147 -

Vers l'âge de dix ans, mon père l'emmena pendant les vacances chez des amis à Alençon. Elle m'a bien souvent, au parloir, et plus tard dans le monastère, redit les

impressions qu'elle éprouva pendant ce séjour au milieu du monde. Ce qu'elle me disait est de tout point conforme à ce qu'elle a consigné dans son manuscrit: « Le bon Dieu m'a fait la grâce de ne connaître le monde que juste assez pour le mépriser et m'en éloigner. je pourrais dire que ce fut pendant mon séjour à Alençon, que je fis ma première entrée dans le monde. [171v] Tout était joie, bonheur autour de moi: j'étais fêtée, admirée, choyée; en un mot, ma vie pendant 15 jours ne fut semée que de fleurs. J'avoue que cette vie avait des charmes pour moi. La Sagesse a bien raison de dire que l'ensorcellement des bagatelles du monde séduit l'esprit, même éloigné du mal (Sap. 4, 12). Aussi je regarde comme une grande grâce de n'être pas restée à Alençon; les amis que nous y avions, savaient trop allier les joies de la terre avec le service du bon Dieu. Ils ne pensaient pas assez à la mort... J'aime à retourner par la pensée aux lieux enchanteurs où ces personnes ont vécu, à me demander où elles sont, ce qu'il leur revient des châteaux et des parcs où je les ai vues jouir des commodités de la vie?... Et je vois que tout est vanité et affliction d'esprit sous le soleil (cfr. Eccles. 2, 11)..., que l'unique bien c'est d'aimer Dieu de tout son cœur et d'être ici bas pauvre d'esprit... Peut-être Jésus a-t-il voulu me montrer le monde avant la première visite qu'il devait me faire, afin que je choisisse plus librement la voie que je devais promettre de suivre » - MSA 32,2 - '.

[Ces témoignages sont-ils tous basés sur la lecture du manuscrit autographe?]:

[172r] Mais! bien sûr que non, il n'y a rien dans le manuscrit que nous ne

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

connussions par nos conversations intimes. La Servante de Dieu elle-même. lorsque je lui commandai d'écrire ses souvenirs d'enfance, me répondit: « Que voulez-vous que j'écrive que vous ne sachiez déjà?.» Seulement, dans le manuscrit c'est mieux exprimé que je ne pourrais faire.

[Mère Agnès poursuivit]

Au Carmel, je l'ai connue toute céleste, la terre n'était plus rien pour elle. Elle m'a dit, sous mille formes différentes, que ce qu'elle envisageait surtout dans la pensée du ciel, ce n'était pas la jouissance personnelle qu'elle éprouverait dans ce séjour, mais le fait qu'elle y aimerait Dieu d'avantage; qu'elle serait aimée de Dieu et qu'elle y trouverait le moyen de mieux faire aimer Dieu.

La confiance en Dieu était devenue comme le cachet spécial de son âme. Elle s'y était sentie attirée dès sa plus tendre enfance, et j'avais fait tout mon possible pour développer cette disposition. Elle me disait un jour qu'elle avait été frappée dès son enfance de ce verset de Job: « Quand même il me tuerait, j'espérerais en lui » (13, 15) " - DE 7-7 - . Des scrupules vinrent paralyser ces élans. Plus tard, au [172v] Carmel, elle endura dans les premières années de sa vie religieuse des peines intérieures, dues en partie à ce qu'elle avait entendu dire dans certaines instructions: qu'il était très facile d'offenser Dieu et de perdre la pureté de la conscience. C'était pour la Servante de Dieu une cause de tourment. Le prédicateur de la retraite de 1891 lui rendit la paix: « Il me fit surtout du bien - écrit-elle - en me disant que mes fautes ne faisaient pas de peine au bon Dieu. Cette assurance me fit supporter patiemment l'exil de cette vie. Je sais que le bon Dieu est plus tendre qu'une mère, et une mère n'est-elle pas toujours prête à pardonner les petites indélicatesses involontaires de son enfant? ».» - MSA 80,2 -

A partir de cette retraite, elle se donna tout entière à la confiance en Dieu; elle chercha dans les Livres Saints l'approbation de sa hardiesse. Elle répétait avec bonheur la parole de Saint Jean de la Croix: « On obtient de Dieu autant que l'on en espère » - Nuit obscure " - . Elle disait aussi avoir trouvé un « ascenseur », c'est-à-dire les bras de Jésus pour aller au ciel. Elle s'y reposait sans crainte, n'appréhendant rien absolument de tous les maux de cette vie. Elle disait que ses grandes tentations contre la foi ne faisaient qu'enlever à ses désirs du ciel ce qu'ils auraient eu de trop naturel. [173r] « On pourrait croire - disait-elle - que c'est parce que je n'ai pas péché que j'ai confiance dans le bon Dieu, mais je sens que si j'avais commis tous les crimes possibles, j'aurais toujours la même confiance»" - DE 11-7 - . Elle espérait autant de la justice du bon Dieu que de sa miséricorde: « Quelle douceur - disait-elle - de penser que le bon Dieu est juste, c'est à dire qu'il tient compte de nos faiblesses et qu'il connaît parfaitement la fragilité de notre nature » - MSA 83,2 - .» Elle disait aussi qu'elle préférait vivre sans consolation, parce qu'elle pensait donner ainsi au bon Dieu une plus grande marque de confiance.

[173v] [Au sujet de l'espérance héroïque, le témoin répondit encore ceci]:

La Servante de Dieu comptait uniquement sur le secours du bon Dieu pour tout. Elle m'a raconté que lorsqu'après avoir essayé d'encourager et de consoler sa sœur Céline au parloir, elle n'avait pu y réussir; elle demandait alors au bon Dieu avec une grande confiance de la consoler lui-même et de lui faire comprendre telle et telle chose qu'elle désignait. Après cela elle ne s'en préoccupait plus, et sa confiance, me dit-elle, ne fut jamais trompée. A chaque fois, Céline recevait les lumières et les consolations qu'elle avait demandées pour elle. Elle s'en rendait compte par les confidences qui lui étaient faites au [174r] parloir suivant.

[Réponse donnée au sujet de la charité héroïque à l'égard de Dieu]:

Je pense que, comme je respire l'air, elle respirait l'amour de Dieu. Quand elle était toute petite enfant, notre mère lui faisait dire le matin, comme on fait dire à tous les enfants, une formule d'offrande de son cœur à Dieu. Mais, au lieu de s'en tenir à cette récitation du matin, la Servante de Dieu répétait d'elle même et souvent cette offrande au cours de la journée. J'ai gardé l'impression qu'au soir de sa première communion elle paraissait comme un séraphin qui n'habite plus la terre. J'ai vu bien des petites filles pieuses au jour de leur première communion, mais c'était tout autre chose. Quand elle venait me voir au parloir, dans le temps qui s'écoula entre sa première communion et son entrée au Carmel, ses entretiens roulaient constamment sur l'amour de Dieu et les pratiques de la vie fervente.

Bien qu'elle fût d'une nature très sensible, très aimante et très ardente, pourtant elle fut éprouvée par des sécheresses presque continuelles durant son séjour au [174v] Carmel. Son amour pour le bon Dieu se traduisait alors par une attention très généreuse à saisir toutes les occasions de faire des œuvres agréables à Dieu. Elle n'en laissait échapper aucune. Elle cherchait ces occasions de faire des actes de charité surtout dans les détails de la vie commune. Elle désirait trouver les occasions plus difficiles pour témoigner plus d'amour, mais se laissait guider par l'obéissance. Il y avait alors à l'infirmerie une religieuse que l'âge et la maladie rendaient étrangement difficile, elle aurait voulu (la Servante de Dieu) être infirmière: « Oh! - me disait-elle - comme j'aurais aimé tout

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

cela, il y aurait eu plus à souffrir pour le bon Dieu » - CSG p.92 - .»

Dans les premières années de son enfance, elle se préoccupait de savoir si le bon Dieu était content d'elle, ou s'il n'avait point quelque chose à lui reprocher. Comme j'étais pour elle une mère, elle me demandait chaque soir ce que j'en pensais. Vers l'âge de 12 ans, elle passa pendant un an et demi par une crise de violents scrupules qui portait sur tous les détails de sa conduite. Elle était alors dans des transes continuelles par la crainte d'offenser Dieu en quelque chose. [175r] Elle m'a confié, à deux reprises, qu'elle avait éprouvé un très grand bonheur: 1° lorsque, vers l'âge de quinze ans et demi, son confesseur, le père Pichon, de la Compagnie de Jésus, lui assura qu'elle n'avait jamais offensé Dieu mortellement; 2° lorsque, à la retraite de 1891, le père Alexis, récollet, lui apprit que ses imperfections, toutes de fragilité, « ne faisaient pas de la peine au bon Dieu » - MSA 80,2 - .» Cette dernière déclaration fut pour elle la cause d'une très grande joie, car la crainte d'offenser Dieu empoisonnait sa vie. Pour la cérémonie de sa profession, elle avait composé une petite prière qu'elle portait sur son cœur. On lit dans ce billet la phrase suivante: « Prenez-moi, ô Jésus, avant que je ne commette la plus petite faute volontaire » ' - PRI 2 - .

Avant d'entrer au Carmel, elle me disait qu'elle voulait se faire carmélite, ne serait-ce que pour sauver une seule âme; que toute une vie de souffrance ne serait pas trop pour cela. Mais par la suite, ses désirs prirent une bien autre extension: gagner des âmes au bon Dieu était sa préoccupation constante; elle m'en parlait sans cesse. Au moment de sa profession, comme on lui demandait dans l'examen canonique [175v] (2 septembre 1890) pour quel motif elle se sentait portée à embrasser ce saint état elle répondit: « C'est surtout pour sauver les âmes et prier pour les prêtres » - MSA 69,2.»

Elle me disait qu'elle aurait voulu partager la vocation des prêtres, des missionnaires pour porter le nom du bon Dieu dans tous les pays de la terre et être martyre de Jésus -Christ. Mais, ne le pouvant pas, elle pensait qu'elle devait y suppléer par l'ardeur de ses sentiments d'amour et de ses désirs; que si ces désirs étaient ardents, ils seraient efficaces comme des actions. Un jour qu'elle était dans une grande épreuve intérieure, elle me dit: « Oh! ma mère, quel bonheur que Dieu se soit fait homme, pour que nous puissions l'aimer; oh! qu'il a bien fait; sans cela, nous n'oserions pas.» Elle envisageait Notre Seigneur, surtout dans son Enfance et sa Passion, répondant ainsi à l'indication de son double nom de religion: « Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face.» Son amour pour l'Enfant Jésus la portait à se livrer à lui pour être entre ses mains comme un jouet aux mains d'un [176r] petit enfant. Elle entendait par cette expression d'apparence enfantine, qu'elle devait s'abandonner entièrement à la volonté de Notre-Seigneur et accepter d'être traitée par lui, suivant son bon plaisir. Elle voyait dans la Sainte Face l'expression de toutes les humiliations endurées pour nous par Notre Seigneur et y puisait la volonté constante de souffrir et de s'humilier par amour pour lui. Un jour, devant une image de la Sainte Face, je lui disais: « Quel dommage que ses paupières soient baissées et que nous ne voyions pas son regard!.» Elle me répondit: « Oh! non, cela vaut mieux ainsi, car autrement que serions-nous devenus? nous n'aurions pu voir son divin regard sans mourir d'amour.»

[Comment avez-vous su toutes ces choses?]:

C'est le résultat de nos continuelles relations. Si je disais tout ce que j'ai observé et tout ce qu'elle m'a dit, ce serait un procès qui durerait jusqu'à l'éternité. J'ai connu bien des carmélites vraiment ferventes qui aimaient réellement le bon Dieu et craignaient de l'offenser, mais l'état d'âme de la Servante de Dieu me parait si différent de [176v] ce que j'ai vu chez les autres, qu'il semble qu'il n'y ait rien de commun; on aurait dit qu'elle voyait Dieu constamment, tant l'intimité de son union avec lui était grande.

[Session 14: - 27 août 1910, à 8h.30]

[208v] [Encore sur le sujet de la charité à l'égard de Dieu]:

Au mois de juin 1895, elle fut inspirée de s'offrir comme victime à l'Amour miséricordieux du bon Dieu. Elle vint m'en demander la permission, car j'étais prieure. En me faisant cette demande, son visage était animé, elle me paraissait comme embrasée d'amour. Je lui permis de faire cet acte, mais sans avoir l'air d'en faire grand cas. Elle composa alors la formule de sa dona-[209r]tion et me la soumit, exprimant aussi le désir de la faire contrôler par un théologien. Ce fut le révérend père Le Monnier, supérieur des missionnaires de la Délivrande, qui l'examina. Il répondit simplement qu'il n'y trouvait rien de contraire à la foi; cependant qu'il ne fallait pas dire « Je sens en moi des désirs infinis », mais « Je sens en moi des désirs immenses.» Ce fut un sacrifice pour la Servante de Dieu; elle le fit pourtant sans récriminer aucunement. D'ailleurs le principal était approuvé et elle en témoigna beaucoup de joie.

Ce fut le 9 juin 1895, fête de la Très Sainte Trinité, qu'elle fit officiellement cette offrande d'elle-même. Dans cet acte je relève deux demandes de faveurs bien extraordinaires: l° la faveur de conserver en elle la présence réelle de Notre Seigneur dans l'intervalle de ses communions: « Restez en moi, comme au tabernacle.» 2° la faveur de voir briller au ciel sur son corps glorieux les stigmates de la Passion.

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

[Savez-vous si ces paroles: « Présence réelle dans l'intervalle des communions » et « Stigmates sur son corps glorifié» étaient proférées et écrites par la Servante de Dieu en un certain sens métaphorique, ou bien en un sens strict?]:

[209v] Elle m'a bien souvent développé ces pensées dans la conversation et j'ai la certitude qu'elle l'entendait dans le sens littéral. D'ailleurs, sa confiance amoureuse en Notre-Seigneur la portait à une sorte de hardiesse sans limites dans ses demandes. Elle ne doutait de rien quand elle pensait à l'amour tout-puissant.

[Cette offrande d'elle-même, l'exprima-t-elle ouvertement devant les autres moniales?]:

Oh non! personne ne le savait. Plus tard, elle parla de cet acte à deux de ses novices seulement, leur en montrant les avantages et la gloire qu'il peut donner à Dieu.

Elle ne cessait d'ailleurs de dire que se livrer à l'amour c'était se livrer à la souffrance; elle exprimait encore la même pensée dans cette strophe:

« Vivre d'amour, ce n'est pas sur la terre fixer sa tente au sommet du Thabor: avec Jésus c'est gravir le Calvaire, c'est regarder la Croix comme un trésor » - PN 17-4 - '.

[210r]

[Pouvez-vous nous montrer l'autographe de cette « Offrande »? Elle montra en même temps et l'autographe et l'exemplaire qu'elle avait préparé dans l'intention de le joindre aux documents de la Cause Cette copie fut aussitôt lue et sa parfaite conformité à l'original authentiquement reconnue. Elle fut versée au dossier du Procès].

«J.M.J.T.

Offrande de moi-même comme Victime d'holocauste à l'Amour Miséricordieux du bon Dieu.

0 mon Dieu, Trinité bienheureuse! Je désire vous aimer et vous faire aimer, travailler à la glorification de la Sainte Eglise, en sauvant les âmes qui sont sur la terre et délivrant celles qui souffrent dans le purgatoire. Je désire accomplir parfaitement votre volonté et arriver au degré de gloire que vous m'avez préparé dans votre royaume; en un mot, je désire être sainte, mais je sens mon impuissance et je vous demande, ô mon Dieu, d'être vous-même ma sainteté.

Puisque vous m'avez aimée jusqu'à me donner votre Fils unique pour être mon [210v] Sauveur et mon Epoux, les trésor infinis de ses mérites sont à moi; je vous les offre avec bonheur, vous suppliant de ne me regarder qu'à travers la Face de Jésus et dans son Cœur brûlant d'amour.

Je vous offre encore tous les mérites des Saints qui sont au ciel et sur la terre, leurs actes d'amour et ceux des saints Anges. Enfin, je vous offre, ô bienheureuse Trinité, l'amour et les mérites de la Sainte Vierge, ma Mère chérie, c'est à elle que j'abandonne mon offrande, la priant de vous la présenter. Son divin Fils, mon Epoux Bien-Aimé, aux jours de sa vie mortelle nous a dit: « Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, Il vous le donnera » (In. 16, 23). Je suis donc certaine que vous exaucerez mes désirs. Je le sais, ô mon Dieu!, plus vous voulez donner, plus vous faites désirer.» Je sens en mon coeur des désirs immenses, et c'est avec confiance que je vous demande de venir prendre possession de mon âme. Ah! je ne puis recevoir la sainte communion aussi souvent que je le désire; mais, Seigneur, n'êtes-vous pas Tout-Puissant?... Restez en moi comme au tabernacle; ne vous éloignez jamais de votre petite hostie.

[211r] Je voudrais vous consoler de l'ingratitude des méchants et je vous supplie de m'ôter la liberté de vous déplaire. Si par faiblesse je tombe quelquefois, qu'aussitôt votre divin regard purifie mon âme, consumant toutes mes imperfections, comme le feu qui transforme toute chose en lui-même.

Je vous remercie, ô mon Dieu, de toutes les grâces que vous m'avez accordées, en particulier de m'avoir fait passer par le creuset de la souffrance. C'est avec joie que je vous contemplerai au dernier jour portant le sceptre de la croix, puisque vous avez daigné me donner en partage cette croix si précieuse. J'espère au ciel vous ressembler et voir briller sur mon corps glorifié les sacrés stigmates de votre Passion.

Après l'exil de la terre j'espère aller jouir de vous dans la Patrie, mais je ne veux pas amasser de mérites pour le ciel, je veux travailler pour votre seul amour, dans l'unique but de vous faire plaisir, de consoler votre Cœur sacré et de sauver des âmes qui vous aimeront éternellement. Au soir de cette vie je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux (Is. 64, 5). [211v] Je veux donc me revêtir de votre propre justice et recevoir de votre amour la possession éternelle de Vous-même, je ne veux point d'autre trône et d'autre couronne que Vous, Ô mon Bien-Aimé!... A vos yeux le temps n'est rien, un seul jour est comme mille ans, (Ps. 89, 4) vous pouvez donc en un instant me préparer à paraître devant vous...

Afin de vivre dans un acte de parfait amour, le m'offre comme Victime d'holocauste à votre Amour miséricordieux, vous suppliant de me consumer sans cesse, laissant déborder en mon âme les flots de tendresse infinie qui sont renfermés en vous et qu'ainsi je devienne martyre de votre amour, ô mon Dieu! Que ce martyre, après m'avoir préparée à paraître devant vous, me fasse enfin mourir, et que mon âme s'élance sans retard, dans l'éternel embrassement de votre miséricordieux Amour... je veux,

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

ô mon Bien-Aimé, à chaque battement de mon cœur vous renouveler cette offrande un nombre infini de fois, jusqu'à ce que les ombres [212r] s'étant évanouies (Cant. 4, 6), je puisse vous redire mon amour dans un face-à-face éternel!...

MARIE-FRANÇOISE-THÉRÈSE DE L'ENFANT JÉSUS ET DE LA SAINTE FACE, rel. carm. ind.

Fête de la Très Sainte Trinité.

Le 9 juin de l'an de grâce 1895 » - PRI 6 -

[Cette offrande d'elle-même une fois faite, la Servante de Dieu l'oublia-t-elle?]:

Oh! non, jamais; elle la répétait constamment: c'était comme la base de sa vie. Sur son lit de mort, elle me dit un jour: « Je répète bien souvent mon acte de consécration ».

[Au sujet de la charité héroïque à l'égard du prochain]:

Elle était très compatissante, [212v] même toute petite enfant, pour les souffrances d'autrui. On la chargeait spécialement de distribuer l'aumône aux pauvres. Tous les lundis, il venait des pauvres aux Buissonnets (notre maison à Lisieux). A chaque coup de sonnette, la petite Thérèse allait ouvrir la porte et venait me dire ensuite: « Pauline, c'est un pauvre vieillard estropié! C'est une pauvre femme avec de tout petits enfants, il y en a un au maillot, la femme est toute pâle!.» Et je lisais dans ses yeux une compassion profonde. Elle courait ensuite porter soit du pain, soit de l'argent. Quelquefois elle revenait toute joyeuse: « Pauline, le pauvre m'a dit: Le bon Dieu vous bénira, ma petite demoiselle.» Pour la récompenser de ses travaux, notre père lui donnait quelques pièces d'argent. Elle les dépensait toutes en aumônes, c'était son bonheur.

Au Carmel elle aurait voulu être infirmière, pour s'appliquer au soulagement des malades. Elle disait à la sœur infirmière: « Vous êtes bien heureuse, vous entendrez Notre Seigneur dire: 'J'étais malade, et vous m'avez soulagé' » (Mt., 25, 36) - DE 29-7 - CSG p. 91 -

Il y avait au monastère une reli-[213r]gieuse converse, âgée, infirme et acariâtre; elle est morte en 1895. La Servante de Dieu sollicita d'elle-même la faveur de lui servir d'aide et d'appui en se rendant d'un exercice à l'autre. Les bizarreries de caractère et la brusquerie de cette pauvre infirme rendaient la chose très difficile. La Servante de Dieu s'employa pendant des années à cet office avec tant de constance, d'attention et de douceur qu'elle finit par forcer la confiance de cette religieuse qui d'abord l'avait fort mal accueillie. Sœur Thérèse disait qu'elle mettait à conduire notre sœur X. Le même soin qu'elle eût mis à conduire Notre Seigneur.

[Session 15: - 29 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[215r] [Encore sur le sujet de l'héroïque charité à l'égard du prochain]

Quand elle était enfant, je lui enseignais la pratique de s'imposer des sacrifices pour la conversion des pécheurs. Elle adopta cette pratique avec ardeur. C'est surtout le jour de Noël 1886 qu'elle se sentit particulièrement portée à adopter cet exercice de charité: « Jésus fit de moi un pêcheur d'âmes - m'écrit-elle - je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs » - MSA 45,2 - .»

Une image de Notre Seigneur Jésus Christ crucifié répandant son sang lui révéla ce qu'elle devait faire pour sauver des âmes; elle comprit, me disait-elle, qu'elle devait recueillir le sang de Jésus et le répandre sur les pécheurs: « Je me sentais dévorée de la soif [215v] des âmes. Ce n'étaient pas encore les âmes des prêtres qui m'attiraient, mais celles des grands pécheurs » - MSA 45,2 - .» Elle m'a raconté aussi au parloir et m'a dit plus tard au Carmel tout ce qu'elle fit pour la conversion de l'assassin Pranzini; mais ma sœur Geneviève en sait plus long que moi à ce sujet, parce qu'elle était alors à la maison.

Plus tard, les âmes des prêtres l'attirèrent d'avantage, parce qu'elle les savait plus chères à Notre-Seigneur et plus capables de lui attirer des cœurs. Elle me le dit bien des fois depuis son voyage de Rome, pendant lequel elle avait vu avec étonnement que si leur sublime dignité les élève au-dessus des anges, ils n'en sont pas moins des hommes faibles et fragiles. Constamment depuis elle priait pour les prêtres et parlait de la nécessité de leur obtenir des grâces. Elle fut très heureuse d'offrir spécialement ses prières et ses mortifications pour deux missionnaires, aux travaux desquels la mère prieure l'avait associée. Le 19 août 1897, fête de Saint Hyacinthe au Carmel, elle offrit sa communion, qui fut la dernière de sa vie, [216r] pour la conversion du malheureux prêtre de notre Ordre qui porte ce nom (le père Hyacinthe Loyson). C'était d'ailleurs un de ses plus ardents désirs; elle m'en parla souvent pendant sa vie, me disant qu'elle faisait beaucoup de sacrifices dans ce but.

Elle me disait le 12 juillet 1897: « Rien ne me tient aux mains. Tout ce que j'ai, tout ce que je gagne, c'est pour l'Eglise et les âmes. Que je vive jusqu'à 80 ans, je serai toujours aussi pauvre... Si j'avais été riche, il m'aurait été impossible de voir un pauvre sans lui donner aussitôt de mes biens. Ainsi, à mesure que je gagne quelque trésor spirituel, sentant qu'au même instant des âmes sont en danger de tomber en enfer, je leur donne tout ce que je possède, et je n'ai pas encore trouvé un moment pour me dire: maintenant je vais travailler pour Moi.» - DE 12_7 -

TÉMOIN 1 : Agnès de Jésus O.C.D.

Au cours de sa vie religieuse, il lui arriva à bien des reprises d'avoir à souffrir de l'antipathie, des défauts de caractère, des oppositions d'humeur, même de la jalousie et des procédés blessants de certaines religieuses. Non seulement elle supportait tout avec une patience toujours égale, mais elle s'appliquait à excuser ces mauvais procédés; elle recherchait ces religieuses plus que les autres et [216v] avait pour elles des attentions plus délicates.

Elle me disait de l'une d'elles, dont les procédés me paraissaient particulièrement blâmables: « Je vous assure que soeur... m'inspire une profonde compassion; si vous la connaissiez comme moi, vous verriez qu'elle n'est pas responsable de tout ce qui nous paraît si abominable. J'ai pensé que si j'avais une pareille maladie et l'esprit aussi mal fait, je ne ferais pas mieux qu'elle et que je me désespérerais, car elle souffre beaucoup moralement.»

A la mort de la mère Geneviève (fondatrice du Carmel de Lisieux), nos familles et les ouvriers du monastère envoyèrent beaucoup de bouquets et de couronnes. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus les disposait de son mieux autour du cercueil, quand sœur... qui l'observait, s'écria toute mécontente: « Ah! vous savez bien mettre au premier rang les couronnes envoyées par votre famille et vous mettez en arrière les bouquets des pauvres.» A cette observation si pénible, j'entendis cette réponse pleine de douceur: « Je vous remercie, ma sœur, vous avez raison: donnez-moi la croix de mousse envoyée [217r] par les ouvriers, je vais la placer en avant » - HA 12 - .» A partir de ce jour, avoua plus tard sœur... elle regarda la Servante de Dieu comme une sainte.

Elle semblait avoir une affection particulière et recherchait de préférence les sœurs qui pouvaient la faire souffrir. Sa sœur aînée (Marie du Sacré Cœur) m'en exprima plusieurs fois son étonnement et même sa peine: « On dirait qu'elle aime plus que moi, qui pourtant ai été comme une mère pour elle, cette religieuse qui me déplaît tant.» En récréation elle ne recherchait point d'une manière spéciale ses trois sœurs selon la nature, carmélites avec elle. Elle allait indistinctement avec n'importe quelle religieuse; très souvent elle s'entretenait plus volontiers avec celles qui étaient seules et délaissées. Quoiqu'elle fût, par nature, très sensible et affectueuse,. elle se montrait très réservée dans les témoignages sensibles de son affection et son abord inspirait surtout le respect. Pendant sa dernière maladie, on voulait tuer des mouches qui l'importunaient. Elle fit cette remarque singulière: [217v] « Je n'ai qu'elles d'ennemies, et comme le bon Dieu a recommandé de pardonner à ses ennemis, je suis contente de trouver cette occasion de le faire; c'est pour cela que je leur fais toujours grâce ».»

[Vertus cardinales. - Au sujet de la prudence]:

Jusqu'à son entrée au Carmel, elle n'éprouva jamais le besoin de demander conseil sur les affaires de son âme, sinon à ses sœurs qui lui avaient servi de mère et qui connaissaient les moindres dispositions de son âme. C'est auprès d'elles qu'elle s'éclairait dans le temps de ses scrupules; et quand sa sœur Marie lui avait dit que telle crainte était sans fondement, elle se tenait en paix dans une parfaite obéissance. La question de son entrée en religion lui parut si simple qu'elle ne songea même pas à y voir un problème pour la solution duquel elle eût besoin des lumières d'un directeur. Dès l'âge de dix ans, elle était fixée sur son avenir; le seul point difficile pour elle, était d'obtenir son admission; c'est sur les moyens à prendre pour cela qu'elle me consultait au parloir.

[218r] A cette période de sa vie (de 13 à 15 ans) elle voyait clairement ce que Notre Seigneur demandait d'elle, et sauf pour la détermination du nombre de ses communions elle ne trouvait rien qu'il lui parût utile de soumettre à son confesseur. Elle écrit à ce sujet: « Jésus se donnait lui-même à moi dans la sainte communion plus souvent que je n'aurais osé l'espérer. J'avais pris pour règle de conduite de faire, sans en manquer une seule, les communions que mon confesseur me donnerait, mais de le laisser en régler le nombre, sans jamais lui en demander. Je n'avais point, à cette époque, l'audace que je possède maintenant; sans cela, j'aurais agi autrement, car je suis bien sûre qu'une âme doit dire à son confesseur l'attrait qu'elle sent à recevoir son Dieu... Je n'étais que très peu [de] temps à confesse, jamais je ne disais un mot de mes sentiments intérieurs: la voie par laquelle je marchais était si droite, si lumineuse qu'il ne me fallait pas d'autre guide que Jésus... Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles qui reflétaient Jésus dans les âmes, et je disais que, pour moi, le bon Dieu ne se servait pas d'intermédiaire, mais agissait directement » - MSA 48,2 - .

[218v] [Encore au sujet de la prudence]:

Après son entrée au Carmel, elle éprouva le besoin de soumettre à un directeur éclairé la voie spirituelle vers laquelle elle se sentait portée et qui comprenait, avec un désir ardent d'une très haute sainteté, un attrait puissant vers une confiance d'enfant et un abandon total en la bonté et l'amour de Notre Seigneur. Dieu permit qu'elle éprouvât une grande difficulté à faire connaître ses sentiments et qu'elle ne pût durant plusieurs années trouver le directeur qu'elle cherchait. Un premier l'entend à peine et doit par-[219r]tir pour le Canada, d'où il lui écrit quelques lignes une fois l'année. Un autre, étonné de la hardiesse de ses aspirations à une sainteté suréminente, lui dit que c'est orgueil de vouloir égaler et même surpasser sainte Thérèse. Un autre enfin, en 1891, l'assure qu'elle n'offense pas Dieu et qu'elle peut suivre en toute sécurité sa voie de confiance et d'abandon.

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

Dans la conduite des novices, dont elle eut la charge, il est remarquable qu'elle ne chercha jamais à se concilier leur affection par les concessions de la prudence humaine. Elle ne voyait que l'intérêt de leur perfection religieuse et tâchait de la procurer, même aux dépens de sa popularité. J'ai été cent fois témoin de la fidélité qu'elle avait à agir envers elles suivant sa conscience.

Vers 1895-1896, elle accepta sur l'ordre de sa révérende mère prieure d'établir une sorte de fraternité spirituelle entre elle et deux missionnaires: le père Bellière, des Pères Blancs, et le père Roulland, missionnaire au Sut-Tchuen. Non seulement elle offrait pour eux ses prières et ses sacrifices, mais elle échangea avec chacun d'eux plusieurs lettres sur les choses spirituelles. Or, dans sa dernière maladie, elle me fit à ce sujet les remarques et les recommandations sui-[219v]vantes: « Plus tard un grand nombre de jeunes prêtres, sachant que j'ai été donnée comme sœur spirituelle à deux missionnaires, demanderont ici la même faveur; ce peut être un danger. C'est par la prière et le sacrifice que nous pouvons seulement être utiles à l'Eglise. La correspondance doit être très rare, et il ne faut pas la permettre du tout à certaines religieuses qui en seraient préoccupées, croiraient faire des merveilles et ne feraient, en réalité, que blesser leur âme et tomber peut-être dans les pièges subtils du démon. Ma mère, ce que je vous dis est bien important; ne l'oubliez pas plus tard » - DE 8-7 - .»

[Au sujet de la justice et de ses composantes]:

Quand elle était sacristine, elle apportait une grande piété dans l'exercice de sa charge, notamment quand elle touchait aux vases sacrés et préparait les linges et les ornements d'autel. Cet office la pressait d'être bien fervente, et elle se rappelait cette parole des Saints Livres: « Soyez saints, vous qui touchez les vases du Seigneur» (Is. 52, 11) - MSA 79,2 - .. Si elle trouvait dans le ciboire ou dans le corporal quelque petite parcelle, elle manifestait la plus vive joie. Une fois, ayant [220r] découvert une assez grosse parcelle, elle courut à la buanderie où était la communauté et fit signe à plusieurs de venir. Elle s'agenouilla la première pour adorer Notre Seigneur, remit le corporal dans la bourse et nous le fit baiser ensuite. Elle était dans une émotion indicible. Une autre fois le prêtre, en donnant la sainte communion, laissa tomber l'hostie. La Servante de Dieu tendit le bout de son scapulaire, afin de ne pas laisser la sainte hostie tomber à terre. Elle me disait ensuite avec allégresse: « J'ai porté l'Enfant-Jésus dans mes bras, comme la Sainte Vierge.» Pendant sa maladie, on lui apporta le calice d'un jeune prêtre qui venait de dire sa première messe. Elle regarda le dedans du vase sacré et nous dit: « Mon image s'est reproduite au fond de ce calice où le sang de Jésus est descendu et descendra tant de fois. J'aimais à faire cela dans les calices quand j'étais sacristine » - DE 19-9 - . Sa dévotion envers la Sainte Vierge était très vive et toute filiale.

Son esprit de foi lui inspirait un respect religieux pour tous ceux qui détenaient légitimement l'autorité. Pendant son séjour au [220v] Carmel, il arriva qu'une religieuse fut élue prieure, malgré de notables défauts qui peut-être auraient dû l'écarter de cette charge. Je sais que la Servante de Dieu appréhendait particulièrement cette élection. Néanmoins, l'élection faite, non seulement elle rendit à cette prieure l'obéissance régulière, mais elle s'appliqua d'une manière toute particulière à lui témoigner son respect filial et affectueux. Elle tâcha de la consoler du chagrin qu'elle éprouvait de ce que son élection avait été particulièrement difficile. La Servante de Dieu agit aussi, autant qu'elle put, sur les novices qu'elle savait opposées à cette prieure pour leur inspirer un respect religieux à son égard.

N'étant plus prieure, j'avais reçu plusieurs fois par compassion les confidences de sœur X... Je demandai à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ce qu'elle en pensait: « Ma mère - me répondit-elle sans hésitation -, à votre place je ne recevrais pas ces confidences; vous n'êtes plus prieure, c'est une illusion de penser qu'on peut faire du bien en dehors de l'obéissance. Non seulement vous ne pouvez pas faire de bien à cette pauvre âme en l'écoutant, mais vous pouvez lui faire du mal et vous exposer vous-même à offenser [221r] le bon Dieu.»

Vers 1894, parut en France, sous le nom d'un certain docteur Bataille (Léon Taxil) et d'une certaine Diana Vaughan, une série de soi-disant divulgations des mystères de la franc-maçonnerie. Ces récits passionnèrent quelque temps le public en France. Plus tard, on fut détrompé. Mais la Servante de Dieu qui s'était d'abord intéressée à ces révélations, n'attendit pas le démenti officiel pour prononcer qu'elles ne méritaient aucun crédit. Or, elle basait sa réprobation sur ce seul fait que, dans une de ces pages, la prétendue Diana Vaughan parlait contre l'autorité d'un évêque: « Ce n'est pas possible - disait-elle - que cela vienne du bon Dieu.» Elle avait pour les moindres mensonges, même joyeux, une véritable horreur. C'était la droiture personnifiée. Elle reprenait les novices même pour ces paroles de joyeuseté et de plaisanterie auxquelles personne ne croit et jamais elle ne se les permettait elle-même. Elle avait tant de grâce, tant de gaieté, qu'il était impossible de la connaître sans l'aimer. Elle faisait le charme de nos récréations, et on sentait que cette gaieté venait de sa joie intérieure. Elle me disait: « Je suis toujours gaie et contente, même quand je souffre. Saint Louis [221v] de Gonzague me plaît moins que Théophane Vénard, parce qu'on dit dans la vie de saint Louis de Gonzague qu'il était triste, même en récréation, tandis que Théophane Vénard était gai toujours » - DE 27-5 - .

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

[Session 16: - 30 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[223v] [Au sujet de la force. La Servante de Dieu était-elle triste parfois et ( si oui comment se comportait-elle alors?]:

Les sujets de peine ne lui ont pas manqué. Je signalerai d'abord les souffrances corporelles qu'elle supportait avec un courage et un entrain extraordinaires. Dans son enfance, elle avait, tous les hivers, des bronchites qui lui donnaient une fièvre intense et de l'oppression. Elle continuait ses occupations ordinaires sans se plaindre jusqu'au bout de ses forces et reprenait ses travaux dès les premiers symptômes d'amélioration. Mais c'est surtout dans sa dernière maladie au Carmel qu'elle s'est montrée d'un courage héroïque. Jusqu'à ce qu'une hémorragie violente vint dans la nuit du jeudi au Vendredi-Saint 1896 révé[224r]ler la gravité de son état et la vraie nature des maux de gorge dont elle souffrait, elle ne se dispensa d'aucun des travaux, même très pénibles pour elle, de la communauté, par exemple, le balayage des salles poussiéreuses et les travaux de la buanderie, qui la faisaient beaucoup souffrir. Lorsqu'elle éprouva un premier vomissement de sang dans la nuit du Jeudi-Saint, elle s'abstint pour mortifier sa curiosité d'allumer sa lampe pour se rendre compte de ce qui venait de lui arriver. Le lendemain matin, ayant reconnu que son mouchoir était plein de sang, elle dit à la révérende mère prieure: « Voici ce qui m'est arrivé, mais, je vous en prie, n'y attachez pas d'importance, ce n'est rien, je ne souffre pas et je vous prie de me laisser continuer, comme tout le monde, les exercices de la Semaine Sainte.» Elle suivit, en effet, le lendemain, Vendredi Saint, tous les exercices de la communauté et pratiqua toutes les pénitences en usage ce jour-là au Carmel. Pendant une année encore, elle persuada si bien qu'il ne fallait pas attacher d'importance à ses souffrances, qu'en effet on la laissa continuer tous les exercices et les travaux de la communauté.

Un des plus grands sujets de [224v] chagrin dont elle et nous fûmes éprouvées fut la maladie particulièrement pénible et humiliante qui affligea les cinq dernières années de la vie de notre père. Une paralysie qui, d'abord localisée dans les membres, occasionna ensuite des troubles cérébraux des plus pénibles: on fut obligé de le traiter dans une maison de santé. Des personnes peu délicates dirent devant sœur Thérèse elle-même que l'entrée de ses filles au Carmel et tout particulièrement l'entrée de la plus jeune qu'il aimait spécialement, avait causé ces accidents. Des personnes bien intentionnées nous en entretenaient au parloir, sans ménagement. Même dans la communauté on s'entretenait souvent devant nous, dans les récréations, de ce sujet si désolant pour nous. Tandis que ma sœur Marie et moi étions accablées de cette peine, la Servante de Dieu, qui incontestablement en souffrait beaucoup, supportait cette épreuve avec un grande calme et un grand esprit de foi. Sur une image où elle avait inscrit la date des principales grâces qu'elle avait reçues, elle note le 12 février 1889, jour de l'entrée de notre père dans l'établissement spécial où on le soignait. Ce qu'elle écrit dans l'« Histoire de sa vie » est bien l'expres-[225r]sion des sentiments qu'elle nous communiquait alors: « Les paroles ne peuvent exprimer nos angoisses... Un jour, au ciel, nous aimerons à nous parler de nos glorieuses épreuves. Déjà ne sommes-nous pas heureuses de les avoir souffertes? Oui, les trois années du martyre de papa me paraissent les plus aimables, les plus fructueuses de toute notre vie; je ne les donnerais pas pour toutes les extases et les révélations des saints. Mon coeur déborde de reconnaissance en pensant à ce trésor inestimable qui doit causer une sainte jalousie aux anges de la céleste cour. Mon désir des souffrances était comblé; cependant mon attrait pour elles ne diminuait pas ».» - MSA 73,1 -

Elle se portait avec une grande générosité aux pratiques de mortification corporelle déterminées par la règle. Elle eût voulu les multiplier et en demanda, à plusieurs reprises, l'autorisation; mais on la lui refusa à cause de la délicatesse de sa complexion. Pour y suppléer elle saisissait habilement et sans rien laisser paraître toutes les occasions de souffrir qui se présentaient. On a su seulement, vers la fin de sa vie, que le froid, à cause sans doute de l'état de sa santé, l'éprouvait d'une manière particulièrement pénible. Jamais, pourtant, on ne la vit se frotter les mains en hiver, ou [225v] prendre une attitude qui laissât soupçonner sa souffrance. Elle ne disait jamais, « il fait bien froid », ou « il fait chaud.» Ainsi en était-il des mille occasions qu'elle savait ménager pour se faire souffrir. Jamais elle ne se plaignait de rien. Un jour, une sœur en voulant rattacher le scapulaire de la Servante de Dieu, traversa en même temps avec l'épingle la peau et l'étoffe. La sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne laissa rien paraître et continua toute joyeuse ses travaux de réfectorière pendant plusieurs heures. Mais à la fin elle eut peur, dit-elle, « de n'être plus dans l'obéissance puisque notre mère ne savait rien », et retira l'épingle de son épaule.

[226r] [Mère Agnès poursuit sur le même sujet]:

Un jour qu'elle avait porté trop longtemps une petite croix armée de pointes, il en résulta une blessure qui s'aggrava et l'obligea finalement à se faire soigner. Elle disait à cette occasion: « Vous voyez bien que les grandes pénitences ne sont pas pour moi; le bon Dieu sait bien que je les désire, mais il n'en a jamais voulu la réalisation, autrement je n'aurais pas été malade pour si peu de chose. Qu'est-ce que cela auprès des macérations des Saints? D'ailleurs, j'y aurais trouvé trop de joie, et les satisfactions naturelles peuvent très bien se mêler à la pénitence la plus austère. Il faut s'en défier. Croyez-moi, ma mère, ne vous lancez jamais dans cette voie, ce n'est pas celle des toutes petites âmes comme les nôtres. » - DE 27-7 -

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

[Au sujet de la tempérance]:

En 1897, elle me dit à propos de ses souvenirs d'enfance: « Si le bon Dieu et la [226v] Sainte Vierge n'avaient pas consenti eux-mêmes à assister à des festins, je n'aurais compris l'usage d'inviter ses amis en cette circonstance. J'aurais compris que l'on s'invitât pour parler, raconter des voyages, s'entretenir de science, etc.; mais il me semblait que pour manger on aurait dû se cacher ou au moins rester en famille: je trouvais cette fonction honteuse....» Au Carmel, elle disait qu'elle allait au réfectoire comme à un supplice; comme elle ne se plaignait jamais, on avait fini par croire qu'elle n'avait pas les mêmes répugnances et les mêmes délicatesses que les autres, et volontiers on lui servait les restes et le rebut des repas précédents qu'elle acceptait toujours sans jamais protester. Pendant sa dernière maladie, elle fut inopinément assaillie d'une véritable tentation de gourmandise. Son imagination lui représentait toutes sortes de mets recherchés et elle était obsédée du désir de les avoir à sa disposition. Elle me disait alors en soupirant: «Dire que toute ma vie manger a été un supplice pour moi, et voilà où j'en suis aujourd'hui: il me semble que je meurs de faim! Oh! que c'est affreux [227r] de mourir de faim! mais je suis plongée dans la matière! Oh! mon Dieu, venez bien vite me chercher»! - DE 12-8 -

Elle était par tempérament d'une sensibilité extrême; enfant et déjà grande, elle pleurait avec une facilité extraordinaire. C'est le seul défaut que je lui aie connu. Le 25 décembre 1886, elle se dit qu'il fallait dominer, pour Dieu, ces émotions excessives et de fait elle acquit, à dater de ce jour, une parfaite maîtrise d'elle-même. Dans l'« Histoire de sa vie » elle appelle ce jour, sa « conversion » - MSA 45,1 - . Au Carmel, elle était autant que d'autres sensible à l'ennui que donne le dérangement des importuns au cours d'un travail commencé. Néanmoins, non seulement elle se montrait toujours gracieuse, mais affectait de se mettre sur le passage de celles qui pouvaient le plus la déranger.

[Au sujet des vertus annexes et des vœux de religion]:

Son obéissance était extraordinairement fidèle. Elle prenait les moindres commandements au pied de la lettre et il fallait se surveiller pour ne pas l'exposer à une contrainte exagérée. Elle disait que [227v] l'obéissance est une boussole infaillible et que l'on s'égare loin des voies de la grâce quand on se soustrait aux directions de l'autorité. Dans bien des circonstances elle s'abstint par obéissance à notre révérende mère prieure de me communiquer ses pensées et ses sentiments, bien que les habitudes de sa première jeunesse lui en fissent un besoin et qu'elle eût trouvé une grande consolation à continuer ses épanchements d'autrefois. Un jour, je lui demandais ce qu'elle aurait fait si l'une de ses trois sœurs avait été malade à sa place: « Seriez-vous venue à l'infirmerie pendant la récréation?.» Elle répondit: « J'aurais été tout droit à la récréation sans demander aucune nouvelle, mais j'aurais fait cela bien simplement pour que personne ne s'aperçoive de mon sacrifice » - DE 20-7 - .»

La pratique de la pauvreté religieuse lui était très à cœur ; non seulement elle acceptait avec joie la pauvreté ordinaire du Carmel, mais dans le Carmel même elle était heureuse de manquer des choses, même les plus nécessaires. Quand, [228r] par exemple, au réfectoire on oubliait de la servir, elle en était heureuse et évitait de le faire remarquer. Elle disait: « Je suis comme les vrais pauvres; ce n'est pas la peine de faire vœu de pauvreté, pour ne pas en souffrir.» Quelquefois on faisait un plagiat de quelqu'une de ses pensées. Elle le trouvait tout naturel et disait qu'en vertu de la pauvreté elle ne devait pas plus réclamer ce bien que tout autre.

Elle se faisait de la chasteté une idée très juste, à la fois exempte de scrupule et d'illusion. Je la trouvais très éclairée dans les conseils qu'elle donnait aux novices, et ce n'était certainement pas l'expérience du mal qui lui fournissait ces lumières. Elle me dit un jour qu'elle s'était instruite, sans le chercher, par l'observation des fleurs et des oiseaux. Mais, ajouta-t-elle, « ce n'est pas la connaissance des choses qui est mal; le bon Dieu n'a rien fait que de très bien. Le mariage est très beau pour ceux que le bon, Dieu y appelle, c'est le péché qui le défigure et le souille.» Elle mettait à pratiquer cette vertu une très grande fidélité, mais aussi sa simplicité ordinaire. Je crois qu'elle n'a jamais eu de luttes bien violentes sur ce point. En [228v] quelques circonstances cependant on peut noter sa délicatesse et sa vigilance: 1° avant son voyage de Rome, elle est soucieuse des dangers qu'elle pourrait rencontrer et confie spécialement à Notre-Dame des Victoires de Paris la conservation de son innocence; 2° elle ne permettait point à ses novices des marques d'affection où aurait pu entrer la moindre nuance de sensualité; 3° quand elle était seule, elle ne relâchait rien de sa réserve et de sa modestie, disant qu'elle était en présence des anges.

[Session 17: - 31 août 1910, à 2h. de l'après-midi]

[230v] [Au sujet de l'humilité de la Servante de Dieu]:

Dans son enfance, nous avions grand soin de l'exercer à l'humilité, évitant soigneusement de lui donner des louan-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

ges. A la pension on la félicitait parfois du succès de ses études. Elle dit à ce sujet qu'elle reconnut alors que son cœur n'aurait pas été indifférent aux louanges, et elle remercia Dieu de ce que, de retour dans la famille, et particulièrement chez son oncle, elle trouvait comme un contrepoids aux éloges qu'elle recevait ailleurs. A l'âge de dix ans, elle vint [231r] un jour au parloir du Carmel où une religieuse manifesta inconsidérément aux autres personnes présentes son admiration pour la beauté de cette enfant. La Servante de Dieu en fut peinée et comme scandalisée. Comme déjà elle songeait à se faire carmélite, elle disait: « Ce n'est pas vraiment pour y entendre des louanges que je viendrais au Carmel. Si je quitte le monde, c'est pour Jésus tout seul » - MSA 26,2 -

Elle me dit bien des fois qu'«en entrant au Carmel, Notre Seigneur ' lui montra que la vraie sagesse consiste à vouloir être ignorée » - MSA 26,1 - . Au milieu des humiliations que nous causait la maladie de mon père, elle me dit que ses vœux étaient comblés, parce qu'elle avait en partage la souffrance et le mépris. Le jour de sa profession, elle portait sur son cœur un billet où elle avait écrit: « Que personne ne s'occupe de moi; que je sois foulée aux pieds comme un petit grain de sable » - PRI 2 - . Elle m'écrivit pendant sa retraite de 1892 (elle avait 19 ans): « Quel bonheur d'être si bien cachée et d'être inconnue, même des personnes qui vivent avec nous, je n'ai jamais désiré la gloire humaine; le mépris avait eu de l'attrait pour mon cœur, [231v] mais ayant reconnu que c'était encore trop glorieux pour moi, je me passionnai pour l'oubli » - LT 95 - . Plus elle avançait en perfection, plus elle était humble. Au lieu de se décourager de certaines petites fautes involontaires qui lui échappaient, elle disait: « Je me résigne à me voir toujours imparfaite, et même j'y trouve ma joie. Je m'attends à découvrir en moi de nouvelles imperfections » - MSA 74,1 - .»

Le 28 mai 1897, quatre mois avant sa mort, elle souffrait d'un violent accès de fièvre. On vint lui demander devant moi son concours pour un travail de peinture très délicat. Un instant son visage trahit par quelque rougeur le combat qu'elle livrait pour ne pas témoigner d'impatience. Le soir, elle m'écrivit un billet qui témoigne avec quelle humilité elle reconnaissait sa faiblesse. En voici quelques phrases: « Ce soir, je vous ai montré ma vertu, mes trésors de patience! Et moi qui prêche si bien les autres!!! Je suis contente que vous ayez vu mon imperfection. Ah! que cela me fait de bien d'avoir été méchante... Je suis [232r] bien plus heureuse d'avoir été imparfaite que si, soutenue par la grâce, j'avais été un modèle de douceur. Cela me fait tant de bien de voir que Jésus est toujours aussi doux, aussi tendre envers moi!...» - LT 230 - . Au plus fort de sa dernière maladie, une sœur converse vint lui présenter du jus de viande, elle le refusa avec douceur, disant qu'il était vraiment impossible de boire ce jus qui allait provoquer un vomissement. Je ne me rappelle pas si elle le but à la fin, je sais seulement qu'elle demanda humblement pardon à la sœur converse. Celle-ci resta néanmoins mal édifiée de cette résistance, et elle alla dire à une autre sœur: « Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus non seulement n'est pas une sainte, mais elle n'est pas même une bonne religieuse.» Cette parole fut rapportée à la Servante de Dieu qui en fut si saintement heureuse qu'elle ne put s'empêcher de confier son bonheur à une sœur dont elle savait être comprise et qui m'a dit: « C'est le plus édifiant souvenir que j'ai gardé de la Servante de Dieu.» Dans sa maladie, elle avait des occasions continuelles d'énervement et d'impatience. C'est à peine si quelquefois elle laissait paraître une légère émotion. Elle reconnais-[232v]sait alors sa faiblesse et demandait pardon, recommandant que l'on priât pour elle. Elle me disait quelque temps après: « J'éprouve une joie bien vive, non seulement qu'on me trouve imparfaite, mais surtout de m'y sentir moi-même, et d'avoir tant besoin de la miséricorde du bon Dieu au moment de ma mort ».» - DE 29-7 -

Son humilité ne l'empêchait pas de reconnaître les dons de Dieu. Un jour qu'on lui demandait ce qu'elle pensait des grâces qu'elle avait reçues, elle répondit simplement: « Je pense que l'Esprit de Dieu souffle où il veut » (cf. In. 3, 8) - DE 11-7 - . A mesure qu'elle avançait dans une humilité plus parfaite, sa simplicité à reconnaître et à avouer les dons de Dieu devenait de plus en plus grande et paraissait une sorte de hardiesse. Mais quelque précieux que fûssent ces dons, on sentait que dans le récit qu'elle en faisait, il n'y avait que simplicité et pas le moindre retour sur elle-même.

J'aurais encore beaucoup d'autres choses à dire sur l'humilité comme sur les autres vertus dont j'ai été témoin, mais ça ne finirait pas.

[233r] [Réponse à la vingt-deuxième demande. Au sujet des dons d'en-haut]:

D'une manière générale, la vie de la Servante de Dieu fut très simple; sans cela elle ne pourrait être le modèle des « petites âmes », ce qui, disait-elle, « était sa voie.» Il y a pourtant lieu de mentionner ici plusieurs faits isolés qui paraissent bien être des grâces extraordinaires,

1°. A l'âge de six ou sept ans elle eut une vision, dont elle rapporte les circonstances dans le manuscrit de sa vie - MSA 19,2-20,2 - . Notre père était en voyage, et ne devait rentrer qu'après plusieurs jours; vers deux heures après-midi, Thérèse regardant par une fenêtre dans le jardin vit se promenant dans une allée bien dé-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

couverte et distante d'environ 20 mètres un personnage qui avait la stature et tout l'extérieur de notre père; mais il s'avançait comme courbé par l'âge et sa tête était couverte d'un voile de couleur indécise. Elle suivit quelques instants cette forme, puis appela « papa, papa.» Ma sœur Marie et moi qui étions dans une chambre voisine accourûmes. Thérèse nous raconta alors cette vision qui venait de disparaître. Nous descendîmes dans le jardin qui était clos de murs et où personne ne pouvait s'introduire. Nous ne reconnûmes aucune trace de présence [233v] humaine. Nous recommandâmes à notre petite sœur de ne plus penser à cela et de n'en pas parler. Mais elle resta convaincue, non seulement de la réalité de sa vision, mais encore que cette vision avait une signification positive qui lui serait manifestée plus tard, qu'elle présageait quelque épreuve ou quelque malheur. Lorsque dans les cinq dernières années de sa vie notre père souffrit la grande humiliation de la déchéance cérébrale dont j'ai parlé ci-dessus, elle reconnut que la vision de son enfance présageait ces tristes événements.

[La Servante de Dieu n'a-t-elle affirmé la triste signification de cette vision que lorsqu'elle a su que son père était effectivement malade?]:

C'est bien alors qu'elle en reconnut la signification précise. Mais bien avant l'événement et dès le temps de la vision, la Servante de Dieu était absolument persuadée que cette vision présageait quelque événement pénible.

[La Servante de Dieu fut-elle, soit dès l'enfance, soit postérieurement, affectée d'une imagination excessive, ou de quelque élément de tempérament « névropathique »?]:

[234r] Aucunement, c'était une enfant très calme, d'esprit pondéré, nullement imaginative. Vers l'âge de dix ans et demi, elle fut affectée d'un mal assez étrange dont je parlerai tout à l'heure, et dont mes soeurs qui étaient présentes sont mieux informées que moi; mais l'époque de la vision, dont il est question, est antérieure de trois ans à cette maladie qui d'ailleurs fut absolument passagère et ne laissa aucune trace.

2°. A dix ans et demi elle fut subitement saisie d'un mal étrange que mes soeurs pourront décrire avec plus de détail. J'étais déjà au Carmel et n'en savais que ce qu'on m'en rapportait au parloir. C'étaient des crises de frayeurs avec des visions horribles et une impulsion à se jeter de son lit la tête sur le pavé. Elle a dit depuis qu'elle n'avait pas perdu un instant l'usage de sa raison, et que quand elle paraissait privée de sens, elle entendait et comprenait tout ce qu'on disait autour d'elle. Elle a toujours été persuadée par la suite que ces phénomènes étaient dus à l'action du démon. Quoiqu'il en soit, ce mal disparut subitement, pour ne jamais reparaître, le 10 mai 1883, et cela dans les circonstances suivantes: Au cours d'une neuvaine que nous faisions pour elle à Notre Dame des [234v] Victoires, une crise se produisit plus pénible que les autres. Mes soeurs présentes se mirent alors à invoquer la Sainte Vierge aux pieds d'une statue qui était dans la chambre. Thérèse aussi, pendant sa crise même, se mit à invoquer Marie. Tout à coup, elle vit, m'a-t-elle dit, la statue s'animer et la Sainte Vierge s'avancer vers elle et lui sourire. Dès ce moment il ne reparut jamais trace de son mal. Dans sa dernière maladie, je plaçai près d'elle, à l'infirmerie, cette même statue qui ornait autrefois sa chambre de fillette. Elle la regardait avec complaisance. J'étais auprès de son lit avec notre soeur Marie du Sacré-Coeur. Elle dit: « Jamais elle ne m'a paru si belle, mais aujourd'hui c'est la statue; autrefois vous savez bien que ce n'était pas la statue.» - DE 6-7-5 -

[Session 18: - 1 septembre 1910, à 8h.30 à 2h. de l'après-midi]

[236v] [Suite de la réponse à la vingt-deuxième demande]:

3°. Elle m'a confié à plusieurs reprises au cours de sa vie, qu'elle avait parfois éprouvé des élans d'amour extraordinaires. [237r] Avant son entrée au Carmel, elle éprouva plusieurs fois, sans les provoquer par aucun effort, ce qu'elle appelait des « transports d'amour » - MSA 52,1 - ; elle sentait dans son coeur des élans inconnus jusqu'alors, Elle m'a raconté que ne sachant alors comment dire à Jésus son amour et son désir qu'il soit partout aimé et glorifié, elle disait au bon Dieu que « pour lui faire plaisir, elle consentirait bien à être plongée en enfer afin qu'il soit aimé de quelqu'un dans ce lieu de blasphème.» Elle ajoute à ce sujet dans son manuscrit: « Je savais bien que cela ne pouvait pas le glorifier, puisqu'il ne désire que notre bonheur, mais quand on aime, on éprouve le besoin de dire mille folies » - MSA 52,1-2 - .

Elle m'a dit aussi que dans le temps de son noviciat elle était restée près de huit jours comme séparée de son corps: « Je n'étais plus sur la terre, je faisais l'ouvrage du réfectoire, comme si on m'avait prêté un corps. Je ne puis exprimer cela. Enfin, il y avait un voile jeté pour moi sur toutes les choses de la terre.» - DE 11-7 -

[Savez-vous si de tels états différaient de quelque recueillement particulièrement intense?]:

Bien certainement, car elle était toujours très recueillie; et si ce n'avait été que [237v] cela, elle n'en aurait pas parlé comme d'un état spécial. Sur ma demande si dans le cours de sa vie religieuse elle avait encore éprouvé des opérations extraordinaires de la grâce, elle me répondit: « Dans le jardin, plusieurs fois, à l'heure du grand silence du soir,

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

je me suis sentie dans un si grand recueillement et mon coeur était si uni au bon Dieu, je formais avec tant d'ardeur et pourtant sans aucun travail de telles aspirations d'amour, qu'il me semble bien que ces grâces étaient des 'vols d'esprit', comme les appelle sainte Thérèse ».» - DE 11-7 -

En 1895, lorsque j'étais prieure, elle m'avait parlé d'une grâce qu'elle appelait « blessure d'amour.» En ce temps-là, le bon Dieu avait permis, pour l'éprouver sans doute, que je n'y fisse nulle attention. Je parus même n'en rien croire, et j'avoue qu'il en était ainsi; mais, en réfléchissant à ce qu'elle m'avait dit, je me demandai comment j'avais pu douter un instant de son affirmation. Cependant, je ne lui en dis pas un mot, jusqu'à sa dernière maladie. Je voulus alors (1897) lui faire répéter, à l'infirmerie, ce qu'elle m'avait dit en 1895 de cette blessure d'amour. [238r] Elle me regarda alors avec un doux sourire et me dit: « Ma mère, je vous ai raconté cela le jour même, et vous m'aviez à peine écoutée.» Comme je lui en exprimais du regret, elle reprit: « Vous ne m'avez pas fait de peine, j'ai pensé tout simplement que le bon Dieu permettait cela pour mon plus grand bien. Voici ce qui s'est passé alors: c'était peu de jours après mon offrande à l'Amour miséricordieux. Je commençais au choeur l'exercice du Chemin de la croix, lorsque je me sentis tout à coup blessée d'un trait de feu si ardent que je pensai mourir. Je ne sais comment expliquer ce transport; il n'y a pas de comparaison qui puisse faire comprendre l'intensité de cette flamme du ciel. Une seconde de plus, je serais morte certainement. Enfin, ma mère ajouta-t-elle avec simplicité -, c'est ce que les saints ont éprouvé tant de fois. Nous lisons cela dans leur vie; vous savez bien. Moi, je ne l'ai éprouvé que cette seule fois dans toute ma vie, et la sécheresse est revenue bien vite habiter mon coeur. J'ai passé dans cette sécheresse ma vie religieuse toute entière, pour ainsi dire. C'est très rare que j'aie été consolée; d'ailleurs, je ne l'ai jamais désiré. J'étais toute fière, au contraire, que le bon Dieu ne se gêne pas avec moi; les grâces extraordinaires ne m'ont jamais tentée; j'aimais mi-[238v]eux répéter au bon Dieu :

Que mon désir n'est pas de le voir ici-bas » - DE 7-7 et PN 24 couplet 27 - .

Vers la fin de sa vie (les trois derniers mois), pendant que mes deux soeurs et moi étions près de son lit, elle nous manifesta avec une grande simplicité d'étranges pressentiments de ce qui devait se passer à son sujet après sa mort. Elle nous fit comprendre qu'après sa mort on rechercherait ses reliques et qu'elle aurait à accomplir une mission dans les âmes, en propageant sa « petite voie de confiance et d'abandon.» Notamment elle nous recommandait de conserver soigneusement jusqu'aux rognures de ses ongles. Dans les dernières semaines de sa vie, nous lui apportions des roses à effeuiller sur son crucifix; s'il tombait des pétales à terre, une fois qu'elle les avait touchées, elle nous disait: « Ne perdez pas cela, mes petites soeurs, vous ferez des plaisirs avec ces roses » - DE 14-9 -

Elle dit aussi: « Il faudra publier le manuscrit (l'histoire de sa vie) sans retard après ma mort. Si vous tardez, le démon vous tendra mille embû-[239r] ches pour empêcher cette publication, pourtant bien importante.» Je lui dis: « Vous pensez donc que c'est par le manuscrit que vous ferez du bien aux âmes?.» - « Oui, c'est un moyen dont le bon Dieu se servira pour m'exaucer. Il fera du bien à toutes sortes d'âmes, excepté à celles qui sont dans les voies extraordinaires.» - « Mais - ajoutai-je - si notre mère le jetait au feu?.» « Eh! bien, je n'en aurais pas la moindre peine, ni le moindre doute sur ma mission. Je penserais tout simplement que le bon Dieu exaucera mes désirs par un autre moyen.» - DE 11-7 -

[Pendant qu'elle rédigeait le dit manuscrit, la Servante de Dieu en prévoyait-elle la publication?]:

Certainement non pour la première partie qu'elle avait écrite sur mon ordre, quand j'étais prieure. Elle n'y pensait pas non plus en composant ce qui s'adresse à sa soeur Marie. Quant aux chapitres IX, X et les premières pages du chapitre XI, adressées à la mère Marie de Gonzague, elle prévoyait la publication, mais n'a pas fait plus de frais pour cela, certainement. Elle écrivait avec une absolue simplicité, comme les choses lui venaient.

[239v] Un jour que mes soeurs et moi, quelques jours avant sa mort, nous lui donnions des soins, elle nous dit soudainement. « Vous savez bien que vous soignez une petite sainte.» Et après un moment de silence: « D'ailleurs vous êtes des saintes aussi » - DE .11.8.3 - .

[Au cours de sa dernière maladie, la Servante de Dieu a-t-elle été sujette au délire ou autre affection semblable?]:

Elle n'a pas perdu un seul instant sa présence d'esprit; elle était au contraire d'autant plus calme que la mort était plus proche.

[240r] [Réponse à la vingt-troisième demande. - Au sujet de la renommée de sainteté durant sa vie]:

J'ai remarqué que dans son enfance on la regardait d'une façon exceptionnelle. Je devinais bien que ce n'était pas seulement pour sa beauté, mais pour je ne sais quoi d'extraordinairement pur et céleste qu'elle avait dans la physionomie; je l'ai entendu dire bien des fois. Victoire Pasquer, notre domestique, que je revoyais au parloir, il y a quelques mois, me disait dans cette visite: « C'est vrai que mademoiselle Thérèse n'était

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

pas ordinaire; je vous aimais bien toutes, mais Thérèse avait quelque chose que vous n'aviez ni les unes ni les autres: c'était comme un ange; ça m'a frappée.» Une vénérable demoiselle qui s'occupait de la chapelle de la Sainte Vierge et de la surveillance des enfants aux processions, dans la paroisse Saint-Pierre de Lisieux, dit de la Servante de Dieu: « Cette petite Thérèse est un véritable ange, je serais bien étonnée si elle vivait long-[240v]temps; mais si elle vit, vous verrez qu'on en parlera plus tard, parce qu'elle deviendra une sainte.»

Au Carmel, j'ai vu toutes les religieuses, sauf une ou deux peut-être, très étonnées et édifiées des vertus qu'on lui voyait pratiquer dès les premiers jours de son noviciat. Avec les années, cette bonne opinion s'accrut encore. La mère Marie de Gonzague, prieure, qui usa souvent à son égard d'une particulière sévérité, disait à la maîtresse des novices pour expliquer son attitude: « Ce n'est pas une âme de cette trempe qu'il faut traiter comme une enfant et craindre d'humilier en toutes rencontres » - HA 12 - Avant qu'elle eût fait profession, la révérende mère prieure et les autres religieuses aimaient à la présenter aux membres de leurs familles qui venaient au parloir, assurées qu'elles étaient de l'estime et du bon renom qui en rejaillirait sur la communauté. En fait, la révérende mère prieure en recevait souvent des louanges. Les prédicateurs de retraites et les confesseurs en parlaient à la mère prieure comme d'un ange. Le sacristain qui la connaissait pour l'entendre à la sacristie, [241r] l'avait en grande vénération et disait que cette soeur-là n'était pas comme les autres bonnes soeurs, que lorsqu'il venait travailler à l'intérieur du monastère, il la reconnaissait, malgré son voile baissé, à la modestie de sa tenue.

Des religieuses, à ma connaissance, cependant en jugèrent autrement. L'une d'elles disait que ce n'était guère difficile d'être sainte, quand on avait comme elle tout à souhait; qu'on vivait en famille et dans les honneurs. Je suis obligée de dire que cette religieuse, professe depuis longtemps, était d'un jugement peu droit, qu'elle a voulu quitter le monastère et qu'elle est maintenant rentrée dans le monde. Une autre, pendant sa maladie, disait: « Je me demande ce que notre mère prieure pourra bien écrire de soeur Thérèse de l'Enfant Jésus. Que voulez-vous dire d'une personne qui a été tout le temps choyée et qui n'a pas acquis la vertu comme nous au prix des luttes et des souffrances? Elle est douce et bonne, mais c'est naturel chez elle » - DE 29-7 - . J'ai appris ces paroles par soeur Thérèse elle-même qui les avait entendues. La religieuse qui les proférait est morte depuis. D'autre part, cette même religieuse, qui était une soeur converse, disait à d'autres moments que soeur Thérèse de l'Enfant [241v] Jésus était une sainte.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

Soeur Thérèse de, l'Enfant Jésus est morte à l'infirmerie de notre monastère de Lisieux, le jeudi 30 septembre 1897, vers sept heures du soir. Elle est morte de phtisie consécutive à une tuberculose pulmonaire. Vers 1894, elle commença à souffrir de granulations de la gorge; on les traita par des cautérisations et elle ne changea rien, pour cela, à sa vie ordinaire de carmélite. Le soir du jeudi Saint 1896, une hémorragie se déclara dans les circonstances relatées ci-dessus. Cet accident se répéta le lendemain. Néanmoins jusque vers la fin du carême de l'année suivante 1897, elle continua tous les exercices et les pénitences en usage au Carmel. Pendant quelques semaines seulement, à la suite d'une toux persistante, elle fut mise au régime des aliments gras. A la fin du carême 1897, son état s'aggrava beaucoup; la fièvre devint continuelle et on la soumit à un traitement énergique de vésicatoires, [242r] de pointes de feu, de teinture d'iode et de frictions. Tous ces soins furent sans résultat; le 6 juillet 1897, les hémorragies recommencèrent et se reproduisirent deux ou trois fois chaque jour pendant tout le mois. Le 8 juillet, on la descendit à l'infirmerie où le mal suivit son cours jusqu'au jour de sa mort, 30 septembre. Pendant les cinq derniers mois de sa vie, et surtout à partir du 6 juillet, ses souffrances furent très violentes et toujours croissantes. Monsieur le docteur de Cornières, médecin du monastère, disait: « C'est affreux ce qu'elle souffre, ne désirez pas la conserver dans cet état.» Il s'étonnait de sa patience inaltérable et de son angélique sourire. Vers le 25 mai, elle était encore dans sa cellule étendue sur sa paillasse. Elle me disait alors: « J'aime mieux rester dans notre cellule que de descendre à l'infirmerie, parce qu'ici on ne m'entend pas tousser, je ne dérange personne, et puis, quand je suis trop bien soignée, je ne jouis plus » - DE 25 et 26 –5 - .

[Session 19: - 2 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[244r] [Suite de la réponse à la vingt-quatrième demande]:

Elle a accueilli les souffrances comme une grâce longtemps désirée. Elle ne demanda de soulagement que lorsque l'obéissance le lui imposa, et encore, avec beau-[244v] coup de discrétion; « Je demande le moins que je puis », disait-elle un jour; il fallait deviner ce qui pouvait la soulager. Elle ne voulut jamais prier pour obtenir la diminution de ses maux et se contentait de dire, même au milieu de ses plus cruelles souffrances: «Mon Dieu, ayez pitié de moi, vous qui êtes si bon! » - DE 39 - . Elle n'appréhendait pas les souffrances plus grandes qu'elle prévoyait et se contentait de dire: « La souffrance pourra atteindre jusqu'aux limites extrêmes; mais le bon Dieu qui m'a tenue par la main dès ma plus tendre enfance, me m'abandonnera pas, j'en suis sûre. Je pourrai bien n'en plus pouvoir, mais je n'en aurai jamais

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

trop » - DE 27-5 - . Je ne pourrais pas dire qu'elle souffrit avec transport et désirât souffrir toujours davantage; elle exprima ainsi ses dispositions: « N'êtes-vous pas étonnée, ma mère, de la manière dont je souffre? Je suis comme un tout petit enfant pendant ma maladie; je n'ai aucune pensée, si ce n'est celle d'un simple acquiescement à tout ce que veut le bon Dieu, souffrant de minute en minute ce qu'il [245r] m'envoie, sans me préoccuper de l'avenir. Je ne me réjouis de la mort que parce qu'elle est l'expression de la volonté du bon Dieu sur moi. Je ne désire pas plus mourir que vivre. Pour ma nature, j'aime mieux la mort; mais si j'avais à choisir, je ne choisirais rien. c'est uniquement ce que le bon Dieu fait, que j'aime » - DE 26-8 - .

Son âme resta plongée jusqu'à la fin dans une véritable nuit, à cause de sa tentation contre l'existence du ciel. Elle me disait, en me confiant ses peines: « Faut-il avoir ces pensées-là et aimer tant le bon Dieu?» - DE 10-8 - . Ce billet, qu'elle écrivit le 3 août, résume bien les sentiments de son âme en face des souffrances physiques et morales: « 0 mon Dieu, que vous êtes bon pour la petite victime de votre Amour miséricordieux! Maintenant même que vous joignez la souffrance extérieure aux épreuves de mon âme. Je ne puis dire: 'Les angoisses de la mort m'ont environnée', (*Ps. 17, 5) mais je m'écrie dans ma reconnaissance: « Je suis descendue dans la vallée des ombres de la mort; cependant, je ne crains aucun mal, parce que vous êtes avec moi, Seigneur!' » (*Ps. 22, 4) - LT 262 - . Elle garda toujours l'espoir ou plutôt l'assurance de mourir d'amour: « J'espère [245v] toujours mourir d'amour », nous disait-elle. « Mourir d'amour, ce n'est pas mourir dans les transports. Notre Seigneur est mort d'amour sur la croix, et voyez quelle a été son agonie » - DE 4-7 - . Un autre jour, elle me dit: « Je ne me fais pas une fête de jouir, de me reposer au ciel. Ce n'est pas cela qui m'attire. Ce qui m'attire c'est l'amour; c'est aimer, être aimée et revenir sur la terre pour faire aimer le bon Dieu, pour aider les missionnaires, les prêtres, toute l'Eglise: Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre»" - DE 17-7 - . Ce que j'ai vu briller en elle davantage pendant sa dernière maladie, c'est la simplicité, la défiance d'elle-même, l'humilité, le recours constant à la prière et la confiance en Dieu.

Elle reçut l'Extrême-Onction le 30 juillet; et, à partir du 19 août, elle dut cesser de recevoir la sainte communion. à cause des vomissements dont elle souffrait constamment. Le 29 septembre, veille de sa mort, comme elle souffrait extraordinairement, elle s'écria: « Je n'en puis plus. Ah! qu'on prie pour moi, si vous saviez! » - DE 29-9 - . Après [246r] matines, elle joignit les mains et dit: « Oui, mon Dieu, je veux bien tout » - DE 29-9 - . Le matin du 30 septembre, ses souffrances étaient inexprimables; elle joignit les mains, en regardant la statue de la Sainte Vierge, placée en face de son lit: « Oh! - dit-elle -, je l'ai priée avec une ferveur!... Mais c'est l'agonie, toute pure, sans aucun mélange de consolation » - DE 30-9 - . Vers trois heures, elle mit les bras en croix et dit à la mère prieure: « Oh! ma mère, présentez-moi bien vite à la Sainte Vierge! Préparez-moi à bien mourir » - DE 30-9 - Elle répéta encore: « Tout ce que j'ai écrit sur mes désirs de la souffrance, oh! c'est bien vrai, mais je ne me repens pas de m'être livrée à l'Amour, au contraire » - DE 30-9 - . A 7 heures et quelques minutes, la mère prieure, croyant son état stationnaire, congédia la communauté. Et la pauvre petite victime soupira: « Ma mère, n'est-ce pas encore l'agonie? ne vais-je pas mourir? » - « Oui, mon enfant - répondit notre mère -, c'est l'agonie, mais le bon Dieu veut, peut-être, la prolonger de quelques heures.» Elle reprit avec courage: « Eh! bien... allons!... allons!... Oh! je ne voudrais pas moins longtemps souffrir... » - DE 30-9 - . Et, fixant les yeux sur son crucifix: [246v] « Oh!... je l'aime!... Mon... Dieu!... je... vous... aime!! » - DE 30-9 - Après avoir prononcé ces paroles, elle tomba doucement en arrière, la tête penchée à droite. La mère prieure rappela en hâte la communauté et toutes furent témoins de son extase. Son visage, violacé et décomposé pendant l'agonie, avait repris la fraîcheur et le teint de lys qu'elle avait en pleine santé, ses yeux étaient fixés en haut, brillants de paix et de joie. Une sœur s'approcha avec un flambeau, pour voir de plus près ce sublime regard. A la lumière de ce flambeau, il ne parut aucun mouvement de ses paupières. Cette extase dura, au moins, l'espace d'un Credo. Puis, je la vis fermer les yeux; elle poussa plusieurs soupirs et rendit son âme à Dieu.

Après sa mort, elle conserva un doux sourire: elle était d'une beauté ravissante. Elle resta exposée, suivant la coutume du Carmel, dans le chœur des religieuses, près de la grille. Le dimanche soir, 3 octobre, on ferma le cercueil après que s'étaient manifestés quelques symptômes de décomposition. L'inhumation eut lieu le lundi [947r] 4 octobre au cimetière de Lisieux, sans que rien ne se produisit d'extraordinaire.

Ce que je viens de dire de la dernière maladie et de la mort de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, n'est qu'un abrégé très incomplet de mes souvenirs. Pendant les derniers mois de sa vie, j'ai noté, jour par jour, à mesure que j'en étais témoin, les particularités de ses journées, et surtout les paroles qu'elle disait. Je ne pourrais mieux compléter cette déposition qu'en remettant au tribunal un exemplaire de ces notes journalières.

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

[Suit le texte d'un manuscrit de mère Agnès, dûment signé par elle et reconnu comme authentique par le notaire en accord avec les juges et le promoteur]:

+ Physionomie MORALE DE SOEUR THÉRÈSE DE L'ENFANT JÉSUS ET DE LA SAINTE FACE pendant sa dernière maladie d'après ses paroles textuelles, recueillies par moi (sœur Agnès de Jésus) de la propre bouche de la Servante de Dieu et consignées au fur et à mesure [247v] sur un carnet, ce qui paraissait lui être une fatigue et paralysait ses épanchements, mais qu'elle me laissait faire avec simplicité craignant de me causer de la peine.

15 mai 1897

« Cela m'est égal de vivre ou de mourir. Je ne vois pas bien ce que j'aurai de plus après ma mort que je ne possède dès maintenant... Je verrai le bon Dieu, voilà! Car pour être avec lui, j'y suis déjà tout à fait sur la terre » - DE 15-5 - .

« Je suis bien contente de m'en aller bientôt au ciel, mais quand je pense à cette parole du bon Dieu: 'le viendrai bientôt et je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses œuvres' (*Ap. 22, 12), je me dis qu'il sera bien embarrassé avec moi, car je n'ai pas d'œuvres... il ne pourra donc pas me rendre selon mes œuvres. Eh! bien, j'ai confiance qu'il me rendra selon ses œuvres à lui » - DE 15-5 - .

« Si, par impossible, le bon Dieu lui-même ne voyait pas mes bonnes actions, je n'en serais pas affligée. Je l'aime tant, que je voudrais pouvoir lui faire plaisir par [248r] mon amour et mes petits sacrifices, sans même qu'il sache qu'ils viennent de moi. Le sachant et le voyant il est comme obligé de m'en rendre... je ne voudrais pas lui donner ce mal là! » - DE 9-5 - .

« Je voudrais bien être envoyée au Carmel d'Hanoï pour souffrir beaucoup pour le bon Dieu; je voudrais y aller, si je guéris, pour être toute seule, pour n'avoir aucune consolation, aucune joie sur la terre. Je sais bien que le bon Dieu n'a pas besoin de nos œuvres, je suis sûre que je ne rendrais pas de services là bas. Mais je souffrirais et j'aimerais. C'est cela qui compte à ses yeux » - DE 15-6 - .

18 mai

« On m'a déchargée de tout emploi, j'ai pensé que ma mort ne causerait pas le moindre dérangement dans la communauté.»

Je lui dis: Etes-vous attristée de paraître devant les sœurs comme un membre inutile?

« Oh! pour cela, c'est le moindre de mes soucis. Çà m'est bien égal! » - DE 18-5 - .

J'avais fait mon possible en la voyant si malade pour obtenir qu'on la dispensât des offices des morts prescrits par nos Constitutions au décès de chaque membre de notre Ordre.

[248v] « Je vous en prie, ne me faites pas dispenser des offices des morts, c'est tout ce que je puis faire pour les âmes du purgatoire » " - DE 18-5 - .

J'étais surprise de voir que, malgré son état, elle ne restait jamais oisive, je le lui dis.

« J'ai toujours besoin d'avoir de l'ouvrage de préparé; comme cela, je ne suis pas préoccupée et je ne perds jamais mon temps.»

« J'avais tant demandé au bon Dieu de suivre les exercices de communauté jusqu'à ma mort! Il n'a pas voulu m'exaucer. Il me semble pourtant que je pourrais aller à tout, je n'en mourrais pas une minute plus tôt. Il me semble quelquefois que si je n'avais rien dit, on ne me trouverait pas malade » - DE 18-5 - .

19 mai

Je lui dis: Pourquoi donc êtes-vous si gaie aujourd'hui?

« Parce que j'ai eu ce matin deux petites peines, oh! très sensibles... Rien ne me donne de petites joies, comme les petites peines » - DE 19-5 - .

[249r] 20 mai

« On me dit que j'aurai peur de la mort; cela se peut bien. Si l'on savait comme je suis peu assurée de moi-même! Je ne m'appuie jamais sur mes propres pensées; je sais trop combien je suis faible, mais je veux jouir du sentiment que le bon Dieu me donne maintenant. Il sera toujours temps de souffrir du contraire » - DE 20-5 - .

Du 21 au 28 mai

« Je sais que je vais bientôt mourir. Mais quand? Oh! cela ne vient pas! Je suis comme un enfant à qui l'on promet toujours un gâteau; on le lui montre de loin... puis, lorsqu'il approche pour le saisir, la main se retire! Mais je suis bien abandonnée soit pour vivre, soit pour mourir. Je veux bien encore guérir pour aller en Cochinchine, si le bon Dieu le demande » - DE 21 à 26-5 - .

« Il ne faudra pas, après ma mort, laisser donner des couronnes pour mettre autour de mon cercueil, comme on a fait pour mère Geneviève (notre fondatrice). C'est de l'argent perdu, ça ne signifie rien; mais avec l'argent qu'on aurait dépensé pour cela, vous demanderez aux personnes qu'on rachète de l'escla-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

vage de pauvres [249v] petits nègres. Vous direz que c'est cela qui me ferait plaisir. Je voudrais un petit 'Théophane' et une petite 'Marie Thérèse' » - DE 21à 26-5 - .

« Il y a quelque temps, j'avais beaucoup de peine de prendre des remèdes chers, mais à présent, cela ne me fait rien, au contraire, parce que j'ai lu que sainte Gertrude s'en réjouissait pour elle même, pensant que tout était à l'avantage de ceux qui lui faisaient du bien. Elle s'appuyait sur la parole de Notre Seigneur: 'Ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous l'aurez fait (*Mt. 25, 40)' » - DE 21à26 –5 - .

« Je suis convaincue de l'inutilité des remèdes pour me guérir, mais je me suis arrangée avec le bon Dieu, afin qu'il en fasse profiter de pauvres missionnaires qui n'ont ni le temps ni les moyens de se soigner. Je lui demande que tous les soins qui me sont donnés les guérissent » - DE 21à 26-5 - .

« On m'a tant répété que j'avais du courage, et c'est si peu vrai, que je me suis dit. Mais enfin, il ne faut pas faire ainsi mentir le monde! Et je me suis mise, avec l'aide de la grâce, [250r] à acquérir du courage. J'ai fait comme un guerrier qui, s'entendant féliciter de sa bravoure tout en sachant très bien qu'il n'est qu'un lâche, finirait par avoir honte des compliments et voudrait les mériter » - DE 21à 26-5 - .

« J'aime mieux rester dans notre cellule que de descendre à l'infirmerie parce que ici on ne m'entend pas tousser, je ne dérange personne; et puis, quand je suis trop bien soignée, je ne jouis plus » - DE 21à 26-5 - .

« Si je n'avais pas cette épreuve d'âme, ces tentations contre la foi qu'il est impossible de comprendre... Je crois bien que je mourrais de joie à la pensée de quitter bientôt cette terre » - DE 21à26 –5 - .

28 mai

« Je n'ai nullement peur des derniers combats, ni des souffrances, si grandes soient-elles, de la maladie. Le bon Dieu m'a aidée et conduite par la main dès ma plus tendre enfance, je compte sur lui. Je suis assurée qu'il me continuera son secours jusqu'à la fin. Je pourrai bien souffrir extrêmement, mais je n'en aurai jamais trop, j'en suis sûre » - DE 27-5 -

« Je ne désire pas plus mourir que [250v] vivre; c'est à dire que, si j'avais à choisir, j'aimerais mieux mourir, mais puisque le bon Dieu choisit pour moi, j'aime mieux ce qu'il veut. C'est ce qu'il fait que j'aime » - DE 27-5 - .

« Qu'on ne croie pas que si je guéris, cela me déroutera et détruira mes plans. Pas du tout! L'âge n'est rien aux yeux du bon Dieu et je m'arrangerai de façon à rester petite enfant, même en vivant très longtemps » - DE 27-5 - .

« Je vois toujours le bon côté des choses. Il y en a qui prennent tout de manière à se faire le plus de peine. Pour moi, c'est le contraire. Si je n'ai que la pure souffrance, si le ciel est tellement noir que je ne vois aucune éclaircie, eh! bien, j'en fais ma joie! » - DE 27-5 - .

29 mai

Elle avait beaucoup souffert. Je pris le Saint Evangile pour lui en lire un passage et je tombai sur ces paroles: « Il est ressuscité, il n'est plus ici, voyez le lieu où on l'avait mis » (*Mc. 16, 6).

« Oui, c'est bien cela, je ne suis plus, en effet, comme dans mon enfance, accessible à toute douleur; je suis comme [251r] ressuscitée, je ne suis plus au lieu où l'on me croit... Ma mère, ne vous faites pas de peine pour moi, j'en suis venue à ne plus pouvoir souffrir, parce que toute souffrance m'est douce » - DE 29-5 - .

30 mai

Je lui dis: Vous souffrirez peut-être beaucoup avant de mourir!

« Oh! n'en ayez pas de chagrin, j'en ai un si grand désir! » - DE 30-5 - .

4 juin

Elle nous fit ses adieux (à nous ses trois sœurs). Ce jour-là elle était comme transfigurée et paraissait ne plus souffrir.

« J'ai demandé à la Sainte Vierge de n'être plus assoupie et absorbée comme tous ces jours. Je sentais si bien que je vous faisais de la peine. Ce soir elle m'a exaucée. 0 mes petites sœurs, que je suis heureuse! Je vois que je vais bientôt mourir, j'en suis sûre maintenant.»

« Ne vous étonnez pas si je ne vous apparais pas après ma mort et si vous ne voyez aucune chose extraordinaire comme signe de mon bonheur. Vous vous rappellerez que c'est ma 'petite voie' de ne rien désirer voir. Vous savez bien ce que j'ai dit tant de fois au bon Dieu, aux anges et aux saints:

[351v] 'Que mon désir n'est pas de les voir ici-bas ' » - DE 4-6 - - PN 24,27 - .

Les anges viendront vous chercher, dit sœur Geneviève de Sainte Thérèse.

« Je ne crois pas que vous les voyiez, mais ça ne les empêchera pas d'être là. Je voudrais pourtant bien avoir une belle mort, pour vous faire plaisir. Je l'ai demandé à la Sainte Vierge; je ne l'ai pas demandé au bon Dieu... Demander à la Sainte Vierge, ce n'est pas la même chose que de demander au bon Dieu. Elle sait bien ce qu'elle a à faire de mes petits désirs, s'il faut qu'elle les dise ou ne les dise pas... enfin c'est à elle de voir pour ne pas forcer le bon Dieu à m'exaucer, pour le laisser faire en tout sa volonté.»

« Je ne sais pas si j'irai en purgatoire, je ne m'en inquiète pas du tout; mais, si j'y vais, je ne regretterai pas de n'avoir rien fait pour l'éviter, je ne me repentirai jamais d'avoir travaillé uniquement

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

pour sauver des âmes. Que j'ai été heureuse de voir que Sainte Thérèse pensait cela!.»

« Ne vous faites pas de peine si je souffre beaucoup et si vous ne voyez en moi, [252r] comme je vous l'ai déjà dit, aucun signe de bonheur au moment de ma mort. Notre Seigneur est bien mort victime d'amour, et voyez quelle a été son agonie! » - DE 6-4 - .

Ce même jour dans l'après-midi, comme je la voyais beaucoup souffrir, je lui dis: Eh bien! vous désiriez souffrir, le bon Dieu ne l'a pas oublié.

« Je désirais souffrir et je suis exaucée. J'ai beaucoup souffert depuis plusieurs jours. Un matin, pendant mon action de grâces, j'ai ressenti comme les angoisses de la mort, et, avec cela, aucune consolation! » "'. - DE 4-6 -

« J'accepte tout pour l'amour du bon Dieu, même les pensées extravagantes qui me viennent à l'esprit et m'importunent » "'. - DE 4-6 -

5 juin

« Si vous me trouviez morte un matin, n'ayez pas de peine; c'est que Papa le bon Dieu serait venu tout simplement me chercher. Sans doute, c'est une grande grâce de recevoir les sacrements; mais quand le bon Dieu ne le permet pas, c'est bien quand même, tout est grâce » - DE 5-6 -

6 juin

« Je vous remercie d'avoir demandé [252v] que l'on ne me donne qu'une parcelle de la sainte Hostie. J'ai encore eu beaucoup de mal à l'avaler. Mais que j'étais heureuse d'avoir le bon Dieu dans mon coeur! J'ai pleuré comme le jour de ma première communion » - DE 6-6 - .

« Voyez comme je suis peu consolée dans mes tentations contre la foi. Monsieur l'aumônier m'a dit aujourd'hui: 'Ne vous arrêtez pas à tout cela, car c'est très dangereux'. Il m'a dit encore: 'Etes-vous bien résignée à mourir?'. Je lui ai répondu: 'Ah! mon père, je trouve qu'il n'y a besoin de résignation que pour vivre, Pour mourir, c'est de la joie que j'éprouve!' » - DE 6-6 - .

7 juin

Elle s'était promenée au jardin soutenue par moi. En revenant elle s'arrêta à regarder une petite poule blanche qui abritait ses poussins sous ses ailes. Elle avait les yeux pleins de larmes. Je lui dis: Vous pleurez! Alors elle mit sa main devant ses yeux en pleurant davantage et me répondit:

« Je ne peux pas vous dire pourquoi en, ce moment, je suis trop émue.»

Plus tard, elle me dit avec une expression [253r] céleste:

« J'ai pleuré en pensant que le bon Dieu avait pris cette comparaison pour nous faire croire à sa tendresse (cf. * Mt. 235 37). Toute ma vie, c'est cela qu'il a fait pour moi; il m'a entièrement cachée sous ses ailes. Tantôt, je ne pouvais plus me contenir; mon coeur débordait de reconnaissance et d'amour » - DE 7-6 -

9 juin

(Elle souffrait d'une violente douleur de côté).

« Il est dit dans l'Evangile que le bon Dieu viendra comme un voleur (cf. *Mt. 24, 43-44). Il viendra bientôt me voler! Ah! que je voudrais bien aider

au Voleur! » - DE 9-6

 

A sœur Marie du Sacré Cœur (sa sœur aînée Marie) qui lui disait: Quelle peine nous aurons après votre mort!

« Oh! non, vous verrez, ce sera comme une pluie de roses » - DE 9-6 - .

« Je suis comme un petit enfant sur la voie du chemin de fer qui attend son papa et sa maman pour le mettre dans le train. Hélas! ils ne viennent pas et le train part! Mais il y en a d'autres, je ne les manquerai pas tous! » - DE 9-6 - .

[253v] 10 juin

« Je demande bien souvent à la Sainte Vierge de dire au bon Dieu qu'il n'a pas à se gêner avec moi. C'est elle qui fait bien mes commissions!... Voilà que je ne comprends plus rien à ma maladie et je vais mieux! Mais je m'abandonne et je suis heureuse. Qu'est-ce que je deviendrais si je nourrissais l'espoir de bientôt mourir! Que de déceptions! Mais je n'en ai pas, parce que je suis contente de tout ce que le bon Dieu fait, je ne désire que sa volonté » - DE 10-6 - .

14 juin

« De moment en moment on peut beaucoup supporter » - DE 14-6 - .

15 juin

Je lui disais: Etes-vous fatiguée de voir votre état se prolonger et de tant souffrir?

« Souffrir! mais cela me plaît!.» - Pourquoi?

« Parce que cela plaît au bon Dieu » - DE 15-6 -

« Je suis heureuse. Il me semble que je n'offense pas du tout le bon Dieu pendant ma maladie. Tantôt j'écrivais sur la charité (dans le cahier de sa Vie) " et [254r] bien souvent on est venu me déranger. J'ai tâché de ne point m'impatienter, de mettre la première en pratique ce que j'écrivais » - DE 15-6 -

22 juin

Elle était au jardin dans la voiture des malades. Lorsque je vins à elle dans l'après-midi, elle me dit:

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

« Comme je comprends bien la parole de Notre Seigneur à notre Mère Sainte Thérèse: 'Sais-tu, ma fille, ceux qui m'aiment véritablement? Ce sont ceux qui reconnaissent que tout ce qui ne se rapporte pas à moi n'est que mensonge - *TH d'Avila Vie - . Oh! comme c'est vrai! Oui, tout en dehors du bon Dieu, tout est vanité!.» - DE 22.6 -

23 juin

Je lui disais: Hélas! Je n'aurai rien à donner au bon Dieu à ma mort, j'ai les mains vides; elle me répondit:

« Eh bien! Vous n'êtes pas comme moi. Quand j'aurais accompli toutes les œuvres de Saint Paul, je me croirais encore serviteur inutile (* Lc. 17, 10), je trouverais que j'ai les mains vides; mais c'est justement ce qui fait ma joie, car n'ayant rien, je recevrai tout du bon Dieu » - DE 23.6 - .

25 juin

Elle me montra un passage d'une annale de la [254v] Propagation de la foi où il est parlé de l'apparition d'une belle dame vêtue de blanc auprès d'un enfant baptisé. Elle me dit:« Plus tard, j'irai comme cela autour des petits enfants baptisés... » - DE 25-6 - .

26 juin

« Quel mal j'ai eu au côté hier! Et voilà que c'est passé aujourd'hui! Ah! quand est-ce que je m'en irai avec le bon Dieu! Que je voudrais bien aller au ciel! » - DE 26-6 - .

30 juin

Je lui parlais de certains Saints qui avaient mené une vie extraordinaire comme saint Siméon Stylite. Elle me dit: « Moi j'aime mieux les Saints qui n'ont peur de rien, comme sainte Cécile qui se laisse marier et qui ne craint pas » - DE 30-6 - .

3 juillet

Je lui confiais mes pensées de tristesse et de découragement après une faute.

«Vous ne faites pas comme moi. Quand j'ai commis une faute qui me rend triste, je sais bien que cette tristesse est la conséquence de mon infidélité. Mais croyez-vous que j'en reste là? Oh! non, [255r] pas si sotte! Je m'empresse de dire au bon Dieu: 'Mon Dieu, je sais que ce sentiment de tristesse, je l'ai mérité, mais laissez-moi vous l'offrir tout de même, comme une épreuve que vous m'envoyez par amour. Je regrette mon péché, mais je suis contente d'avoir cette souffrance à vous offrir' » - DE 3-7 -

Elle avait eu de la peine et pour en distraire sa pensée, elle dit d'un air triste et doux:

« J'ai besoin d'une nourriture pour mon âme. Lisez-moi une vie de saint.»

- Voulez-vous la vie de saint François d'Assise? Cela vous distraira, il parle de fleurs, de petits oiseaux. Elle répondit gravement:

«Non, pas pour cela... mais pour voir des exemples d'humilité » - DE 3-7 - .

4 juillet

« Je vous l'avoue franchement: mourir d'amour, comme Notre Seigneur est mort d'amour sur la croix, il me semble que c'est ce que j'éprouve » - DE 4-7 - .

5 juillet

Je lui parlais de mes faiblesses; elle me dit:

« Il m'arrive bien aussi des faiblesses, mais je ne m'en étonne jamais. Je ne me mets pas non plus toujours aussi promptement que je le voudrais au [255v] dessus des riens de la terre; par exemple, je serai taquinée d'une sottise que j'aurai dite ou faite. Alors, je rentre en moi-même et je me dis: Hélas! j'en suis donc encore au premier point comme autrefois! Mais je me dis cela avec une grande paix, sans tristesse. C'est si doux de se sentir faible et petit!.» - DE 5-7 -

« Ne soyez pas si triste de me voir malade, ma petite mère, car vous voyez comme le bon Dieu me rend heureuse. Je suis toujours gaie et contente.» - DE 5-7 -

6 juillet

« Je fais beaucoup de petits sacrifices... » - DE 6-7 -

On voit bien que vous êtes contente aujourd'hui d'avoir craché le sang et que vous voyez le divin Voleur.

« Ah! quand même je ne le verrais pas, je l'aime tant que je suis toujours contente de ce qu'il fait. Je ne l'aimerais pas moins, s'il ne venait pas me voler, au contraire. Lorsqu'il semble me tromper, je lui fais toutes sortes de compliments, il ne sait plus comment faire avec moi.»

« J'ai lu un beau passage dans les réflexions de l'Imitation: - *I JC II. 9 réflexions - Notre Seigneur [256r] au jardin des Oliviers jouissait de toutes les délices de la Trinité, et pourtant son agonie n'en était pas moins cruelle. C'est un mystère, mais je vous assure que j'en comprends quelque chose par ce que j'éprouve moi-même.»

Je mettais une lampe à la Sainte Vierge, pour obtenir qu'elle ne continue pas à cracher le sang.

« Vous ne vous réjouissez donc pas que je meure! Ah! pour me réjouir, moi, il aurait fallu que je continue à cracher le sang! Mais c'est fini pour aujourd'hui!.»

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

« Quand donc viendra le jugement dernier? Oh! que je voudrais bien être à ce moment-là... Et, qu'est-ce qu'il y aura après?! » - DE 6-7 - .

7 juillet

Elle crache encore le sang.

« Je vais bientôt aller voir le bon Dieu!.»

- Avez-vous peur de la mort maintenant que vous la voyez de si près?

« Ah! de moins en moins!.»

- Avez-vous peur du « Voleur »? Cette fois, il est à la porte!

« Non, il n'est pas à la porte, il est entré! Mais qu'est-ce que vous dites, ma petite mère! Si j'ai peur du Voleur? Comment voulez-vous que j'aie peur de quelqu'un que j'aime tant! [256v] Cette parole: 'Quand même Dieu me tuerait, j'espérerais encore en lui' (*Job 13, 15) m'a ravie dès mon enfance. Mais j'ai été longtemps avant de m'établir à ce degré d'abandon. Maintenant, j'y suis! Le bon Dieu m'a prise dans ses bras et m'a posée là!.»

Je lui demandais de dire quelques paroles d'édification et d'amabilité au docteur de Cornière pour qu'il soit édifié davantage.

« Ah! ma mère, ce n'est pas ma manière à moi. Que monsieur de Cornière pense ce qu'il voudra! Je n'aime que la simplicité, j'ai horreur du contraire. Je vous assure que de faire comme vous désirez, ce serait mal de ma part.»

Je lui parlais de sa vie passée.

« Dès l'âge de 14 ans, j'avais bien aussi des assauts d'amour. Ah! que j'aimais le bon Dieu! » - DE 7-7 - .

8 juillet

Elle était si malade que l'on parlait de lui donner l'Extrême-Onction. On la descendit le soir à l'infirmerie. Elle disait toute joyeuse:

« Je n'ai peur que d'une chose; c'est que ça ne change! » - DE 8-7 - .

[257r] Regardant ses mains amaigries:

« Ça devient déjà squelette. Voilà ce qui me plaît! » - DE 8-7 - .

« Oh! certainement que je pleurerai en voyant le bon Dieu!... Non, pourtant, on ne doit pas pleurer au ciel... Mais si, on pleure, puisqu'il a dit: 'J'essuierai toutes les larmes de leurs yeux' (*Ap. 7, 17). » - DE 8-7 -

Elle cherchait avec moi les péchés qu'elle pouvait avoir commis par ses sens, pour s'en accuser avant l'Extrême Onction. Nous en étions à l'odorat. Elle me dit:

« Je me rappelle que je me suis servie autrefois avec plaisir d'une bouteille d'eau de Cologne qu'on m'avait donnée en voyage » - DE 8-7 - .

Elle dit d'un ton sérieux et doux dans une circonstance où on ne la comprenait pas:

« La Sainte Vierge a bien fait de garder tout dans son cœur (* Lc. 2, 19, 5 1). On ne peut pas m'en vouloir de faire comme elle....»

« On dirait que les petits anges se sont donné le mot pour me cacher la lumière qui me montrait ma fin prochaine.»

[257v] Ont-ils caché la Sainte Vierge aussi?

« Non, la Sainte Vierge ne sera jamais cachée pour moi, car je l'aime trop!.»

« Je désire beaucoup recevoir l'extrême-onction. Tant pis, si on se moque de moi après!.»

(Si elle revenait à la santé ensuite, car elle savait que certaines sœurs ne la trouvaient pas en danger de mort) - DE 8-7 - .

Nous la remerciions de nous consoler par ses douces et aimables paroles.

« Mes petites sœurs, je vous offre mes petits fruits de joie, tels que le bon Dieu me les donne.»

« Au ciel j'obtiendrai beaucoup de grâces pour ceux qui m'ont fait du bien. Pour vous, ma mère, tout ne pourra même pas vous servir. Il y en aura beaucoup pour vous réjouir.»

« Si vous saviez comme mon jugement sera doux! mais si le bon Dieu me gronde un tout petit peu, je le trouverai doux quand même. Si je vais en purgatoire, je serai très contente en-[258r]core; je ferai comme les trois hébreux (* Dn. 3, 51 ss), je me promènerai dans la fournaise en chantant le cantique de l'amour. Oh! que je serais heureuse, si par là je pouvais délivrer d'autres âmes, souffrir en leur place, car alors je ferais du bien, je délivrerais les captifs.»

Elle me prévient que plus tard, un grand nombre de jeunes prêtres sachant qu'elle a été donnée comme sœur spirituelle à deux missionnaires, demanderont ici la même faveur. Elle m'avertit que ce peut être un danger.

... « N'importe laquelle écrirait ce que j'écris et recevrait les mêmes compliments, la même confiance. C'est par la prière et le sacrifice que nous pouvons seulement être utiles à l'Eglise. La correspondance doit être rare et il ne faut pas la permettre du tout à certaines religieuses qui en seraient préoccupées, croiraient faire des merveilles et ne feraient en réalité que blesser leur âme et tomber peut-être dans les pièges subtils du démon. Ma mère, ce que je vous dis est bien important, ne l'oubliez pas plus tard » - DE 8-7 - .

« Ma sœur *** aura besoin de moi... Mais du reste, je reviendrai! » - DE 9-7 - .

[258v] 9 juillet

Notre père supérieur lui dit: Vous! aller bientôt au ciel! Mais, votre couronne

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

n'est pas achevée. Vous ne faites que la commencer.

« Ah! mon père, vous dites bien vrai! Non, je n'ai pas fait ma couronne, mais c'est le bon Dieu qui l'a faite» - DE 9-7 - .

10 juillet

Nous lui disions: Il y a des saints qui ont eu peur de se damner, comment n'avez-vous pas cette frayeur? Elle répondit avec un fin sourire:

« Les petits enfants, ça ne se damne pas! » - DE 10-7 - .

Il lui vient dans l'idée qu'elle n'est pas sérieusement malade, que le docteur se trompe.

« Si mon âme n'était pas remplie d'avance par l'abandon à la volonté du bon Dieu, s'il fallait qu'elle se laissât submerger par les sentiments de joie ou de tristesse qui se succèdent si vite sur la terre, ce serait un flot de douleur bien amer! mais ces alternatives ne touchent que la surface de mon âme. Ah! ce sont pourtant de grandes épreuves! » - DE 10-7 - .

[259r] 11 juillet

Je lui parlais du manuscrit de sa vie, du bien qu'il ferait aux âmes.

« .. Mais comme on verra bien que tout vient du bon Dieu, et ce que j'en aurai de gloire ce sera un don gratuit qui ne m'appartiendra pas, tout le monde le verra bien!.»

Elle me parle de la communion des Saints,. Elle m'explique comment les biens des uns seront les biens des autres:

« Comme une mère est fière de ses enfants, ainsi le serons-nous les uns des autres sans la moindre jalousie. »

A propos du manuscrit de sa vie:

«... On pourrait croire que c'est parce que je n'ai pas péché que j'ai une confiance si grande dans le bon Dieu. Dites bien, ma mère, que, si j'avais commis tous les crimes possibles, j'aurais toujours la même confiance, je sentirais que cette multitude d'offenses serait comme une goutte d'eau jetée dans un brasier ardent. Vous raconterez ensuite l'histoire de la pécheresse. Les âmes comprendront tout de suite, cet exemple les encouragera.»

Voici ce qu'elle voulait que je raconte:

« Il est rapporté dans la vie des Pères [259v] du désert que l'un d'eux convertit une pécheresse publique dont les désordres scandalisaient une contrée entière. Cette pécheresse touchée de la grâce suivait le saint dans le désert pour y accomplir une rigoureuse pénitence, quand, la première nuit du voyage, avant même d'être rendue au lieu de sa retraite ses liens mortels furent brisés par l'impétuosité de son repentir plein d'amour, et le solitaire vit au même instant son âme portée par les anges dans le sein de Dieu. Voilà un exemple bien frappant de ce que je voudrais dire, mais ces choses ne peuvent s'exprimer » - DE 11-7 - .

Elle souffrait de sa tentation contre la foi et de son impuissance physique; elle se mit à réciter cette strophe composée par elle à la Très Sainte Vierge:

« Puisque le Fils de Dieu a voulu que sa Mère fût soumise à la nuit, à l'angoisse du coeur,

Marie, c'est donc un bien de souffrir sur la terre? Oui, souffrir en aimant, c'est le plus pur bonheur.

Tout ce qu'il m'a donné, Jésus peut le [reprendre. Dis-lui de ne jamais se gêner avec moi;

il peut bien se cacher., je consens à l'attendre jusqu'au jour sans couchant où s'éteindra ma foi! » - PN 54,16 - .

Je lui disais: Comme le bon Dieu vous a favorisée! Que pensez-vous de cette prédilection?

260r] « Je pense que l'Esprit de Dieu souffle où il veut!... » - DE 11-7 - .

12 juillet

« Rien ne me tient aux mains. Tout ce que j'ai, tout ce que je gagne, c'est pour l'Eglise et les âmes. Que je vive jusqu'à 80 ans, je serai toujours aussi pauvre! » - DE 12-7 - .

« Il faudra que le bon Dieu fasse toutes mes volontés au ciel, parce que je n'ai jamais fait ma volonté sur la terre.»

Vous nous regarderez d'en-haut, n'est-ce pas?

« Non, je descendrai! - DE 13-7 -

Pendant la nuit du 12, elle composa ce couplet pour se préparer à la communion:

« Toi qui connais ma petitesse extrême, tu ne crains pas de t'abaisser vers moi!

Viens en mon cœur, ô blanche Hostie que j'aime, viens en mon cœur, il aspire vers toi!

Ah! je voudrais que ta bonté me laisse mourir d'amour après cette faveur.

Jésus! entends le cri de ma tendresse. Viens en mon cœur! » - *PS 8 -

« Je ne dis pas: S'il est dur de vivre au [260v] Carmel, il est doux d'y mourir, mais s'il est doux de vivre au Carmel, il est plus doux encore d'y mourir.»

On lui offrait du vin:

« Je ne veux plus du vin de la terre.. Je veux boire du vin nouveau dans le royaume de mon Père.»

« Je vous demande de faire un acte d'amour et une invocation à tous les Saints... Ils sont tous mes parents là-haut!.»

Elle me parle encore de la communion des Saints:

« .. Avec les vierges nous serons comme les vierges, avec les docteurs comme

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

les docteurs, avec les martyrs comme les martyrs, parce que tous les Saints sont nos parents; mais ceux qui auront suivi la voie d'enfance spirituelle garderont toujours les charmes de l'enfance.»

« Depuis mon enfance, le bon Dieu m'avait donné le sentiment profond que je mourrais jeune.»

« Le bon Dieu m'a toujours fait désirer ce qu'il voulait me donner.»

[261r] A ses sœurs:

« Ne croyez pas que, lorsque je serai au ciel, vous n'aurez que des joies. Ce n'est pas ce que j'ai eu, ni ce que j'ai voulu avoir. Vous aurez peut-être au contraire de grandes épreuves, mais je vous enverrai des lumières qui vous les feront apprécier et aimer. Vous serez obligées de dire comme moi: 'Seigneur, vous nous comblez de joie par tout ce que vous faites'.»

« Je ne me fais pas une fête de jouir, ce n'est pas cela qui m'attire. Je ne puis pas penser beaucoup au bonheur qui m'attend au ciel. Une seule attente fait battre mon cœur; c'est l'amour que je recevrai et celui que je pourrai donner. Je pense à tout le bien que je voudrais faire après ma mort: faire baptiser les petits enfants, aider les prêtres, les missionnaires, toute l'Eglise!....»

« Ce soir j'entendais une musique dans le lointain et je pensais que bientôt j'entendrais des mélodies incomparables, mais ce sentiment de joie n'a été que passager » - DE 13-7 -

« Si j'avais été riche, il m'aurait été impossible de voir un pauvre ayant faim sans lui donner aussitôt de mes biens. Ainsi, à mesure que je gagne quelque trésor spirituel, [261v] sentant qu'au même instant des âmes sont en danger de tomber en enfer, je leur donne tout ce que je possède et je n'ai pas encore trouvé un moment pour me dire: maintenant, je vais travailler pour moi » - DE 14-7 - . « Toujours ce que le bon Dieu m'a donné m'a plu, même les choses qui me paraissent moins bonnes et moins belles que celles que les autres avaient.»

« Mon cœur est plein de la volonté du bon Dieu, aussi quand on verse quelque chose par dessus, cela ne pénètre point à l'intérieur. C'est un rien qui glisse facilement comme l'huile qui ne peut se mélanger avec l'eau. Je reste toujours au fond dans une paix profonde que rien ne peut troubler » - DE 14-7 - .

Elle se mit à répéter cette strophe de son cantique: « Rappelle-toi », avec un air et un accent célestes:

« Rappelle-toi que ta volonté sainte est mon repos, mon unique bonheur. Je m'abandonne et je m'endors sans crainte entre tes bras, ô mon divin Sauveur! Si tu t'endors aussi, lorsque l'orage gronde, je veux rester toujours en une paix profonde.

[262r] Mais pendant ton sommeil, Jésus! pour le réveil prépare-moi! » - PN 24,32 - .

Elle me dit en constatant l'extrême maigreur de ses membres:

« Oh! que j'éprouve de joie à me voir me détruire! » - DE 14-7 -

15 juillet

Vous mourrez peut être demain fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, après la communion.

« Oh! cela ne ressemblerait pas à ma petite voie. J'en sortirais donc pour mourir! Mourir d'amour, après la communion! C'est trop beau pour moi; les petites âmes ne pourraient pas imiter cela....»

Elle me raconta le trait suivant, souvenir qui lui avait été une grâce:

« Sœur Marie de l'Eucharistie voulait allumer les cierges pour une procession; elle n'avait pas d'allumettes, mais voyant la petite lampe qui brûle devant les reliques, elle s'en approche. Hélas! elle la trouve à demi éteinte, il ne reste plus qu'une faible lueur sur la mèche carbonisée. Elle réussit cependant à allumer son [262v] cierge, et par ce cierge tous ceux de la communauté se trouvèrent allumés. C'est donc cette petite lampe à demi éteinte qui a produit ces belles flammes qui, à leur tour, peuvent en produire une infinité d'autres, embraser même le monde entier. Pourtant, ce serait toujours à la petite lampe qu'il faudrait attribuer la première cause de cet embrasement. Comment les belles flammes pourraient-elles se glorifier après cela d'avoir fait un incendie, puisqu'elles n'ont été allumées que par correspondance à la petite étincelle? Il en est de même pour la communion des Saints. Souvent, sans le savoir, les grâces et les lumières que nous recevons sont dues à une âme cachée, parce que le bon Dieu veut que les Saints se communiquent les uns aux autres la grâce par la prière, afin qu'au ciel ils s'aiment d'un grand amour, d'un amour bien plus grand encore que celui de la famille, même de la famille la plus idéale de la terre. Combien de fois ai-je pensé que je pouvais devoir toutes les grâces que j'ai reçues aux prières d'une âme qui m'aurait demandée au bon Dieu et que je ne connaîtrai qu'au ciel. Oui, une toute petite étincelle [263r] pourra faire naître de grandes lumières dans toute l'Eglise, comme des docteurs et des martyrs qui seront sans doute bien au dessus de cette petite âme au ciel. Mais comment pourrait-on penser que leur gloire ne deviendra pas la sienne?.»

« Au ciel, on ne rencontrera pas de regards indifférents, parce que tous les élus reconnaîtront qu'ils se doivent entre eux les grâces qui leur ont mérité la couronne » - DE 14-7 - .

16 juillet

A propos de son désir réalisé d'avoir près d'elle sa sœur Céline (sœur Geneviève de Sainte Thérèse):

« J'avais fait le complet sacrifice de sœur Geneviève, mais je ne puis pas dire que je ne la désirais plus. Bien souvent, l'été, pendant l'heure du silence

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

avant matines, étant assise sur la terrasse, je me disais: 'Ah! si ma Céline était là près de moi! Mais non, ce serait un trop grand bonheur'. Et cela me semblait un rêve irréalisable. Ce n'était pourtant pas par nature que je désirais ce bonheur, c'était pour son âme, pour qu'elle suive ma petite voie. Et quand je l'ai vue entrée ici, et non seulement entrée, mais donnée à moi complètement pour l'instruire, quand j'ai vu que le bon Dieu dépassait ainsi mes désirs, j'ai compris quelle immensité d'amour il avait pour [263v] moi. Eh bien! ma petite mère, si un désir à peine exprimé est ainsi comblé, il est donc bien impossible que tous mes grands désirs dont je parle si souvent au bon Dieu ne soient pas complètement exaucés » - DE 16-7 - .

17 juillet

« Je sens que je vais entrer dans le repos. Mais je sens surtout que ma mission va commencer: ma mission de faire aimer le bon Dieu, comme je l'aime, de donner ma petite voie aux âmes. Si le bon Dieu exauce mes désirs, mon ciel se passera sur la terre jusqu'à la fin du monde. Oui, je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre. Ce n'est pas impossible, puisqu'au sein même de la vision béatifique, les anges veillent sur nous. Je ne pourrai jouir de mon repos, tant qu'il y aura des âmes à sauver, mais lorsque l'ange aura dit: 'Le temps n'est plus!' ( *Ap. 10, 6), alors je me reposerai, je pourrai jouir, parce que le nombre des élus sera complet et que tous seront entrés dans la joie et dans le repos. Mon cœur tressaille à cette pensée... » - DE 17-7 -

Je lui dis un autre jour: Quelle voie voulez-vous enseigner aux âmes?

« Ma mère, c'est la voie de l'enfance [264r] spirituelle, c'est le chemin de la confiance et du total abandon. Je veux leur enseigner les petits moyens qui m'ont si parfaitement réussi, leur dire qu'il n'y a qu'une seule chose à faire ici-bas: jeter à Jésus les fleurs des petits sacrifices, le prendre par des caresses, c'est comme cela que je l'ai pris, et c'est pour cela que je serai si bien reçue » - DE 17-7 - .

19 juillet

« J'avais bien envie tantôt de demander à sœur Marie du Sacré Cœur (sa sœur Marie), qui revenait du parloir à monsieur l'aumônier, ce qu'il avait dit de mon état après sa visite. Je pensais en moi-même: cela va peut-être me faire du bien, me consoler de le savoir. Mais en réfléchissant, je me suis dit: non, c'est de la curiosité, je ne veux rien faire pour le savoir. Puisque le bon Dieu ne permet pas qu'elle me le dise d'elle-même, c'est signe qu'il ne veut pas que je le sache. Et j'ai évité de ramener la conversation sur ce sujet, de peur que sœur Marie du Sacré Cœur ne me le dise comme forcément; je n'aurais pas été heureuse.» - DE 19-7 -

20 juillet

Qu'auriez-vous fait si l'une de nous (ses 3 sœurs) avait été malade à votre place? Seriez-vous venue à l'infirmerie pendant les récréations?

« J'aurais été tout droit à la récréation [264v] sans demander aucune nouvelle, mais j'aurais fait cela bien simplement pour que personne ne s'aperçoive de mon sacrifice. Si j'étais venue à l'infirmerie, je l'aurais fait pour faire plaisir, jamais pour me satisfaire. Tout cela pour accomplir mon devoir, pour vous attirer des grâces que la recherche de moi-même ne vous aurait certainement pas attirées. Et moi même, j'aurais retiré de mon abnégation une grande force, Si quelquefois, par faiblesse, j'avais fait le contraire de ce que je voulais, je ne me serais pas découragée, j'aurais tâché de réparer mes manquements en me privant davantage encore sans que cela paraisse.»

« Le bon Dieu se fait représenter par qui il veut, mais cela n'a pas d'importance. Avec vous, il y aurait eu un côté humain, j'aime mieux qu'il n'y ait que du divin. Oui, je le dis du fond du cœur, je suis heureuse de mourir entre les bras de notre mère, parce qu'elle représente le bon Dieu.»

(Elle avait beaucoup souffert de cette mère prieure) - DE 20-7 - .

Nous voulions profiter de ses derniers jours et la questionnions sur tout:

« On me harcèle de questions, cela [265r] me fait penser à Jeanne d'Arc devant son tribunal. Il me semble que je réponds avec la même sincérité » - DE 20-7 - .

21 juillet

« Je n'ai jamais fait comme Pilate qui refusa d'entendre la vérité (cf. In. 18, 38). J'ai toujours dit au bon Dieu: 0 mon Dieu, je veux bien vous entendre, je vous en supplie, répondez-moi lorsque je vous dis humblement: Qu'est-ce que la vérité? Faites que je voie les choses telles qu'elles sont, que rien ne m'éblouisse.»

Nous lui disions qu'elle était bien heureuse d'avoir un chemin d'amour et de confiance à montrer aux âmes. Elle répondit:

« Qu'est-ce que cela me fait que ce soit moi ou un autre qui donne cette voie aux âmes. Pourvu qu'elle soit montrée, qu'importe l'instrument? » - DE 21-7 - .

22 juillet

« Je n'ai jamais donné au bon Dieu que de l'amour, il me rendra de l'amour » - DE 22-7 - .

23 juillet

Je lui disais que j'appréhendais de la voir souffrir davantage encore. Elle me dit:

[265v] «Nous qui courons dans la voie de l'amour, je trouve que nous ne

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l'avenir, car alors c'est manquer de confiance et c'est comme se mêler de créer.»

« In te Domine speravi (*Ps. 70, 1)! Ah! au moment de nos grandes peines, que j'étais heureuse de dire ce verset au chœur!» - DE 23-7 - .

On lui avait envoyé de beaux fruits, mais elle n'en pouvait manger. Elle les prit les uns après les autres comme pour les offrir à quelqu'un et me dit:

« La Sainte Famille a été bien servie! Saint Joseph et le petit Jésus ont eu chacun une pêche et deux prunes. La Sainte Vierge a eu sa part aussi. Quand on me donne du lait avec un peu de rhum, je l'offre à Saint Joseph; je me dis: 'Oh! que cela va faire de bien au pauvre Saint Joseph!'. Au réfectoire, je voyais toujours à qui il fallait donner: le doux, c'était pour le petit Jésus, le fort pour Saint Joseph, la Sainte Vierge n'était pas oubliée non plus... Mais quand je manquais de quelque chose j'étais bien plus contente, parce que je le donnais vraiment à la Sainte Famille » - DE 24-7 - .

[266r] 25 juillet

Je lui disais que je finissais par désirer sa mort, pour ne plus la voir tant souffrir.

« Il ne faut pas dire cela, ma petite mère, car, souffrir, c'est justement ce qui me plaît de la vie!.»

Son oncle monsieur Guérin lui avait envoyé du raisin. Elle en mangea et dit:

« Qu'il est bon ce raisin-là! Mais je n'aime pas ce qui me vient de ma famille... Autrefois, quand on m'apportait de sa part des bouquets de fleurs pour mon petit Jésus, je ne voulais jamais les prendre sans m'être bien assurée que notre mère l'avait dit.»

Où donc est le divin Voleur maintenant? On n'en parle plus. Elle répondit en mettant la main sur son cœur:

« Il est là! Il est dans mon cœur....»

Je lui disais que la mort était bien triste en apparence et que j'aurais bien de la peine de la voir morte. Elle me répondit d'une voix attendrie:

« La Sainte Vierge a bien tenu son Jésus mort sur ses genoux, défiguré, sanglant! C'était autre chose que ce que vous verrez! Ah! je ne sais pas comment elle a fait!... Je suppose qu'on me rapporte à vous en cet état, que [266v] deviendriez-vous?... Responde mihi?... » (Office du Vendredi-Saint).

Je lui demandais certains conseils à propos des directions spirituelles.

« Je pense qu'il faut bien prendre garde à ne pas se rechercher, car on aurait le cœur blessé ensuite et l'on pourrait dire avec vérité: 'Les gardes m'ont enlevé mon manteau, ils m'ont blessée... Ce n'est qu'après les avoir dépassés un peu que j'ai trouvé mon Bien-Aimé'. Je pense que, si l'âme avait humblement demandé aux gardes où était son Bien-Aimé, ceux-ci lui auraient indiqué où il se trouvait, mais pour avoir voulu se faire admirer, elle est tombée dans le trouble, elle a perdu la simplicité du cœur » - 25-7 - .

A propos d'une novice qui voulait lui cacher ses sentiments:

« La vertu brille naturellement; aussitôt qu'elle n'est plus là, je le vois » - 26-7 - .

27 juillet

La communauté était à faire la lessive.

« Vers une heure, je me suis dit: Elles sont bien fatiguées à la lessive! Et j'ai prié le bon Dieu pour qu'il vous soulage toutes, pour que l'ouvrage se fasse dans la paix, dans la charité. Quand je me suis [267r] vue si malade, j'ai éprouvé de la joie d'avoir à souffrir comme vous.»

Le soir elle me rappela la parole de Saint Jean de la Croix:

« Rompez la toile de cette douce rencontre » - *Vive Flamme str1 v6 - . J'ai toujours appliqué cette parole à la mort d'amour que je désire faire. L'amour n'usera pas la toile de ma vie, il la rompra tout à coup. Avec quels désirs et quelle consolation je me suis répété dès le commencement de ma vie religieuse ces autres paroles de Saint Jean de la Croix: « Il est de la plus haute importance que l'âme s'exerce beaucoup à l'amour, afin que, se consommant rapidement, elle ne s'arrête guère ici-bas, mais arrive promptement à voir son Dieu face à face.» - *VF s.1 v6 -

« Je ne me réjouis de la mort que parce qu'elle est l'expression de la volonté du bon Dieu sur moi.»

« Je n'ai jamais voulu demander au bon Dieu de mourir jeune, je suis donc sûre qu'il n'accomplit en ce moment que sa volonté.»

Elle étouffait et je lui manifestais ma compassion et ma tristesse:

« N'ayez pas de peine, allez! Si j'é[267v]touffe, le bon Dieu me donnera la force. Je l'aime! Il ne m'abandonnera jamais » - DE 27.7 - .

29 juillet

Une sœur lui avait rapporté cette réflexion faite en récréation: « Je ne sais pas pourquoi on parle de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus comme d'une sainte. Elle a pratiqué la vertu, c'est vrai, mais ce n'était pas une vertu acquise par les humiliations et les souffrances.» Elle me dit:

« Et moi qui ai tant souffert dès ma plus tendre enfance! Ah! que cela me fait de bien de voir l'opinion des créatures au moment de la mort.»

On avait cru lui faire plaisir en lui apportant un objet, et c'est le contraire qui était arrivé. Elle craignit d'avoir

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

contristé la sœur et lui demanda pardon avec larmes.

« Oh! je vous demande bien pardon, j'ai agi par nature. Priez pour moi!.»

Et un peu plus tard:

« Oh! que je suis heureuse de me sentir imparfaite et d'avoir tant besoin de la miséricorde du bon Dieu au moment de la mort.»

Nous lui exprimions la crainte qu'elle ne meure pendant la nuit. Elle répondit: [268r] «Je ne mourrai pas la nuit, croyez-le; j'ai eu le désir de ne pas mourir la nuit.»

D'une voix douce, elle dit:

« Je vais enfin mourir! Depuis trois jours, c'est vrai que je souffre beaucoup; ce soir je suis comme en purgatoire.»

« Bien souvent, quand je le puis, je répète mon offrande à l'Amour.»

« Ce qui fait notre humiliation au moment où nous la subissons, fait ensuite notre gloire même dès cette vie.»

« Je n'ai point de capacité pour jouir, j'ai toujours remarqué cela; mais j'en ai une très grande pour souffrir » - DE 29.7 - .

30 juillet

« Toujours mon corps m'a gênée, je ne me trouvais pas à l'aise dedans... Toute petite, j'en avais honte.»

« Je n'aurais pas voulu ramasser une paille pour éviter le purgatoire. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait pour faire plaisir au bon Dieu, pour lui sauver des âmes.»

[268v] Les mouches la tourmentaient beaucoup, mais elle ne voulait pas les tuer:

« Je n'ai qu'elles d'ennemies, et comme le bon Dieu a recommandé de pardonner à ses ennemis, je suis contente de trouver cette occasion de le faire. C'est pour cela que je leur fais toujours grâce.»

C'est bien dur de souffrir autant, n'est-ce pas?

« Non, je puis encore dire au bon Dieu que je l'aime, cela suffit.»

Montrant un verre qui contenait un remède très mauvais, tout en ayant l'aspect d'une délicieuse liqueur, elle me dit:

« Ce verre-là, c'est l'image de ma vie. Hier, une sœur me disait: 'J'espère que vous buvez de la bonne liqueur!'. Et c'est ce que je bois de plus amer! Eh bien, ma mère, voilà ce qui a paru aux yeux des créatures. Il leur a toujours semblé que je buvais d'exquises liqueurs, et c'était de l'amertume! Je dis de l'amertume, mais non! car ma vie n'a pas été amère parce que j'ai su faire ma joie et ma douceur de toutes les amertumes.»

« Voulez-vous me préparer à [269r] recevoir l'Extrême-Onction? Priez bien le bon Dieu pour que je la reçoive aussi bien qu'on peut la recevoir.»

« Notre père supérieur m'a dit: 'Vous allez être comme un petit enfant qui vient de recevoir le baptême'. Puis, il ne m'a parlé que d'amour. Oh! que j'étais touchée!.»

Après l'Extrême-Onction, elle me montrait ses mains avec respect. Les autres jours, elle nous laissait prendre les petites peaux qui se détachaient de ses lèvres desséchées par la fièvre, mais ce jour-là elle voulut les avaler. Après l'Extrême-Onction, elle reçut le Saint Viatique. A peine avait-elle terminé son action de grâces que plusieurs sœurs vinrent la regarder et lui parler. Elle me dit:

« Comme j'ai été dérangée pendant mon action de grâces! Mais j'ai pensé que lorsque Notre Seigneur se retirait dans la solitude, le peuple l'y suivait et il ne le renvoyait pas. J'ai voulu l'imiter en recevant bien les sœurs » - DE 30.7 - .

On avait descendu sa paillasse à l'avance pour l'exposer après l'avoir ensevelie, car sa mort semblait imminente. Elle l'aperçût dans l'infirmerie proche de la sienne, lorsqu'on ouvrit la porte, et s'écria avec joie:

[269v] « Ah! voilà notre paillasse! Elle va se trouver toute prête pour mettre mon cadavre!.» - DE 30.7 -

« Ma mère, après ma mort, si vous voulez témoigner ma reconnaissance au docteur de Cornière qui m'a soignée, vous lui peindrez une image avec ces paroles: 'Ce que vous avez fait au plus petit des miens, c'est à moi que vous l'avez fait' » - DE 30.7 -

31 juillet

« J'ai trouvé le bonheur et la joie sur la terre, mais uniquement dans la souffrance, car j'ai beaucoup souffert ici-bas. Il faudra le faire savoir aux âmes... Depuis ma première communion, depuis que j'avais demandé à Jésus de changer pour moi en amertume toutes les consolations de la terre, j'avais un perpétuel désir de souffrir. Je ne pensais pas cependant à en faire ma joie. C'est une grâce qui ne m'a été accordée que plus tard. Jusque là c'était comme une étincelle cachée sous la cendre et comme les fleurs d'un arbre qui doivent devenir des fruits en leur temps. [270r] Mais voyant toujours tomber les fleurs, c'est-à-dire en me laissant aller aux larmes quand je souffrais, je me disais avec étonnement et tristesse: Ce ne sera donc jamais que des désirs! » - DE 30.7 -

1 août

Elle me parla de la grande grâce que lui avait apportée autrefois une image de Notre Seigneur sur la croix et dont elle parle aussi dans sa vie. Elle me répéta ce qu'elle s'était dit alors:

« Oh! je ne veux pas laisser perdre ce sang précieux! Je passerai ma vie à le recueillir pour les âmes.»

A propos du manuscrit de sa vie:

« Après ma mort, il ne faudra parler à personne de mon manuscrit avant qu'il soit publié, il ne faudra en parler qu'à notre mère. Si vous faites autrement, le démon vous tendra plus d'un piège pour

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

gâter l'œuvre du bon Dieu.... une œuvre bien importante. - DE 1.8 -

On ne pourra pas dire de moi : « Elle se meurt de ne point mourir. » - *TH d'Avila Poésie – Glose - Pour ma nature, oui, le ciel! mais la grâce en mon âme a pris beaucoup d'empire sur la nature et maintenant je ne puis que répéter au bon Dieu:

Longtemps encore je veux bien vivre, [270v] Seigneur, si c'est là ton désir.

Dans le ciel, je voudrais te suivre, si cela te faisait plaisir.

L'amour, ce feu de la Patrie, ne cesse de me consumer.

Que me fait la mort ou la vie, mon seul bonheur, c'est de t'aimer! » - PN 45.7 - .

« Tout passe en ce monde mortel, même la petite Thérèse... mais elle reviendra!.»

« J'éprouve une joie bien vive, non seulement lorsqu'on me trouve imparfaite, mais surtout de m'y sentir moi-même. Cela surpasse tous les compliments qui m'ennuient » - DE 2.8 - .

3 août

Comment avez-vous fait pour en arriver à cette paix inaltérable qui est votre partage?

« Je me suis oubliée et j'ai tâché de ne me rechercher en rien.»

« Mes petites sœurs, priez pour les pauvres malades à la mort. Si vous saviez ce qui se passe! Comme il faudrait peu de chose pour perdre patience! Il faut [271r] être charitable pour n'importe lesquelles....»

A nous ses trois sœurs:

« Faites bien attention à la régularité. Après un parloir, ne vous arrêtez pas pour parler entre vous; car alors, c'est comme chez soi, on ne se prive de rien.»

« Oh! que mon épaule est meurtrie; si vous saviez!.»

- On va y mettre de la ouate.

- « Non! il ne faut pas m'ôter ma petite croix » - DE 3.8 - .

4 août

Sur un mot que nous lui disions:

« Oh! non, je ne me crois pas une grande sainte! Je me crois une toute petite sainte; mais je pense que le bon Dieu s'est plu à mettre en moi des choses qui font du bien à moi et aux autres.»

On lui avait apporté une gerbe d'épis, elle en détacha un des plus beaux et me dit:

«Ma Mère, cet épi est l'image de mon âme; le bon Dieu m'a chargée de grâces pour moi et pour bien d'autres...

Puis craignant d'avoir eu une pensée d'orgueil, [271v] elle ajouta:

« Oh! que je voudrais être humiliée et maltraitée pour voir si j'ai vraiment l'humilité du cœur!... Pourtant quand j'étais humiliée autrefois, j'étais bien heureuse... Oui, il me semble que je suis humble. Le bon Dieu me montre la vérité; je sens si bien que tout vient de lui!.»

« Oh! comme je sens que je me découragerais si je n'avais pas la foi, ou plutôt si je n'aimais pas le bon Dieu!.»

« Je me suis endormie une seconde pendant l'oraison. J'ai rêvé qu'on manquait de soldats pour une guerre contre les prussiens. Vous avez dit: 'Il faut envoyer sœur Thérèse de l'Enfant Jésus'. J'ai répondu que j'y consentais, que j'aurais bien préféré que ce fût pour une guerre sainte. Enfin je suis partie tout de même. 0 ma mère ajouta-t-elle avec animation -, quel bonheur j'aurais eu, par exemple, au temps des croisades, à combattre contre les hérétiques. Allez! Je n'aurais pas eu peur d'attraper une balle, je n'aurais pas eu peur du feu! Est-ce possible que je meure dans un lit? » - DE 4.8 -

[272r] 5 août

On avait plaint les carmélites de porter de gros habits pendant les chaleurs: « Ah!... au ciel! au ciel! le bon Dieu nous rendra cela, d'avoir porté pour son amour de gros habits sur la terre.»

Sœur Marie du Sacré Cœur lui dit que les anges viendraient à sa mort pour accompagner Notre Seigneur, qu'elle les verrait resplendissants de lumière et de beauté.

« Toutes ces images ne me font aucun bien, je ne puis me nourrir que de la vérité. C'est pour cela que je n'ai jamais désiré de visions. On ne peut voir sur la terre le ciel, les anges tels qu'ils sont; j'aime mieux attendre après ma mort.»

Nous avions placé près de son lit un tableau de la Sainte Face qu'elle aimait beaucoup, pour fêter le lendemain, 6 août, la Transfiguration. Elle me dit:

« Que Notre Seigneur a bien fait de baisser les yeux pour nous donner son portrait! car, puisque les yeux sont le miroir de l'âme, si nous avions deviné son âme, nous en serions mortes de joie. Oh! que cette Sainte Face m'a fait de bien dans ma vie! Pendant que je [272v] composais mon cantique: 'Vivre d'amour', elle m'a aidée à le faire avec une grande facilité. J'ai écrit de mémoire pendant les trois quarts d'heure de silence du soir les 15 couplets que j'avais composés dans la journée. Ce jour là, en allant au réfectoire après l'examen, je venais de composer la strophe: 'Vivre d'amour, c'est essuyer ta Face, c'est implorer des pécheurs le pardon'.

Je la lui ai répétée, en passant, avec beaucoup d'amour. En la regardant, j'ai pleuré d'amour.»

(On passe devant ce tableau de la Sainte Face pour se rendre du chœur au réfectoire).

« Je répète comme *Job (7, 4): 'Le matin j'espère ne pas arriver au soir, et le soir j'espère ne plus revoir le matin'.»

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

« Ces paroles d'Isaïe: 'Qui a cru à votre parole *.. etc. Il est sans éclat, sans beauté... etc. (Is. 53, 1-2)' ont fait tout le fond de ma dévotion à la Sainte Face, ou, pour mieux dire, le fond de toute ma piété. Moi aussi, je désirais être sans éclat, sans beauté, seule à fouler le vin dans le pressoir, inconnue de toute créature » - DE 5.8 - [273r] A propos d'une confidence que je lui faisais, elle me dit:

« Une mère prieure devrait toujours laisser croire qu'elle est sans aucune peine. Cela fait tant de bien et donne tant de force de ne point dire ses peines inutilement. Par exemple, il faut éviter de s'exprimer ainsi: 'Vous avez des ennuis et des difficultés, moi j'en ai bien aussi avec telle sœur, etc..»

6 août

Elle avait espéré mourir dans la nuit et n'avait pas cessé de regarder la Sainte Face. Elle me dit le matin:

« J'ai attendu Jésus toute la nuit! J'ai repoussé bien des tentations... Ah! j'ai fait bien des actes de foi... Je puis bien dire: 'J'ai regardé à ma droite et j'ai considéré, et il n'y a personne qui me connaisse (Ps. 141, 5)...' qui connaisse le moment de ma mort....»

Elle regarda ensuite la statue de la Sainte Vierge et chanta doucement:

« Quand viendra-t-il, ma tendre Mère, quand viendra-t-il ce beau jour

où de l'exil de la terre je volerai dans l'éternel séjour? » - *Soupir de l'exilé in Chants à Marie, Paris, 1879 -

A propos des offices des morts que nos Constitutions [273v] prescrivent pour chacune des sœurs décédées dans les différents monastères de l'Ordre, mais dont on l'avait dispensée à cause de sa maladie, elle dit:

« Je ne puis m'appuyer sur rien, sur aucune de mes œuvres pour avoir confiance. Ainsi j'aurais si bien voulu pouvoir me dire: je suis quitte de tous mes offices des morts. Mais cette pauvreté a été pour moi un vraie lumière, une vraie grâce. J'ai pensé que je n'avais jamais pu dans ma vie acquitter une seule de mes dettes envers le bon Dieu, mais que c'était pour moi comme une véritable richesse et une force si je le voulais. Alors j'ai fait cette prière: 0 mon Dieu, je vous en supplie, acquittez la dette que j'ai contractée envers les âmes du purgatoire, mais faites-le en Dieu, pour que cela soit infiniment mieux que si j'avais dit mes offices des morts. Je me suis souvenue avec une grande douceur de ces paroles du cantique de saint Jean de la Croix: 'Acquittez toutes dettes! ' - *VF str.2 v6 - . J'avais toujours appliqué cela à l'amour. Je sens que cette grâce ne peut se rendre! on éprouve une si grande paix d'être absolument pauvre, de ne compter que sur le bon Dieu » - DE 6.8 -

A propos de certaines choses qu'on lui confiait [274i-] et qu'elle déplorait, elle dit:

« Oh! qu'il y a peu de parfaites religieuses qui ne font rien n'importe comment et à peu près, se disant: Je ne suis pas tenue à cela! Il n'y a pas grand mal à parler ici, à se contenter là... Qu'elles sont rares celles qui font tout le mieux possible! Et ce sont pourtant les plus heureuses, car cela fait tant de bien à l'âme de garder le silence, cela empêche tant de manquements à la charité, tant de peines de toutes sortes. Je parle surtout de silence, parce que c'est à ce point qu'on manque le plus » - DE 6.8 - .

A propos de l'Office récité en chœur: « Que j'étais fière quand j'étais semainière à l'Office! Que je disais les oraisons tout haut au milieu du chœur! parce que je pensais que le prêtre disait les mêmes oraisons à la messe et que j'avais comme lui le droit de parler tout haut devant le Saint Sacrement, de donner les bénédictions, les absolutions, de dire l'Evangile quand j'étais première chantre. Je puis dire que l'Office a été à la fois mon bonheur et mon martyre, parce que j'avais un si grand désir de bien le réciter et de ne pas y faire de fautes! J'excuse les sœurs qui oublient ou qui se trompent, je me suis [274v] vue quelquefois au moment de dire quelque chose et après l'avoir bien marqué, bien prévu, le laisser passer sans ouvrir la bouche par une distraction tout à fait involontaire. Je ne crois pas cependant

qu'il soit possible de désirer plus que moi réciter parfaitement l'Office divin et bien y assister au chœur...

Dans une circonstance où la mère prieure lui avait demandé une explication sur une façon d'agir de l'infirmière (la première infirmière, religieuse ancienne) qui aurait pu avoir de graves inconvénients pour son état, elle me dit:

« J'ai raconté à notre mère toute la vérité, mais en parlant, il me vint à la pensée une expression plus charitable que celle dont j'allais me servir et qui n'était pas mal cependant, j'ai suivi mon inspiration et le bon Dieu m'a récompensée par une grande paix intérieure.»

Je lui demandais le soir ce qu'elle entendait par « rester petit enfant devant Dieu.» Elle me répondit:

« C'est reconnaître son néant, attendre tout du bon Dieu, comme un petit enfant attend tout de son père; c'est ne [275r] s'inquiéter de rien, ne point gagner de fortune. Même chez les pauvres, on donne à l'enfant ce qui lui est nécessaire, mais aussitôt qu'il grandit, son père ne veut plus le nourrir et lui dit: Travaille maintenant, tu peux te suffire à toi-même. C'est pour ne pas entendre cela que je n'ai pas voulu grandir, me sentant incapable de gagner ma vie, la vie éternelle du ciel! Je suis donc restée toujours petite, n'ayant d'autre occupation que celle de cueillir des fleurs, les fleurs de l'amour et du sacrifice et de les offrir au bon Dieu pour son plaisir.

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

Etre petit, c'est encore ne point s'attribuer à soi-même les vertus qu'on pratique, se croyant capable de quelque chose, mais reconnaître que le bon Dieu pose ce trésor de la vertu dans la main de son petit enfant, pour qu'il s'en serve quand il en a besoin; mais c'est toujours le trésor du bon Dieu. Enfin, c'est ne point se décourager de ses fautes, car les enfants tombent souvent, mais ils sont trop petits pour se faire beaucoup de mal » - DE 6.8 - .

7 août

« Oh! que le bon Dieu est peu aimé sur la terre! même des prêtres et des religieux!... Non, le bon Dieu n'est pas beaucoup aimé!....»

«Ma mère, si j'étais infidèle, si je [275v] commettais seulement la plus petite infidélité, je sens que je le paierais par des troubles épouvantables et je ne pourrais plus accepter la mort. Aussi, je ne cesse de dire au bon Dieu: 0 mon Dieu, je vous en supplie, préservez-moi du malheur d'être infidèle!.»

- De quelle infidélité voulez-vous parler?

- « D'une pensée d'orgueil entretenue volontairement. Si je me disais, par exemple: J'ai acquis telle vertu, je suis certaine de pouvoir la pratiquer. Car alors, ce serait s'appuyer sur ses propres forces, et quand on en est là, on risque de tomber dans l'abîme. Mais j'aurai le droit, sans offenser le bon Dieu, de faire de petites sottises jusqu'à ma mort, si je suis humble, Voyez les petits enfants, ils ne cessent de casser, de déchirer, de tomber, tout en aimant beaucoup, beaucoup leurs parents. Oh! quand je tombe ainsi en enfant, cela me fait toucher du doigt mon néant et ma faiblesse et je me dis: Qu'est-ce que je deviendrais, qu'est-ce que je ferais si je m'appuyais sur mes propres forces! Je comprends très bien que saint Pierre soit tombé (cf. *Mt. 26, 69-75). Ce pauvre saint Pierre! Il s'appuyait sur lui-même au lieu de s'appuyer sur la force du bon Dieu. J'en con[276r]clus que si je disais: 'O mon Dieu, je vous aime trop, vous le savez, pour m'arrêter à une seule pensée contre la foi', mes tentations deviendraient plus violentes et j'y succomberais certainement. Je ne doute pas que si saint Pierre avait dit humblement à Jésus: 'Accordez-moi, je vous en prie, la force de vous suivre jusqu'à la mort'. Cette force ne lui eût été donnée sur le champ. Je suis certaine encore que Notre Seigneur n'en disait pas davantage à ses apôtres par ses instructions et sa présence sensible qu'il ne nous dit à nous-mêmes par les bonnes inspirations de sa grâce. Il aurait bien pu dire à saint Pierre: 'Demande- moi la force d'accomplir ce que tu veux'. Mais non, parce qu'il voulait lui montrer sa faiblesse et que, devant gouverner toute l'Eglise qui est remplie de pécheurs, il fallait qu'il expérimentât par lui-même ce que peut l'homme sans l'aide de Dieu. Avant la chute, Notre Seigneur lui dit: 'Quand tu seras revenu à toi, confirme tes frères', (*Lc. 22, 32) c'est-à-dire, montre-leur la faiblesse des forces humaines par ce que tu as expérimenté toi-même ». - DE 7.8 -

8 août

Je lui disais que je ferais valoir ses vertus plus tard. [276v] Elle me répondit:

« C'est le bon Dieu tout seul qu'il faut faire valoir, car il n'y a rien à faire valoir dans mon petit néant.»

Elle regardait le ciel et sœur Marie du Sacré Cœur lui dit: Comme vous regardez le ciel avec amour! Elle me dit plus tard ce qu'elle avait pensé:

« Ah! elle croit que je regarde le firmament en pensant au vrai ciel! mais non, c'est tout simplement parce que j'admire le ciel matériel, l'autre m'est de plus en plus fermé!... Puis aussitôt je me suit dit avec une grande douceur: Oh! mais si, c'est bien par amour que je regarde le ciel, oui, c'est par amour pour le bon Dieu, puisque tout ce que je fais: les mouvements, les regards... c'est par amour.»

« J'ai pensé aujourd'hui à ma vie passée, à l'acte de courage que j'avais fait autrefois à Noël... et la louange adressée à Judith m'est revenue à la mémoire: 'Vous avez agi avec un courage viril et votre cœur s'est fortifié' ( - *. Jdt. 15, 11 d'après la Vulgate - ). Bien des âmes disent: Mais je n'ai pas là force d'accomplir tel sacrifice! Qu'elles fassent donc des efforts! Le bon Dieu ne refuse jamais la première grâce qui donne le courage d'agir; après cela le cœur [277r] se fortifie et l'on va de victoire en victoire » - DE 8.8 -

9 août

Je disais d'elle: Il est abattu notre guerrier? Elle répondit:

« Je ne suis pas un guerrier qui a combattu avec des armes terrestres, mais avec 'le glaive de l'esprit qui est la parole de Dieu' (Ep. 6, 17). Aussi la maladie n'a pu m'abattre, et, pas plus tard qu'hier soir, je me suis servie de mon glaive avec une novice... Je l'ai dit: je mourrai les armes à la main!.»

On lui disait qu'elle était une sainte: « Non, je ne suis pas une sainte, je n'ai jamais fait les actions des Saints'. Je suis une toute petite âme que le bon Dieu a comblée de grâces. Ce que je dis, c'est la vérité, vous le verrez au ciel » - DE 9.8 -

10 août

Nous disions que les âmes arrivées comme elle à l'amour parfait pouvaient voir sans danger leur beauté surnaturelle. Elle reprit:

« Quelle beauté? Je ne vois pas du tout ma beauté. Je ne vois que les grâces que j'ai reçues de Dieu.»

[277v] On lui montrait une photographie de Jeanne d'Arc dans sa prison:

« Les Saints m'encouragent moi aussi, dans ma prison. Ils me disent: Tant que

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

tu es dans les fers, tu ne peux remplir ta mission; mais plus tard, après ta mort, ce sera le temps de tes conquêtes.»

« Je pense aux paroles de saint Ignace d'Antioche: Il faut, moi aussi, que par la souffrance je sois broyée pour devenir le froment de Dieu. »

Je lui parlais du ciel, de Notre Seigneur, de la Sainte Vierge, qui y sont en corps et en âme. Elle poussa un profond soupir:

« Ah!....»

Vous me dites assez par cette exclamation combien vous souffrez intérieurement!

« Oui!... Faut-il tant aimer le bon Dieu et la Sainte Vierge et avoir ces pensées-là!... Mais je ne m'y arrête pas.» - DE 10.8 -

« Je ne voudrais jamais demander au bon Dieu de souffrances plus grandes. S'il les augmente, je les supporterai avec joie, parce qu'elles me viendront de lui. Mais si j'en demandais, ce seraient mes souf-[278r]frances à moi, il faudrait que je les supporte seule et je n'ai jamais rien pu faire toute seule », - DE 10.8 -

En parlant de la Sainte Vierge:

« Ah! vraiment, elle est moins heureuse que nous, puisqu'elle n'a pas de Sainte Vierge à aimer! » - DE 11.8 -

Je prie souvent les Saints sans être exaucée; mais plus ils semblent sourds à ma voix, plus je les aime » - DE 11.8 -

12 août

« Depuis l'épi (voir 4 août), j'ai des sentiments bien bas de moi-même. Mais qu'elle est grande la nouvelle grâce que j'ai reçue, ce matin, au moment où le prêtre a commencé le 'Confiteor' avant de me donner la sainte communion! Je voyais là le bon Jésus tout près de se donner à moi et j'entendais cette confession si nécessaire: je confesse à Dieu, à 1a Bienheureuse Vierge Marie, à tous les Saints, que j'ai beaucoup péché'. Oh! oui, me disais-je, on fait bien de demander pardon pour moi en ce moment à Dieu, à tous les Saints. Que cette humiliation est nécessaire! Je me sentais, comme le publicain, une grande pécheresse. Je trouvais le bon Dieu si miséricordieux! Je trouvais cela si [278v] touchant de s'adresser à toute la cour céleste pour obtenir par son intercession le pardon de Dieu. Ah! j'ai bien manqué de pleurer et quand la sainte hostie a été sur mes lèvres, j'étais bien émue...

Que c'est extraordinaire d'avoir éprouvé cela au 'Confiteor'! Je crois que c'est à cause de ma disposition présente; je me sens si misérable! Ma confiance n'est pas diminuée, au contraire, et le mot misérable n'est pas juste, car je suis riche de tous les trésors divins; mais c'est justement pour cela que je m'humilie davantage. Lorsque je pense à toutes les grâces que le bon Dieu m'a faites, je me retiens pour ne pas verser des larmes de reconnaissance, continuellement.

Je crois que celles que j'ai versées ce matin étaient des larmes de contrition parfaite. Ah! comme il est bien impossible de se donner soi-même de tels sentiments! C'est le Saint Esprit qui les donne, lui qui souffle où il veut (cf. Jn. 3, 8) » - DE 12.8 -

Nous lui parlions des résistances qu'elle avait faites autrefois, lorsque nous la conjurions de se ménager, de ne point se lever à l'heure de la communauté, de ne pas aller à l'office du soir. Elle nous dit:

« Vous ne me compreniez pas [279r] quand j'insistais, mais c'était parce que je sentais bien qu'on essayait d'influencer notre mère. Je voulais dire toute la vérité à notre mère afin qu'elle décidât d'elle-même. Je vous assure que si d'elle-même elle m'avait demandé de ne pas aller à la messe, à la communion, à l'office, j'aurais obéi avec une grande docilité.» - DE 12.8 -

13 août

Je lui parlais des lumières intérieures que l'on a quelquefois sur le ciel. Elle me dit:

« Pour moi, je n'ai que des lumières pour voir mon petit néant, cela me fait plus de bien que des lumières sur la foi » - DE 13.8 - .

14 août

Journée très pénible pour le corps et pour le cœur. Je lui dis le soir: Vous avez eu bien des peines aujourd'hui?

« Oui! mais puisque je les aime! J'aime tout ce que le bon Dieu me donne » - DE 14.8 -

15 août

Je lui rapportais les paroles de saint Jean de la Croix sur la mort des âmes « consommées dans la divine charité » - *VF str 1v.6. - Elle soupira et me dit:

« Il faudra dire que c'est au fond de mon âme, la joie et les transports... Mais cela n'encouragerait pas tant les âmes si l'on croyait [279v] que je n'ai pas beaucoup souffert.»

Elle souffrait énormément de l'oppression:

«je ne sais pas ce que je deviendrai», dit-elle.

- Est-ce que cela vous inquiète ce que vous deviendrez?

- « Oh! non....»

« Je demandais hier soir à la Sainte Vierge de finir de tousser pour que sœur Geneviève puisse dormir, mais j'ai ajouté: Si vous ne le faites pas, je vous aimerai encore plus.»

« Le bon Dieu me donne du courage en proportion de mes souffrances. Je sens que, pour le moment, je ne pourrais en supporter davantage, mais je n'ai pas peur, puisque, si elles augmen-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

tent, il augmentera mon courage en même temps » - DE 15.8 -

16 août

... « Ne...plus... même pouvoir parler à vous! Oh! si l'on savait!...Si je n'aimais pas le bon Dieu! » - DE 16.8 -

On lui parlait des anges:

« Ils ne peuvent pas souffrir, ils ne sont pas aussi heureux que moi. Mais [280r] comme ils seraient étonnés de souffrir et de sentir ce que je sens. Oui, ils seraient bien étonnés, car je le suis moi-même » - DE 16.8 -

17 août

« Je sens bien que le bon Dieu veut que je souffre. Les remèdes qui devraient me faire du bien et qui soulagent les autres malades, me font du mal à moi.»

Je vais prier pour que la Sainte Vierge diminue votre oppression:

« Non, il faut les laisser faire là-haut » - DE 17.8 -

18 août

« Je souffre beaucoup, mais est-ce que je souffre bien? Voilà ce qui est important!.»

Elle me dit pendant la récréation:

« Ma mère, lisez-moi, je vous prie, la lettre que vous avez reçue pour moi. Je me suis privée de vous la demander pendant l'oraison, pour me préparer à ma communion de demain et parce que ce n'est pas permis.»

Voyant que je prenais le crayon pour écrire cela:

« Mon mérite va être perdu, peut-être, puisque je vous l'ai dit et que vous l'écrivez.»

[280v] Vous voulez donc acquérir des mérites?

« Oui, mais pas pour moi... pour les pauvres pécheurs, pour les besoins de toute l'Eglise.»

Je lui disais qu'elle était bien patiente. Elle reprit:

« Je n'ai pas encore eu une minute de patience! Ce n'est pas la mienne!... On se trompe toujours!.»

Je lui disais: Et si vous reveniez à la santé?...

« Si c'était la volonté du bon Dieu, je serais bien heureuse de lui offrir ce sacrifice-là. Mais je vous assure que ce ne serait pas peu de chose, car, aller si loin et en revenir! Ecoutez!... » - DE 18.8 -

19 août

Elle faillit se trouver mal, par suite de la faiblesse, en entendant psalmodier, même à voix basse, le Miserere avant la communion.

« Je vais peut-être perdre mes idées - dit-elle -. Oh! si l'on savait ce que j'éprouve! Cette nuit, n'en pouvant plus, j'ai demandé à la Sainte Vierge de me prendre la tête dans ses mains, pour que je puisse la supporter.»

On lui mit le crucifix dans les mains. Elle [281r] le baisa avec tendresse. Ce crucifix avait la tête penchée. Elle dit en le contemplant:

« Il est mort, lui! J'aime mieux qu'on le représente mort, parce que je pense qu'il ne souffre plus.»

Elle demanda un remède et des soins qui lui coûtaient beaucoup à prendre: « Je les demande - dit-elle - par fidélité.»

Elle veillait encore sur les novices et dit à l'une d'elles:

« Il ne faut pas s'asseoir ainsi de travers sur les chaises. C'est écrit.»

« Je ne souffre qu'un instant. C'est parce qu'on pense au passé et à l'avenir qu'on se décourage et qu'on se désespère » - DE 19.8 - .

20 août

On lui parlait des ennuis que donnait aux infirmières une pauvre sœur atteinte de neurasthénie. Elle dit avec élan: « Que j'aurais été heureuse d'être infirmière pour soigner cette sœur! La grâce aurait parlé plus haut que la nature. Oui, j'aurais eu du goût pour tout cela... Et j'y aurais mis tant d'amour!

Oh! comme il me semble que j'aurais rendu cette sœur heureuse! Avec la pensée surtout de la parole [218v] de Notre Seigneur: « J'étais malade et vous m'avez soulagé » (cf. Mt. 25, 36).

Elle ne pouvait plus boire le lait qui lui causait une extrême répugnance. Je lui dis: Boiriez-vous bien cette tasse pour me sauver la vie?

« Oh! oui! - me répondit-elle

- Eh bien! regardez! et je ne le prendrais pas pour l'amour du bon Dieu?»

Et elle but la tasse d'un trait.

« Lorsque je souffre beaucoup, je suis contente que ce soit moi, je suis contente que ce ne soit pas une de vous.»

Elle me parla de la lettre d'un prêtre qui disait que la Sainte Vierge ne connaissait pas les souffrances physiques.

« Ma mère, en regardant la Sainte Vierge ce soir, j'ai compris que ce n'était pas vrai, j'ai compris qu'elle avait souffert non seulement de l'âme, mais aussi du corps. Elle a souffert beaucoup dans les voyages du froid, de la chaleur, de la fatigue... Elle a jeûné bien des fois... Oui, elle sait ce que c'est que de souffrir!.»

« Que ce sera délicieux de connaître au ciel tout ce qui s'est passé dans la [282r] Sainte Famille! Quand le petit Jésus grandit, peut-être disait-il à sa mère qu'il voyait jeûner: 'Moi, je voudrais bien jeûner aussi!'. Et la Sainte Vierge répondait: 'Non, mon petit Jésus, tu es trop petit encore, tu n'as pas la force'.

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

Ou bien peut-être n'osait-elle pas l'en empêcher. Et le bon saint Joseph! Oh! que je l'aime! Lui ne pouvait pas jeûner à cause de ses travaux... Je le vois raboter... puis s'essuyer le front de temps en temps... Oh! qu'il me fait pitié! Comme il me semble que leur vie était simple! Les femmes du pays venaient parler à la Sainte Vierge familièrement; quelque fois elles lui demandaient de leur confier son petit Jésus pour aller jouer avec leurs enfants. Et le petit Jésus regardait la Sainte Vierge, pour savoir s'il devait y aller... Ce qui me fait du bien, quand je pense à la Sainte Famille, c'est de m'imaginer une vie tout ordinaire. Pas tout ce qu'on nous raconte, tout ce qu'on suppose! Par exemple que l'Enfant Jésus après avoir pétri des oiseaux de terre soufflait dessus et leur donnait la vie. Non! le petit Jésus ne faisait pas de miracles inutiles comme ça! Alors pourquoi n'ont-ils pas été transportés en Egypte par un miracle qui eût été si utile et qui eût semblé [282v] si facile au bon Dieu! En un clin d'oeil, ils auraient été rendus là! Mais non, tout dans leur vie s'est fait comme dans la nôtre. Et combien de peines, de déceptions! Combien de fois a-t-on fait des reproches au bon saint Joseph! Combien de fois a-t-on refusé de payer son travail! Oh! comme on serait étonné si on savait tout ce qu'ils ont souffert! » - DE 20.8 -

« J'ai éprouvé du plaisir à penser qu'on priait pour moi; alors j'ai dit au bon Dieu que je voulais que ce soit appliqué aux pécheurs.»

- Vous ne voulez donc pas ce soit pour votre soulagement?

-«Non!» - DE 22.8 -

Du 21 (oublié)

Je la regardais à genoux, le cœur bien triste.

«Vous êtes triste, ma mère, pourquoi?.»

- Parce que vous souffrez tant!

- « Oui, mais quelle paix aussi! quelle paix! » - DE 21.8 -

On vous a trouvée imparfaite en telle occasion où vous n'avez pas été comprise. Avec satisfaction:

« Oh! bien, tant mieux! » - DE 22.8 -

22 août

[283r] « 0 ma mère, qu'est-ce que je deviendrais si le bon Dieu ne me donnait pas la force? Il n'y a plus que les mains! (de libres). On ne sait pas ce que c'est que de souffrir comme cela! Non! Il faut le sentir » - DE 22.8 -

23 août

« Je n'avais pas encore passé une aussi mauvaise nuit. Oh! qu'il faut que le bon Dieu soit bon pour que je puisse supporter tout ce que je souffre! Jamais je n'aurais cru pouvoir souffrir autant.»

- Vous avez chanté: « Tout ce qu'il m'a donné, Jésus peut le reprendre » - PN54 - . Il vous prend au mot.

  • « Oui, je ne m'en repens pas!.»

« Le bon Dieu ne me fait pas pressentir une mort prochaine, mais des souffrances beaucoup plus grandes. Mais je ne me tourmente pas, je ne veux penser qu'au moment présent.»

A son infirmière:

« Priez bien la Sainte Vierge pour moi, car si vous étiez malade, je la prierais beaucoup pour vous. Quand c'est pour soi, on n'ose pas....»

Elle avait offert ses souffrances pour un jeune séminariste tenté. Il l'avait appris et écrivit une lettre des plus humbles et des plus touchantes.

[283v] « Oh! que cette lettre m'a apporté de consolation! - dit-elle -. J'ai vu que mes petites souffrances portaient des fruits. Avez-vous remarqué les sentiments d'humilité qu'elle exprime? Et que cela me fait de bien de voir comment en si peu de temps on peut avoir tant d'amour et de reconnaissance pour une âme qui vous a fait du bien, que vous ne connaissiez pas jusque là! Qu'est-ce que ce sera donc au ciel, quand les âmes connaîtront celles qui les auront sauvées! » - DE 23.8 - .

Elle me parla encore de la Sainte Vierge, me disant que tout ce qu'elle avait entendu prêcher sur elle ne l'avait point touchée.

« Que les prêtres nous montrent donc des vertus praticables! C'est bien de parler de ses prérogatives, mais il faut surtout qu'on puisse l'imiter. Elle aime mieux l'imitation que l'admiration. Quelque beau que soit un sermon sur la Sainte Vierge, si l'on est obligé tout le temps de faire: Ah!... Ah!... on en a assez!

Que j'aime à lui chanter:

«L'étroit chemin du ciel, tu l'as rendu facile en pratiquant toujours les plus humbles vertus » - DE 23.8 -

24 août

[284r] Je lui demandais si elle était découragée:

« Non! mais pourtant, tout est pour le pire. A chaque respiration, je souffre violemment. Non, tout n'est pas pour le pire, tout est pour le mieux! » - DE 24.8 - .

25 août

Je lui disais mon désir de connaître la date de sa mort. Elle me répondit:

« Ah! moi, je ne le désire pas! Dans quelle paix je suis!.»

Une sœur entrait tous les soirs dans l'infirmerie et se mettant au pied de son lit la regardait en riant pendant assez longtemps. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus lui rendait ses sourires. Mais je sen-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

tais que cette visite indiscrète devait beaucoup la fatiguer. Sur ma demande, elle répondit:

« Je pense que Notre Seigneur sur la croix a bien été regardé ainsi au milieu de ses souffrances, puisqu'il est dit dans l'Evangile qu'on le regardait en branlant la tête. Cette pensée m'aide à lui offrir ce sacrifice de bon cœur. Mais oui, c'est très pénible d'être regardée en riant quand on souffre.»

Elle resta plusieurs jours comme muette de douleur et dans une agitation, une angoisse inexprimables. [284v] De temps en temps, elle nous conjurait de prier et de faire prier pour elle:

« Oh! comme il faut prier pour les agonisants! Si l'on savait! Je crois que le démon a demandé au bon Dieu la permission de me tenter par une extrême souffrance, pour que j'arrive à manquer de patience et de foi!.»

Elle gémissait, mais si doucement!

« Oh! comme je me plains! Pourtant je ne voudrais pas moins souffrir!.»

« Je suis prête à tout Il faut s'abandonner! Mes petites sœurs, je voudrais que vous vous réjouissiez » - DE 25.8 -

26 août

On lui avait laissé toute la nuit le cierge bénit allumé.

« C'est à cause du cierge bénit que je n'ai pas passé une trop mauvaise nuit.» « 0 ma petite mère, comme il faut que le bon Dieu aide quand on souffre tant ».

« Comme c'est étrange d'avoir [285r] peur de mourir! » - DE 26.8 -

Elle souffrait continuellement de la soif. Sœur Marie du Sacré-Cœur lui dit: Voulez-vous de l'eau glacée? Et cette réponse lui échappa:

« Oh! j'en ai une envie!.»

Sœur Marie du Sacré-Cœur reprit: Mais notre mère vous a obligée de demander tout ce qui vous est nécessaire. Faites-le par obéissance. Elle répondit:

« Je demande, en effet, tout ce dont j'ai besoin....»

- Vous ne demandez que le nécessaire, jamais ce qui peut vous soulager? - « Non!... Le nécessaire seulement. Ainsi quand je n'ai pas de raisin, je n'en demande pas.»

Quelque temps après avoir bu, elle regardait son verre d'eau glacée. « Buvez encore un peu.» lui dit-on.

« Non, je n'ai pas la langue assez desséchée » - DE 27.8 - .

28 août

Elle me dit en me désignant par la fenêtre un endroit sombre du jardin:

« Tenez, voyez-vous là bas, à côté des marronniers, ce trou noir où l'on ne distingue plus rien... C'est dans un trou comme cela [285v] que je suis pour l'âme et pour le corps... Ah! oui, quelles ténèbres! Mais j'y suis dans la paix.»

« Ma bonne Sainte Vierge, voilà ce qui me donne envie de m'en aller! C'est que je fatigue beaucoup l'infirmière et je sens que je fais de la peine à mes petites sœurs en étant aussi malade. Oui... je voudrais m'en aller! » - DE 28.8 -

29 août

Je lui disais: C'est bien dur de souffrir sans aucune consolation intérieure. Elle me répondit:

« Oui, mais c'est une souffrance sans inquiétude que la mienne. Je suis contente de souffrir, puisque le bon Dieu le veut » - DE 29.8 -

30 août

Je lui disais: Seriez-vous contente si l'on vous annonçait que vous mourrez dans quelques jours? Aimeriez-vous mieux cela que d'être avertie que vous souffrirez de plus en plus pendant des mois et même des années?

« Oh! non, je ne serais pas du tout plus contente. Ce qui me contente uniquement c'est la volonté du bon Dieu » - DE 30.8 -

Du 16 juillet (oublié)

« Si le bon Dieu me disait: Si tu meurs maintenant, tu auras une très grande gloire. Si tu meurs à 80 ans, ta gloire sera bien moins grande, mais cela me fera beaucoup plus de plaisir. Oh! alors, je n'hésiterais pas à répondre: Mon Dieu, je veux mourir à 80 ans, car je ne cherche pas ma gloire, mais seulement votre plaisir.»

« Les grands saints ont travaillé pour la gloire du bon Dieu, mais moi qui ne suis qu'une toute petite âme, je travaille pour son unique plaisir, et je serais heureuse de supporter les plus grandes souffrances quand ce ne serait que pour le faire sourire même une seule fois! » - DE 16.7 -

31 août

« Que j'ai besoin, de voir les merveilles du ciel! Rien ne me touche sur la terre.»

« Ah! c'est incroyable, comme toutes mes espérances se sont réalisées. Quand je lisais saint Jean de la Croix, je suppliais le bon Dieu d'opérer en moi ce qu'il dit, c'est-à-dire la même chose que si je vivais très vieille; enfin de me consommer rapidement par l'amour, et [286v] je suis exaucée! » - *VF str1 v6 - .

2 septembre

« J'ai surtout offert mon épreuve intérieure pour un membre allié de notre famille qui n'a pas la foi » "'.

« Oh! oui, je désire le ciel!...Déchi-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

rez la toile de cette douce rencontre, - *VF st1 v6 - ô mon Dieu! » - DE 2.9 -

4 septembre

On lui servait un peu de viande. Elle dit:» Je suis bien contente que la viande aussi me dégoûte, parce qu'au moins je n'y trouve pas de plaisir » - DE 4.9 - .

5 septembre

Je lui disais qu'elle avait moins souffert pendant que j'étais restée près d'elle.

« Oh! tout autant!... beaucoup, beaucoup souffert! mais c'est à la Sainte Vierge que je me suis plainte » - DE 5.9 -

9 septembre

« Ah! je sais ce que c'est que la souffrance!... » - DE 9.9 -

[287r] 11 septembre

« J'ai peur d'avoir eu peur de la mort! Mais je n'ai pas peur d'après la mort... C'est seulement de me dire: Qu'est-ce que c'est que cette séparation mystérieuse de l'âme et du corps? C'est la première fois que j'ai éprouvé cela, mais je me suis aussitôt abandonnée au bon Dieu.»

« Donnez-moi, je vous prie, mon crucifix, afin que je le baise après l'acte de contrition pour gagner l'indulgence plénière en faveur des âmes du purgatoire. Je ne leur donne plus que cela! Donnez-moi maintenant de l'eau bénite, approchez-moi les reliques de la vénérable mère Anne de Jésus et de Théophane Vénard, pour que je les baise.»

« Dois-je avoir peur du démon? Il me semble que non, parce que je fais tout par obéissance » - DE 11.9 -

13 septembre

On lui apporta des violettes.

« Ah!... le parfum des violettes! » - DE 13.9 - .

Puis elle me fit un signe pour savoir si elle pouvait le respirer sans immortification.

14 septembre

On lui apporta une rose. Elle l'effeuilla sur son crucifix avec beaucoup de piété et d'amour, prenant chaque pétale pour essuyer ses plaies.

« Au mois de septembre - dit-elle - la 'petite Thérèse' effeuille encore à Jésus 'la rose printanière' »:

«  En effeuillant pour toi la rose printanière je voudrais essuyer tes pleurs! » - PN 34 -

Et comme les pétales glissaient de son lit sur le plancher de l'infirmerie, elle dit:

« Ramassez bien ces pétales, mes petites sœurs, ils vous serviront à faire des plaisirs plus tard, n'en perdez aucun... .»

«Ah! maintenant, j'en ai l'espoir, mon exil sera court! » - PN 17 -

Le médecin lui avait dit qu'elle n'aurait pas d'agonie, et comme elle souffrait de plus en plus, elle dit:

«On m'avait dit pourtant que je n'aurais pas d'agonie!... Mais après tout je veux bien en avoir une.»

- Si l'on vous faisait choisir ou d'en avoir ou de ne pas en avoir?

- « Je ne choisirais rien! » - DE 14.9 -

15 septembre

Je lui disais: Quand vous serez au ciel, vos gran-[288r]des souffrances d'aujourd'hui vous sembleront peu de chose. Elle répondit:

« Oh! même sur la terre, je trouve que c'est bien peu... » - DE 15.9 - .

20 septembre

Le médecin avait loué sa patience héroïque.

« Comment peut-il dire que je suis patiente! Mais c'est mentir! Je ne cesse de gémir, je soupire, je crie tout le temps: 0 mon Dieu! ô mon Dieu! Je n'en puis plus! Ayez pitié! Ayez pitié de moi! » - DE 20.9 -

22 septembre

Je lui disais: Ma pauvre petite! Comme vous souffrez et apparemment les saints vous délaissent bien. Vous les appelez et ils ne viennent pas vous chercher.

« Oh! je les aime bien tout de même! Mais ils veulent voir jusqu'où je vais pousser ma confiance... » - DE 22.9 -

24 septembre

Pour l'anniversaire de sa prise de voile, j'avais fait dire la messe pour elle. Elle me remercia, mais comme je la voyais tant souffrir, je lui dis avec tristesse: Ah! vous voyez, vous n'êtes pas plus soulagée! Elle me répondit:

« C'est donc pour mon soulagement [288v] que vous avez obtenu de faire dire la messe?

- C'est pour votre bien...

- Mon bien - reprit-elle - c'est sans doute de souffrir!....»

« Je ne parlerai plus bientôt que le langage des anges.»

Avez-vous l'intuition de votre mort prochaine?

« Ah! ma mère! des intuitions! Si vous saviez dans quelle pauvreté je suis! Je ne sais rien que ce que vous savez... Je ne devine rien que par ce que je vois et je sens. Mais mon âme malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante!.»

Vous irez au ciel parmi les séraphins. « Ah! mais, si j'y vais, je ne les imiterai pas. 'Tous se couvrent de leurs ailes' (*cf. Is. 6, 2) en présence du Sei-

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

gneur. Moi, je me garderai bien de me couvrir de mes ailes... » - DE 24.9 - .

25 septembre

Je lui avais rapporté ce qui avait été dit en récréation sur la responsabilité de ceux qui ont charge d'âmes et qui ont vécu longtemps. Elle me dit:

« Pour les petits, ils seront jugés avec une extrême douceur (* Sg. 6, 7: d'après la Vulgate)... Et, on peut [289r] bien rester petit, même dans les charges les plus redoutables, même en vivant très longtemps. Si j'étais morte à 80 ans, que j'aurais été dans plusieurs monastères, chargée de responsabilités, je serais morte, je le sens bien, aussi petite qu'aujourd'hui. Et il est écrit qu'à la fin, le Seigneur se lèvera pour sauver tous les doux et les humbles de la terre' (Ps. 75, 10). Il ne dit pas juger mais sauver.»

Elle m'avait dit un de ces derniers jours de grandes souffrances:

« 0 ma mère, qu'est-ce que c'est que d'écrire de belles choses sur la souffrance! Ce n'est rien, rien! Il faut y être pour savoir!....»

J'avais gardé de cette parole une impression pénible quand ce jour-là, paraissant se souvenir de ce qu'elle m'avait dit, elle me regarda d'une façon toute particulière et prononça ces paroles:

« Je sens bien maintenant que ce que j'ai dit et écrit est vrai sur tout... C'est vrai que je voulais beaucoup souffrir pour le bon Dieu et c'est vrai que je le désire encore.»

On lui disait: Ah! c'est affreux ce que vous souffrez!

« Non, ce n'est pas affreux. Une petite victime d'amour ne peut pas trouver affreux ce que son Epoux lui envoie... » - DE 25.9 -

[289v] 28 septembre

« L'air de la terre me manque! Quand est-ce que le bon Dieu me donnera l'air du ciel!... » - DE 28.9 -

29 septembre

Veille de sa mort. Dès le matin elle paraissait à l'agonie. Elle avait un râle très pénible et ne pouvait pas respirer. A midi, elle dit à la mère prieure:

« Ma mère, est-ce l'agonie? Comment vais-je faire pour mourir? jamais je ne vais savoir mourir!....»

Je lui lus en français l'office de saint Michel archange et les prières des agonisants. Lorsqu'il fut question des démons, elle eut un geste enfantin comme pour les menacer et s'écria en souriant:

« Oh!!!.»d'un ton qui voulait dire: Je n'en ai pas peur!

Après la visite du docteur, elle dit à notre mère:

« Est-ce aujourd'hui, ma mère?.»

La mère prieure répondit que oui et nous ajoutâmes: Le bon Dieu est bien joyeux aujourd'hui! Elle s'écria:

[290r] « Moi aussi!.»

« Si je mourrais tout de suite, quel bonheur!.»

Dans l'après-midi:

« Je n'en puis plus! Ah! qu'on prie pour moi! Si vous saviez!....»

Après matines, elle joignit les mains, et d'une voix douce et plaintive:

« Oui, mon Dieu - s'écria-t-elle oui, mon Dieu, je veux bien tout!!!.»

Elle demanda qu'on la laissât seule la nuit, mais la mère prieure ne voulut pas y consentir. Sœur Marie du Sacré Cœur et sœur Geneviève se partagèrent cette consolation - DE 29.9 -

30 septembre

Jour de sa précieuse mort! (jeudi).

Le matin, je la gardai pendant la messe. Elle ne me disait pas un mot. Elle était épuisée, haletante. Ses souffrances, je le devinais, étaient inexprimables. Un moment, elle joignit les mains et regardant la Sainte Vierge placée en face de son lit:

« Oh! je l'ai priée avec une ferveur! Mais, c'est l'agonie toute pure, sans aucun mélange de consolation....»

[290v] Toute la journée, sans un instant de répit, elle demeura, on peut le dire, dans les tourments. Elle paraissait à bout de forces et cependant, à notre grande surprise, elle pouvait se remuer, s'asseoir dans son lit.

« Voyez, ma mère - disait-elle-, ce que j'ai de force aujourd'hui! Non! Je ne vais pas mourir! J'en ai encore pour des mois. Je ne crois plus à la mort pour moi! Je ne crois plus qu'à la souffrance!... Et demain ce sera encore pire!... Eh bien! tant mieux! 0 mon Dieu!... Je l'aime le bon Dieu! 0 ma bonne Sainte Vierge, venez à mon secours!

Si c'est ça l'agonie, qu'est-ce que c'est que la mort?!!...

0 ma mère, je vous assure que le calice est plein jusqu'au bord!...

Oui, mon Dieu! tout ce que vous voudrez, mais ayez pitié de moi!

Mes petites sœurs! mes petites sœurs! Priez pour moi!...

Mon Dieu! Mon Dieu! vous qui êtes si bon!!! Oh! oui, vous êtes bon! Je le sais...

Vers 3 heures, elle mit les bras en croix. [291r] La mère prieure posa sur ses genoux une image de Notre Dame du Mont Carmel. Elle la regarda un instant.

« 0 ma mère, présentez-moi bien vite à la Sainte Vierge! Préparez-moi à bien mourir.»

La mère prieure lui répondit qu'ayant toujours compris et pratiqué l'humilité, sa préparation était faite. Elle réfléchit un instant et prononça humblement ces paroles:

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

« Oui, il me semble que je n'ai jamais cherché que la vérité. Oui, j'ai compris l'humilité du cœur.»

Elle répéta encore:

« Tout ce que j'ai écrit sur mes désirs de la souffrance, oh! c'est bien vrai!.»

Et fièrement:

« Je ne me repens pas de m'être livrée à l'Amour!.»

A partir de ce moment, il semblait que ce n'était plus elle qui souffrait. Plusieurs fois en la regardant, je pensai aux martyrs livrés aux bourreaux, mais animés d'une force divine qui éclatait à tous les yeux.

Elle répéta avec force:

« Oh! non, je ne me repens pas de m'être livrée à l'Amour, au contraire!....»

Un peu plus tard, elle dit:

[291v] « Je n'aurais jamais cru qu'il fût possible de tant souffrir! Jamais! Jamais! Je ne puis m'expliquer cela que par les désirs ardents que j'ai eus de sauver des âmes.»

Vers 5 heures, j'étais seule près d'elle. Son visage changea tout à coup, je compris que l'agonie commençait. Notre mère revint près d'elle. Lorsque la communauté entra dans l'infirmerie, elle accueillit toutes les sœurs avec un doux sourire. Elle tenait son crucifix et le regardait constamment.

Pendant plus de deux heures, un râle terrible déchira sa poitrine. Son visage était congestionné, ses mains violacées, elle avait les pieds glacés et tremblait de tous ses membres. Une sueur abondante perlait en gouttes énormes sur son front et ruisselait sur son visage. Elle était dans une oppression toujours croissante et jetait parfois, pour respirer, de petits cris involontaires.

Elle semblait avoir la bouche si desséchée que sœur Geneviève de Sainte Thérèse (sa sœur Céline) pensant la soulager lui mit sur les lèvres un petit morceau de glace. Personne n'oubliera l'inexprimable regard et le sourire céleste qu'elle lui fit à ce moment, comme [292r] pour la consoler et lui dire un suprême adieu.

A 6 heures, lorsque l'Angelus sonna, elle leva les yeux vers la statue de la Sainte Vierge! Oh! qu'il était beau encore ce regard!

A 7 heures et quelques minutes, la mère prieure croyant son état stationnaire congédia la communauté. Et la pauvre petite victime soupira:

« Ma mère! N'est-ce pas encore l'agonie! Ne vais-je pas mourir?....»

Oui, mon enfant, répondit notre mère. C'est l'agonie, mais le bon Dieu veut peut-être la prolonger de quelques heures... Elle reprit avec courage:

« Eh bien!... Allons! Allons!... Oh! je ne voudrais pas moins longtemps souffrir....»

Et fixant les yeux sur son crucifix:

« Oh!... je l'aime!... Mon... Dieu! je... vous... aime!!....»

Après avoir prononcé ces paroles, elle tomba doucement en arrière, la tête penchée à droite. La mère prieure rappela en hâte la communauté et toutes furent témoins de son extase. Son visage avait repris le teint de lys qu'elle avait en pleine santé, ses yeux étaient fixés en haut brillants de paix et de joie. Sœur Marie de l'Eucharistie s'approcha avec un flambeau pour voir de plus près [292v] ce sublime regard. A la lumière de ce flambeau, il ne parut aucun mouvement de ses paupières. Cette extase dura à peu près l'espace d'un « Credo.» Aussitôt terminée, la Servante de Dieu rendit le dernier soupir.

Après sa mort, elle conserva un doux sourire. Elle était d'une beauté ravissante. Elle tenait si fort son crucifix qu'il fallut l'arracher de ses mains.

Ses membres restèrent souples jusqu'à son inhumation, le lundi 4 octobre 1897.

Signatum: SOEUR AGNÈS DE JÉSUS r.c.i. - 30.9 -

[Réponse à la vingt-cinquième demande]:

Elle a été inhumée dans le cimetière de la ville, dans la concession du Carmel. Jusqu'à ce jour, son corps est resté dans ce même tombeau.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

Je sais, parce qu'on me l'a [293r] dit et par les lettres que je reçois, qu'il y a chaque jour du monde à son tombeau et que ce concours s'augmente de jour en jour. Evidemment, je ne l'ai pas constaté par moi-même puisque je reste dans la clôture, mais ces faits sont publics.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Depuis la mort de la Servante de Dieu, presque tous les sujets reçus sont entrés ici à cause d'elle. La première venue dans ces conditions est mère Marie Ange de l'Enfant Jésus. Elle prit la Servante de Dieu pour modèle et marcha avec la plus grande ferveur dans sa voie d'enfance spirituelle. Toute dévouée à sa Cause, elle réussit, étant prieure, à la soumettre à la Sainte Eglise. Elle offrit sa vie pour son heureux succès, et après s'être montrée, pendant sa carrière religieuse de sept ans et demi, la digne émule de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, elle mourut à 28 ans, dans des sentiments admirables de confiance et d'amour de Dieu. Les autres sujets qui nous sont venus, ont tous pris le même idéal de perfection, s'efforçant uniquement de suivre la voie de la Servante de Dieu. Beaucoup de sujets se sont aussi présentés à notre monastère, à cause de la Ser-[293v]vante de Dieu et n'ont pu y être admis; plusieurs d'entre eux, adressés par nous à d'autres Carmels, y ont bien réussi. Par la correspondance, j'ai aussi constaté l'influence de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus sur les âmes, pour les décider à entrer dans la vie religieuse. Ce n'est pas seulement de la région que nous sont venus les sujets envoyés par sœur Thérèse. Mère Marie Ange était bretonne. Une autre nous est venue de Provence. Une autre des Pyrénées. Deux autres encore de Bretagne, une de la Vendée. Parmi celles qui ont désiré leur admission, j'en puis citer de Constantinople, d'Irlande, du Portugal, d'Italie. Mais là ne s'est

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

pas arrêtée son influence: tous les genres d'âmes y ont part. Il y en a qui la considèrent comme leur ange gardien et qui ont des preuves sensibles de son assistance continuelle, pour lesquels ses écrits sont le code de perfection qui sert à leur vie spirituelle, qui s'efforcent de suivre « sa voie.» J'ai remarqué cette influence aussi bien sur des mères de famille que sur des religieuses. Où elle m'a paru le plus admirable, c'est sur les prêtres. Je [294r] ne compte plus le nombre de ceux que la lecture de l'«Histoire d'une âme» a fait passer de la tiédeur à la ferveur, de la ferveur à la vie parfaite, et même quelquefois du péché à l'état de grâce.

[Comment le savez-vous?]:

Par les lettres qu'on m'adresse constamment. J'ai aussi reçu souvent au parloir des prêtres dont la ferveur s'était rallumée ou accrue au contact de sœur Thérèse, et ayant tant de confiance au rayonnement qu'avaient dû avoir ses vertus dans le monastère, qu'ils semblaient croire que la ferveur la plus grande dût régner ici. Des multitudes de laïques écrivent pour exprimer les mêmes sentiments et demander des prières avec la même confiance. En 1898, notre révérende mère prieure (Marie de Gonzague) fit imprimer le manuscrit de l'« Histoire d'une âme », avec l'approbation de monseigneur l'évêque de Bayeux. D'abord, on envoya ce livre aux Carmels seulement, pour remplacer la notice circulaire que nous avons coutume d'envoyer à la mort de nos soeurs. Mais ce fut comme une étincelle: les Carmels prêtèrent ce livre, et de tous côtés affluèrent les demandes. Au début, [294v] je n'étais [pas] prieure, mais mère Marie de Gonzague m'avait chargée de l'expédition des livres, et le moins que j'avais chaque jour, c'était cinq commandes. A partir de janvier 1909, monseigneur de Teil, vice-postulateur, nous ayant conseillé de tenir un compte exact, jour par jour, des lettres reçues, des demandes de prières, de livres, d'images, de souvenirs, etc., la révérende mère Marie Ange, alors prieure, tint exactement ce livre de compte qui fut continué jusqu'à ce jour. Aujourd'hui, la moyenne quotidienne des lettres est montée à 50, provenant des cinq parties du monde. Pour donner un simple aperçu de la comptabilité tenue pour les livres, images, souvenirs et correspondances relatifs à la Servante de Dieu, je dirai que depuis la publication de l'« Histoire d'une âme » jusqu'à ce jour, le total des exemplaires tirés de la Vie de soeur Thérèse s'élève à 62.815 pour la vie complète et 80.000 pour la vie abrégée. Le total des exemplaires vendus est de 45.715 pour l'édition complète et de 56.405 pour l'édition abrégée. Quant aux images et aux souvenirs, on nous en demande de plus en [295r] plus. En 12 mois, c'est-à-dire de juillet 1909 à juillet 1910, on nous a demandé 183.348 images et 36.612 souvenirs. Pendant ces douze mois, le chiffre total des lettres reçues, tant de France que de l'étranger, est de 9,741.

[S'est-on positivement appliqué à divulguer cette renommée, etc.?]:

Nous avons multiplié les éditions, les images, les souvenirs à mesure que les demandes nous y ont obligées. Le libraire a fait des annonces ordinaires de ces publications; mais on ne s'est livré à aucune propagande.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je sais par monsieur de Meulemeester, 120, rue Washington, Bruxelles, mort depuis, qu'un prêtre de Pologne dont j'ignore le nom, et qui avait dans son pays la réputation d'être en communication surnaturelle avec son ange gardien, avait répandue le bruit que la réputation de sainteté de la sœur Thérèse était sans fondement, que le livre de sa vie allait être mis à l'Index, si ce n'était déjà fait, et que l'autorité ecclésiastique avait fait enlever la [295v] croix de son tombeau. Monsieur de Meulemeester vint à Lisieux exprès pour vérifier ce dernier fait, fit photographier la croix qui est toujours sur le tombeau et répandit cette image en Pologne et partout, comme une réponse à cette rêverie.

[Réponse, encore, à la vingt-huitième demande]:

Lors de la première publication de l'« Histoire d'une âme » (1898), la plupart des Carmels reconnurent dans cette vie l'expression d'une vertu exceptionnelle. Deux ou trois Carmels, cependant, nous transmirent des observations que je [296r] puis résumer ainsi: « Cette religieuse si jeune n'aurait pas dû affirmer d'une manière aussi absolue ses vues sur la perfection. L'âge et l'expérience les auraient sans doute modifiées. La révérende mère prieure n'aurait pas dû lui permettre de les exprimer ainsi et encore moins n'aurait-elle pas dû les publier elle-même.» Je dois ajouter que depuis, les religieuses qui parlaient ainsi ont modifié complètement leur appréciation. Je le sais par les lettres qu'elles m'écrivent. Une autre prieure, morte depuis, disait qu'en parlant de ses grâces, sœur Thérèse s'exprimait peut-être avec simplicité, mais qu'on pouvait y voir aussi de l'orgueil.

[Session 20: - 3 septembre 1910, à 8h.301]

[298r] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

1°. Dans le monastère même, je n'ai pas constaté de guérisons éclatantes, mais quelques faits pourtant merveilleux. D'abord, d'abondantes grâces de générosité et de ferveur ont été évidemment obtenues par nos religieuses, notamment pour l'intelligence et l'amour de la simplicité et de l'humilité. En second lieu, toutes nos religieuses, sauf peut-être une ou deux, ont constaté, par intermittence, en différents endroits du monastère, l'existence de parfums (comme d'encens, de roses, de violettes, etc.) naturellement inexplicables. Les religieuses qui ont éprouvé ces sensations, non seulement ne s'y attendaient pas, mais la plupart se montrait sceptique à cet égard; moi-même, au début, j'avais peine à y croire, et redoutant des illusions, je crus de mon devoir de prieure de paraître faire peu de cas de ce que

TÉMOIN 1: Agnès de Jésus O.C.D.

me rapportaient nos sœurs. Ces phéno[298v]mènes ont commencé aussitôt après la mort de sœur Thérèse, et ont continué depuis par intervalles. Ils ont été plus fréquents pendant ces deux dernières années.

[Avez-vous perçu vous-même de telles odeurs?]:

Oui, environ dix fois depuis la mort de la Servante de Dieu. Mais je préfère les grâces intérieures. Un fait étrange s'est passé cette année à la cuisine: Une sœur converse (sœur Jeanne-Marie de l'Enfant Jésus) a pour la Servante de Dieu une très grande dévotion. Elle l'invoque constamment et tout spécialement pour obtenir, au cours de ses travaux, la grâce d'accomplir, sans jamais se plaindre, tout ce qu'on demande d'elle, même par surcroît. Un jour qu'elle s'employait depuis longtemps déjà à un travail manuel qu'on lui avait commandé, et qu'elle se sentait très fatiguée, elle se disait en elle-même: « Que vais-je devenir si on me demande autre chose?.» A ce même moment, notre sœur cuisinière (sœur Marie Madeleine) l'appelle et lui demande de venir nettoyer et remplir ensuite la bouilloire de la cuisine. C'est un récipient qui contient [299r] 65 litres. Sœur Jeanne Marie invoque sœur Thérèse et sans se plaindre se met en devoir de faire ce qu'on lui dit. Les deux sœurs vident entièrement et essuient la bouilloire. Sœur Marie Madeleine se rend à la pompe, située dans un appartement voisin, et remplit une première cruche qui contient 16 litres. Sœur Jeanne-Marie transporte cette première cruche qu'elle verse dans la bouilloire et revient en chercher une seconde. Lorsqu'elle arrive pour verser cette seconde cruche, elle trouve la bouilloire remplie. Elle appela sœur Madeleine qui constata le fait.

2° Quant aux faveurs plus ou moins miraculeuses obtenues en dehors du monastère, elles sont devenues innombrables: grâces de progrès spirituels, de conversions, guérisons, apparitions, etc. etc. La correspondance quotidienne, qui me parvient de tous les points du globe, contient le récit de grâces très diverses; les unes moins importantes, les autres très prodigieuses. Sur le conseil de monseigneur de Teil, vice-postulateur, je conserve soigneusement tout ce qui est envoyé, et, sous le titre « Pluie de roses » (expression empruntée à la Servante de Dieu) j'ai publié, avec l'Imprimatur de monseigneur l'évêque de Bayeux, un recueil de 167 de ces faveurs, depuis l'année 1899 jusqu'au 25 février 1910. Cette nomenclature a été jointe à la dernière édition com-[299v]plète de l'« Histoire d'une âme » (Ed.1909). On nous demande de tous côtés des parcelles des vêtements et autres objets qui ont été à l'usage de sœur Thérèse, afin de s'en servir pour obtenir des guérisons, etc. On ne peut pas satisfaire à toutes ces demandes qui affluent par milliers. Il me serait absolument impossible de relater tous ces cas. Le plus simple serait d'annexer au Procès, et la « Pluie de roses » imprimée, et une copie manuscrite des principales relations de miracles reçues depuis la fin de l'impression.

[Les juges ordonnèrent d'adjoindre aux pièces du Procès le texte des relations imprimées intitulées « Pluie de roses », ainsi qu'une copie authentique des relations manuscrites envoyées à la prieure du Carmel, et surtout, pour le moins, de celles contenues dans les lettres qu'elle aura récemment reçues].

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne vois rien à ajouter.

[Les demandes ayant été épuisées, on est arrivé à l'examen des Articles rédigés par le vice-postulateur de la Cause. A leur sujet, la rév. mère Agnès de Jésus, prieure et témoin, répondit qu'elle ne savait que ce qu'elle avait déjà déposé en réponse aux demandes qui lui avaient été faites].

[Session 21: - 5 septembre 1910, à 8h.30]

[301v - 302r] [Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Signatum : Agnès de Jésus, témoin, j'ai ainsi déposé selon la vérité; je le ratifie et le confirme.

Témoin 2 - Thomas Nimmo Taylor

La déposition de mère Agnès fut interrompue pour permettre au prêtre écossais Thomas Nimmo Taylor de témoigner sans plus attendre. Celui-ci était, en effet, arrivé à Lisieux avec un groupe de pèlerins de la Grande-Bretagne.

Né à Glasgow le 16 décembre 1873 de James Taylor et de Rosa Nimmo au terme de l'année qui avait vu naître sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, Thomas fit à Paris ses études de théologie, d'abord au séminaire de Saint-Sulpice (1891-1896), puis à l'Institut Catholique (1896-1897). Ordonné prêtre l'année de la mort de Thérèse (1897), il connut rapidement l'Histoire d'une âme et devint tout de suite l'apôtre convaincu de ce message spirituel. En 1908 il publia dans un journal une série d'articles, véritable esquisse biographique de la carmélite de Lisieux qui aidera providentiellement le pasteur presbytérien F. Grant à se sentir appelé à l'Eglise catholique (1911). Dès le début, il fut à plusieurs reprises pèlerin de Lisieux et - à ce qu'il paraît – c'est lui qui, le premier, lança l'idée de l'introduction de la cause de béatification de Thérèse. Il en parla à mère Marie de Gonzague qui n'en fut pas enthousiasmée et lui répondit à peu près en ces termes: « Mais en ce cas, combien de carmélites faudrait-il canoniser! » (Cfr. Stéphane Joseph PIAT, art. cit. dans la note bibliogr., p. 10). Et quand il parla de ce projet au Carmel de Blackrock, à Dublin, il provoqua une réaction semblable qu'il rapporte lui-même en ces termes: « Elle (la prieure) se mit à rire et me dit qu'on pourrait aussi bien canoniser toutes les carmélites de sa maison» (f. 184r). Le Procès fut commencé et eut le succès qu'il avait prévu. Ayant charge d'âmes à Carfin (diocèse de Glasgow), chanoine de la cathédrale, il déploya un grand zèle pour répandre autour de lui le culte de la petite sainte. C'est en connaissance de cause qu'il pouvait écrire vers la fin de sa vie l'article St. Teresa of the Child Jesus and Scotland (in St. Peter's Magazine 18 [1947] 61), où l'on voit clairement quelles furent les lignes maîtresses de l'un de ses apostolats les plus chers *.

Se référant exclusivement aux échos de la renommée de sainteté de Thérèse et à la guérison prodigieuse de madame Dorans (qui vint, elle aussi, plus tard témoigner au Procès), la déposition de Thomas Taylor occupe les sessions 10 à 12 des 20-26 août 1910, f. 179v 206v des actes. Nous en omettons les f. 190r-202v relatifs à la guérison de madame Dorans.

[Session 10: - 20 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[179v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la deuxième demande]:

Je m'appelle Thomas Nimmo-Taylor. Je suis né à Greenock, diocèse de Glasgow, (Ecosse), le 16 décembre 1873; mon père s'appelait James Taylor, originaire de Saint Helens, diocèse de Liverpool (Angleterre); ma mère s'appelait Rose-Anne Nimmo, originaire de Greenock. Je suis prêtre; j'ai fait mes études ecclésiastiques au séminaire Saint Sulpice, à Paris (1891-1896), puis [180r] à l'Institut Catholique de Paris (1896-1897). Je suis bachelier en théologie. J'ai été ordonné à Paris par le cardinal Richard, de sainte mémoire, le 12 juin 1897. De retour dans mon diocèse, j'ai été vicaire pendant trois ans, et depuis 10 ans je suis professeur au grand séminaire de Glasgow où j'enseigne l' Ecriture Sainte, l'Histoire de l'Eglise et aussi, quand il y a lieu, la langue française.

[Réponses correctes de la troisième à la septième demande inclusivement].

[Réponse à la huitième demande]:

Je n'ai pas connu personnellement la Servante de Dieu. Ce que je sais de sa vie, je l'ai appris d'abord vers 1901 par la lecture de l'«Histoire d'une âme.» Très touché et édifié de cette lecture, je me suis mis en communication de lettres avec les principales religieuses carmélites du monastère de Lisieux qui avaient connu sœur Thérèse. De plus, je suis venu quatre fois à Lisieux et je me suis alors entretenu de vive voix avec ces mêmes religieuses de la vie et des vertus de la Servante de Dieu. Si je ne sais rien directement touchant l'histoire de la Servante de Dieu, j'ai, au contraire, observé par moi-même ce [180v] que je pourrai dire de sa réputation de sainteté et des grâces obtenues par son intercession après sa mort, surtout en Grande Bretagne et en Amérique (Etats-Unis). J'ai recueilli sur ce sujet de nombreuses informations, soit par observation de visu, soit par correspondance épistolaire, soit par conversations verbales.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai, à l'égard de la Servante de Dieu, une dévotion toute particulière. Elle est basée sur les vertus rapportées dans sa vie et sur sa puissance, dont j'ai constaté les effets. Je désire, ex toto corde, le succès de cette Cause, pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes, par le moyen de la voie de sanctification qu'elle a enseignée dans ses écrits et qu'elle appelle « sa petite voie de confiance.» Je me suis appliqué à faire connaître la Servante de Dieu, soit en multipliant et répandant ses images, soit en répandant le livre de sa vie, surtout en Grande Bretagne, dans les Colonies anglaises et dans les Etats-Unis.

[181r] [Réponses faites de la dixième à la vingt-deuxième demande inclusivement]:

N'ayant pas connu la Servante de Dieu pendant sa vie, tout ce que je pourrais dire de son histoire et de ses actions serait puisé dans le livre intitulé « Histoire d'une âme» que tout le monde peut lire.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Je me suis entretenu souvent par lettres et de vive voix avec les religieuses du Carmel de Lisieux, qui ont vécu avec sœur Thérèse. Ces religieuses étaient notamment: la révérende mère Marie de Gonzague, prieure; les trois sœurs de la Servante de Dieu: sœur Agnès de Jésus, sœur Marie du Sacré Cœur, sœur Geneviève de Sainte Thérèse; enfin avec sa cousine, sœur Marie de l'Eucharistie. Elles m'ont exprimé, à différentes reprises, lors de mes « pèlerinages », leurs pensées sur la sainteté de la Servante de Dieu durant sa vie. Elles insistaient particulièrement sur sa pureté, sur sa patience inlassable dans la souffrance, sa confiance en Dieu, sa dévotion envers la communion fréquente.

[181v] [Le juge demande si ce jugement porté sur la sainteté de sœur Thérèse de l'E.-J. était celui des moniales de manière égale et commune, et spécialement si mère Marie de Gonzague qui n'était pas parente de la Servante de Dieu pensait et parlait comme les sœurs de celle-ci. Réponse]:

J'ai causé avec la mère Marie de Gonzague en 1903, je me souviens qu'elle me paraissait d'un caractère différent de celui des sœurs de la Servante de Dieu: c'était une âme plus froide, moins enthousiaste; elle n'était pas tant femme. Il n'y avait pas d'exclamations dans son langage. Je savais par l'« Histoire d'une âme », qu'elle avait été sévère pour la Servante de Dieu pendant son noviciat. Malgré cela, son jugement était le même, au fond, sur les vertus et le caractère de sœur Thérèse, elle considérait la Servante de Dieu comme une âme extraordinaire en fait de sainteté.

[182r] [Réponse à la vingt-quatrième demande : Il dit n'en rien savoir si ce n'est ce qu'en dit l'« Histoire d'une âme »].

[Réponse à la vingt-cinquième demande]:

Tout le monde sait qu'elle est inhumée au cimetière général de Lisieux, dans la partie réservée aux carmélites.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

Je vais en pèlerinage à son tombeau toutes les fois que je viens à Lisieux, pour lui demander des grâces pour moi-même et pour un grand nombre d'âmes, et pour la remercier des grâces déjà obtenues. J'ai toujours été accompagné dans ces pèlerinages, sauf la première fois, par plusieurs prêtres et religieux qui s'unissaient à ma dévotion. Pendant ma dernière visite au cimetière, qui a duré environ une demie heure, j'ai constaté la présence de deux prêtres; et plusieurs autres personnes sont arrivées pendant ce temps-là. J'ai appris à Lisieux, comme une chose notoire, que ce pèlerinage au tombeau devient chaque jour plus nombreux; on y voit venir des prêtres en grand nombre parmi lesquels des missionnaires des Missions Etrangères.

[182v] [Réponse à la vingt-septième demande]:

Dans mon pays, l'« Histoire d'une âme » a été traduite dans la langue anglaise en 1901; la publication de ce livre a été le point de départ de la réputation de sainteté de la Servante de Dieu dans les pays de langue anglaise, jusqu'en Amérique. Cette réputation s'est d'abord développée lentement, peut-être à cause du prix relativement élevé de cette publication. Mais depuis le 30 octobre 1908, à la suite d'un fait prodigieux qui s'est produit au couvent du Bon Pasteur de Londres et que j'ai pris soin de faire connaître, la réputation de [183r] sainteté de la Servante de Dieu s'est beaucoup développée, surtout en Ecosse. L'objet de cette réputation est la grande puissance d'intercession de sœur Thérèse auprès de Dieu, d'où il résulte que les actes de recours à cette intercession deviennent de plus en plus nombreux. A partir du mois d'avril 1909, un journal catholique hebdomadaire (The Glasgow Observer) a publié une liste d'actions de grâces pour les faveurs obtenues. Cette liste n'a plus cessé de paraître chaque semaine et le nombre des insertions est allé croissant jusqu'à ce que l'éditeur ait imposé une taxe d'insertion. A ce moment, le nombre des insertions a diminué, sans que pourtant cette liste ait jamais cessé de paraître. Le numéro du 16 juillet en renferme six. Dans l'espace de trois mois (d'avril à juillet 1910), j'ai compté 87 grâces ainsi mentionnées. Parmi les religieuses et les prêtres, la réputation de la Servante de Dieu porte également sur l'héroïcité de ses vertus, appréciée surtout d'après l'étude de l'« Histoire de sa vie»; chez les gens du peuple, cette réputation a surtout pour objet les faits merveilleux. On ne l'invoque pas seulement pour obtenir des faveurs temporelles, mais beaucoup pour obtenir des  conversions de protestants et de ca-[183v]tholiques indifférents.

[Savez-vous cela seulement par la lecture du journal dont vous venez de parler?]:

Je le sais surtout par mes relations: j'ai à ce sujet une très large correspondance. Je suis renseigné notamment par mes relations avec de nombreuses maisons religieuses à Glasgow et dans toute l'Angleterre, l'Irlande et les Etats Unis, au moins une vingtaine d'établissements, Très spécialement chez les Petites Sœurs des Pauvres, on a un culte et une confiance passionnés pour la «petite sœur Thérèse»; on recourt à elle pour toutes les difficultés qui se présentent. Tous les jours, je reçois des pays mentionnés plusieurs lettres relatant des faveurs obtenues, réclamant des envois de souvenirs et témoignant sous toutes les formes des sentiments de dévotion que l'on professe à l'égard de la Servante de Dieu. Plusieurs de ces lettres émanent de supérieures de maisons religieuses.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je me souviens de deux occasi- [184r] ons qui se rapportent à cette question. La première regarde le Carmel de Blackrock de Dublin. Lorsque je parlai à la révérende mère prieure de ce couvent de la vie de sœur Thérèse, elle se mit à rire et me dit qu'on pourrait aussi bien faire canoniser toutes les carmélites de sa maison. C'était vers 1904, et, en tout cas, avant le grand mouvement de dévotion qui s'est développé depuis, comme je l'ai dit (Interrogatoire précédent). Cette prieure est morte depuis, et je sais avec certitude qu'avant de mourir elle avait changé d'avis. Je vais tous les ans dans ce Carmel; le prieure actuelle, qui était sous-prieure vers 1904, m'a elle-même témoigné de ce changement, causé par la connaissance des grâces obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu. La seconde circonstance dans laquelle j'ai entendu quelque observation plutôt contraire, est la suivante. Au Carmel de Lourdes, j'ai parlé ces jours derniers à une religieuse irlandaise dont j'ai oublié le nom, mais qui est la seule irlandaise dans cette maison. Elle m'a dit que la lecture de l'« Histoire d'une âme » la laissait en défiance. Son principal motif est, qu'ayant été elle-même maîtresse des novices, elle avait connu une novice, d'origine espagnole, qui disait et écrivait des choses si élevées, au point qu'elle-même se croyait indigne et incapable de la [184v] diriger; or, cette novice quitta la maison et ne persévéra pas dans sa ferveur. Cette carmélite irlandaise se défiait, depuis ce temps, des âmes de poète.

[Session 11: - 24 août 1910, à 2h. de l'après-midi]

[186v] [Suite de la réponse à la même demande]:

J'avais fait solliciter de sa Grandeur monseigneur Bourne, archevêque de Westminster, la concession d'une indulgence pour la lecture de la traduction anglaise de l'« Histoire d'une âme », à l'instar de ce qui s'était fait dans plusieurs diocèses du Portugal. Le prêtre qui était mon intermédiaire me transmit d'abord une promesse favorable, mais comme monseigneur l'archevêque tardait à m'envoyer effectivement cette concession, je demandai au prêtre intermédiaire s'il connaissait le motif de ce retard; il me répondit que monseigneur l'archevêque avait entendu dire que peut-être on mettait trop de précipitation dans cette affaire de la sœur Thérèse de l'Enfant Jésus; il avait entendu dire aussi que la part que prenait la famille dans cette affaire pourrait en compromettre le succès à Rome. En conséquence, monseigneur l'archevêque pensait qu'il serait plus prudent d'attendre.

[187r] [Savez-vous si par l'expression « la part que prenait la famille », monseigneur l'archevêque laissait entendre qu'il s'agissait des sœurs ou autres parents de la Servante de Dieu?] :

Je ne le sais pas positivement, mais mon impression est qu'il avait en vue principalement les carmélites sœurs de la Servante de Dieu.

[Savez-vous ce que monseigneur l'archevêque pense maintenant de la réputation de sainteté de la Servante de Dieu?]:

J'ai vu très récemment (le 8 août dernier) monseigneur l'archevêque et je me suis entretenu avec lui de cette affaire, il a témoigné une admiration sincère pour « cette âme extraordinaire » et m'a promis d'écrire la préface de la nouvelle édition anglaise de l'« Histoire d'une âme », quand il en aura lu le manuscrit.

[Estimez-vous personnellement qu'il y ait eu quelque exagération de la part surtout des carmélites de Lisieux en ce qui a été fait pour promouvoir cette réputation de sainteté?]:

Puisque moi, qui n'ai pas connu la Servante de Dieu et qui ne suis pas son parent, je m'intéresse beaucoup à sa Cause et travaille à faire connaître sa vie, ses vertus et la puissance de son intercession, il n'est pas étonnant que ses sœurs carmélites s'y emploient de tout leur cœur.

[187v] [Votre zèle pour cette diffusion procède-t-il d'un certain «enthousiasme», et même ne pourrait-il pas être justement taxé de quelque exagération?]:

Mon enthousiasme se maintient depuis huit ans; il est basé surtout sur la constatation que je fais des grâces nombreuses obtenues par l'intercession de sœur Thérèse et aussi sur la conviction de ses vertus qu'a produite en moi l'étude de sa vie. Pendant ces huit ans, jamais les religieuses du Carmel de Lisieux n'ont cherché à stimuler mon activité. Lorsque, il y a trois ou quatre ans, on multiplia les images et autres souvenirs de sœur Thérèse, j'eus d'abord une certaine impression d'étonnement; depuis, voyant combien ces objets étaient désirés des fidèles et les grâces nombreuses qui accompagnaient l'usage de ces objets, j'ai cessé d'éprouver cette impression. Quoiqu'il en soit de l'activité de cette propagande, j'estime qu'elle n'affirme rien touchant les vertus et la puissance d'intercession de la Servante de Dieu qui ne soit entièrement conforme à la réalité des faits. Rien n'est exagéré; il serait plus vrai de dire qu'on est plutôt resté au [188r] dessous de la vérité.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'ai, depuis la mort de sœur Thérèse, entendu attribuer à son intercession une multitude de grâces, guérisons, conversions, etc. Pour le moment, je voudrais relater celle de ces grâces prodigieuses qui me semble la mieux constatée et la plus extraordinaire. Il s'agit de la guérison instantanée d'une tumeur cancéreuse au moment où la malade (madame Dorans, de Glasgow) allait en mourir.

[Suit la narration détaillée de la guérison - f. 190r-194v, avec la documentation correspondante - f. 194v-202v]. -

[Session 13: - 26 août 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[202v] [Pouvez-vous rapporter d'autres grâces et miracles?]:

Les grâces qu'on attribue dans la Grande Bretagne à sœur Thérèse, grâces spirituelles ou temporelles, sont innombrables. Dans le diocèse de Glasgow surtout, la Servante de Dieu répond à une confiance illimitée par des faveurs qui ne se comptent plus. Une série remarquable d'actions de grâces a été publiée par le journal « The Glasgow Observer »; ces témoignages de reconnaissance proviennent surtout du diocèse de Glasgow, mais il y en a aussi des autres diocèses, de l'Ecosse, comme de l'Irlande, de l'Angleterre, des Etats-Unis et jusqu'à la Nouvelle-Zélande. Depuis le 24 avril 1909, on y a témoigné reconnaissance pour [203r] plus de 550 faveurs spirituelles et temporelles. Des lettres personnelles me signalent aussi un très grand nombre de grâces temporelles ou spirituelles obtenues après l'invocation de la Servante de Dieu. Je vais en citer deux ou trois à titre d'exemple: La révérende mère provinciale des Petites Sœurs des Pauvres pour l'Ecosse et l'Irlande, m'écrit: « Je voudrais rendre témoignage des nombreuses grâces et faveurs accordées à moi et à d'autres. Je tâche de faire connaître sa puissante intercession à toutes les personnes à qui je peux faire du bien. Elle m'a fait rentrer au couvent une pauvre religieuse qui l'avait quitté subitement. Elle a obtenu la conversion à plusieurs de nos vieillards qui depuis de longues années avaient abandonné tous les devoirs de la religion. Mais il m'est impossible de relater toutes les merveilles de grâces de tous genres reçues par son intercession.»

On m'écrit aussi que pour réconcilier un vieillard avec l'idée de la mort, on lui donna, chez les Petites Sœurs des Pauvres, une image de Thérèse. Dans un rêve, il voyait tout préparé pour son enterrement, quand sœur Thérèse se présenta et, levant la main, [203v] dit que le moment de la mort n'était pas encore venu. Depuis lors, sa ferveur s'accrut d'une façon extraordinaire. Sa dévotion à Marie était très touchante. « Ne voyez-vous pas cette belle dame? », disait-il à la Petite Sœur des Pauvres, la veille de sa mort. Il est mort comme un saint.

J'extrais d'une autre lettre ce récit: « Un pauvre ouvrier devint fou de folie religieuse. Plusieurs médecins déclarent ce cas très difficile. La maladie durant depuis un an sans amélioration, on fait une neuvaine à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus; à la fin de la neuvaine, une grande amélioration s'est produite et depuis il est complètement guéri.»

Je connais un très grand nombre de faits analogues qui établissent d'une manière certaine, tout au moins, la réputation d'intercession miraculeuse de la Servante de Dieu.

[Réponse à la trentième demande]:

J'aurais à ajouter quelques détails qui complètent et précisent ma déposition sur l'interrogatoire XXVII, de fa-[204r] ma sanctitatis post obitum.

On m'a demandé dans quelles maisons religieuses j'ai pu constater la réputation de sainteté de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Voici une nomenclature plus précise de ces maisons:

A) Maisons religieuses d'hommes: d'abord au grand séminaire de Glasgow et surtout chez le supérieur et ses collègues. Puis, au scolasticat des rédemptoristes et chez le recteur de cette maison à Perth (Ecosse). Je tiens de source certaine que sœur Thérèse est beaucoup aimée aux Missions Etrangères, Millhill (Londres), fondées par le cardinal Vaughan. Elle a un client dévoué dans l'abbé du monastère bénédictin d'Ampleforth, près de York. Deux pères de cette province avec un postulant sont venus avec moi en pèlerinage à Lisieux. Au noviciat des lazaristes (noviciat pour la Grande-Bretagne), j'apprends de mon frère, religieux de cette maison, que la dévotion à sœur Thérèse s'est développée: beaucoup des élèves en font la propagande et rapportent qu'elle est aimée cordialement dans bien des couvents et des familles.

[204v] [Suite de la réponse à la même demande]:

B) Maisons religieuses de femmes: La provinciale des Petites Sœurs des Pauvres (Province d'Irlande, comprenant aussi l'Ecosse et une partie de l'Angleterre) a pour elle une dévotion extraordinaire. Je puis parler personnellement pour quatre de ses douze maisons; mais sœur Thérèse a sa clientèle partout chez ces sœurs si simples et si actives. Ensuite, ce sont les Sœurs de la Miséricorde de Glasgow: elles lui sont très dévouées et c'est à la suggestion d'une reli-[205r]gieuse de cette Congrégation qu'a eu lieu la neuvaine qui a obtenu la  guérison de madame Dorans. Chose étrange! d'abord, la supérieure ne donnait pas permission aux novices de lire la vie de sœur Thérèse. Mais plus tard, se voyant dans une grave difficulté, elle a promis à sœur Thérèse de mettre son portrait dans la salle de la communauté, si elle venait à son secours; et les affaires s'arrangeant quelques jours après, elle tint sa promesse. Permission de lire l'« Histoire d'une âme » a été aussi accordée. Chez les Sœurs du Bon Pasteur, à Glasgow, Liverpool, Londres, elle compte des clients dévoués. Elle est aussi très aimée dans le Carmel d'Ecosse; dans le Carmel de Dublin (Blackrock), Ce sont ensuite les couvents des franciscaines, puis, celui de Notre Dame, où la dévotion s'est grandement augmentée par la guérison de madame Dorans. Je sais par mes relations avec la maison-mère des Religieuses dites de Loreto (Dublin), Congrégation éducatrice très en vue en Irlande, qu'on y aime sœur Thérèse et qu'on la prie; même chose pour la maison-mère de l'Institut de la Sainte Vierge, à York. Aux Etats-Unis, on lui est dévoué au noviciat des Sœurs de la Charité d'Emmitsburg; [205v] au Carmel de Philadelphie. Une lettre de ce Carmel parle « de la dévotion envers sœur Thérèse, des riches et des pauvres, des prêtres et des évêques»: on cite des traits de cette dévotion. De même au Carmel de Boston et de San Francisco.

[206r] [Est ainsi terminé l'interrogation de ce témoin. Après lecture des actes, celui-ci compléta ainsi sa réponse à la vingt-troisième demande]:

1° J'ai dit que les religieuses carmélites de Lisieux m'avaient témoigné spécialement de la « pureté » de sœur Thérèse. Dans cette conversation, le mot « pureté » ne s'entendait pas dans le sens spécial et restreint de « chasteté », il signifiait « beauté morale et candeur d'âme.»

2° J'ai retenu d'une conversation que j'ai eue récemment avec deux des carmélites, sœurs de la Servante de Dieu (sœur Marie du Sacré-Cœur et sœur Geneviève de Sainte Thérèse), que la Servante de Dieu aurait eu et manifesté, vers la fin de sa vie, la prévision de ce qui devait arriver à son sujet après sa mort; notamment qu'on viendrait ici en pèlerinage et qu'il fallait garder les moindres objets qui avaient été à son usage.

[206v] [Les expressions « qu'on viendrait ici en pèlerinage et qu'il fallait garder les moindres objets qui avaient été à son usage » vous ont-elles été rapportées par les carmélites en question comme ayant été littéralement et strictement recueillies des lèvres de la Servante de Dieu]:

Je l'ai ainsi compris pour les mots « qu'il fallait garder les moindres objets qui avaient été à son usage »; je ne suis pas aussi sûr pour les mots « qu'on viendrait ici en pèlerinage », il se peut que ce soit l'interprétation, par ses deux sœurs, d'une phrase qui aurait le même sens, mais qui aurait été proférée en d'autres termes par la Servante de Dieu.

[Après avoir ajouté ces corrections, le témoin confirma sa déposition qu'il signa comme suit] -

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: THOMAS Nimmo TAYLOR

Témoin 3- Marie du Sacré-Coeur

Le troisième témoin est sœur Marie du Sacré-Cœur. Sa déposition est sobre et très étudiée, allant à l'essentiel.

Sœur aînée de Thérèse, Marie Martin naquit à Alençon le 22 février 1860. Pensionnaire à la Visitation du Mans de 1868 à 1875, elle fut la marraine de la future sainte lors de son baptême le 4 janvier 1873. Habitant Lisieux avec son père depuis le 15 novembre 1877, elle y rencontra providentiellement le 17 avril 1882 le P. Almire Pichon, S. J. (1843-1919) qui devait devenir son père spirituel en même temps que l'ami et le directeur de toute la famille; il le resta d'ailleurs, même après le 4 octobre 1884, date de son départ pour le Canada. Après l'entrée de Pauline au Carmel, le 2 octobre 1882, Marie s'occupa tout particulièrement de Thérèse et cela surtout au cours de son étrange maladie.

Elle fit le vœu de chasteté le 25 mars 1885 et entra au Carmel de Lisieux le 15 octobre suivant. Sa prise d'habit eut lieu le 19 mars 1886, puis sa profession et sa prise de voile les 22 et 25 mai 1888. Sœur Thérèse l'eut pour «ange» durant son noviciat. Elle exerça la charge de « provisoire » de 1894 à 1933, s'occupant ainsi de l'alimentation et de l'ordonnance des repas. Dès avant la canonisation de sa sœur (1925), elle contracta des rhumatismes articulaires qui allèrent en augmentant et la condamnèrent finalement soit au lit soit à la voiture d'infirme. Elle mourut le 19 janvier 1940.

Marie du Sacré-Cœur fut de celles qui perçurent le mieux le mystère de grâce de Thérèse. Elle apprendra ensuite de mémoire les manuscrits autobiographiques qui composent l'Histoire d'une âme. Nous lui devons une grande reconnaissance parce que c'est sur son insistance qu'à la fin de 1894 mère Agnès commanda à Thérèse d'écrire les souvenirs de son enfance (manuscrit A) et aussi parce que c'est à sa demande qu'en septembre 1896 Thérèse lui adressa la lettre splendide qui constitue le manuscrit B.

En mai 1897, elle pria Thérèse d'écrire pour elle ce qu'elle pensait de la Sainte Vierge. Ainsi naquit le poème. intitulé « Pourquoi je t'aime, ô Marie » dont la Sainte disait quelques jours avant sa mort: « Mon petit cantique exprime tout ce que je pense et ce que je prêcherais sur la Sainte Vierge si j'étais prêtre » (f. 317v).

Marie du Sacré-Cœur aida beaucoup mère Agnès en vue de la béatification de la future Sainte. Elle lui remit ainsi le 21 janvier 1908 un rapport demandé par l'évêque du diocèse, Mgr Lemonnier, sur les vertus de sœur Thérèse *.

Au Procès informatif, elle déposa du 6 au 13 septembre 1910 (sessions XXII- XXVI). Sur plus d'un point sa contribution est des plus précieuses (par exemple maladie de Thérèse enfant, apparition de la Vierge, guérison miraculeuse, vie aux Buissonnets). Sœur Marie du Sacré-Cœur met bien en lumière les aspects tout ensemble les plus humbles, les plus simples et les plus profonds de la sainteté de sa sœur.

Son témoignage occupe les f 304r-334v de la Copie publique à laquelle nous nous référons.

[Session 22: - 6 septembre 1910, à 8h.30]

[304r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Louise Martin, en religion sœur Marie du Sacré-Cœur, née à Alençon, diocèse de Séez, le 22 février 1860, du légitime mariage de Louis-Joseph Stanislas Aloys Martin et de Marie Zélie Guérin. Je suis religieuse professe de l'Ordre du Carmel au monastère de Lisieux, et la sœur aînée et marraine de la Servante de Dieu.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

J'ai bien purifié mon intention avant de venir témoigner, je veux que ce soit pour le bon Dieu tout seul.

[Réponse à la huitième demande]:

Tout ce que j'ai noté en vue de [304v] ma déposition résulte de mes observations personnelles. J'ai vécu avec la Servante de Dieu chez nos parents depuis sa naissance jusqu'à mon entrée au Carmel en 1886 (la Servante de Dieu avait 13 ans et demi). J'ai été de nouveau avec elle depuis son entrée au Carmel (1888) jusqu'à sa mort. J'ai lu le manuscrit de sa vie au moment même où elle

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Coeur O.C.D.

a composé la première partie adressée à mère Agnès de Jésus et la troisième qu'elle m'adressait à moi. Je n'ai lu la seconde partie, adressée à mère Marie de Gonzague, qu'après la mort de la Servante de Dieu. J'ai trouvé qu'elle exprimait admirablement dans ces récits ses sentiments et ses pensées, mais j'y retrouvais ce que je savais déjà pour avoir vécu avec elle.

[Que savez-vous de l'origine de ce manuscrit et de son état d'intégrité?]:

Un soir d'hiver, après matines, nous nous chauffions, réunies avec sœur Thérèse, sœur Geneviève et notre révérende mère prieure Agnès de Jésus. Sœur Thérèse nous raconta deux ou trois traits de son enfance. Je dis alors [305r] à notre mère prieure, Agnès de Jésus: « Est-il possible que vous lui laissiez faire de petites poésies pour faire plaisir aux unes et aux autres et qu'elle ne nous écrive rien de tous ses souvenirs d'enfance? Vous verrez, c'est un ange qui restera pas longtemps sur la terre, nous aurons perdu tous ces détails si intéressants pour nous. Notre mère prieure hésita d'abord, puis, sur nos instances, elle dit à la Servante de Dieu qu'elle lui ferait plaisir de lui remettre pour le jour de sa fête le récit de son enfance. Sœur Thérèse obéit, et cette première partie du manuscrit fut envoyée chez monsieur Guérin, notre oncle. Plus tard, mère Agnès de Jésus, voyant sœur Thérèse très malade, persuada à la révérende mère Marie de Gonzague, alors prieure, de faire écrire par sœur Thérèse l'histoire de sa vie religieuse, qui est la seconde partie du manuscrit. Enfin, je lui demandai moi-même pendant sa dernière retraite (1896) de me mettre par écrit ce que j'appelais sa petite doctrine. Elle l'a fait, et on a ajouté ces pages, comme une troisième partie, quand on a imprimé l'« Histoire de sa vie » '. Je suis persuadée qu'on peut absolument s'en remettre à ce manuscrit pour connaître les pensées et les sentiments de la Servante de Dieu. Elle l'a écrit très simplement comme elle le pensait.

[305v] [Que savez-vous l'état d'intégrité de ce manuscrit?]:

Au moment d'imprimer ce manuscrit, la révérende mère Marie de Gonzague, prieure, voulut qu'il semblât lui avoir été adressé tout entier; pour cela, on ratura quelques appellations et quelques détails de vie de famille trop particuliers. Cela ne changeait rien au fond du récit. D'ailleurs, après la mort de mère Marie de Gonzague, on a rétabli le texte primitif.

[On lui demande si elle aime spécialement la Servante de Dieu]:

Evidemment; je me demande comment on peut me poser cette question. Je l'aime, parce qu'on aime naturellement sa sœur, mais de plus parce qu'elle me faisait l'effet d'un ange. Je désire beaucoup qu'elle soit béatifiée, parce qu'on verra ce qu'elle voulait qu'on voie: qu'il faut avoir confiance dans la miséricorde de Dieu qui est infinie et que la sainteté est accessible à toutes sortes d'âmes. J'en pense bien plus que cela, mais je ne sais comment le dire. Je désire aussi sa béatification [306r] parce qu'elle pourra mieux encore réaliser son désir de faire du bien sur la terre, les âmes ayant par là plus de confiance en elle.

[Réponse à la dixième demande]:

La Servante de Dieu est née le 2 janvier 1873. J'ai déjà donné les noms et prénoms de nos parents (Interrog. II). Notre père était né à Bordeaux et notre mère à Gandelain (diocèse de Séez). Notre père était bijoutier, mais retiré du commerce; notre mère, fabriquant de point d'Alençon (sorte de dentelle). Ils étaient domiciliés à Alençon (paroisse Notre-Dame), diocèse de Séez. La Servante de Dieu était la neuvième et dernière enfant de ce mariage; elle avait quatre sœurs vivantes: Marie, Pauline, Léonie et Céline. Deux autres sœurs étaient mortes (Hélène et Thérèse); deux frères aussi étaient morts (Joseph-Louis et Joseph-Jean-Baptiste). La Servante de Dieu fut appelée Marie-Françoise-Thérèse. Notre mère prit soin de la première éducation de notre petite sœur; mais, notre mère étant morte en 1877, alors que Thérèse avait quatre ans et demi, ma sœur Pauline et moi, qui étions les aînées, poursuivîmes l'œuvre de son éducation.

[306v] [Réponse à la onzième demande]:

Nos parents avaient la réputation d'être d'une piété extraordinaire. Notre mère faisait son carême, sans user des mitigations permises. Mon père et ma mère assistaient tous les jours à la messe de 5h.30, parce qu'ils disaient que c'était la messe des pauvres. Ils communiaient fréquemment, plus que tous les huit jours, ce qui était alors plutôt exceptionnel. A Lisieux, mon père communiait quatre ou cinq fois par semaine. Ma mère avait une grande horreur de la mondanité et ne voulait rien de luxueux à la maison. Lisant un jour la vie de madame Acarie (la bienheureuse Marie de l'Incarnation), notre mère disait « Est-elle heureuse d'avoir donné ses trois filles au bon Dieu!.» Le caractère de notre mère était extraordinairement énergique, vif, mais sans dureté, avec un cœur très sensible et très généreux. Elle avait surtout une grande abnégation qui la faisait s'oublier elle-même et travailler avec un grand courage afin d'avoir les moyens de nous donner une éducation soignée et chrétienne. Elle avait aussi dans les épreuves, par exemple à la [307r] mort de mes frères et sœurs, une force d'âme qui étonnait. On voit pourtant dans ses lettres que son cœur était brisé; mais sa foi lui faisait tout surmonter. Le caractère dominant de notre père était une très grande droiture. Il se faisait un devoir d'affirmer sa foi, même devant les incrédules. Lorsque le prêtre vint apporter le Saint Viatique à notre mère mourante, il voulut accom-

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Coeur O.C.D.

pagner lui-même le Très-Saint Sacrement jusqu'à l'église, un cierge à la main. Il était très charitable et tout dévoué pour le prochain, ne permettant jamais qu'on en parlât mal. L'ensemble de son caractère donnait une impression de bonté. On remarquait aussi en lui une très grande pureté de vie qui se reflétait dans toute sa personne. Il avait un soin extrême d'éloigner de nous tout ce qui lui semblait une occasion de tentation.

[Réponse à la douzième demande]:

La Servante de Dieu a été baptisée le 4 janvier 1873, à l'église Notre-Dame d'Alençon.

[Réponse à la treizième demande]:

[307v] Nos parents nous élevaient tous dans un esprit de détachement des choses de la terre. C'était, ce me semble, la note caractéristique de cette éducation. Très souvent, ils nous rappelaient les choses de l'éternité. L'éducation dans notre famille était très affectueuse, mais nullement molle. Il est bien vrai que notre père aimait spécialement notre petite soeur, mais il ne la gâtait pas pour cela. Lorsque, après la mort de notre mère, nous lui donnions des leçons, notre père respectait toujours les sanctions que nous apportions à ses petits manquements,

[Session 23: - 9 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h.30 de l'après-midi]

[309v] [Réponse à la quatorzième demande]:

Quand ma sœur Léonie est sortie de l'Abbaye des bénédictines de Lisieux, où elle avait fait son éducation, notre petite soeur Thérèse y fut envoyée à sa place; elle revenait chaque soir à la maison; elle avait alors 8 ans et demi. Elle est restée à l'Abbaye jusqu'à douze ans et demi. C'est là qu'elle a fait sa première communion le 8 mai 1884 et qu'elle a été confirmée le 14 juin suivant. Quant au caractère et aux vertus de la Servante de Dieu dans cette [310r] première partie de sa vie, voici ce que je puis en dire: Dès l'âge de deux ans, on remarquait en elle une intelligence au dessus de son âge. C'était une âme profonde et très réfléchie; je la trouvais trop sérieuse et trop avancée pour son âge. A la mort de ma mère, la cérémonie de l'Extrême-Onction s'imprima profondément dans son âme. Elle dit à ce sujet: «Je ne parlais à personne des sentiments qui remplissaient mon cœur. Je regardais et j'écoutais en silence.» - MSA 12v - Elle me sembla en effet extraordinaire à ce moment de la mort de ma mère. On n'avait pas le temps de s'occuper d'elle et elle n'essayait pas non plus d'attirer l'attention. Mais je me gardais bien de lui demander ce qu'elle pensait pour ne pas développer davantage les sentiments profonds dont elle parle. Il n'était pas nécessaire de la gronder lorsqu'elle était en défaut; il suffisait de lui dire que ce n'était pas bien, ou que cela faisait de la peine au bon Dieu; elle ne recommençait plus jamais. Elle avait déjà un grand empire sur elle. Elle venait assister, toute petite, aux leçons que je donnais à sa sœur Céline, et elle se dominait assez pour ne pas dire un seul mot, pendant les deux heures que durait la leçon.

[310v] Elle était d'une franchise extraordinaire. Ma mère écrivait à cet égard: « La petite ne mentirait pas pour tout l'or du monde » - CF 195 - '. Elle avait besoin de s'accuser de ses moindres fautes; aussitôt commises, elle allait les dire à ma mère. Vers l'âge de cinq ans et demi, elle dit un jour à la domestique qui faisait de petits mensonges joyeux pour la récréer: « Vous savez bien, Victoire, que cela offense le bon Dieu.» A quatre ans, elle se mit à compter ses petits actes de vertu et ses sacrifices sur une sorte de chapelet fait tout exprès pour la circonstance. Elle appelait cela: « des pratiques.» Dans ses jeux avec ses sœurs, il était constamment question de « pratiques », ce qui intriguait beaucoup une voisine. Ses « pratiques » consistaient à céder à sa sœur en maintes circonstances. Elle faisait pour cela de grands efforts sur elle-même, car son caractère était alors très arrêté. Elle était très pieuse. Ma mère nous disait: « Thérèse a toujours le sourire sur les lèvres: elle a une figure de prédestinée; elle n'aime à parler que du bon Dieu; elle ne manquerait pas pour tout à faire ses prières » - CF 192 -

[311r] Vers l'âge de dix ans, la Servante de Dieu fut atteinte d'une maladie étrange, maladie qui venait certainement du démon qui, comme elle le dit elle-même dans son manuscrit, avait reçu un pouvoir extérieur sur elle. Elle dit que, pendant cette maladie, elle n'a pas perdu un seul instant l'usage de la raison. En effet, je ne l'ai jamais entendue dire un mot qui n'eût pas de sens, et elle n'a jamais été un instant en délire. Mais elle avait des visions terrifiantes qui glaçaient tous ceux qui entendaient ses cris de détresse. Certains clous, attachés aux murs de la chambre, lui apparaissaient tout à coup sous la forme de gros doigts carbonisés, et elle s'écriait: « J'ai peur, j'ai peur!.» Ses yeux, si calmes et si doux, avaient une expression d'épouvante impossible à décrire. Une autre fois, mon père vint s'asseoir près de son lit; il tenait à sa main son chapeau. Thérèse le regardait sans dire un seul mot, car elle parlait très peu pendant cette maladie. Puis, comme toujours, en un clin d'œil, elle changea d'expression. Ses yeux fixaient le chapeau et elle jeta un cri lugubre: « Oh! la grosse bête noire!.» Ses cris avaient quelque chose de surnaturel; il faut les avoir entendus, pour s'en faire une idée. Un jour que le médecin était présent à l'une de ces crises, il dit à mon père: « La science est impuissante devant ces phénomènes: il n'y a [311v] rien à faire.» Je puis dire que le démon essaya même de tuer notre petite sœur. Son lit était placé dans une grande al-

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

côve, et à la tête et aux pieds il y avait un espace vide où elle essayait de se précipiter. Cela lui est même arrivé plusieurs fois, et je me demande comment elle ne s'est pas brisé la tête sur le pavé; mais elle n'avait même pas une égratignure. D'autrefois elle se frappait la tête avec violence contre le bois du lit. Parfois encore elle voulait me parler et aucun son ne se faisait entendre.

Mais la crise la plus terrible de toutes fut celle qu'elle raconte dans sa « Vie.» Je crus qu'elle allait y succomber. La voyant épuisée dans cette lutte douloureuse, je voulus lui donner à boire, mais elle s'écria avec terreur: « Ils veulent m'empoisonner.» C'est alors que je me jetai avec mes sœurs aux pieds de la Sainte Vierge. Par trois fois, je renouvelai la même prière. A la troisième fois, je vis Thérèse fixer la statue de la Sainte Vierge. Son regard était irradié et comme en extase. Elle me confia qu'elle avait vu la Sainte Vierge elle-même. Cette vision dura 4 à 5 minutes, puis son regard se fixa sur moi avec tendresse. Dès lors, il ne [312r] parut plus trace de son mal. Dès le lendemain elle reprit sa vie ordinaire, et à part une ou deux chutes qui se produisirent sans cause apparente, en se promenant dans le jardin pendant la semaine qui suivit sa guérison, on ne vit plus aucun accident quelconque de ce genre dans toute la suite de sa vie.

Thérèse fit sa première communion le 8 mai 1884, à 11 ans et 4 mois. Elle souffrit beaucoup de l'attente qui lui fut imposée; elle ne pouvait comprendre cette loi, qui lui paraissait si sévère, d'être retardée d'un an, parce qu'elle était née, disait-elle, deux jours trop tard. Un jour, nous rencontrâmes monseigneur Hugonin, qui se rendait à la gare: « Oh! Marie - dit-elle veux-tu que je coure lui demander la permission de faire ma première communion?.» J'eus bien de la peine à la retenir. Quand je lui disais qu'aux premiers temps du christianisme, les tout petits enfants recevaient la sainte Eucharistie après leur baptême, elle témoignait une grande admiration: «Pourquoi donc - me disait-elle - n'est-ce plus comme cela maintenant?.» A Noël, nous voyant aller à la messe de minuit et elle rester à la maison parce qu'elle était trop petite, elle me disait encore: « Si tu voulais m'emmener, j'irais communier moi aussi, je me glisserais [312v] parmi les autres, on ne s'en apercevrait pas. Est-ce que je pourrais faire cela? »(l'Esprit p.67 ). Et elle était bien triste quand je lui disais que c'était impossible. Elle se prépara à sa première communion avec une ferveur extraordinaire, faisant chaque jour de nombreux actes de vertu, qu'elle marquait sur un petit livre spécial. Je lui avais donné aussi une petite feuille sur le renoncement, qu'elle méditait avec délices. On sentait que son âme aspirait de toutes ses forces à s'unir à Jésus; aussi, le jour de sa première communion, il me semblait plutôt voir un ange qu'une créature mortelle. Pendant sa retraite de seconde communion, Thérèse se vit assaillie de la maladie des scrupules. C'était surtout la veille de ses confessions qu'ils redoublaient. Elle venait me raconter tous ses prétendus péchés. J'essayais de la guérir en lui disant que je prenais sur moi ses péchés, qui n'étaient même pas des imperfections, et je ne lui permettais de n'en accuser que deux ou trois que je lui indiquais. Elle était si obéissante qu'elle suivait mes conseils à la lettre. Voici ce qu'elle a écrit à ce sujet: « Marie m'était, pour ainsi dire, indispen-[304bis-r]sable; je ne disais qu'à elle mes scrupules, et j'étais si obéissante que jamais mon confesseur n'a connu ma vilaine maladie; je lui disais juste le nombre de péchés que Marie m'avait permis de confesser, pas un de plus; aussi j'aurais pu passer pour l'âme la moins scrupuleuse, malgré que je le fûsse au dernier degré » - MSA 41v - . Elle fut délivrée de ses peines par la prière; ce fut à ses frères et sœurs qui l'avaient précédée au ciel qu'elle s'adressa, et bientôt la paix vint de nouveau inonder son âme.

[Suite de la réponse à la quatorzième demande]:

Au pensionnat des bénédictines [304 bis-v] elle eut des occasions de souffrance. Nous l'avions instruite à la maison et elle était très avancée pour son âge; elle se trouva par ce fait dans une classe dont les élèves étaient beaucoup plus âgées qu'elle. Thérèse avait 8 ans et ses compagnes en avaient 13 et 14. Comme elle obtenait les premières places, une de ses compagnes en conçut de la jalousie et lui fit subir une petite persécution qui lui fut très douloureuse. Elle ne s'en plaignit pourtant jamais, conformément au principe qu'elle avait déjà adopté de ne jamais se plaindre; et ce n'est que plus tard au Carmel, que nous avons su la cause de ses tristesses d'alors.

[Réponse à la quinzième demande]:

La Servante de Dieu fut retirée du pensionnat vers janvier 1886. Sa sœur Céline, qui s'y trouvait avec elle précédemment, avait fini ses études en août 1885. Notre petite sœur rentra seule à l'Abbaye au mois d'octobre. Cet isolement dans une maison, où elle avait trouvé déjà des causes de tristesse, parut pour sa santé une épreuve dangereuse; elle était d'ailleurs en pleine crise de scrupules et [305 bis-r] notre père jugea bon, comme moi d'ailleurs qui lui servais de mère, de la garder à la maison, pour y achever ses études.

[Savez-vous ce que pensaient de la Servante de Dieu les maîtresses de cette école de bénédictines?]:

Elles la considéraient comme une élève très intelligente et très pieuse, mais un peu timide; elles avaient pour elle une très grande affection et beaucoup de sollicitude. Elles remarquaient bien que, habituée à l'intimité de la vie

TÉMOIN 3: Marie du Sacré Coeur O.C.D.

de famille, elle s'adaptait difficilement au milieu si différent du pensionnat.

[Comment la Servante de Dieu se comportait elle en fa­mille?]:

Elle communiait quatre ou cinq fois par semaine. Elle eût désiré communier tous les jours, mais elle attendait que son confesseur lui en fit la proposition, n'osant prendre elle même l'initiative de cette demande. Plus tard, elle disait à ce sujet: « je n'avais pas alors l'au­dace que j'aurais maintenant, car ce n'est pas pour rester dans son ciboire d'or que Jésus s'est fait hostie, mais pour trouver un autre ciboire, celui de nos cœurs dont il fait ses délices » - MSA 48,2 - . Le désir d'entrer dans l'Association des Enfants de Marie, établie à l'Abbaye [305bis v] des bénédictines, lui fit ac­cepter, malgré ses répugnances, de re­tourner deux fois la semaine et pen­dant plusieurs mois au pensionnat qu'elle avait quitté. Sur ces entrefaites, j'en­trai au Carmel (octobre 1886), et la Servante de Dieu resta à la maison avec mon père et ses sœurs Léonie et Céline.

[Réponse à la seizième demande]:

Dès l'âge de deux ans, la Servante de Dieu manifestait des désirs de vie religieuse. Vers 14 ans, cette vocation devint tellement pressante pour le Car­mel, qu'elle ne doutait plus que ce fût pour elle un devoir d'y entrer. Sans doute, nos parents étaient heureux de donner leurs enfants à Dieu, et le sou­haitaient même; jamais, pourtant, ils n'exercèrent sur nous aucune pression en ce sens. Ma sœur Pauline (mère Agnès de Jésus) opposa elle même quel­ques objections aux désirs que lui con­fiait notre jeune sœur, cela afin d'éprou­ver sa vocation. Mais moi, je lui fis une opposition bien plus vive et plus obsti­née. Mon opposition avait surtout pour motif le jeune âge de notre sœur et la crainte que j'avais du grand chagrin qu'é [306 bis r]prouverait notre père, car Thérèse était dans sa vie le vrai rayon de soleil. Malgré ces obstacles, la Servante de Dieu persévéra dans la poursuite de son dessein d'entrer au Carmel. Je n'ai connu que par le récit qu'elle m'en faisait au parloir, les obs­tacles qu'elle rencontra auprès des su­périeurs et les moyens qu'elle prit pour les surmonter, jusqu'à aller solliciter du Saint Père Léon XIII l'autorisation d'en­trer au Carmel à 15 ans. D'ailleurs, elle a raconté tous cela dans son manus­crit.

[Réponse à la dix septième de­mande]:

Elle est entrée le 9 avril 1888 au Car­mel de Lisieux. Elle a pris l'habit le 10 janvier 1889. Elle a attendu pour cela plus longtemps que les autres, à cause de son jeune âge. Elle a prononcé ses vœux le 8 septembre 1890. Elle a été aussi re­tardée pour ses vœux qu'elle aurait pu prononcer en janvier. Ce retard fut le fait des supérieurs, toujours à cause de sa jeunesse.

[306 bis-v] [Savez-vous si les supérieurs eurent quelque autre motif que le défaut d'âge pour retarder la profession?]:

Il n'y avait pas d'autre motif que son jeune âge. Pour ce qui est en effet de ses dispositions, toutes les religieuses et notre mère prieure lui rendaient ce témoignage: qu'elle était une novice très fervente et qu'on ne l'a jamais vue faire la plus petite infidélité à la règle. Jamais elle ne demandait aucune dispense.

[Session 24: - 10 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[308 bis-v] [Réponse à la dix-huitième demande]:

Elle exerça successivement dans la communauté divers emplois ordinaires, comme à la sacristie, à la lingerie, au tour, au réfectoire, etc. Dans toutes ces charges nous la vîmes toujours appliquée à exercer la charité et accomplir sa tâche avec un grand esprit de foi et une attention constante à la présence de Dieu. Lorsque mère Agnès de Jésus fut élue prieure (1893), elle confia en secret à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus la direction des novices qu'elle était obligée de laisser en apparence à la prieure sortant de charge. Elle exerça ainsi cette charge pendant les trois ans de priorat de mère Agnès de Jésus. Lorsque en 1896 mère Marie de Gonzague fut réélue prieure, elle ne désigna pas de maîtresse des novices titulaire, et ordonna à sœur Thérèse de s'en occuper sous sa direction. [309 bis-r] Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'acquitta de cette mission si délicate et si pleine de difficultés avec une grande sagesse et une grande sagacité. Elle y apportait aussi un grand courage, ne craignant pas de faire son devoir, quoiqu'il pût en résulter de fâcheux pour elle.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Elle a composé le manuscrit de sa vie, dont j'ai parlé ci-dessus (Interrog. VIII). De plus, elle a écrit un certain nombre de lettres aux membres de sa famille, des poésies sur des sujets de piété et des dialogues, que nous appelons: « Récréations pieuses.» On a édité le manuscrit de sa vie, auquel on a ajouté, dans l'édition complète, un choix de ses lettres et de ses poésies.

[Réponse à la vingtième demande]:

J'estime que la vie de la Servante de Dieu est un prodige de perfection en tout, soit dans les grandes épreuves qu'elle a eues à supporter, soit dans le détail des vertus religieuses. Il n'est pas ordinaire, en effet, de voir toujours la même égalité d'âme, le même sourire sur les lèvres, au milieu de la diversité [309 bis-v] des ennuis et des épreuves de la vie quotidienne. Elle ne semblait vivre que de joies dans le temps même

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

de ses plus grandes épreuves, au point que je n'ai connu ses souffrances, par exemple dans ses grandes tentations contre la foi, que par la lecture de son manuscrit après sa mort. Comme elle était constante dans l'affabilité, elle s'est toujours montrée également active et dévouée dans le service de Dieu, même et surtout dans le temps de ses épreuves.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait une foi ardente qu'elle témoigna dès son enfance par son amour pour la sainte Eucharistie. Après sa première communion, elle n'aspirait qu'après le moment où elle pourrait recevoir Notre Seigneur une seconde fois. Sa foi se manifestait encore dans les épreuves. Au moment de la maladie de mon père, elle m'écrivait: « Jésus est venu nous visiter, il nous a trouvées dignes de passer par le creuset de la souffrance. C'est le Seigneur qui a fait cela, c'est à nous de le remercier» - LT 91 - . Elle disait que notre père faisait son temps de purgatoire et elle dépensa, avec la permission de notre mère [310 bis-r] prieure, toutes ses économies de jeune fille à faire offrir pour lui le saint Sacrifice de la messe. Cette grande épreuve de la paralysie cérébrale de notre père, elle l'a mise au nombre des jours de grâces de sa vie, en marquant la date précise sur une image et la soulignant de ces mots: « Notre grande richesse » - MSA 86,1 - . Elle apportait la même foi dans ses épreuves intérieures qu'elle appréciait toujours au point de vue surnaturel. Elle m'écrivait en 1890: « Vous allez peut-être croire que votre petite fille s'afflige (de ses aridités et de ses ténèbres). Mais non, au contraire, elle est heureuse de suivre son fiancé à cause de l'amour de Lui seul, et non pas à cause de ses dons » - LT111 - . Elle avait encore un grand esprit de foi envers ses supérieurs. Un ou deux mois avant sa mort, elle passa par une crise des plus douloureuses. Le médecin de la communauté étant en vacances, nous demandâmes à notre mère prieure de faire entrer le docteur La Néele, notre parent. Mais elle refusa, et, pendant un mois, elle fut en proie aux plus cruelles tortures. Quand nous nous plaignions de cette manière d'agir, cet ange de paix nous disait: « Mes petites sœurs, il ne faut pas murmurer contre la volonté du bon Dieu. C'est lui qui permet que notre mère ne me donne pas de soulagement.»

[310bis-v] J'avais demandé à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus de m'écrire ce que j'appelais « sa petite voie de confiance et d'amour.» Après en avoir demandé la permission à notre mère, elle le fit pendant sa dernière retraite, au mois de septembre 1896. Cette lettre fait maintenant partie du manuscrit imprimé, chapitre XI, page 209 à 220 - MSB1,1-5,2 - . Après avoir lu ces pages embrasées, je lui disais qu'il m'était impossible d'atteindre si haut. C'est alors qu'elle m'écrivit la lettre du 17 septembre 1896, imprimée également dans l'« Histoire d'une âme », page 351, et dans laquelle elle me disait entre autres choses: «Comment pouvez-vous me demander s'il vous est possible d'aimer le bon Dieu comme je l'aime? Mes désirs du martyre ne sont rien... Je sens bien que ce n'est pas cela du tout qui plaît au bon Dieu dans ma petite âme; ce qui lui plaît, c'est de me voir aimer ma petitesse et ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde, voilà mon seul trésor » - LT 197 - . Un jour qu'elle avait demandé dans sa prière de participer au double amour des anges et des saints, comme Elisée avait demandé le double esprit d'Elie cf. 2 R 2, 9), elle ajoute: « Jésus, je ne puis approfondir ma demande, [311bis-r] je craindrais de me trouver accablée sous le poids de mes désirs audacieux. Mon excuse, c'est que je suis une enfant; les enfants ne réfléchissent pas à la portée de leurs paroles. Cependant, leurs parents, lorsqu'ils sont placés sur le trône, lorsqu'ils possèdent d'immenses trésors, n'hésitent pas à contenter les désirs des petits êtres qu'ils chérissent autant qu'eux-mêmes; pour leur faire plaisir, ils font des folies, ils vont jusqu'à la faiblesse. Eh! bien, moi, je suis l'enfant de l'Eglise, et l'Eglise est reine, puisqu'elle est ton épouse, ô divin Roi des rois, etc... 0 Jésus, que ne puis-je dire à toutes les petites âmes combien ta condescendance est ineffable?... Je sens que, si par impossible, tu trouvais une âme plus faible, plus petite que la mienne, tu te plairais à la combler de faveurs plus grandes encore si elle s'abandonnait avec une entière confiance à ta miséricorde infinie» - MSB 4,1-5,2 - .

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus aimait Dieu d'un amour ardent et pensait à lui sans cesse. Un jour, je lui dis: « Comment faites-vous pour penser toujours au bon Dieu?.» - « Ce n'est pas difficile - me répondit-elle -, on pense naturellement à quelqu'un qu'on aime.» - « Alors vous ne perdez jamais sa présence?.» - « Oh! non, je crois que je n'ai jamais été trois minutes sans [311 bis-v] penser à lui » -  ?CSG, Oraison temps du Bon Dieu p.77 - . Quelques semaines avant sa mort, elle me fit cette confidence: « Si le bon Dieu me disait: si tu meurs tout de suite, tu auras une très grande gloire; si tu meurs à quatre-vingts ans, ta gloire sera bien moins grande, mais cela me fera beaucoup plus de plaisir... ; alors je n'hésiterais pas à répondre: Mon Dieu, je veux mourir à quatre-vingts ans, car je ne cherche pas ma gloire mais votre plaisir » - DEA 16-7 - . Rappelant ses souvenirs de cinq à six ans, elle dit. « En grandissant, j'aimais le bon Dieu de plus en plus... Je m'efforçais de plaire à Jésus en toutes mes actions, et je faisais grande attention à ne l'offenser jamais » - MSA 15,2 - . Dans la lettre citée plus haut, qu'elle m'écrivait pendant sa dernière retraite, je remarque encore ce passage: « Je voudrais par dessus tout, ô mon bien-aimé Sauveur!, verser mon

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

sang pour toi, jusqu'à la dernière goutte. Le martyre! voilà le rêve de ma jeunesse! Ce rêve a grandi avec moi sous les cloîtres du Carmel. Mais là encore, je sens que mon rêve est une folie, car je ne saurais me borner à désirer un genre de martyre. Pour me satisfaire, il me les [312 bis-r] faudrait tous.» etc. - MSB 3,1 - .

Dès ses plus tendres années, Thérèse aimait à donner l'aumône aux pauvres. Alors, il y avait sur son visage une expression attendrie et respectueuse; on sentait que c'était Notre Seigneur qu'elle voyait dans ses membres souffrants. A l'âge de 10 ans, elle demanda à aller soigner une pauvre femme qui se mourait et n'avait personne pour l'assister. Elle voulut de même porter des provisions et des vêtements à une autre chargée d'enfants qui lui inspirait une compassion toute parti-[312 bis-v]culière. Quand elle ne pouvait les soulager elle leur faisait l'aumône de ses prières. Un jour, étant en promenade avec mon père, elle rencontra un vieillard infirme et s'approcha pour lui donner sa petite pièce; mais celui-ci ne se trouvant pas assez pauvre pour recevoir l'aumône la refusa. Alors Thérèse, bien triste d'avoir humilié celui qu'elle voulait soulager, se consola par la pensée qu'elle prierait pour lui le jour de sa première communion, ayant entendu dire que ce jour-là on obtenait tout du bon Dieu, et, cinq ans plus tard, elle tint fidèlement sa résolution.

Au Carmel, elle recherchait de préférence, pendant les récréations, la compagnie de celles qui paraissaient le plus délaissées. Elle avait pour compagne de noviciat une jeune sœur converse et d'un caractère très difficile, mais sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne s'en éloignait pas pour cela; au contraire, c'était le plus souvent auprès d'elle qu'elle allait s'asseoir, et elle usa de tant de douceur et de bonté qu'elle gagna le cœur de sa compagne et eut sur elle un très grand ascendant. Sa charité la porta à demander d'être aide, à la lingerie, d'une sœur d'un [313r] caractère tel que personne ne voulait de sa compagnie. Cette sœur avait des idées noires et ne faisait presque rien. Je l'ai vue, alors que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était déjà malade, venir lui réclamer tout le linge de la semaine qu'elle lui avait donné à raccommoder, et comme sœur Thérèse de l'Enfant Jésus n'avait pu achever complètement sa tâche, cette sœur, au lieu de lui témoigner sa reconnaissance de ce qu'elle avait fait, étant si souffrante, lui adressa des reproches qui furent accueillis comme des louanges. Cette pauvre sœur si malheureuse était en effet l'objet de la tendre compassion de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Un jour que je lui confiais tous les combats que cette sœur me donnait, la Servante de Dieu me dit: « Ah! si vous saviez comme il faut lui pardonner, comme elle est digne de pitié; ce n'est pas sa faute si elle est mal douée: c'est comme une pauvre horloge qu'il faut remonter tous les quarts d'heure. Oui, c'est aussi pire que cela. Ah! bien, n'en aurez-vous pas pitié? Oh! comme il faut pratiquer la charité envers le prochain!.» Il y avait une sœur, à l'infirmerie, qui exerçait beaucoup la patience, à cause de ses nombreuses manies. Comme on témoignait de l'ennui de lui tenir compagnie, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus nous dit: « Que j'aurais été heureuse si on m'avait demandé cela! Cela [313v] m'aurait peut-être coûté selon la nature, mais il me semble que je l'aurais fait avec tant d'amour! parce que je pense à ce qu'a dit Notre Seigneur: j'étais malade et vous m'avez soulagé » - DEA 20-8 - . Elle pratiqua la charité d'une façon héroïque envers la sœur converse dont elle parle au chapitre X de sa vie. Cette pauvre sœur était d'un caractère très brusque et sans éducation. On tressaillait d'impatience, rien qu'à la toucher. Aussi, lorsque je voyais, pendant son noviciat, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus se déranger de l'oraison, tous les jours, pour la conduire au réfectoire, j'admirais sa vertu, car il lui fallait un vrai courage pour lui témoigner constamment une charité si suave et si compatissante.

Je passais souvent mes récréations à l'infirmerie, près du lit de souffrances de la Servante de Dieu. Je lui dis un jour qu'avec une autre malade cela me coûterait beaucoup de perdre les récréations, tandis qu'avec elle c'était une grande consolation pour moi. Elle reprit aussitôt: « Eh moi j'en aurais éprouvé un si grand bonheur! Puisqu'on est sur la terre pour souffrir, plus on souffre plus on est heureux. On pratique bien plus la charité avec une personne qui vous est [314r] moins sympathique! Ah! qu'on sait mal arranger sa petite affaire sur la terre! » - DEA 28-7 - . Sa charité la faisait s'oublier en toute circonstance. Pendant les trois derniers mois de sa vie qu'elle passa à l'infirmerie, elle ne put souffrir qu'on la veillât une seule nuit. Même la veille de sa mort, elle conjurait qu'on la laissât seule, afin de n'être pas une occasion de fatigue.

Sa charité lui faisait désirer de faire du bien après sa mort. Cette pensée la préoccupait. En 1896 elle fit la neuvaine à Saint François Xavier, du 4 au 12 mars; elle me dit: « J'ai demandé la grâce de faire du bien après ma mort et je suis sûre maintenant d'être exaucée, parce qu'on obtient par cette neuvaine tout ce que l'on désire.» Je lisais au réfectoire un trait de la vie de saint Louis de Gonzague, où il est dit qu'un malade, qui sollicitait sa guérison, vit une pluie de roses tomber sur son lit, comme un symbole de la grâce qui allait lui être accordée. « Moi aussi - me dit-elle ensuite pendant la récréation- après ma mort je ferai pleuvoir des roses» - DEA 9-6 - Je suis obligée de dire que, pendant les années que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus passa au Carmel de Lisieux, cette communauté eut à souffrir d'agitations bien regrettables: il y avait des oppositions de partis, des luttes de caractères dont le principe était le tempérament fâcheux [314v] de mère Marie de Gonzague qui, pendant plus de 20 ans, fut prieure à différentes reprises. Dans ce milieu si troublé, éclata d'une manière d'autant plus remarquable la prudence et la vertu de la Servante de Dieu. Au milieu de ce tumulte, elle sut éviter toute espèce de conflit et ne se départit jamais de son union à Dieu, du souci de sa perfection personnelle, de la charité pour toutes ses sœurs et du respect le plus religieux pour l'autorité.

L'amour pour la sainte Eucharistie était un des traits caractéristiques de sa piété. Au Carmel, sa grande souffrance fut de ne pas communier tous les jours. Elle disait, quelque temps avant sa mort, à mère Marie de Gonzague, qui avait peur de la communion quotidienne: «Ma mère, quand je serai au ciel je vous ferai changer d'avis » - DES juillet - . C'est ce qui arriva. Après la mort de la Servante de Dieu, monsieur l'aumônier nous donna la sainte communion tous les jours, et mère Marie de Gonzague, au lieu de se révolter comme autrefois, en fut très heureuse. Vers le temps de sa première communion, la Servante de Dieu me [315r] demanda de faire tous les jours une demi-heure d'oraison. Je ne voulus pas le lui accorder. Alors elle me demanda un quart d'heure seulement. Je ne lui permis pas davantage. Je la trouvais tellement pieuse et comprenant d'une façon si élevée les choses du ciel, que cela me faisait peur, pour ainsi dire: je craignais que le bon Dieu ne la prît trop vite pour lui.

[Session 25: - 12 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[317r] [Le témoin poursuit encore ainsi au sujet de la justice et de ses composantes]:

Elle avait un tendre amour pour la Très-Sainte Vierge. Toute petite, ne pouvant assister aux exercices du mois de Marie, elle avait préparé un petit autel, devant lequel elle priait avec beaucoup de dévotion. Pendant sa maladie, à l'âge de 10 ans, sa distraction préférée était de tresser des guirlandes de pâquerettes et de myosotis pour sa Mère du ciel. Au Carmel, les dernières fleurs qu'on offrit à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, furent des bluets dont elle fit deux couronnes, qu'elle nous demanda de mettre dans les mains de la Sainte Vierge et qui y restèrent jusqu'à sa mort. C'est aux pieds de Notre Dame des Victoires à Paris, qu'elle a vu cesser ses peines intérieures. « Ah! ce que j'ai senti à ses pieds - écrit-elle - je ne pourrais le dire... J'ai compris qu'elle veillait sur moi, que j'étais son enfant; aussi je ne pouvais plus lui donner que le nom de 'Maman', car il me semblait encore plus tendre que celui de 'Mère' » - MSA 56,2-57,1 - « Quand on s'adresse aux Saints - me disait-elle - ils se font un peu attendre; on sent qu'ils doivent aller présenter leur requête. Mais quand [317v] je demande une grâce à la Sainte Vierge, c'est un secours immédiat que je reçois.» Et elle ajoutait: « N'avez-vous jamais remarqué cela? Faites-en l'expérience et vous verrez... » - DEA p.649 - . Je lui demandai alors de m'écrire ce qu'elle pensait sur la Sainte Vierge et elle composa, au mois de mai 1897, sa dernière poésie en son honneur. « Mon petit cantique - nous disait-elle - exprime tout ce que je pense et ce que je prêcherais sur la Sainte Vierge si j'étais prêtre» - DEA 21-8 - Il s'agit là du cantique intitulé « Pourquoi je t'aime, ô Marie.» reproduit dans l'« Histoire d'une âme », pages 418 - PN 54 - . De tout temps elle eut une dévotion très spéciale à l'Enfant Jésus et à la Sainte Face; mais cette dernière dévotion se développa surtout au Carmel.

Sa force d'âme se montra dès ses plus jeunes années. Lorsqu'elle était grondée, jamais elle ne s'excusait. Elle reçut un jour de mon père une forte réprimande, dans une circonstance où elle n'était pas en défaut, mais elle ne dit pas un seul mot pour se défendre. Le jour où mon père résolut de faire prendre à Céline des leçons de peinture, [318r] il dit à Thérèse qui avait à peine 10 ans: « Et toi, ma petite reine, veux-tu apprendre le dessin aussi? Cela te ferait-il plaisir?.» Sans penser que j'allais être la cause pour elle d'un gros sacrifice, j'intervins et je dis vivement: « Ce sera de l'argent perdu, car Thérèse n'a pas les mêmes dispositions que Céline.» Comme elle ne répliqua pas un mot, les choses en restèrent là, et elle n'apprit pas le dessin. C'est, entrée au Carmel, qu'elle nous a confié quel sacrifice cela avait été pour elle. Et comme je lui disais qu'elle n'aurait eu qu'à en exprimer le désir, elle répondit: « Oui, mais je ne voulais rien refuser au bon Dieu » (Source première de ces paroles de la Sainte.)

Au moment de l'épreuve de notre père, c'était sœur Thérèse de l'Enfant Jésus qui soutenait notre courage. La voyant si forte, on ne pensait même pas à s'occuper d'elle. Elle montra encore une force très grande dans les mortifications qu'elle rencontrait journellement. Les jours, par exemple, où le dîner se composait de haricots, ne sachant pas qu'ils lui faisaient mal, on lui en donnait une forte portion; et notre mère lui ayant recommandé de manger tout ce qui lui était servi, elle était malade à chaque fois. Mais elle n'en disait rien et ne nous l'a confié que lorsqu'elle a été à l'infirmerie. Sa force d'âme se manifesta vis à vis d'une sœur, pour laquelle elle ressentait beaucoup [318v] d'antipathie, ainsi qu'elle le dit au chapitre IX de sa vie, page 173 - MSC 13,2-14,1 - Or, elle le laissait si peu paraître, que pensant au contraire qu'elle aimait beaucoup cette sœur, j'en eus un certain sentiment de jalousie, et je lui dis un jour: « Je ne puis m'empêcher de vous confier un chagrin que j'ai... Je me figure que vous aimez mieux ma sœur * * * que moi; et je ne trouve pas cela juste, car enfin le bon Dieu a fait les liens de la famille. Mais vous la recevez toujours avec un air si heureux, que je ne puis penser autre chose, car vous ne m'avez jamais témoi-

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

gné un tel plaisir d'être avec moi.» Elle rit de bon cœur, mais ne me confia rien des impressions d'antipathie que lui donnait cette religieuse.

Elle savait se faire violence en tout et avait un courage extraordinaire. La nuit du Jeudi au Vendredi Saint de l'année 1896, elle fut prise, comme elle le raconte elle-même - MSC 4,2-5,1 - d'un premier crachement de sang. Je la rencontrai le matin, pâle et épuisée, et se fatigant à des travaux de ménage. Je lui demandai ce qu'elle avait, tant elle me paraissait mal et lui offris mes services. Mais elle me remercia simplement sans me dire un mot de l'accident qui lui était arrivé.

[319r] En récréation elle aurait pu souvent trouver une place auprès de nous (ses sœurs), mais elle recherchait de préférence la compagnie de celles qui exerçaient le plus sa charité. Elle ne s'emportait pas si on lui disait une parole amère. Un jour, où elle disposait de son mieux des gerbes de fleurs qui avaient été envoyées pour mettre autour du cercueil de mère Geneviève, une sœur converse lui dit: « On voit bien que ces bouquets viennent de votre famille, car vous les mettez assez en avant, tandis que ceux de pauvres vous les méprisez » -  ? HA chap12 - . Je me demandais ce que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus allait répondre en entendant des paroles si injustes; mais elle regarda cette sœur de l'air le plus aimable et s'empressa d'accéder à son désir en mettant les fleurs les moins belles en évidence. Lorsqu'elle fut chargée du noviciat, je vis un jour une jeune postulante l'accabler de reproches, lui dire les choses les plus dures. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus gardait un calme parfait, et cependant je devinais l'extrême violence qu'elle devait se faire, pour entendre avec une telle sérénité des paroles aussi mordantes.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus a constamment pratiqué la pauvreté sans jamais se [319v] plaindre. Dès son entrée au Carmel, bien qu'elle n'eût que 15 ans, on la traitait sans aucun ménagement, lui servant les restes les plus avancés. On disait à la cuisine: « Personne ne mangerait cela, donnons-le à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, qui ne refuse jamais rien.» Aussi voyait-on reparaître dans son assiette jusqu'à la fin de la semaine, de l'omelette ou du hareng qui avait été cuit le dimanche. Au réfectoire elle devait partager avec une sœur, sa voisine de table, le cidre contenu dans une bouteille si petite qu'elle contenait à peine deux verres; alors, elle ne buvait point, pour ne pas priver sa voisine. Elle aurait pu prendre de l'eau dans la cruche, mais elle s'en abstenait, pour qu'on ne remarquât pas sa mortification et son acte de charité. Trois jours avant sa mort, alors qu'elle était torturée par la fièvre, elle se privait de demander de l'eau dans laquelle on mettait un peu de glace; elle se privait aussi de demander du raisin, lorsqu'on oubliait de le mettre à sa portée. La voyant regarder son verre, je m'aperçus de sa mortification et je lui dis: « Voulez-vous de l'eau glacée?.» Elle me répondit: « Oh! j'en ai grande envie.» « Mais - repris-je - notre mère vous [320r] a obligée de demander tout ce qui vous est nécessaire, faites-le donc par obéissance.» « Je demande ce qui m'est nécessaire - me dit-elle - mais non ce qui me fait plaisir; aussi, quand je n'ai pas de raisin, je n'en demanderais pas » - DEA 27-8 - . Par esprit de pauvreté, elle ne réclamait pas ce qu'on lui prenait, disant que rien ne lui appartenait; et les dons de l'intelligence, que le bon Dieu lui avait départis si largement, elle se les laissait, pour ainsi dire, voler, car en récréation, si une autre profitait de ses réparties, pleines de finesse, en les répétant comme venant de son propre cru, elle lui laissait volontiers l'honneur de récréer les autres, sans faire savoir d'où en venait la source.

[320v] Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était d'une pureté angélique. Pendant sa maladie, à l'âge de 10 ans, le docteur ayant ordonné des douches, c'était pour elle une peine si grande qu'elle me conjurait d'abandonner ce traitement. Au sujet de son voyage à Rome elle écrivait: « Je suppliai Notre Dame des Victoires d'éloigner de moi tout ce qui aurait pu ternir ma pureté. Je n'ignorais pas qu'en un voyage comme celui d'Italie, il se rencontrerait bien des choses capables de me troubler, surtout parce que ne connaissant pas le mal, je craignais de le découvrir » - MSA 57,1 - . Elle était si pure et si simple en même temps, qu'on pouvait lui confier n'importe quelle tentation à ce sujet. On sentait qu'elle n'en serait pas troublée.

Je n'ai jamais vu sœur Thérèse de l'Enfant Jésus faire la plus petite désobéissance. Etant enfant, elle obéissait à la lettre à tout ce qu'on lui disait. Elle avait un amour très grand pour la lecture, et cependant, elle s'arrêtait au milieu de passage le plus intéressant, quand l'heure de l'interrompre sonnait. Au Carmel, elle fut d'une obéissance [321r] parfaite aux plus petits points de la Règle. Ainsi, il est défendu de lire des livres ou bulletins qui ne sont pas à notre usage particulier, quand ce ne serait que trois mots. Pendant une retraite prêchée, elle me dit qu'elle s'était accusée d'avoir regardé une feuille d'un journal de modes. Et comme je lui faisais remarquer que ce n'était pas défendu de regarder des images, elle me répondit: « C'est vrai, mais le père m'a dit que c'est plus parfait de s'en priver. Pourtant - ajouta-t-elle - en voyant la vanité du monde, cela élevait plutôt mon âme vers le bon Dieu. Mais à présent, quand je trouve de ces gravures, je ne les regarde plus. Ferez-vous de même?... » (Source première). Elle me confia que notre mère prieure ayant permis à mère Agnès de Jésus (sa sœur Pauline) d'aller lui parler quelquefois, c'était pour elle l'occasion d'un bien grand sacrifice, car n'ayant pas reçu de son côté la permission de lui révéler ses pensées intimes, elle se bornait simplement à entendre les confidences de celle qu'elle appelait « sa petite mère », sans lui faire les siennes.

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

Cependant, elle n'aurait eu qu'un mot à dire, pour en obtenir adroitement la permission. « Mais - disait-elle - il ne faut pas se faire donner des permissions qui puissent adoucir le martyre de la vie religieuse, car alors ce serait une vie naturelle et sans mérite » - DEA 11-8 - . Quand elle était en train d'écrire [321v] et que la cloche sonnait, elle s'arrêtait sans achever le mot commencé. Ainsi, dans une circonstance (c'était pendant les dernières semaines de sa vie) je voulais finir d'écrire quelque chose qu'elle venait de me dire et que je craignais d'oublier: « Il vaudrait mieux, à beaucoup près, perdre cela - me dit-elle - et faire un acte de régularité. Si on savait ce que c'est!» Dans les derniers jours de sa vie, alors qu'elle était brûlée par la fièvre, je voulus enlever le drap de sur ses pieds pour le rafraîchir, mais elle me dit: « Ce n'est peut-être pas permis? » Mère Marie de Gonzague nous avait dit autrefois que même en été c'était mieux de garder la couverture de laine, et sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne se croyait pas dispensée par la maladie de pratiquer l'obéissance et la mortification jusqu'à l'héroïsme. Elle n'aurait eu qu'un mot à dire, pour avoir ce soulagement que toutes les malades prennent du reste, sans même penser qu'il soit besoin pour cela d'une permission.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'efforça toute sa vie de passer inaperçue. Elle m'écrivait la veille de ma profession [322r] (1888): « Priez pour le petit roseau si faible qui est dans le fond de la vallée. Demandez que votre petite fille reste toujours un petit grain de sable bien obscur, bien caché à tous les yeux, que Jésus seul puisse le voir, qu'il devienne de plus en plus petit, qu'il soit réduit à rien » - LT 49 - . Elle m'écrivait en 1896: « Ah! si toutes les âmes faibles et imparfaites sentaient ce que sent la plus petite de toutes les âmes, l'âme de votre petite Thérèse, pas une seule ne désespérerait d'arriver au sommet de la montagne de l'amour... » - MSB 1,2 - . Son humilité ne l'empêchait pas de reconnaître les privilèges de Dieu sur son âme, mais elle savait toujours tout rapporter à lui. Pendant sa maladie, dans la soirée du 25 juillet 1897, elle me dit: « En me penchant un peu, je voyais par la fenêtre le soleil couchant qui jetait ses derniers feux sur la nature, et le sommet des arbres paraissait tout doré. Je me disais alors: Quelle différence quand on reste dans l'ombre ou qu'on s'expose au soleil de l'Amour, alors on paraît tout doré... C'est pour cela que je parais toute dorée; en réalité je ne le suis pas et je cesserais de l'être immédiatement si je m'éloignais de l'amour » -  ?HA chap12 -

[Réponse à la vingt-deuxième demande]:

[322v] Vers l'âge de 6 ans, Thérèse vit, dans une vision prophétique, l'épreuve qui attendait notre bon père. J'étais dans une chambre près de celle où elle se trouvait, lors que je l'entendis appeler d'une voix tremblante: « Papa, papa.» Je compris qu'il se passait quelque chose de surnaturel, car mon père était absent depuis plusieurs jours. Elle raconte elle-même ce fait étrange (« Histoire d'une âme », chapitre 11, pages 31 et suivantes) - MSA 19,2-21,1 - Elle avait vu notre père se promenant dans le jardin, mais comme courbé par l'âge et la tête couverte d'une sorte de voile. Ce ne fut que plus tard au Carmel que le bon Dieu nous éclaira sur cette vision complètement, lorsque notre père, dans les dernières années de sa vie, fut soumis à cette douloureuse et humiliante épreuve d'une paralysie cérébrale. Il est à remarquer que lors des premières atteintes de ce mal, notre pauvre père se couvrait la tête avec son mouchoir, comme la Servante de Dieu avait vu dans cette apparition de 1879, dix ans avant l'événement.

[Avant l'événement, la Servante de Dieu parla-t-elle de quelque manière du sens de cette vision?]:

Elle n'en savait pas le sens [323r] précis, mais elle considérait cette vision comme certainement prophétique et assurait que le sens lui en serait un jour dévoilé.

La maladie étrange dont la Servante de Dieu souffrit à l'âge de dix ans et demi, et que j'ai déjà rapportée (Interrogatoire XIV), se termina par une apparition de la Très-Sainte Vierge. Voyant son attitude et son regard d'extase, je compris aussitôt qu'elle voyait la Sainte Vierge elle-même. Cet état dura quatre à cinq minutes, puis deux grosses larmes tombèrent de ses yeux, et son regard doux et limpide se posa sur moi avec tendresse. Quand je fus seule avec elle, je lui demandai pourquoi elle avait pleuré. Elle hésita à me confier son secret, mais sur mes instances elle finit par me dire: « C'est parce que je ne la voyais plus » - MSA 30,1-2 - . Quatre ans après, lorsqu'elle priait à Notre-Dame des Victoires de Paris, avant son voyage de Rome, elle eut comme une confirmation de la vérité de cette vision; elle écrit à ce sujet: « C'est là que ma Mère, la Vierge Marie, m'a fait sentir que c'était VRAIMENT ELLE qui m'avait souri et m'avait guérie » - MSA 56,2 - . Enfin, le jour même où sœur Thérèse de l'Enfant Jésus descendit à l'infirmerie pour y mourir, on y plaça cette même statue de la Sainte Vierge. La regardant avec amour elle me dit: « Jamais elle ne m'a paru si belle, mais aujourd'hui [323v] c'est la statue et autrefois - ajouta-t-elle avec un air profond - vous savez bien que ce n'était pas la statue » - ? HA chap12 -

Un jour de sa dernière maladie, j'éprouvai une douleur qui touchait au désespoir, en pensant qu'il faudrait la voir mourir, mais je pleurai en secret et me gardai bien de lui rien laisser apercevoir de ces sentiments. Longtemps après dans cette même journée, comme j'entrais à l'infirmerie sans aucune marque d'émotion, elle m'accueillit par ces paroles dites sur un ton de doux reproche: « Il ne faut pas pleurer comme ceux qui n'ont pas d'espérance » - DEA 18-9 - .

Un petit rouge-gorge venait de temps en temps lui faire visite; aussi protégeait-elle tous les oiseaux du jardin. Et un jour que je voulais tendre des pièges aux merles qui dévoraient les fraises, elle me dit: « Ne leur faites pas de mal, ils n'ont que la vie pour jouir. Quand je serai au ciel, je vous promets de vous envoyer des fruits si vous ne détruisez pas les petits oiseaux » - DEA 13-7 - . Or, l'année suivante, nous arrivait, en effet, une caisse de poires et un panier de fraises: c'était la supérieure de l'Hôpital de Brest, que nous ne connaissions nullement, qui nous les envoyait, pensant, disait-elle, [324r] faire plaisir à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Depuis, nous en recevons tous les ans. Je lui dis un jour: « Si encore j'étais seule à souffrir de votre mort, mais comment pourrai-je consoler mère Agnès de Jésus?.» « Ne vous inquiétez pas reprit-elle - mère Agnès de Jésus n'aura pas le temps de penser à sa peine, car jusqu'à la fin de sa vie elle sera si occupée de moi qu'elle ne pourra même pas suffire à tout » -  ?DES juillet -

Dans les derniers jours de sa vie, elle a eu une prévision étrange de ce qui se passe maintenant à son sujet. Elle nous parla (à ses trois sœurs carmélites) de ces événements futurs, qui sont aujourd'hui une réalité, avec cette simplicité d'enfant et cette humilité candide qu'elle mettait toujours à nous parler des faveurs qu'elle recevait de Dieu. Elle nous dit, entre autres choses, qu'il fallait conserver précieusement les pétales de roses qu'elle effeuillait sur son Crucifix: « Plus tard - disait-elle - tout cela vous servira » - DEA 14-9 - . Elle fit allusion aussi aux innombrables lettres qui devaient nous assaillir à son sujet après sa mort et aux joies que ces lettres nous apporteraient. Et même un jour, elle nous dit avec un air gracieux- « Mes petites sœurs, vous savez bien que vous soignez une petite sainte! » -  ? DES, juillet -

[Session 26: - 13 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[326r] [Réponse à la vingt-troisième demande]:

D'une manière générale, la Servante de Dieu, pendant sa vie, n'attirait point [326v] l'attention. Sa vertu consistait surtout à très bien faire les choses ordinaires. Ceux pourtant qui l'observaient plus attentivement reconnaissaient en elle une perfection tout à fait exceptionnelle. On disait d'elle quand elle était petite: « Cette enfant a du ciel dans les yeux » - CF 192 - . Au Carmel, sa régularité extraordinaire paraissait à quelques religieuses comme un reproche muet et elles en exprimaient parfois du dépit et de la jalousie. D'autres, au contraire, en bien plus grand nombre, rendaient justice à sa ferveur; quelques-unes disaient ouvertement que cette constance de vertu sortait de l'ordinaire. L'une d'elles, remarquant le soin qu'elle mettait à obéir aux plus petits conseils, disait: « Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus est une sainte.» Une autre, voyant avec quelle douceur elle accueillait un reproche blessant, la tint à partir de ce jour-là pour une âme exceptionnellement vertueuse. Enfin, notre mère prieure, Marie de Gonzague, qui ne la flattait pas, disait d'elle: « Ce n'est pas des âmes de cette trempe qu'il y a lieu de ménager » -  ? HA chap.12 -

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

[327r] Elle endura, pendant les trois derniers mois de sa vie, de cruelles souffrances, avec une constante sérénité et même avec joie. Mère Agnès de Jésus lui dit: « Vous souffrirez peut être beaucoup, avant de mourir?.» « Oh! répondit-elle - n'ayez pas de peine, j'en ai un si grand désir! » - DEA 30-5 - . Je lui disais un autre jour: « Et moi qui ai demandé au bon Dieu que vous ne souffriez pas beaucoup, voilà donc comment il m'exauce!.» Elle me répondit: « J'ai demandé au bon Dieu que les prières qui pourraient mettre obstacle à l'accomplissement de ses desseins sur moi, il ne les écoute pas. J'ai demandé que jamais les créatures ne mettent obstacle à sa volonté sur moi » - DEA 10-8 -

Le 13 juillet 1897, elle me dit: « Si vous saviez comme je fais des projets, que de choses je ferai quand je serai au ciel!.» « Quels projets faites-vous donc? », lui dis-je. « Je commencerai ma mission... J'irai là-bas aider aux missionnaires et empêcher les petits sauvages de mourir avant d'être baptisés » - DEA 13-7 - .

Un jour qu'elle souffrait beaucoup, une novice vint épuiser ses forces, en lui racontant je ne sais quel grief contre une de ses compagnes. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus se fatigua en vain à la raisonner et fut enfin obligée d'en venir aux reproches. Quand la novice fut partie, je dis à la Servante de Dieu: « Quel combat que cette novice! cela devrait [327v] vous faire peur de la voir arriver.» « Un bon soldat n'a pas peur du combat - reprit-elle -; est-ce que je n'ai pas dit que je mourrai les armes à la main? » - DES 8-7 -

Quelques semaines avant sa mort, en pensant aux souffrances qui l'attendaient, je lui disais: « Ce qui me fait de la peine, c'est la pensée de ce que vous allez souffrir encore.» « Moi, je n'ai pas de peine - reprit-elle - parce que le bon Dieu me donnera la force de le supporter » - DEA 4-7 - .

Dans une autre circonstance elle nous prouva jusqu'à quel point était arrivé son détachement. Faisant allusion à ce fait qu'au moment de sa mort sa sœur

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

Pauline, mère Agnès de Jésus, n'était plus prieure, elle dit: « Oui, je serai heureuse, je le dis du fond du cœur, de mourir dans les bras de notre mère Marie de Gonzague, parce qu'elle représente le bon Dieu; avec vous, ma petite mère, il y aurait eu un côté humain, j'aime mieux qu'il n'y ait que du divin » - DEA 20-7 - .

Un jour je lui dis: « Vous n'avez donc pas du tout peur de la mort?.» Elle prit un air sérieux et me répondit: « Non, pas encore... mais je pourrais bien en avoir peur comme les autres, car c'est un fameux passage... mais je m'abandonne au bon Dieu » - DEA, 9-7 - .

[328r] Ma sœur Geneviève lui dit un jour: « Les anges viendront vous chercher, oh! que nous voudrions bien les voir!.» « Je ne crois pas que vous les voyiez - répondit-elle - mais ça ne les empêchera pas d'être là... Je voudrais pourtant bien avoir une belle mort, pour vous faire plaisir. Je l'ai demandé à la Sainte Vierge, je ne l'ai pas demandé au bon Dieu, parce que je veux le laisser faire comme il voudra. Demander à la Sainte Vierge, ce n'est pas la même chose: elle s'arrange de mes petits désirs, elle les dit ou ne les dit pas, c'est à elle de voir, pour ne pas forcer le bon Dieu à m'exaucer » - DEA 4-6 -

Le 22 août, on lui fit savoir que diverses personnes priaient pour elle. Elle fit à ce sujet cette remarque: « Cela m'a fait plaisir de penser qu'on priait pour moi... ; alors j'ai dit au bon Dieu que je voulais que ce soit pour les pécheurs.» « Vous ne voulez donc pas que ce soit pour vous soulager? » - « Non », répondit-elle - DEA 22-8 -

Dans sa dernière maladie, son corps s'était extrêmement amaigri. Mais, chose étrange et qui étonnait beaucoup le médecin, son visage jusqu'à la mort ne parut pas altéré par la maladie. Un jour qu'elle regardait ses mains décharnées, elle dit: « Que j'éprouve de joie de me voir me détruire! Ça devient squelette, voilà ce qui me plaît » - DEA 8-7 - . Nous lui disions mes soeurs et moi, combien nous serions heureuses si son corps était conservé, [328v] elle répondit: « Vous ne retrouverez de moi qu'un petit squelette: on n'a bien retrouvé que cela de saint Louis de Gonzague.»

Quand elle eut reçu l'Extrême-Onction, dans des sentiments de joie et de paix, elle témoigna son bonheur de ce que le prêtre lui avait dit que son âme ressemblait maintenant à celle d'un enfant après le baptême.

Elle souffrit extrêmement dans la dernière journée (30 septembre 1897). Elle était haletante et souffrait tant que nous n'osions la quitter. Elle disait: « Si c'est cela l'agonie, qu'est-ce que c'est que la mort?.» Elle semblait délaissée du ciel et de la terre; son délaissement nous faisait penser à celui de Notre Seigneur sur la Croix. « Oh! ma pauvre petite mère - disait-elle - je vous assure que le calice est plein jusqu'aux bords! Oui, mon Dieu, tant que vous voudrez, mais ayez pitié de moi... Non, je n'aurais jamais cru qu'on pouvait tant souffrir. Oh! c'est bien la souffrance toute pure, parce qu'il n'y a pas de consolations, non pas une!... C'est à cause de mon désir de sauver les âmes.» Dans la soirée, elle dit à notre mère: « Ma mère, préparez-moi à bien mourir.» Quelques instants avant sa mort, [329r] sœur Thérèse de l'Enfant Jésus serrant son Crucifix prononça péniblement ces mots: « Oh! je l'aime!... mon Dieu... je vous aime! » Ce furent ses dernières paroles. Elle fut alors ravie par une vision céleste qui me rappela celle dont j'avais été témoin dans son enfance, lorsqu'à 10 ans elle fut guérie par l'apparition de la Sainte Vierge. Pendant cette extase, une sœur mit un flambeau tout près de ses yeux, mais son regard resta aussi limpide, fixant avec une inexprimable paix l'objet qui la ravissait. Cette extase dura quelques minutes, puis elle baissa les yeux et rendit le dernier soupir.

[Réponse à la vingt-cinquième demande].-

Elle fut inhumée le 4 octobre, dans la partie du cimetière public de Lisieux qui est réservé aux carmélites. Il n'y a rien d'extraordinaire à signaler au sujet de son inhumation. J'ai appris et il est notoire d'ailleurs que le 6 septembre de cette présente année 1910, les restes de sœur Thérèse ont été exhumés par l'ordre et sous la présidence de monseigneur l'évêque. On les a mis dans un cercueil de plomb et inhumés de nouveau [329v] à une petite distance de la place primitive.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

Le concours au tombeau de la Servante de Dieu va toujours en grandissant.

[Comment le savez-vous?]:

Quoique nous ne sortions pas de la clôture, nous ne le savons que trop, parce que grand nombre de ces pèlerins viennent aussi au parloir et insistent auprès des tourières pour être reçus par l'une ou l'autre des sœurs de la Servante de Dieu, ce que évidemment nous refusons d'accorder. [330r] Parmi ces pèlerins, il y a un grand nombre de prêtres et beaucoup demandent à dire la messe dans la chapelle du monastère. D'ailleurs ce concours est notoire et tout le public peut en témoigner.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Je sais là dessus, ce que tout le monde sait: que la réputation de sainteté de la Servante de Dieu s'est propagée dans le monde entier. J'en ai pour garant la correspondance, chaque jour plus chargée qui nous arrive au Carmel, pour demander des prières et rendre des actions de grâces. Ces lettres qui viennent de toutes les contrées, proviennent les unes de personnes simples et peu instruites, beaucoup d'autres de personnages

TÉMOIN 3 : Marie du Sacré-Cœur O.C.D.

distingués par leurs lumières et leur situation. En ce moment, nous recevons chaque jour une soixantaine de lettres. On ne peut pas dire proprement que le Carmel ait institué une propagande pour divulguer cette réputation de sainteté. A peine la première édition de l'« Histoire d'une âme » était-elle donnée au public, que nous fûmes littéralement assaillies de demandes d'images, de souvenirs, etc. C'est pour répondre à ces demandes que nous avons fait les publications connues aujourd'hui.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

[330v] Je n'ai entendu parler de rien de ce genre.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Nous avons des caisses entières de lettres relatant des grâces reçues et des faits plus ou moins prodigieux dus à l'intercession de la Servante de Dieu. Une partie de ces relations a été publiée à la fin de l'« Histoire d'une âme» (édition de 1910) -  ?HA Pluies de roses - Plusieurs de ces faits me semblent particulièrement remarquables (guérisons, etc.), mais les personnes qui en ont été l'objet sont mieux informées pour en témoigner. Quelques faits prodigieux se sont passés, à ma connaissance, dans notre monastère même. Le soir du vendredi 1° octobre, lendemain de sa mort, la sœur Marie de Saint Joseph, envers laquelle sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait pratiqué une grande charité pendant sa vie, trouva sa cellule embaumée d'un tel parfum de violette qu'elle crut qu'on avait mis dans sa cellule un bouquet et chercha partout pour le découvrir. Presque toutes les religieuses de cette communauté ont d'ailleurs senti des [331r] parfums mystérieux à diverses reprises; moi-même quatre ou cinq fois j'en ai fait l'expérience. Pour moi, comme pour les autres sœurs, ces impressions se produisent au moment où nous n'y pensons aucunement. D'ailleurs, je ne me. préoccupais pas du tout de ces phénomènes auxquels j'attache moins d'importance qu'à une grâce intérieure. Une novice converse (sœur Jeanne-Marie) qui a une grande confiance en sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, lui dit un jour qu'elle avait beaucoup d'ouvrage et de fatigue: « Chère petite sœur, aidez-moi, je vous prie.» Sur ces entrefaites survient la sœur cuisinière, qui avait à remplir d'eau une chaudière entièrement vide. La novice qui était montée sur le haut d'une échelle pour nettoyer des carreaux, se dit: « Ah! je vais la laisser faire, j'ai trop d'ouvrage.» Puis ranimant son courage, elle descend de son échelle, et, après avoir nettoyé et essuyé la chaudière, elle commence par y verser un premier broc d'eau. Il en fallait quatre pour la remplir. Elle va chercher le second broc, et quand elle s'apprête à le verser, elle trouve la chaudière entièrement pleine.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne vois rien à ajouter à ma déposition,

[331v] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité; je le ratifie et le confirme.

Signatum: MARIE DU SACRÉ COEUR r.c.i.

Témoin 4 - Geneviève de Sainte Thérèse

Vive et très spontanée, riche de précisions, la déposition de Céline - alors sœur Geneviève de Sainte Thérèse - est, après celle de mère Agnès, la plus étendue de tout le Procès informatif ordinaire.

Céline Martin naquit à Alençon le 28 avril 1869. Elle fit ses études à l'Abbaye des bénédictines de Lisieux et les termina en 1885 après que Thérèse l'y eut rejointe en 1881. Elle se mit en 1887 sous la direction du père Almire Pichon qui devait orienter sa vie. Cette année-là, au mois de mai, monsieur Martin eut une première attaque de congestion cérébrale qui marqua le début de son long martyre. Acceptant généreusement l'entrée de Thérèse au Carmel, Céline resta donc seule auprès de son père à partir du 9 avril 1888 et en fut vraiment l'ange protecteur. Elle connut bien des épreuves, elle pouvait se frayer un chemin dans le monde, mais elle fit en 1889 le vœu de chasteté qu'elle renouvela ensuite d'année en année, nourrissant un désir toujours croissant d'entrer un jour, elle aussi, au Carmel. Elle y entra de fait le 14 septembre 1894, moins de deux mois après la mort de monsieur Martin, décédé à La Musse (Eure) le 29 juillet précédent.

Elle reçut d'abord en religion le nom de Marie de la Sainte-Face, mais devint Geneviève de Sainte Thérèse au jour de sa prise d'habit le 5 février 1895, en souvenir de la vénérée fondatrice du monastère de Lisieux décédée le 5 décembre 1891.

Elle fit son noviciat sous la conduite de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui la guida fortement et, avec la permission de mère Agnès, l'associa à son acte d'offrande à l'amour miséricordieux, au surlendemain du 9 juin 1895. Céline fit profession le 24 février 1896 et reçut le voile le 17 mars suivant, jour auquel sa cousine Marie Guérin reçut l'habit au Carmel de Lisieux aussi, sous le nom de Marie de l'Eucharistie. Peu après, sœur Thérèse fut vaincue par la maladie qui devait l'emporter et mère Marie de Gonzague lui donna sœur Geneviève comme seconde infirmière, ce qui la rendit témoin privilégiée des derniers temps de la Sainte.

Par bonheur Céline entra au Carmel munie de son appareil de photographie, car d'aucune sainte on ne possède autant de photographies authentiques que de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, photos dont l'ensemble constitue, à son plan, un témoignage des plus précieux *.

Céline composa avec mère Agnès le Petit Catéchisme de l'Acte d'offrande à l'amour miséricordieux dont elle fut le principal auteur, puis elle prépara des années durant L'esprit de la bienheureuse Thérèse de l'Enfant-Jésus d'après ses écrits et les témoins oculaires de sa vie (Lisieux, 1923), qui eut de nombreuses éditions et fut traduit dans les principales langues. Elle en donna en 1946 une édition revue. Elle publia enfin Conseils et souvenirs en 1952.

Retenue encore par une mentalité irréductiblement opposée à bien des exigences critiques, elle collabora néanmoins à l'édition des lettres de Thérèse donnée en 1948 par monseigneur Combes. Ce fut à elle que mère Agnès confia, avant de mourir, la charge d'exaucer le désir si souvent manifesté par les amis de la Sainte, celui de posséder ses textes eux-mêmes en leur teneur originale: « Après ma mort je vous charge de le faire en mon nom » lui avait dit mère Agnès. Ce fut l'œuvre minutieuse menée à fort bon terme en 1956 par le P. François de Sainte Marie, O.C.D., dont l'édition photocopiée des Manuscrits Autobiographiques est, comme telle, définitive.

Céline fournit une documentation de première main au P. Piat pour son Histoire d'une famille (Lisieux 1946) et rédigea, en outre, en souvenir de ses parents, Le père de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus (1953) et La mère de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus (1954). Elle eut, en 1957, la joie de témoigner aux procès de béatification et de canonisation de chacun d'eux **.

Sœur Geneviève de Sainte Thérèse mourut en pleine connaissance, après de longues souffrances, le 25 février 1959.

Elle témoigna au Procès au cours des sessions XXVII-XXXV les 14-28 septembre 1910, f.. 333v-415v de notre Copie publique.

 

[Session 27: - 14 septembre 1910, à 9h.30 et à 2h. de l'après-midi] -

[333v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie Céline Martin, née à Alençon, paroisse Saint Pierre, diocèse de Séez, le 28 avril 1869, du légitime mariage de Louis-Joseph-Aloys-Stanislas Martin, bijoutier, et de Marie Zélie Guérin, fabricant de point d'Alençon. Je suis donc la sœur de la Servante de Dieu, plus âgée qu'elle de trois ans et huit mois. Je suis religieuse professe du Carmel de Lisieux, et je m'appelle en religion sœur Geneviève de Sainte Thérèse.

[Le témoin répond régulièrement et correctement de la troisième à la sixième demande inclusivement].

[Réponse à la septième demande]:

J'aime beaucoup ma petite sœur, mais je témoigne en toute liberté et je sens bien que je dirais les mêmes choses si elle n'était pas ma sœur. Ma seule intention en venant témoigner est d'obéir à la Sainte Eglise qui me demande de le faire.

[334r] [Réponse à la huitième demande]:

Je n'ai été séparée d'elle que pendant six ans, c'est-à-dire depuis son entrée au Carmel (1888) jusqu'à mon entrée (septembre 1894). En dehors de cet intervalle, j'ai vécu avec elle, soit dans la famille pendant son enfance, soit au Carmel depuis 1894 jusqu'à sa mort.

Dans nos années d'enfance, Thérèse et moi étions inséparables. Nous considérions nos soeurs aînées (Marie et Pauline) comme nos mères; Thérèse et moi qui étions beaucoup plus jeunes, nous nous considérions plutôt comme des sœurs. Ce que je déposerai est surtout le fruit de mes observations personnelles. J'ai lu, il est vrai, l'Histoire de sa vie; mais cette lecture ne m'a réellement rien appris de nouveau; tout au plus, m'a-t-elle remis en mémoire des particularités que j'aurais oubliées.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je désire le succès de cette Cause, parce qu'il me paraît désirable de voir sur les autels une âme qui s'est sanctifiée dans une voie commune, sans rien d'extraordinaire ni de prodigieux, et que j'entrevois le bien qui peut résulter de ses exemples et de sa doctrine plus connue. Je ne crois pas que l'affection [334v] de famille me détermine en ceci; je crois qu'elle a mérité cet honneur et c'est pour cela que je souhaite le succès de son procès. Ce qui n'empêche pas que je suis très contente, tout de même, d'être la sœur de la Servante de Dieu.

[Réponse à la dixième demande]:

Marie-Françoise-Thérèse Martin est née le 2 janvier 1873, à Alençon, diocèse de Séez, paroisse de Notre Dame, à onze heures et demie du soir. J'ai donné ci-dessus les noms de son père et de sa mère. Mon père avait alors quitté son commerce de bijouterie, il n'habitait plus la rue du Pont-Neuf, paroisse Saint Pierre, où je suis née, mais rue Saint Blaise, paroisse Notre Dame. Notre mère continuait à faire fabriquer de la dentelle. A cette époque, la situation de notre famille, sans être riche, était aisée. Mon père était né à Bordeaux le 22 août 1823, il avait donc 50 ans à la naissance de Thérèse. Ma mère était née à Gandelain (Orne), le 23 décembre 1831. Nous étions neuf enfants après la naissance de Thérèse, mais de ces neuf quatre étaient morts. Les survivants à cette époque (1873) étaient donc: 1° Marie, qui avait 13 ans; [335r] 2° Pauline, âgée de 12 ans; 3° Léonie, âgée de 10 ans; 4° Céline, âgée de 3 ans et huit mois; 5° Thérèse, qui venait de naître. Thérèse fut, pendant quelques semaines, nourrie par sa mère, mais un affaiblissement des plus graves qui mit sa vie en danger, obligea après deux mois de la confier à une nourrice plus vigoureuse. Elle resta une année chez cette nourrice, très honnête femme, et fut reprise par ma mère en mars 1874.

[Réponse à la onzième demande]:

Ce qui m'a frappée dans le caractère de mes parents, c'est le dégagement de toutes les choses de la terre. La vie, à la maison, était simple et patriarcale; on y évitait l'agitation des relations mondaines et on tendait à rester seuls en famille. La vie éternelle était la préoccupation dominante de mes parents. Ma mère écrivait dans une lettre que j'ai copiée: « Je désirais avoir beaucoup d'enfants, afin de les élever pour le ciel » - CF 192 - . A la mort de mes petits frères et sœurs, son esprit de foi la rendait si énergique et elle était si consolée à la pensée que ces petits anges étaient au ciel, qu'on disait [335v] autour d'elle: « Ce n'est pas la peine de plaindre madame Martin, elle n'a pas de peine de la mort de ses enfants.» Mon père et ma mère allaient tous les jours à la messe la plus matinale. Ils communiaient le plus souvent qu'ils pouvaient. L'un et l'autre jeûnaient et faisaient abstinence tout le carême et disaient que les adoucissements que l'on commençait à introduire n'étaient pas faits pour les bons chrétiens. Mon père était d'une charité admirable envers le prochain et n'en disait jamais le moindre mal. Il excusait tous ses défauts et ne permettait pas qu'on en fît la critique. Il avait surtout une grande vénération pour tous les prêtres. On disait de lui que c'était un saint.

[Réponse à la douzième demande]:

La Servante de Dieu fut baptisée à Alençon, dans l'église Notre Dame, le 4 janvier 1873, 36 heures après sa naissance. Bien que ce délai ne fût pas très long, il fut très pénible à notre mère. Elle eut pour marraine sa sœur aînée Marie.

[336r] [Réponse à la treizième demande]:

La Servante de Dieu fut élevée par ma mère jusqu'à l'âge de quatre ans et demi. Alors notre mère mourut, et nos sœurs aînées, Marie, qui avait 17 ans, et Pauline qui en avait 16, se trouvèrent chargées du soin de nous élever. Après la mort de ma mère, notre père quitta Alençon et vint avec sa famille à Lisieux où se trouvait le frère de ma mère, monsieur Guérin. Notre tante madame Guérin et nos deux cousines ses enfants devaient former pour nous un milieu familial. Notre père aimait beaucoup ses enfants. Il avait pour nous une tendresse toute maternelle. De notre côté, nous avions pour lui une vénération affectueuse qui ressemblait à un culte. Il avait des caresses toutes spéciales pour Thérèse qu'il appelait « sa petite reine », mais nous trouvions cela tout naturel et nous n'en étions pas jalouses. D'ailleurs, nous sentions bien qu'au fond notre père nous aimait toutes également. Thérèse, de son côté, ne se prévalait point de cette affection spéciale.

[Réponse à la quatorzième demande]:

Avant la mort de ma mère, Thérèse était une enfant pleine d'entrain, vive, [336v] expansive, naturellement fière et entêtée, quand toutefois la question de déplaire au petit Jésus n'était pas en jeu; car, dès ce temps-là, comme elle en convient elle-même, elle prenait grand soin de lui être agréable en toutes ses actions et de ne l'offenser jamais. Avec une nature telle que la sienne, non réprimée, elle aurait pu, comme elle le dit elle-même, courir à sa perte éternelle; mais l'amour du bien, uni à son extraordinaire force de volonté, suffit pour la préserver du mal. Je l'ai vue à cet âge si tendre pratiquer des actes de vertus héroïques; elle savait se vaincre parfaitement, ayant déjà acquis un empire absolu sur toutes ses actions.

Depuis la mort de ma mère, l'heureux caractère de Thérèse avait changé. Elle n'était gaie qu'en notre compagnie aux Buissonnets (notre maison à Lisieux). Partout ailleurs elle était timide à l'excès; et les autres petites filles, la trouvant gauche dans leurs jeux, la méprisaient. Elle s'y prêtait cependant de bonne grâce, sans toutefois réussir à leur être agréable. Elle souffrit alors beaucoup des procédés indélicats dont elle fut l'objet. Dès lors, elle aimait à se cacher, à ne pas être vue, se croyant sincèrement inférieure aux autres. Elle étudia d'abord à la maison, sous la direction de Pauline, qu'elle appelait [337r] « sa petite mère.» A huit ans et demi (octobre 1881), elle entra, comme demi-pensionnaire, chez les religieuses bénédictines de Lisieux où déjà je me trouvais moi-même. Le changement de direction lui fut bien pénible et surtout la nécessité de se trouver au milieu d'enfants qui n'avaient ni les mêmes goûts, ni les mêmes aspirations qu'elle. Elle avait beaucoup de succès dans ses études, bien qu'elle n'apprît pas par cœur très facilement, mais elle retenait fort bien le sens des choses. Elle était dans une classe d'élèves toutes plus âgées qu'elle et remportait cependant tous les prix, ce qui la mit en butte à la jalousie. L'une d'elles, âgée de 14 ans, peu intelligente, lui faisait payer ses succès par toutes sortes de malices. Comme j'étais dans une autre classe que Thérèse, je n'étais point témoin de ces persécutions. Thérèse, de son côté, se contentait de pleurer en silence, sans m'en rien dire, car elle savait bien que j'y aurais mis ordre, et elle préférait souffrir en secret, d'abord pour le bon Dieu, ensuite pour éviter aux autres des occasions de peine. Elle ne me le confia que bien plus tard; alors je compris pourquoi son temps de pension lui avait été si cruel.

[337v] [Suite de la réponse à la quatorzième demande]:

Elle aimait beaucoup l'étude, principalement l'histoire sainte, l'histoire ecclésiastique; elle aurait bien aimé le catéchisme parce que ce livre parlait du bon Dieu, mais la manière dont il faut le réciter, mot-à-mot, lui coûta d'héroïques efforts. Cependant, elle y réussit parfaitement. Ses notes étaient toujours très bonnes. Quand parfois elle avait exceptionnellement une note plus faible, la pauvre petite était inconsolable, car, dans ce temps-là, elle n'était point fixée dans la paix, et se faisait des peines de tout; en cette circonstance, [338r] elle ne pouvait supporter la pensée que notre père aurait, le soir, une joie de moins en écoutant ses notes. Aux cours d'instruction religieuse, elle ne manquait jamais une réponse, si bien que monsieur l'abbé Domin, aumônier du pensionnat, l'appelait: « son petit docteur » - MSA 37,2 - Elle résolvait en effet, avec une grande précision, les questions les plus embarrassantes pour une enfant de son âge. Son raisonnement et son jugement ne la trompaient jamais, et la précocité qu'on avait remarquée dans sa première enfance, allait en s'accentuant, surtout lorsqu'il s'agissait du ciel. Vers 10 ans et demi elle souffrit d'une étrange maladie qui se termina par une apparition de la Sainte Vierge et une guérison miraculeuse. Comme le tribunal m'y invite, je reprendrai plus loin le récit détaillé de cet événement. Si Thérèse réussissait bien dans ses études, elle était aussi la plus sage. Elle faisait partie de l'Association des Saints Anges, dans laquelle n'entraient que des enfants modèles. Ce fut avec un grand soin qu'elle se prépara à sa première communion, en offrant chaque jour à Jésus toute une gerbe de sacrifices. Tous les soirs, elle recevait les [338v] instructions intimes de Marie, notre sœur aînée, et son cœur, à cette école, s'ouvrit à l'amour de la souffrance. Elle fit sa première communion le 8 mai 1884. Comme elle revenait de la sainte table, je la vis tout en larmes: son visage et tout son extérieur reflétaient la paix et l'union la plus intime avec Jésus. Elle reçut le sacrement de confirmation le 14 juin de la même année. Les quelques jours qui précédèrent se sont particulièrement gravés dans sa mémoire. Thérèse, si calme d'ordinaire, n'était plus la même: une sorte d'enthousiasme et d'ivresse perçaient dans son extérieur. Un jour de sa retraite préparatoire où je lui manifestai mon étonnement de la voir dans ces dispositions, elle m'expliqua ce qu'elle comprenait de la vertu de ce sacrement, de la prise de possession de tout son être par l'Esprit d'amour. Il y avait dans ses paroles une telle véhémence, dans son regard une telle flamme que moi-même toute pénétrée d'une impression toute surnaturelle, je la quittai profondément émue. Ce fait frappa tellement ma mémoire que je vois encore son geste, son attitude, la place qu'elle occupait et ce souvenir ne s'effacera jamais de mon esprit.

[Réponse à la quinzième demande]:

[339r] Pendant la retraite de sa seconde communion (mai 1885) la Servante de Dieu fut assaillie de la terrible maladie des scrupules; elle en souffrit à tel point, qu'on fut obligé de la retirer de pension dès l'âge de 13 ans. D'ailleurs je venais de quitter l'Abbaye, ayant achevé mes études, et la contrainte de vivre seule, dans un milieu qui n'était pas le sien, jointe à ses épreuves intérieures, nous donnèrent des craintes sérieuses pour sa santé. Elle continua donc ses études à la maison, en prenant les leçons d'une institutrice. C'est à cette époque qu'elle fit le grand sacrifice de demander à retourner deux fois par semaine à l'Abbaye pour être reçue « enfant de Marie.» Cette détermination lui coûta extrêmement, c'est elle qui le dit, car elle n'avait pas été heureuse en pension, la raison en avait été « le contact avec des élèves dissipées, ne voulant pas observer la règle » - MSA 37,1 - et cela, de son propre aveu, l'avait rendue bien malheureuse. « Ah! c'était bien pour la Sainte Vierge toute seule que je venais à l'Abbaye - écrit-elle -, parfois je me sentais bien seule, comme aux jours de ma vie de pensionnaire » - MSA 41,1 -

Dix-huit mois avant sa première communion, notre sœur Pauline, qu'elle appelait « sa petite mère », nous quitta pour entrer [339v] au Carmel. Cette épreuve eut un retentissement douloureux dans le cœur de Thérèse, Quatre ans après, une nouvelle épreuve vint s'ajouter aux peines que lui causaient ses scrupules. Notre sœur aînée, Marie, nous quitta à son tour pour entrer aussi au Carmel (octobre 1886). Depuis le départ de Pauline, Marie était devenue la confidente indispensable de Thérèse, aussi cette séparation mit-elle le comble à ses douleurs. Ne sachant plus où chercher du secours sur la terre, elle invoqua avec confiance nos petits frères et sœurs qui nous avaient précédés au ciel, et elle se trouva subitement et complètement délivrée de ses peines intérieures. Elle me le confia pour m'exciter à les prier à mon tour dans des occasions difficiles. A Noël 1886, il se produisit un changement notable dans l'état de son âme. Pour bien connaître son caractère et ses dispositions, il importe de les considérer, comme par contraste, avant et après cette date:

l°) Avant Noël 1886. Depuis son âge de quatre ans et demi, c'est-à-dire depuis la mort de ma mère jusqu'à Noël 1886, c'est-à-dire jusqu'à 14 ans, Thérèse traversa une période d'obscurcissement. Il y avait comme un voile jeté sur les qualités dont le Seigneur l'avait gratifiée. Ses maîtresses reconnaissaient son intelligence, mais [340r] dans le monde elle passait pour incapable et maladroite. Ce qui justifiait cette opinion, c'était surtout son excessive timidité qui la rendait hésitante et la paralysait en toutes choses. Mon oncle, monsieur Guérin, disait que son instruction avait été écourtée et son éducation incomplète. Il est vrai qu'elle prêtait aux interprétations désavantageuses, ne disant presque rien et laissant toujours parler les autres. Contrairement aux apparences, sa vie fut semée d'épreuves dès son enfance. Elle souffrit un vrai martyre du cœur et beaucoup dans son corps. Elle avait des maux de tête presque continuels; mais l'extrême sensibilité de son cœur et la délicatesse de ses sentiments furent encore la source la plus abondante de ses souffrances, Elle supportait tout cela, sans jamais se plaindre, mais elle en était triste. Il est important de remarquer que même en cette période de sa vie, elle fut au fond vraiment forte, malgré l'apparente faiblesse produite par son extrême sensibilité. Cette force remarquable m'apparaît en ce que ses tristesses ne l'ont jamais détournée du moindre de ses devoirs. Pour ma part, jamais je n'ai surpris en elle, même dans cette période, un écart de caractère, une parole vive, une défail-[340v]lance de vertu: sa mortification était de tous les instants et dans les plus petites choses. Il me semble qu'elle ne laissait échapper aucune occasion d'offrir à Dieu des sacrifices. Elle convient d'ailleurs elle-même de cette fidélité au milieu de l'épreuve, car elle me dit un jour, pour m'encourager pendant mon noviciat, que jusqu'à l'âge de 14 ans elle pratiqua la vertu sans en sentir la douceur. Et, sur son lit de mort, elle nous disait- « Depuis l'âge de trois ans, je n'ai jamais rien refusé au bon Dieu.» Elle considérait les épreuves de cette période de sa vie comme une conduite particulière de Dieu qui voulait la former à l'humilité: « J'avais d'autant plus besoin de cette austère formation - écrit-elle - que je n'aurais pas été insensible aux louanges » - MSA 38,1 - Le défaut le plus notable de la Servante de Dieu à cette époque, était l'excès de sa sensibilité: elle pleurait à la moindre peine et lorsqu'on l'avait consolée de sa peine, elle pleurait d'avoir pleuré. Elle reconnaît elle-même que cet état était une grande faiblesse, et elle appelle « sa conversion » - MSA 45,1 - le changement subit qui s'opéra en elle la nuit de Noël 1886, et la fit dès lors apparaître extraordinairement maîtresse d'elle-même et courageuse. « Jésus me rendit forte [341r] - dit-elle - et depuis cette nuit bénie je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je commençai, pour ainsi dire, une course de géant » - MSA 44,2 -

2° Après Noël 1886. Thérèse raconte dans l'« Histoire de son âme » (pages 74, 75), - MSA 44,2 -

les circonstances du changement qui s'opéra en elle dans cette nuit de Noël. J'ai été témoin de ce changement subit et je me croyais au milieu d'un songe, lorsque, pour la première fois, je la vis dominer complètement un chagrin qui auparavant l'aurait désolée et égayer mon père avec une grâce charmante. Ce changement fut décisif; jamais plus, dans la suite, elle ne fut dominée par les impressions de sa sensibilité. Cette transformation ne se limita pas à cette possession d'elle-même, mais on vit, en même temps, son âme s'épanouir et s'exercer aux pratiques du zèle et de la charité. Elle rêvait du salut des âmes et s'employait avec ardeur et générosité à la conversion des pécheurs. En peu de temps le bon Dieu avait conduit Thérèse au delà du cercle étroit où elle vivait. Dégagée de ses scrupules, de sa sensibilité excessive, son esprit se développa; elle fut prise d'un désir extrême de savoir. Mais ces désirs de la science ne la captivèrent [341v] pas complètement, parce que son cœur était livré à Dieu. Les livres spirituels étaient sa nourriture quotidienne; elle savait mot à mot l'Imitation de Jésus-Christ. La communion et l'assistance quotidienne à la sainte messe faisaient ses délices. Jésus était le directeur de son âme. Nos deux sœurs aînées, Marie et Pauline, étant entrées au Carmel, Thérèse et moi devînmes de plus en plus intimes. Chaque soir, aux fenêtres du belvédère nous nous communiquions nos pensées et devisions sur l'éternité... Ces paroles de saint Jean de la Croix: « Souffrir, Seigneur, et être méprisé! » - MSA 73,2 - , revenaient souvent sur nos lèvres et enflammaient nos cœurs. Le mépris nous semblait avoir seul des charmes sur cette terre et la souffrance être le seul bien digne d'envie.

[Session 28: - 15 septembre 1910, à 8h.30]

[343v] [Réponse à la seizième demande]:

J'étais devenue la seule confidente de Thérèse, aussi ne put-elle me cacher le désir qu'elle avait d'entrer au Carmel. Son attrait pour la vie religieuse s'était manifesté dès sa plus tendre enfance. Non seulement elle répétait qu'elle voulait être religieuse, mais elle rêvait de vie érémitique et quelquefois s'isolait dans un coin de sa chambre derrière les rideaux de son lit, pour s'entretenir avec Dieu. Elle avait alors 7 ou 8 ans. Plus tard, à 14 ans, après ce qu'elle appelle « sa conversion » , la vie religieuse lui apparut surtout comme un moyen de sauver des âmes. Elle pensa même, pour cela, se faire [344r] religieuse des missions étrangères; mais l'espoir de sauver plus d'âmes par la mortification et le sacrifice de soi-même la décida à s'enfermer au Carmel. La Servante de Dieu me confia elle-même le pourquoi de cette détermination: c'était pour souffrir davantage et par là gagner plus d'âmes à Jésus. Elle estimait qu'il est plus dur, pour la nature, de travailler sans voir jamais le fruit de ses labeurs, de travailler sans encouragement, sans distractions d'aucune sorte, que le travail pénible entre tous est celui qu'on entreprend sur soi-même, pour arriver à se vaincre. Aussi, cette vie de mort, plus lucrative que toutes les autres pour le salut des âmes, c'était celle-là qu'elle voulait embrasser, souhaitant comme elle le dit elle-même, « de devenir au plus tôt prisonnière, afin de donner aux âmes les beautés du ciel » - MSA 67,2 - . Enfin, en entrant au Carmel, son but tout spécial fut de prier pour les prêtres et de s'immoler pour les besoins de la Sainte Eglise. Elle appelait ce genre d'apostolat faire le commerce en gros, puisque par la tête elle atteignait les membres. Aussi déclara-t-elle hautement son intention personnelle dans l'examen canonique qui précéda sa profession: « Je suis venue dit-elle - pour sauver les âmes et surtout afin de prier [344v] pour les prêtres » - MSA 69,2 - . Cette réponse lui est spéciale, chacune répond ce qu'elle veut en cette circonstance.

[Est-ce sous l'influence de ses sœurs déjà moniales que la Servante de Dieu a été attirée au monastère des carmélites?]:

Cette pensée ne m'est jamais venue. Le bon Dieu a pu se servir de cette circonstance pour nous conduire où il voulait, mais la détermination de Thérèse, comme d'ailleurs la mienne plus tard, fut entièrement spontanée. Il faut remarquer aussi, à ce sujet, que si notre mère Agnès de Jésus (Pauline) fut assez favorable à ce projet, notre sœur aînée (Marie du Sacré Cœur) y fut au contraire très opposée.

[Savez-vous quelle aura été sur la Servante de Dieu l'influence de son directeur spirituel dans la décision qu'elle a prise d'entrer au Carmel?]:

Elle n'avait pas, à proprement parler, de directeur spirituel. Elle voyait si clairement ce qu'elle devait faire, qu'elle n'éprouvait pas le besoin de le demander. L'exécution de ce projet ne se fit pas sans de grandes difficultés. Comme nos pensées étaient les mêmes, je lui promis [345r] de l'aider de tout mon pouvoir. Elle s'ouvrit ensuite de son projet à notre bon père. Cette démarche coûta beaucoup à ma petite sœur. Toute la journée, sur sa demande, je joignis mes prières aux siennes, pour le bon résultat de ces négociations. Le succès en fut complet; mais il n'en fut pas de même du côté de notre oncle, monsieur Guérin, qui refusa son adhésion, disant que ce serait un scandale public, un cas unique dans toute la France que l'entrée d'une enfant de 15 ans au Carmel. Cependant, après quelques semaines passées dans l'angoisse, Thérèse à force de prières et de souffrances, obtint que notre oncle changeât subitement d'avis et donnât son consentement. Thérèse vit dans ce succès comme la compensation apportée par Dieu à ces trois jours d'angoisses pendant lesquels, dit-elle, « Je me sentais seule, ne trouvant de consolation, ni sur la terre, ni du côté des cieux; le bon Dieu paraissait m'avoir abandonnée » - MSA 51,1 - . L'opposition de monsieur Delatroëtte, supérieur du Carmel, fut plus difficile à fléchir; si difficile, qu'elle devait entrer au couvent sans avoir réussi à la vaincre. Elle essaya pourtant; je l'accompagnais avec mon père chez monsieur l'abbé Delatroëtte. J'admirais comment Thérèse, d'un naturel [345v] si timide, osait s'expliquer et développer les raisons qui lui faisaient désirer son entrée immédiate au Carmel. Mais elle dut se retirer sur un « non » bien arrêté. Mon père la conduisit alors à Bayeux. Elle raconte cette nouvelle tentative dans son manuscrit (pages 88 et suivantes) - MSA 53,2-55,2 - La réponse de monseigneur l'évêque ayant été évasive, et sous la condition du consentement de monsieur Delatroëtte, Thérèse crut tout perdu pour sa cause. Aussi prit-elle la résolution de profiter de son prochain voyage à Rome, pour demander au Saint Père la permission désirée. Pendant tout ce voyage, elle ne perdit jamais de vue ce qui en était devenu le principal objectif. Reçue en audience par le Saint Père le dimanche 20 novembre 1887 avec les pèlerins des diocèses de Coutances, de Bayeux et de Nantes, elle domina sa timidité naturelle pour exposer sa requête. Le Saint Père lui répondit qu'elle entrerait au Carmel si Dieu le voulait. Ce qu'il y avait d'évasif dans cette réponse causa à Thérèse un grand chagrin, mais elle le supporta avec calme et abandon, persuadée d'avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour répondre à l'appel du Divin Maître. De retour à Lisieux, elle reprit ses instances auprès de monseigneur l'évêque, qui donna enfin son consentement [346r] le 28 décembre 1887. Aussitôt cette autorisation obtenue, elle eût voulu entrer sans retard au Carmel. On l'obligea cependant à remettre cette entrée jusqu'après le carême 1888. La principale raison de ce retard fut sans doute de ménager le supérieur, monsieur Delatroëtte, qui persistait dans son opposition. Cette dernière attente fut particulièrement douloureuse pour la Servante de Dieu. Le démon, qui voulait sans doute la décourager, lui suggéra des pensées de relâchement dans sa vie spirituelle. Loin de l'écouter, la Servante de Dieu mena, durant ces derniers mois, une vie sérieuse et mortifiée. Les mortifications consistaient à rendre de petits services sans les faire valoir, à retenir une parole de réplique, à briser sa volonté. La pratique de ces sacrifices la firent grandir, dit-elle, dans l'abandon, l'humilité et les autres vertus. Quant à moi qui en fus témoin, ils m'édifièrent grandement.

[Session 29: - 19 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[348r] [Suite de la réponse à la seizième demande]:

Thérèse entra au Carmel le 9 avril 1888 et me laissa seule avec notre père. Cette séparation fut pour tous un immense sacrifice, car elle aimait son père plus que tout au monde, Cependant, elle se sépara de nous, sans verser de larmes. Au moment où se faisait cette séparation, monsieur Delatroëtte, supérieur, dit: « Vous pouvez chanter votre Te Deum; mais je ne suis en ce moment que le délégué de monseigneur l'évêque; si vous avez des déceptions, ce ne sera pas à moi qu'il faudra s'en prendre.»

[348v] [Réponse à la dix-septième demande]:

A partir de son entrée au Carmel (1888) jusqu'au jour où j'y entrai moi-même (septembre 1894), me trouvant séparée de la Servante de Dieu, je n'ai guère plus d'observations personnelles à présenter. Je la voyais cependant au parloir, tous les huit jours, ainsi que mes autres sœurs carmélites. J'appris dans ces entretiens que la petite sœur avait beaucoup à souffrir dans son noviciat. Ma sœur Pauline surtout (mère Agnès de Jésus) me disait son chagrin de voir notre petite sœur mal soignée, en butte à la contradiction de plusieurs, et grondée à tort et à travers. Thérèse alors, avec un air angélique, la consolait, l'assurait qu'elle n'était pas malheureuse, qu'elle avait bien suffisamment pour vivre. Je la vois encore avec son teint pâle, mais l'air si saintement joyeux de souffrir pour le bon Dieu. De ces conversations au parloir, ressortait que les causes principales de ces épreuves étaient: l° un état presque ininterrompu de sécheresse dans l'oraison; 2° l'indiscrétion de quelques religieuses qui abusaient de son héroïque patience; la voyant si douce, ne se plaignant jamais, on passait tous les restes d'aliments à cette enfant qu'on aurait dû fortifier; plusieurs fois, elle n'eût [349r] dans son assiette que quelques têtes de hareng ou des débris réchauffés plusieurs jours de suite; 3° le gouvernement assez défectueux de la communauté par la révérende mère Marie de Gonzague, dont le caractère instable et bizarre faisait beaucoup souffrir les religieuses. Tout était livré au caprice du moment; une chose bonne durait peu et ce n'était qu'à force de diplomatie et de finesse qu'on arrivait à jouir pendant quelques semaines d'une situation tellequelle.(sic) Quand je fus moi-même entrée au Carmel (1894), ces informations me furent confirmées par les récits des religieuses. Elle fit profession le 8 septembre 1890, et j'assistai à sa prise de voile le 24 septembre de la même année.

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Quand j'entrai au Carmel, le 14 septembre 1894, après la mort de notre père, survenue au mois de juillet, je trouvai la Servante de Dieu encore au nombre des novices professes, malgré ses six ans de vie religieuse. Par humilité et pour ne pas s'affranchir des assujettissements du noviciat, elle avait demandé à y rester. La révérende mère Agnès de Jésus, alors prieure, l'avait donnée aux novices comme [349v] première compagne avec tous les droits d'une maîtresse des novices, mais non officiellement, car il ne fallait pas marcher sur les brisées de la révérende mère Marie de Gonzague, maîtresse titulaire des novices. Devenue prieure en 1896, mère Marie de Gonzague garda en ses mains toute l'autorité de la maîtresse des novices. Mais se voyant débordée par ses trop nombreuses occupations, elle désigna la Servante de Dieu pour être son aide et la suppléer au besoin; mais on ne peut pas dire que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus fut jamais, à proprement parler, maîtresse des novices. A cause de la versatilité de mère Marie de Gonzague, sœur Thérèse n'eut pas un instant de sécurité dans cette soi-disant charge qui lui était enlevée et redonnée tous les quinze jours. C'était toujours à recommencer, et la Servante de Dieu ne dut qu'à sa prudence le peu de paix qui fut donné aux novices. Si l'action de la Servante de Dieu paraissait trop intense, mère Marie de Gonzague se fâchait, disant que sœur Thérèse n'avait pas le droit de nous donner des conseils, qu'elle outrepassait les instructions qui lui étaient données. Il fallait que nous, les novices, agissions de ruse pour ne pas amener de conflit, et nous avions recours à mille stratagèmes. [350r] Cependant, au milieu de ces difficultés, l'œuvre du bon Dieu se faisait, sinon du côté des novices, du moins du côté de sœur Thérèse. Je dis cela parce que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne fut pas gâtée dans le choix de ses novices; elles étaient loin d'être quasi parfaites comme celles que l'intercession de la Servante de Dieu nous envoie aujourd'hui. L'une était sauvage, renfermée et fuyait ses avis; une autre peu intelligente, sans vocation pour le Carmel, épuisait le zèle et les forces de la Servante de Dieu, apparemment en pure perte; une troisième si difficile à former qu'elle ne dut de rester au Carmel qu'à la patience de notre jeune maîtresse, etc. C'était sur ces terrains incultes qu'elle devait travailler. Sa direction était sûre; elle avait une réponse à tout. Elle ne reculait jamais devant le devoir. Elle n'avait nulle peur d'engager la lutte contre les défauts des novices; mais aussi elle était douce et compatissante quand il y avait lieu. Elle ne pouvait souffrir qu'on attachât de l'importance à des souffrances puériles. Sans se l'avouer parfois, toutes goûtaient sa direction, et bien qu'elle ne fût point faite de tendreté et de mollesse, on y recourait par un besoin naturel de vérité. Quelques anciennes, désireuses de conseils pour elles-mêmes, allèrent, comme des Nicodème, [350v] la trouver en secret. La Servante de Dieu me confia qu'elle avait demandé au bon Dieu de n'être jamais aimée humainement, ce qui eut lieu car, bien que les novices l'aimassent profondément, jamais l'affection qu'elles lui portèrent ne fut un attachement naturel. Ce qui faisait toute la force de notre jeune maîtresse, était son entier dégagement d'elle-même: elle s'oubliait complètement et veillait toujours à se mortifier. Jamais elle n'adressait une question qui pût satisfaire sa curiosité, car elle avait pour maxime qu'on ne fait aucun bien en se recherchant soi-même. Au sujet des emplois, je dois remarquer que ni la soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, ni moi n'avons jamais eu voix au chapitre, parce que nos Constitutions ne permettent pas d'introduire simultanément plus de deux soeurs dans le chapitre.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

La Servante de Dieu n'a point « publié » d'écrits, mais elle en a composé qui ont été publiés après sa mort. Ces compositions sont: 1° le manuscrit de sa vie; 2° des lettres adressées presque toutes à ses sœurs; 3° des poésies sur des sujets de piété; 4° des dia-[351r]logues ou « récréations pieuses », à l'occasion de nos fêtes de communauté. L'écrit principal est l'« Histoire de sa vie.» Elle la composa sur l'ordre de mère Agnès de Jésus, alors prieure. Elle n'avait aucune arrière-pensée, lorsqu'elle commença son manuscrit. Elle l'écrivit uniquement par obéissance, s'efforçant toutefois de relater certains faits, spéciaux à chacun des membres de sa famille, afin de faire plaisir à tous, par ce récit des souvenirs de sa jeunesse, Son manuscrit était en effet un « souvenir de famille », exclusivement destiné à ses sœurs. C'est ce qui explique l'abandon familial dans lequel il fut écrit, et aussi certains détails enfantins devant lesquels sa plume aurait reculé, si elle eût prévu que cet écrit devait sortir du cercle fraternel. Elle n'écrivait qu'à bâtons rompus, pendant les rares moments libres que lui laissaient la Règle et ses occupations auprès des novices. Elle ne fit aucun brouillon, écrivant au courant de la plume, et cependant son manuscrit ne contient pas de ratures.

[351v] [Suite de la réponse à la dix-neuvième demande]:

Lorsque la Servante de Dieu eut achevé ce récit de ses premières années qui a formé les 149 premières pages de l'« Histoire d'une âme » - MSA - , elle le remit à mère Agnès de Jésus, alors prieure, qui le posa négligemment sans songer à le lire, pensant que c'était simplement un souvenir de famille pour plus tard. La seconde partie du manuscrit - MSC - fut composée sous le priorat de la révérende mère Marie de Gonzague; sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était déjà bien malade (1897). A cette époque de sa vie, la Servante de Dieu prévoyait que cette composition serait un moyen d'apostolat, et, en vue de la publication de ce travail, elle donna ses instructions à mère [352r] Agnès de Jésus pour retrancher ou ajouter, selon qu'il lui semblerait utile pour la gloire de Dieu. En fait, mère Agnès de Jésus n'a rien changé de substantiel dans cette partie. La troisième partie du manuscrit, de la page 207 à la page 221, était le souvenir de sa dernière retraite (1896), adressée à sœur Marie du Sacré-Cœur - MSB - . La Servante de Dieu écrivit donc l'« Histoire de son âme » à trois différentes personnes et à des époques diverses. Après sa mort, le manuscrit fut soumis à la révision des révérends pères prémontrés de Mondaye (révérend père Godefroy Madelaine prieur et le révérend père Norbert), qui nous encouragèrent fortement à le publier et obtinrent pour cela l'« imprimatur » de monseigneur l'évêque de Bayeux. Mère Agnès de Jésus entreprit alors de le publier, persuadée qu'elle travaillerait en cela à la gloire de Dieu. Son but était de procurer cette lecture aux monastères de notre Ordre, en remplacement de la lettre circulaire qu'il est d'usage d'envoyer après le décès de chaque sœur. Pour obtenir de mère Marie de Gonzague, alors prieure, l'autorisation de publier ce livre, elle dut faire au manuscrit quelques légers changements, destinés à laisser croire que les trois parties qui le composaient avaient été adressées pareillement à la révérende mè-[352v]re Marie de Gonzague, qui y apposa sa signature. Ces ratures ont d'ailleurs été soigneusement restituées dans leur texte primitif par sœur Marie du Sacré-Cœur.

[Réponse à la vingtième demande]:

La Servante de Dieu a toujours pratiqué les vertus avec héroïsme, parce qu'elle s'est distinguée des plus vaillantes par le degré et la continuité de ses efforts dans la pratique de toutes les vertus. Son courage ne se démentit jamais. Elle ne pratiqua pas les vertus en une occasion, ni un jour, ni un mois, mais elle persista toute sa vie, sans jamais défaillir. Je n'ai jamais remarqué cela en personne à un si haut degré, car quelque ferme que l'on soit, on se trahit toujours une fois ou l'autre. Aussi, avant d'avoir appris (par la lecture des Articles de monsieur le vice-postulateur) à classer les différentes vertus qu'elle a pratiquées sous mes yeux, je les groupais toutes dans la force, La Servante de Dieu a véritablement vécu ce qu'elle a écrit et ce qu'elle m'a enseigné. Oui, pour prouver son amour à Dieu, je l'ai vue « ne laisser échapper aucun petit sacrifice, aucun regard, aucune parole, profiter des moindres actes et les faire par amour » - MSB 4,1-2 -

[353r] [Réponse à la vingt-et-unième demande]:

La Servante de Dieu nourrissait son âme de la lecture de l'Ecriture Sainte. Dès son enfance, le livre de l'Imitation faisait aussi ses délices; elle le savait par cœur. Mais surtout ce qui l'occupait, pendant ses oraisons, c'était la méditation du Saint Evangile. Elle voulut même porter sur son cœur ce livre sacré et s'occupa beaucoup de trouver les Saints Evangiles édités séparément, pour les faire relier et nous procurer le même bonheur. Elle scrutait l'Ecriture Sainte afin de « connaître le caractère du bon Dieu.» La différence des traductions l'affligeait: « Si j'avais été prêtre disait-elle - j'aurais étudié à fond l'hébreu et le grec, afin de connaître la pensée divine, telle que Dieu daigna l'exprimer en notre langage humain » - DEA 4-8 - .

Tout contribuait à augmenter sa foi, même les choses les plus vulgaires, et les objets profanes lui étaient une occasion de se rappeler les pensées de la foi. A l'occasion du mariage de notre cousine Jeanne Guérin, qui se trouvait avoir lieu huit jours après sa prise de voile, elle fut frappée des délicatesses qu'elle prodiguait à son fiancé, et en tira tout de suite cette conséquence: qu'elle ne devait [353v] pas être moins empressée à l'égard de Jésus. Elle m'envoya même en regard de la lettre d'invitation au mariage de ma cousine, une lettre d'invitation à ses noces spirituelles: « Histoire d'une âme », page 135 - MSA 77,2 - . La vue de la belle nature et des chefs-d'œuvre de l'art élevaient aussi son âme. Dans son voyage de Rome en particulier, elle ne savait comment exprimer son admiration devant la beauté des paysages, la splendeur des édifices, le fini des œuvres de peintures et de sculpture, sans oublier l'harmonie de la langue: « Ce pays d'Italie est très beau - écrivait-elle à sa cousine Marie Guérin -, je ne me serais jamais figurée que nous verrions de si belles choses» - LT 31 - . Elle ajoute dans son manuscrit: « En regardant toutes ces beautés, il naissait dans mon âme des pensées bien profondes, il me semblait comprendre déjà la grandeur de Dieu et les merveilles du ciel » - MSA 58,1 -

La foi qui animait sa vie fut soumise à une rude épreuve de tentation. Elle la raconte elle-même: « Histoire de sa vie.» page 158 et suivantes - MSA 5,2-6,2 - .» Ces attaques visaient en particulier l'existence du ciel. Elle n'en parlait à personne, de crainte de communiquer à d'autres son inexprimable tourment. Cependant quelquefois, dans nos colloques intimes, elle s'échappait en me disant: « Si vous saviez..... Oh! si vous [354r] passiez seulement cinq minutes par les épreuves que j'endure! » - CSG p.139 - . Elle s'ouvrait de cette tentation aux confesseurs avec lesquels il lui était donné de s'entretenir. L'un d'eux augmenta ses troubles en lui faisant voir l'état où elle était comme très dangereux. De l'avis d'un directeur éclairé, elle copia le symbole et le porta constamment sur elle; elle voulut l'écrire avec son sang. Elle me dit avoir prononcé des actes de foi fort nombreux, afin de protester contre cette tentation. Cette épreuve dura jusqu'à sa mort.

L'esprit de foi de la Servante de Dieu lui montrait la volonté divine dans toutes les épreuves et les lui rendait chères. Lors de la maladie de notre père, elle m'écrivait (26 avril 1891)- « Jésus nous a envoyé un regard d'amour, un regard voilé de larmes, et ce regard est devenu pour nous un océan de souffrances, mais aussi un océan de grâces et d'amour » - LT 107 - . Cet esprit de foi lui faisait voir la main du bon Dieu, même dans les circonstances extérieurement les plus humaines: « Dieu tout seul - m'écrivait-elle - dispose les événements de notre vie d'exil. Mais nous ne le voyons pas, il se cache et nous ne pouvons apercevoir que les créatures... Les créatures sont des degrés, des instruments, mais c'est la main de Jésus, qui [354r] conduit tout. Il ne faut voir que lui en tout » (Lettre de 1893) - LT 128 - . Ce qu'elle m'enseignait, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus le mettait en pratique. Elle fut très attristée de ce que notre père, contrairement à notre espérance, ne put assister à sa prise de voile. Elle m'écrivit à ce sujet (23 septembre 1890): « Tu sais à quel point je désirais ce matin revoir notre père chéri. Eh bien! maintenant, je vois clairement que la volonté de Dieu est qu'il n'y soit pas. Il a permis cela uniquement pour éprouver notre amour... Jésus me veut orpheline, il veut que je sois seule avec lui seul... C'est Jésus seul qui a conduit cette affaire; c'est lui, et j'ai reconnu sa touche d'amour » - LT 120 - .

La Servante de Dieu eut toujours une sainte ambition pour les biens éternels et la conquête de la sainteté. Nul ne pouvait atténuer dans son cœur ce désir joint à la persuasion d'être exaucée. Elle espérait arriver à la sainteté, non pas à cause de ses mérites, qu'elle confessait ne pas avoir, mais à cause des mérites infinis de Jésus qui étaient « sa propriété », disait-elle - CSG p.41 - . Elle confia ses désirs de haute sainteté à un prédicateur de retraite. Ce confesseur la trouva bien téméraire et essaya [355r] de rabattre ses prétentions. Le moment n'était pas venu où le bon Dieu permit qu'un autre directeur « la lançât à pleines voiles sur les eaux de la confiance et de l'amour» - MSA 80,2 - . Elle persista néanmoins dans ses désirs et ses espérances. Elle m'écrivit en mai 1890 (elle avait 17 ans): « Pour moi, je ne te dirai pas de viser à la sainteté séraphique de sainte Thérèse, mais bien d'être parfaite, 'comme ton Père céleste est parfait - *>Mt. 5, 48 - . Oh! Céline, nos désirs qui touchent à l'infini ne sont donc ni des rêves ni des chimères, puisque Jésus lui-même nous a fait ce commandement » - LT 107 - . Elle espérait de même voir tous ses péchés effacés par les mérites de Jésus. Un des derniers jours qu'elle put encore réciter seule le saint office, me trouvant auprès d'elle, je la vis tout à coup s'attendrir. Elle m'indiqua du doigt l'une des leçons de matines et me dit: « Regardez ce que dit saint Jean: Mes petits enfants, je vous ai écrit ceci afin que vous ne péchiez pas, mais cependant si vous péchez, souvenez-vous que vous avez un Médiateur qui est Jésus ' » - *1 Jn. 2, 1 - -  CSG p. ? - . En prononçant ces dernières paroles, ses yeux étaient humides de larmes.

[Session 30: - 20 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[357r] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

La communion des Saints était [357v] pour elle un grand sujet d'espérance. La voyant si parfaite et si fidèle à procurer en toutes choses la gloire de Dieu je lui dis un jour: « Ce que j'envie en vous, ce sont vos œuvres, je voudrais aussi faire du bien, composer de belles choses, des écrits, des tableaux, etc., qui fassent aimer le bon Dieu.» «Ah! me répondit-elle - il ne faut attacher son cœur à cela. Oh! non, il ne faut pas nous faire de peine de notre impuissance, mais nous appliquer uniquement à l'amour... Cependant si nous souffrons trop cruellement de notre pauvreté, il faut offrir au bon Dieu les œuvres des autres, c'est là le bienfait de la communion des Saints. Tauler dit: 'Si j'aime le bien qui est en mon prochain autant qu'il l'aime lui-même, ce bien est à moi au même titre qu'à lui'. Par cette communion, je puis être riche de tout le bien qui est au ciel et sur la terre, dans les anges et dans les saints et dans tous ceux qui aiment Dieu. Vous le voyez - ajouta-t-elle -, vous ferez tout autant de bien que moi et plus quand, avec le désir de faire ce bien, vous accomplirez l'œuvre la plus cachée par amour, même en rendant un léger service, quand cela vous coûte » -  CSG p.56 - . Elle croyait qu'il ne fallait pas craindre de trop désirer, de trop demander [358r] au bon Dieu: « Il faut dire au bon Dieu: Je sais bien que je ne serai jamais digne de ce que j'espère, mais je vous tends la main comme une petite mendiante et je suis sûre que vous m'exaucerez pleinement, car vous êtes bon !.» - Esprit p.145 -

Ses espérances de la vie éternelle et de la sainteté étaient en la Servante de Dieu la source d'un très grand détachement de tout le créé. Elle m'écrivait: « J'ai pensé que nous ne devions pas nous attacher à ce qui nous entoure, puisque nous pourrions être dans un autre lieu que celui où nous sommes » - LT 65 - . Un jour, je lui manifestais le désir que les créatures me tiennent compte de mes efforts et remarquent mes progrès. Elle me dit: « Quelle vanité de désirer être appréciée de vingt personnes qui vivent avec nous! Moi, je ne veux être aimée qu'au ciel, parce que là seulement tout sera parfait » -  CSG p.28 - . Dans les difficultés de la vie son espérance était encore invincible. Elle espérait que le bon Dieu bénirait ses efforts, quand elle aurait fait tout ce qui était en elle pour répondre à l'appel du Seigneur. Pendant la maladie de notre père, elle relevait notre courage par ses paroles et son exemple. Elle me disait alors: « La vie n'est qu'un rêve, bientôt nous nous ré-[358v]veillerons, et quelle joie! Plus nos souffrances sont grandes, plus notre gloire sera infinie.» - LT 82 - Le découragement n'atteignait jamais son âme. Sentait-elle sa faiblesse? La sécheresse habitait-elle son cœur? Sa fidélité à pratiquer les vertus n'en devenait que plus grande. Elle me confiait ainsi ses dispositions dans une lettre de septembre 1893: «Quand même il me semblerait éteint ce feu d'amour, je jetterais encore de petites pailles sur la cendre et je suis sûre qu'il se rallumerait » - LT 143 - . Quand elle n'était pas exaucée, après des prières ferventes au bon Dieu et aux saints, elle les remerciait quand même, en disant: « Je crois qu'ils veulent voir jusqu'où je pousserai mon espérance » - DEA 7-7 - .

Contraste étrange: au sein même de sa grande tentation contre la foi, qui visait principalement l'existence du ciel, la Servante de Dieu manifestait constamment l'espérance de ce ciel, dont elle exprimait sans cesse le désir. Ayant entendu dire par le médecin que sur cent personnes atteintes comme elle, il n'en réchappait pas plus de deux, elle me dit agréablement: « Si j'allais être une de ces deux sur cent, que ce serait malheureux! » (Source première)'. Une sœur lui disait: «Vous n'avez donc pas peur de la mort?.» « Oui - répondit-elle - elle me [359r] fait grand'peur, quand je la vois représentée sur les images comme un spectre; mais la mort, ce n'est pas cela, cette idée-là n'est pas vraie. Pour la chasser, je n'ai besoin que de me rappeler la réponse de mon catéchisme: la mort, c'est la séparation de l'âme d'avec le corps. Eh! bien, je n'ai pas peur d'une séparation qui me réunira pour toujours au bon Dieu.» - DEA 1-5 - Etant en santé, elle disait que lorsqu'elle voulait se rendre compte si elle était toujours dans un égal degré d'amour et d'espérance du ciel, elle se demandait si la mort avait autant de charmes pour elle. Une journée trop prospère, une joie vive lui étaient à charge, parce qu'elle[s] tendaient à affaiblir son désir de la mort. En un mot, je puis dire que je ne l'ai jamais vue chanceler dans son espérance. Jamais je n'ai surpris en elle un sentiment de crainte humaine, mais toujours celui d'une espérance aveugle.

Son amour pour Dieu le Père allait jusqu'à la tendresse filiale. Pour l'Esprit d'amour, elle l'invoquait sans cesse. Quant à « son Jésus », il était tout pour son cœur. Quand elle écrivait, elle mettait, en parlant de Notre [359v] Seigneur, des majuscules à « Lui », « Il », par respect pour sa personne adorable. C'était par Jésus qu'elle allait à Dieu. Elle avait une dévotion spéciale au mystère de l'Incarnation, qu'elle fêtait dévotement chaque 25 mars. Elle aimait à considérer Jésus dans son enfance; elle disait: « Ce serait gentil, si je mourais un 25 mars, parce [que] c'est ce jour-là que Jésus a été le plus petit » (S.P.) Sa dévotion au Sacré-Cœur était aussi bien profonde. Elle estimait qu'il était impossible de se perdre avec cet amour au cœur, et j'ai pu constater, à ce propos, une foi admirable. Elle disait d'une certaine personne, dont les écarts déconcertaient tout le monde: « Je vous dis que le bon Dieu en aura pitié, à cause de sa dévotion au Sacré-Cœur » (S.P.). Et d'une autre dont le salut était en danger: « A cause de sa dévotion au Sacré-Cœur, elle sera sauvée, mais comme au travers du feu » (S.P.). Lors de mon voyage à Paray-le-Monial en 1890, elle m'écrivait: « Prie bien le Sacré-Cœur; tu sais, moi je ne vois pas le Sacré-Cœur comme tout le monde, je pense tout simplement que le Cœur de mon Epoux est à moi seule, comme le mien est à lui seul, et je lui parle alors dans la solitude de ce délicieux cœur à cœur, en attendant de le contempler un jour face à face» - LT 122 - .» [360r] Sa dévotion au Sacré-Cœur avait son couronnement et son complet épanouissement dans la dévotion à la Sainte Face. La Sainte Face était pour elle le miroir où elle voyait l'âme et le cœur de son bien-aimé. Cette Sainte Face fut son livre de méditation où elle puisait la science d'amour, comme elle s'en explique, page 120 de l'« Histoire d'une âme » - MSA 71,1 - .

Dès sa plus tendre enfance, la Servante de Dieu manifesta un grand souci de ne jamais déplaire à Dieu. Sa vigilance allait jusqu'à éviter, non seulement les plus petits péchés véniels, mais les moindres imperfections. Son amour provoquait en elle un désir toujours plus intense de se sacrifier, de prouver au bon Dieu son amour par des œuvres, Aussi, sa vie tout entière s'est-elle passée « à effeuiller à Jésus les fleurs des sacrifices » - HA 12 - et elle put se rendre au moment de la mort ce beau témoignage: « Pourquoi la mort me ferait-elle peur? je n'ai jamais agi que pour le bon Dieu » -  CSG - . Son amour généreux aurait voulu encore trouver sa consommation dans le martyre, qui fut le rêve de sa vie. Tous ces sentiments d'amour divin qui brûlaient son cœur, elle m'en faisait part déjà quand nous étions jeunes filles, alors [360v] que nous nous entretenions confidentiellement aux fenêtres du belvédère des Buissonnets; puis, dans ces « parloirs » - MSA 73,2 - inoubliables, où nous ne nous entretenions que de Dieu. « C'est de lui, de Jésus, que nous allons parler ensemble - m'écrivait-elle --, sans lui, nul discours n'a de charmes pour nos cœurs » (15 août 1892) - LT 135 -

Elle avait un goût prononcé pour l'oraison; son âme trouvait partout des sujets de penser au bon Dieu. Le conseil qu'elle me donnait de chanter sans cesse dans mon cœur un cantique au Bien-Aimé, elle le mettait en pratique. Un jour, c'était au Carmel, je lui demandai si elle perdait quelquefois le sentiment de la présence du bon Dieu; elle me répondit simplement: « Oh! non, je crois que je n'ai jamais été trois minutes sans y penser » -  CSG - Et cela malgré son aridité presque continuelle et son épreuve contre la foi. L'amour du bon Dieu animait véritablement toutes ses actions; elle ne respirait que pour lui; ne pensait qu'à lui. Sur la cloison de sa cellule, elle avait écrit ces mots avec une épingle: « Jésus est mon unique amour.» Contrairement à d'autres mystiques qui s'exercent à la perfection pour atteindre l'amour, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus prenait pour voie de la perfection l'amour même, et à 19 ans elle écrivait à sa cousine Marie [361r] Guérin: « Pour moi, je ne connais pas d'autre moyen pour arriver à la perfection que l'amour » - LT 109 -

[Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

La Servante de Dieu chanta comment elle entendait la vie d'amour dans un cantique intitulé: « Vivre d'amour », Histoire d'une âme, page 371 - PN 17 - . Là toutes ses pensées sont exprimées. Elle le composa d'un jet, pendant qu'elle faisait son heure d'adoration devant le Saint-Sacrement. C'était le 25 février 1895. Le 9 juin de cette même année 1895, le jour de la fête de la Très Sainte Trini-[361v]té, pendant la messe, elle reçut une grâce signalée, et fut intérieurement pressée de s'offrir comme victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux. Au sortir de cette messe, elle m'entraîna à sa suite, à la recherche de notre mère; elle semblait comme hors d'elle-même et ne me parlait pas. Enfin, ayant trouvé notre mère, qui était alors mère Agnès de Jésus, elle lui demanda la permission de s'offrir avec moi en victime à l'Amour miséricordieux. Elle lui donna une courte explication. Notre Mère était pressée, elle ne sembla pas trop comprendre ce dont il s'agissait et permit tout, tant elle avait confiance en la discrétion de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. C'est alors qu'elle composa l'acte de « Donation à l'Amour », qu'elle porta depuis toujours sur son cœur (Histoire d'une âme, page 301) - MSA 84,1 -

La charité de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus envers les pauvres était touchante. Toute jeune enfant, elle tenait à honneur de leur porter l'aumône; elle les regardait avec tendresse et respect, si bien qu'on aurait pu croire que c'était le pauvre qui lui faisait une faveur. Au Carmel, elle aurait désiré l'emploi d'infirmière, parce que c'est celui où il entre le plus de dévouement. Elle me dit à ce propos: [362r] « L'emploi d'infirmière est celui qui me plairait le mieux; je ne voudrais pas le solliciter, j'aurais peur que ce soit présomption, mais si on me le donnait, je me croirais bien privilégiée » - DEA 20-8 - . Comme j'étais moi-même aide-infirmière, elle me recommandait beaucoup de soigner les malades avec amour, de ne pas faire cet ouvrage comme un autre, mais de le faire avec soin, avec délicatesse, comme si réellement on rendait ce service à Dieu même.

Lorsqu'elle remarquait en ses novices la tendance à se replier en soi-même, elle la combattait vivement. Un jour elle me dit: « Se replier sur moi-même, cela stérilise l'âme, il faut se hâter de courir aux œuvres de charité » -  CSG - . C'est ce que fit elle-même la Servante de Dieu. Je venais d'entrer au Carmel, lorsque une bonne vieille converse, sœur Saint Pierre, me raconta en détail les soins de charité que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait pour elle. Elle ajoutait, sur un ton solennel: « De tels actes de vertu ne doivent pas rester enfouis sous le boisseau ». La vertu de la Servante de Dieu avait dû être d'une suavité toute particulière, pour impressionner de la sorte cette rude nature, peu apte à sentir les délicatesses. Ce qui l'avait particulièrement frap-[362v]pée, c'était l'angélique sourire, par lequel son aimable conductrice clôturait tous ses services. Elle aimait à rendre constamment service et à faire plaisir, à son propre détriment. Ses « silences », ses dimanches (temps libres au Carmel dont chacune est fort avare), elle les passait, le plus souvent, à composer des poésies, suivant la demande des sœurs. Jamais elle n'en refusait une seule. Son temps fut tellement pris par ces actes de charité, qu'elle n'en trouvait pas pour elle-même. Sa charité revêtait les formes les plus diverses. Pendant sa maladie, elle se laissait administrer les remèdes les plus répugnants et les plus réitérés avec une patience invincible, alors qu'elle reconnaissait qu'ils étaient absolument inefficaces. Elle me confia qu'elle avait offert au bon Dieu tous ces soins pénibles et inutiles pour qu'ils profitassent à un missionnaire abandonné et malade, auquel manquaient les soins nécessaires. Sa charité s'étendait aux âmes du purgatoire. Elle avait fait « l'acte héroïque » et remis entre les mains de la Sainte Vierge tous ses mérites de chaque jour afin qu'elle les applique à ces âmes souffrantes, de même que les suffrages qui lui seraient donnés après sa mort.

Sa charité lui inspirait le zèle [363r] des âmes. Cette flamme s'alluma dans son cœur à l'époque qu'elle nomme « sa conversion » - MSA 45,1 - ", c'est-à-dire, le jour de Noël 1886. Un dimanche, en fermant son livre, à la fin de la messe, une image de Jésus en croix dépassa un peu en dehors des pages, ne lui laissant voir qu'une de ses mains, percée et sanglante. Elle fut comme bouleversée par un sentiment intérieur qui lui faisait voir ce sang tombant à terre, sans que personne s'empressât de le recueillir, et elle forma la résolution de se tenir au pied de la croix, afin de le recevoir et d'en faire profiter les pauvres pécheurs. Son zèle se porta, à cette époque, sur un grand criminel, du nom de Pranzini, condamné à l'échafaud, pour meurtres épouvantables. Entendant parler de lui par les feuilles publiques, elle résolut de le convertir (elle avait environ 14 ans). A cet effet, elle redoubla ses sacrifices et me confia son secret, me suppliant de l'aider à sauver cette âme, Elle fit offrir pour elle le saint sacrifice de la messe. Je la voyais avec étonnement, contrairement à ses habitudes, chercher à voir les journaux, pour y découvrir l'annonce de la conversion de Pranzini. Elle avait demandé au bon Dieu un signe sensible, pour sa simple consolation, car elle ne doutait pas du succès de sa prière. Pranzini se convertit en effet d'une manière [363v] absolument inattendue et significative. Dernièrement, j'ai entretenu au parloir monsieur l'abbé Valadier, ancien aumônier de la Roquette (prison des condamnés à mort) et successeur dans cette charge de monsieur l'abbé Faure, qui assista Pranzini. Il me confirma le fait de cette conversion inattendue, dont il tenait les détails de monsieur l'abbé Faure lui-même. Pranzini qui avait jusqu'à l'échafaud refusé les secours de la religion, avait déjà les mains liées, lorsque d'une voix étranglée par l'angoisse, dans un cri plein de repentir et de foi, il s'écria: « Monsieur l'aumônier, donnez-moi le crucifix.» Il le baisa avec effusion, échangea deux paroles avec l'aumônier au moment où il fut saisi par le bourreau. La Servante de Dieu appelait Pranzini « son enfant » - MSA 46,2 - .» Plus tard, au Carmel, lorsqu'on mettait à sa disposition quelque argent pour ses fêtes ' elle obtenait de notre mère prieure la permission de l'employer à faire célébrer une messe, et elle me disait tout bas: « C'est pour mon enfant; après les tours qu'il a joués, il doit en avoir besoin!... Il ne faut pas que je l'abandonne maintenant » -  CSG - .» Après cette victoire mémorable, le zèle de la Servante de Dieu s'étendit comme un feu dévorant. Elle entreprit la conversion [364r] d'une ouvrière tout à fait impie, qui venait quelquefois travailler à la maison. Elle instruisit aussi deux petites filles pauvres. C'était charmant de l'entendre leur parler du bon Dieu; elles écoutaient ses instructions avec avidité. Plus tard, au Carmel, je la vis, après le départ des ouvriers, glisser furtivement des médailles dans la doublure de leurs habits. Ayant photographié les novices, je tirai aussi son portrait, elle voulut tenir à la main un rouleau sur lequel elle avait écrit cette parole de notre Mère sainte Thérèse: « Je donnerais mille vies pour sauver une seule âme» - Ste Thérèse d'Avila Ch. de perf. Ch.1 - Pendant sa dernière maladie, au cours d'une période de cruelles souffrances, elle disait encore: « Je demande au bon Dieu que toutes les prières qui sont faites pour moi, ne servent pas à alléger mes souffrances, mais qu'elle soient toutes pour les pécheurs » -  CSG - .» Elle avait même le désir de travailler après sa mort au bien des âmes; elle confiait à mère Agnès de Jésus, en ma présence, « qu'elle voulait passer son ciel à faire du bien sur la terre » - DEA 17-7 - . Deux mois avant sa mort, le 22 juillet 1897, comme je lui lisais un passage sur la béatitude du ciel, elle m'interrompit pour me dire: « Ce n'est pas cela qui m'attire.» « Et quoi donc?», repris-je. - « Ah! c'est l'amour! aimer, être aimée, et revenir sur la terre, pour faire ai-[364v]mer l'Amour » - HA 12 - .»

Pendant sa vie de carmélite, elle dirigea ses intentions spécialement vers la sanctification des prêtres. En 1889, elle m'écrivait le 14 juillet (elle avait 16 ans): « 0 ma Céline,, vivons pour les âmes, soyons apôtres... sauvons surtout les âmes de prêtres: ces âmes devraient être plus transparentes que le cristal. Hélas! et combien de mauvais prêtres, de prêtres qui ne sont pas assez saints. Prions, souffrons pour eux... Céline, comprends-tu le cri de mon cœur? » - LT 94 - Elle me répète la même pensée dans de nombreuses lettres, de 1889 et 1890, comme aussi elle la redit dans son manuscrit et dans ses poésies.

Sa charité ne se démentait pas à l'égard de ceux dont elle pouvait avoir à se plaindre. D'ailleurs, elle ne se plaignait jamais de personne. Dès le temps qu'elle était en pension, lorsque des élèves plus âgées et jalouses de ses succès les lui faisaient payer par des mutineries de mauvais goût, elle se contentait de pleurer en silence, sans m'en rien dire. Au Carmel, sa charité revêtit les mêmes formes. Si elle avait des préférences, c'était pour les sœurs les plus déshéritées et aux récréations je la voyais toujours se placer auprès de celles dont le caractère lui était le [365r] moins sympathique. Elle demanda à la mère prieure d'être aide dans un emploi où personne ne pouvait tenir à cause du malheureux caractère de celle qui le dirigeait, et cela afin d'arriver à lui faire quelque bien. Un jour, pour m'encourager à surmonter des antipathies personnelles, elle me confia les violences qu'elle se faisait elle-même depuis longtemps sur ce point. Cette confidence fut pour moi une révélation, car elle se dominait à ce point que rien ne paraissait de ses efforts, et je fus bien plus stupéfaite encore, quand elle me fit connaître le nom de la sœur qui était ainsi la cause de ses luttes journalières. Je trouvais en effet la Servante de Dieu si aimable, si prévenante pour cette sœur, que je l'aurais prise pour sa meilleure amie. Il semblait que lorsqu'on était dans son tort, elle n'en était que plus aimable, prévenante et douce, afin de cicatriser le cœur aigri qu'elle sentait souffrir. Elle désirait me faire pratiquer cette conduite; mais je lui disais: « C'est trop difficile; je n'arriverai jamais! Je prends de bonnes résolutions, je vois clairement ce qu'il faut que je fasse; puis, à la première rencontre, je me laisse vaincre.» - « Si vous vous démontez si facilement - me répondit-elle c'est que vous n'adoucissez pas votre cœur d'avance. Quand vous êtes exaspérée contre quelqu'un, le moyen de [365v] retrouver la paix, c'est de prier pour cette personne et de demander au bon Dieu de la récompenser de vous donner l'occasion de souffrir » -  CSG - . Pendant sa maladie, elle me fit encore remarquer que la première infirmière prenait toujours du linge très doux, qu'elle choisissait avec une attention exquise, pour la soulager un peu. « Voyez-vous - me dit-elle -, il faut prendre le même soin des âmes... Oh! les âmes, souvent on n'y pense pas et on les blesse... Plusieurs âmes sont malades, beaucoup sont faibles, toutes sont souffrantes. Quelle tendresse nous devrions avoir pour elles! » -  CSG - . Elle me disait « qu'on doit toujours traiter les autres avec charité, car très souvent ce qui paraît négligence à nos yeux, est héroïque aux yeux de Dieu. Une sœur qui a la migraine, ou qui souffre dans son âme, fait plus en accomplissant la moitié de sa besogne qu'une autre saine de corps et d'esprit et qui la fait toute entière » -  CSG - Elle ne faisait point acception de personnes, et je la vis toujours paraître aussi heureuse dans la compagnie d'une certaine sœur, peu intelligente et d'un caractère difficile, qu'avec les autres.

[Session 31: - 21 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[367v] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande. Le promoteur pose la question que voici: de cette charité, n'en connaissez-vous que la splendeur? Non pas aussi quelque déficience, si minime soit-elle?]:

J'ai beau chercher, je ne lui [368r] trouve point de défauts, malgré mon désir d'être absolument sincère. Elle montrait quelquefois de la sévérité dans la conduite des novices; mais je ne puis pas vraiment dire que ce fût un défaut. C'était une sainte colère qui ne lui faisait pas perdre la possession d'elle-même et la paix de son âme.

[Et sur la prudence que pouvez-vous dire?]:

La Servante de Dieu a toujours pratiqué la vertu de prudence. Elle ne se conduisait jamais par un premier mouvement, mais agissait après réflexion. Toutes ses pensées, ses actions, ses entretiens convergeaient vers Dieu; si elle se conduisit personnellement avec une prudence consommée, sans jamais gaspiller ses forces en dehors du but qu'elle voulait atteindre, elle s'efforça de guider ses novices par la même voie, en nous apprenant à éviter les écueils qui pouvaient retarder notre marche. Elle prit pour guide dans cette voie de prudence la Sainte Vierge qu'elle ne cessait d'admirer, et de nous proposer pour modèle dans sa réserve avec l'ange, dans son silence à l'égard de Saint Joseph, et aussi lorsque en face des joies et des peines elle « gardait fidèlement toutes choses en son cœur » com-[368v]me nous l'apprend le Saint Evangile - *Lc. 2,19 - .

Toute petite enfant, elle agissait déjà avec cette prudence; elle disait peu de paroles, mais elle observait beaucoup et faisait de mûres réflexions sur toutes choses. Vers 1883, j'allais avoir 14 ans, elle en avait 10 à peine; nos rapports étaient alors des plus familiers; nous ne nous quittions jamais, partageant la même chambre. Elle garda, à mon égard, pendant plusieurs années, une discrétion absolue et une réserve pleine de tact sur un sujet délicat qu'expliquait la différence de nos âges. Quatre ou cinq ans après, elle me dit à ce sujet: « Je voyais bien qu'il y avait quelque chose qu'on désirait me cacher; alors, pour faire plaisir au bon Dieu et me mortifier, et aussi pour ne pas te gêner, je n'ai pas cherché à savoir » - S.P. - .

Sa prudence se manifesta aussi dans les négociations destinées à lui ouvrir les portes du cloître à 15 ans; les circonstances étaient particulièrement difficiles, comme je l'ai expliqué précédemment (Interrogatoire XVI'). Les oppositions multiples à son projet furent telles que, sans la surnaturelle prudence dont elle fit preuve, il eût certainement échoué. Son grand moyen dans les difficultés était la prière, elle ne s'impatientait pas des obstacles, ne se fâchait point, n'avait point de paroles amères [369r] pour ceux qui contrariaient ses plans; elle se tournait alors d'un autre côté et cherchait d'autres moyens de réaliser ce qu'elle considérait comme la volonté de Dieu.

La Servante de Dieu n'eut jamais à proprement parler de directeur d'âme; aussi bien pour les affaires de sa vocation que plus tard pour sa conduite intime, elle se laissa guider par Notre Seigneur, mais toutefois sans blesser personne, et donnant, en toute rencontre, les marques de la déférence la plus entière.

[Est-ce intentionnellement qu'elle s'abstenait de consulter les directeurs spirituels?]:

Non, toutes les fois que venaient au Carmel des prédicateurs de retraites ou confesseurs extraordinaires, elle sollicitait longuement leurs avis; mais Notre Seigneur permit qu'elle y rencontrât rarement les lumières qu'elle cherchait. Elle faisait à ce sujet l'application suivante d'un texte du Cantique des Cantiques. Comme des novices lui demandaient comment il fallait se comporter dans les directions spirituelles, elle répondit: « Avec une grande simplicité, sans trop compter sur un secours qui peut vous manquer au premier moment. Vous seriez vite forcées de dire avec l'Epouse des [369v] Cantiques: 'Les gardes m'ont enlevé mon manteau, ils m'ont blessée; et ce n'est qu'en les dépassant un peu que j'ai trouvé Celui que j'aime!' - Ct. 5, 7; 3, 4 - . Si vous demandez humblement et sans attache où est votre Bien-Aimé, les gardes vous l'indiqueront. Toutefois, le plus souvent, vous ne trouverez Jésus qu'après avoir dépassé toutes les créatures » -  CSG - .

[Suite de la réponse]:

La maturité précoce de la Servante de Dieu et sa prudence furent appréciées au Carmel, où elle fut chargée à 21 ans de s'occuper des novices, sans lui donner toutefois le titre de « maîtresse.» Ces circonstances difficiles et anormales firent d'autant mieux ressortir sa rare prudence. Voici comment elle définit sa charge dans une lettre qu'elle m'écrivit en juillet 1894: « Je suis un petit chien de chasse: c'est moi qui cours après le gibier toute la journée. Tu sais! les chasseurs - les maîtresses des novices et prieures - sont trop grands pour se couler dans les buissons; mais un petit chien, ça a le nez fin et puis ça se coule partout; aussi je veille de près et les chasseurs ne sont pas mécontents de leur petit chien » - LT 167 - . Mais sa prudence ne se manifesta pas seulement dans la manière dont elle sut éviter les écueils de sa situation; elle brilla surtout dans les conseils qu'elle donnait à ses novices. (J'étais [370r] moi-même alors au nombre de ces novices qui lui étaient confiées). L'ascendant de sa direction venait moins d'une prudence purement humaine que de son abnégation, de son amour pour les âmes et du recours constant qu'elle avait vers Dieu. Je remarquai souvent que, pendant nos entretiens, elle élevait son cœur par la prière; je remarquai aussi qu'elle ne se recherchait jamais. Si elle était d'une grande bonté, elle était aussi d'une grande fermeté et ne nous passait absolument rien. Aussitôt qu'elle s'était aperçue de quelque imperfection, elle allait sans crainte trouver la coupable, et bien que cela lui coutât beaucoup, rien ne pouvait l'empêcher de faire son devoir.

La doctrine qu'elle nous enseignait était aussi pleine de sagesse; en voici quelques traits. Elle nous disait qu'en communauté chacune devait essayer de se suffire à elle-même; qu'il fallait faire toutes choses le plus parfaitement possible, mais en se conformant aux usages, parce que quelquefois un zèle indiscret peut nuire à soi-même et aux autres. Elle disait aussi: « Puisque, dans la vie, il arrive que la continuité d'une chose fatigue, il vaut mieux n'embrasser, en fait de pratiques, que ce qu'on croit pouvoir porter avec persévérance » -  CSG - . Elle m'écrivait en 1889, à l'occa-[370v]sion de nos épreuves de famille: « Voyons la vie sous son jour véritable; c'est un instant entre deux éternités... Souffrons en paix. J'avoue que ce mot de paix me semblait un peu fort, mais l'autre jour, en y réfléchissant, j'ai trouvé le secret de souffrir en paix. Qui dit: ' paix ' ne dit pas ' joie ', ou du moins ' joie sentie '.

Pour souffrir en paix, il suffit de bien vouloir tout ce que Jésus vent. La sainteté ne consiste pas à dire de belles choses; elle ne consiste pas même à les penser, à les sentir; elle consiste à bien vouloir souffrir » - LT 87 - . Elle résumait d'ailleurs toutes ses instructions dans ce qu'elle appelle « sa petite voie d'enfance spirituelle et d'abandon total » - DEA 13-7 17-7 - .

[Pouvez-vous exposer plus longuement quelle était la doctrine que la Servante de Dieu appelait « ma petite voie d'enfance spirituelle et d'abandon total »?]:

Cette « enfance spirituelle ou abandon total » fut le caractère essentiel de sa sainteté. Dans les instructions particulières qu'elle faisait à chacune des novices, il fallait toujours en revenir là: humilité, pauvreté spirituelle, simplicité et confiance en Dieu.

Le fond de ses enseignements était de nous apprendre à ne pas nous affliger en nous voyant la faiblesse même, et, puisque la « cha-[371r] rité couvre la multitude des péchés » - *1 P. 4, 8 - , de nous appliquer à l'amour. Elle disait: « C'est facile de plaire à Jésus, de ravir son Cœur, il n'y a qu'à l'aimer, sans se regarder soi-même, sans trop examiner ses défauts » - LT 142 - . Sa pensée s'exprime assez bien dans cette phrase qu'elle me disait: « Vous êtes toute petite, rappelez-vous cela, et quand on est toute petite, on n'a pas de belles pensées. Dieu est plus fier de ce qu'il fait en votre âme, de votre petitesse, de votre pauvreté humblement acceptée, qu'il n'est fier d'avoir créé les millions de soleils et l'étendue des cieux».» -  CSG - Un jour qu'elle m'avait communiqué une belle pensée, je lui témoignai mon regret de n'en pas avoir de telles; elle me répondit: « Le petit enfant prend le sein de sa mère, pour ainsi dire, machinalement et sans pressentir l'utilité de son action et cependant il vit, il se développe. Il est vrai ajoutait-elle - qu'il est bon de recueillir souvent sa pensée et de diriger son intention, mais toutefois sans contrainte d'esprit, Le bon Dieu devine les belles pensées et les intentions ingénieuses que nous voudrions avoir.» - « Oui - repris-je - mais vous, vous êtes délicate envers le bon Dieu, et moi je ne le suis pas. Je le voudrais si bien! peut-être que mon désir remplace?.» - « Justement - me répondit-elle -, [371v] surtout si vous en acceptez l'humiliation, et si vous allez jusqu'à vous en réjouir, cela fera plus de plaisir à Jésus que si vous n'aviez jamais manqué de délicatesse. Dites: Mon Dieu, je vous remercie de ne pas avoir un seul sentiment délicat et je me réjouis d'en voir aux autres » -  CSG - . Elle disait souvent: « Vous n'avez pas besoin de comprendre ce que le bon Dieu fait en vous, vous êtes trop petite » -  CSG - . Et encore: « Il ne faut pas travailler pour devenir des saints, mais pour faire plaisir au bon Dieu » -  CSG - . « Sa petite voie » consistait à se glorifier de ses infirmités, de son impuissance à tout bien. L'Evangile des ouvriers qui n'avaient travaillé qu'une heure et qui étaient payés autant que les autres, (Mt. 20, 1-16), la ravissait: « Voyez-vous disait-elle - si nous nous abandonnons, si nous mettons notre confiance dans le bon Dieu, faisant tous nos petits efforts et espérant tout de sa miséricorde, nous serons récompensés et payés autant que les plus grands saints » -  CSG -

[372r] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

Il entrait encore dans « sa petite voie d'abandon » de voir toutes choses du bon côté, de modérer en nous l'empressement dans les affaires. Cet abandon total qu'elle nous avait sans cesse enseigné, elle le pratiquait elle-même fidèlement. Un jour, pendant sa maladie,, lui voyant un air très souffrant, mère Agnès de Jésus lui dit: « Oh! vous avez de la peine, ma pauvre petite, de voir que le ciel n'est pas encore pour demain, n'est-ce pas?.» Elle reprit aussitôt: « Ma petite mère, vous ne me connaissez donc pas encore? Tenez, voilà tous mes sentiments exprimés dans un de mes cantiques:

Longtemps encore je veux bien vivre, Seigneur, si c'est là ton désir;
dans le ciel je voudrais te suivre si cela te faisait plaisir.
L'amour, ce feu de la Patrie, [372v] ne cesse de me consumer.
Que me fait la mort ou la vie? Jésus, ma joie est de t'aimer » - DEA 2-8 PN45 -

Un jour, ayant lu ce passage de l'Ecclésiastique: « La miséricorde fera à chacun sa place selon le mérite de ses œuvres » - * Eccli. 16, 15 - , je lui demandai pourquoi il y avait « selon le mérite de ses œuvres », puisque saint Paul parle d'« être justifiés gratuitement par la grâce » - *Rom. 3, 24 - . Elle m'expliqua alors avec feu que si le véritable esprit d'enfance était pétri d'abandon et de confiance en Dieu, il ne l'était pas moins d'humilité et de sacrifice. « Il faut - me dit-elle - faire tout ce qui est en soi, donner sans compter, pratiquer la vertu en toute occasion, se renoncer constamment, prouver son amour par toutes les délicatesses et toutes les tendresses, en un mot, produire toutes les bonnes œuvres en notre pouvoir par amour de Dieu. Mais, à la vérité, comme tout cela est peu de chose, il est urgent de mettre toute sa confiance en Celui qui seul sanctifie les oeuvres, et peut sanctifier sans les oeuvres, puisqu'il tire des enfants d'Abraham des pierres mêmes (Cfr. - * Mt. 3,9 - Oui, il est nécessaire, quand nous aurons fait tout ce que nous croyons devoir faire, de nous avouer serviteurs inutiles (Cfr. - *>Lc. 17, 10 - , espérant toutefois que le bon Dieu nous donnera, par [373r] grâce, tout ce que nous désirons. C'est là, la « petite voie d'enfance » - DEA 17-7 - . La Servante de Dieu était si éloignée d'une piété vague et indolente, qu'elle avait donné pour base à la sienne l'amour de la croix. Elle appréciait si fort le travail laborieux de la souffrance, qu'elle ne croyait pas sans lui pouvoir vivre d'amour. Elle chantait dans son cantique:

Vivre d'amour, ce n'est pas sur la terre fixer sa tente au sommet du Thabor;
avec Jésus c'est gravir le Calvaire, c'est regarder la croix comme un trésor.
Au ciel, je dois vivre de jouissance; alors l'épreuve aura fui sans retour;
mais au Carmel je veux dans la souffrance vivre d'amour! » - PN17 -

La Servante de Dieu a toujours rendu à Dieu et aux saints un culte fidèle. Elle avait une très grande estime pour les exercices religieux; toute jeune, elle aimait les cérémonies pieuses et la fréquentation des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Elle se prépara quatre ans d'avance à sa première communion et lorsque, plus âgée qu'elle de quelques années, je reçus le bon Dieu pour la première fois, elle me regardait avec un saint respect et elle osait à peine me toucher. La [373v] visite au Saint-Sacrement avait toujours fait ses délices. Avant d'entrer à l'Abbaye, c'est-à-dire avant l'âge de 8 ans, elle sortait tous les jours avec mon père, et ne manquait pas d'entrer dans une église; elle ne serait pas rentrée à la maison, sans avoir fait visite au bon Dieu. En pension, elle ne manqua pas à cette pieuse pratique. Tous les jours, à une heure et demie, elle employait son quart d'heure libre à visiter le bon Dieu au lieu de se récréer comme la plupart de ses compagnes. Après sa sortie de pension, elle assistait chaque jour à la messe et y communiait aussi souvent que son confesseur le lui permettait, c'est-à-dire quatre ou cinq fois la semaine. Elle eût désiré communier tous les jours, mais n'osait alors le demander. Quand de lui-même son confesseur ajoutait une communion au nombre ordinaire, elle était délirante de joie. Les fêtes de l'Eglise lui apparaissaient toutes rayonnantes de beauté; de même la récitation de l'office divin fut sa joie au Carmel; elle était heureuse d'avoir quelque obédience dans les cérémonies liturgiques. Elle y édifiait par sa modestie et nous recommandait, à nous ses novices, d'y composer notre extérieur avec un soin particulier, à cause de la dignité du lieu; elle nous recommandait de garder cette dignité en tous temps [374r] par respect pour les saints anges qui nous gardent. Parmi les devoirs qu'elle rendait à Dieu, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'attachait particulièrement à la reconnaissance pour les grâces reçues. Elle me disait: « Ce qui nous attire le plus de grâce, c'est la reconnaissance... J'en ai fait l'expérience par moi-même, essayez et vous verrez. Moi je suis contente de tout ce que Dieu me donne, et je le lui prouve de mille manières » -  CSG - .» Lorsque je fus entrée au Carmel, je trouvais que le bon Dieu devait m'être redevable du grand sacrifice que je faisais pour lui et je suppliais ma chère petite Thérèse de me composer, pour me donner du courage, un cantique qui redirait tout ce que j'avais quitté pour le bon Dieu et se terminerait par ces mots: « Rappelle-toi.» Elle le composa en effet, mais dans un sens tout autre que celui que j'avais souhaité, car l'âme y rappelle à Jésus tout ce qu'il a fait pour elle: l'âme est l'obligée et Jésus le bienfaiteur - PN 24 - .

La Servante de Dieu aimait beaucoup à parer les autels, et surtout l'autel où, à certains jours, on expose le Très-Saint Sacrement. Elle exerça longtemps l'emploi de sacristine, c'était édifiant de voir avec quel respect et quel bonheur elle touchait les choses saintes, et sa joie quand elle apercevait une petite par[374v]celle de la sainte hostie oubliée par le prêtre. J'ai assisté à cette occasion à des scènes sublimes de piété, en particulier une fois où elle se trouva en présence d'un ciboire insuffisamment purifié; elle le porta dans le tabernacle de l'oratoire avec une dévotion indicible. Elle touchait les corporaux et les purificatoires avec une grande délicatesse; il lui semblait, me disait-elle, toucher les langes de l'Enfant Jésus. En préparant la messe du jour suivant, elle aimait à se regarder dans le calice et la patène; il lui semblait que l'or ayant reflété son image, c'était sur elle que reposeraient les divines espèces.

Elle eut toujours une grande confiance et une tendre dévotion pour la Sainte Vierge. Dès son plus jeune âge, elle la considérait comme sa Mère. Mais sa dévotion s'accrut lorsque, à l'âge de 10 ans, elle fut subitement guérie par la Sainte Vierge, d'une maladie réputée incurable par les médecins. La statue devant laquelle elle recouvra la santé, lui fut toujours chère. Pendant sa dernière maladie, cette statue fut transportée à l'infirmerie où on la plaça devant son lit. La Servante de Dieu recommandait sans cesse à Marie toutes ses intentions et toutes les entreprises de son zèle. Lorsqu'elle voulait encourager ses novices à la [375r] pratique des vertus, elle leur écrivait de petites lettres, au nom de la Sainte Vierge. La Servante de Dieu était déjà bien malade lorsqu'elle me dit: « J'ai encore quelque chose à faire avant de mourir: j'ai toujours désiré d'exprimer dans un chant à la Sainte Vierge tout ce que je pense d'elle » -  CSG - . Et elle composa son cantique « Pourquoi je t'aime, ô Marie » (Histoire d'une âme, page 418) - PN54 - .

La dévotion de la Servante de Dieu à Saint Joseph marchait de pair avec son amour pour la Sainte Vierge. Lors de son voyage de Rome, elle me confia qu'elle ne craignait rien pour sa pureté de tout ce qui pourrait lui tomber sous les yeux durant ce voyage, parce qu'elle s'était placée sous la protection de Saint Joseph; elle m'enseigna alors à réciter comme elle chaque jour la prière: « 0 Saint Joseph, Père et Protecteur des vierges» - voir : fin du Bréviaire romain - . Au Carmel, elle le pria beaucoup pour obtenir une plus grande liberté de participer à la sainte communion. Le Décret libérateur de Léon XIII (1891), retirant aux supérieurs, pour le remettre au seul confesseur, le droit de régler les communions - Procès p.152 - , la combla de joie. Elle en fut toujours reconnaissante envers Saint Joseph à qui elle attribuait ce dénouement.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus honorait les anges, principalement son ange gar-[375v]dien, dont elle avait la statuette dans sa chambre de jeune fille. Elle lui attribuait sa préservation du péché, comme en témoigne une lettre qu'elle m'écrivit du Carmel le 26 avril 1894 - LT> 161 - . Elle honorait tous les saints, mais elle avait parmi eux ses protecteurs de choix et ses amis. Dans ce nombre se rangent ses saints patrons: saint Martin, saint François de Sales, sainte Thérèse. Elle aimait aussi beaucoup saint Jean de la Croix, parce qu'elle avait particulièrement goûté ses ouvrages. Parmi les saints, ses amis de choix furent: sainte Cécile qu'elle appelait « la sainte de l'abandon » - LT 161 - la bienheureuse Jeanne d'Arc, le bienheureux Théophane Vénard, parce que, disait-elle, « c'est un petit saint tout simple qui aimait beaucoup la Sainte Vierge, qui aimait aussi beaucoup sa famille, et surtout parce qu'il vivait dans un amoureux abandon à Dieu » - HA 12 - . Enfin, elle honorait les saints Innocents, en qui elle voyait un modèle des vertus de l'enfance chrétienne.

[Session 32:-22 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[377v]. [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande: la vertu de force, etc.]:

Les épreuves n'ont pas manqué à la Servante de Dieu, et elle a eu maintes occasions de montrer la générosité de son courage. La plus poignante de ces épreuves fut la maladie cérébrale de notre père. D'autres peines moins profondes lui vinrent de l'aspérité de caractère de certaines personnes de son entourage. La constance de son aménité à l'égard de ces personnes témoigne d'une autre manière de l'héroïcité de sa force d'âme. Enfin, elle fut aussi exceptionnellement courageuse [378r] pour supporter, sans jamais rien diminuer de sa ferveur, toute une vie d'aridité et d'épreuves intérieures auxquelles vint s'ajouter, à la fin de sa vie, une très pénible tentation contre la foi.

Je puis aussi donner maintenant quelques détails sur la manière dont se comportait la Servante de Dieu en ces diverses circonstances dont j'ai été témoin. Toute petite, elle montrait déjà par ses actes cet empire sur elle-même; à cet âge où les peines prennent chez les enfants des proportions gigantesques, elle, quoique sensible à l'excès, savait les dominer pour consoler les autres. Jamais elle ne se plaignait de ses peines d'enfant, qu'elle supportait toujours en silence. Ce fut avec une énergie surprenante qu'elle conduisit toutes les démarches, qui devaient lui obtenir son entrée au Carmel à 15 ans. Il lui fallut de l'héroïsme pour dominer sa timidité en cette circonstance. Elle dit, parlant de son voyage à Bayeux pour exposer sa requête à monseigneur l'évêque: « Oh! qu'il m'en a coûté pour faire ce voyage! Il a fallu que le bon Dieu m'accorde une grâce toute spéciale, pour que j'aie pu surmonter ma grande timidité... Il est aussi bien vrai que jamais l'amour ne trouve d'impossibilité, parce qu'il se croit tout possible [378v] et tout permis » - MSA 53,2 - . Mais son courage fut principalement surprenant dans la démarche qu'elle osa faire auprès du Saint Père. « Ce jour - écrit-elle - je le désirais et le redoutais en même temps; c'était de lui que ma vocation dépendait. Ce que j'ai souffert avant l'audience, le bon Dieu seul le sait, avec ma chère Céline qui était là » - MSA 62,2 - . « Je ne sais pas comment je m'y prendrai pour parler au Pape - écrit-elle à sa tante -. Vraiment si le bon Dieu ne se chargeait pas de tout, je ne sais comment je ferais » - LT 32 - . Elle se montra en effet courageuse et intrépide pour exposer sa requête, malgré l'opposition de monsieur Révérony, vicaire général de Bayeux. Mais elle fut plus héroïque encore lorsque désolée de la réponse vague que lui avait faite le Saint Père: « Vous entrerez si le bon Dieu le veut » - MSA 63,2 - , elle s'abandonna paisiblement entre les bras de Jésus. Elle écrivait ce jour-là même à sa sœur: « Je suis la petite balle de l'Enfant Jésus; s'il veut briser son jouet, il est bien libre; oui, je veux tout ce qu'il veut» - LT 36 -

Sa force fut encore très manifeste dans l'épreuve douloureuse de la maladie de notre père. Ce fut elle qui nous soutint constamment par son invincible abandon à Dieu. Elle m'écrivait en février 1889: « Quel privilège Jésus nous fait en nous envoyant [379r] une si grande douleur. Ah! L'éternité ne sera pas assez longue pour le remercier! Il nous comble de ses faveurs, comme il en comblait les plus grands saints. Pourquoi une si grande prédilection? C'est un secret que Jésus nous révélera dans notre patrie, le jour où il essuiera toutes les larmes de nos yeux (Ap. 21,4)... Ah! petite sœur chérie, loin de me plaindre à Jésus de la croix qu'il nous envoie, je ne puis comprendre l'amour infini qui l'a porté à nous traiter ainsi... Il faut que notre père chéri soit bien aimé de Jésus pour avoir ainsi à souffrir; mais ne trouves-tu pas que le malheur qui le frappe est tout à fait le complément de sa belle vie? Je sens que je te dis de vraies folies, mais n'importe, je pense encore beaucoup d'autres choses sur l'amour de Jésus, qui sont peut-être beaucoup plus fortes que ce que je te dis » - LT 82 -

Elle fut forte aussi dans sa vie religieuse, qui rencontra plus d'une épreuve dès son début, car aux épreuves intérieures de sécheresse et d'abandon, se joignirent la sévérité ou l'incapacité des religieuses chargées de sa première formation. Elle était mal soignée quant à la nourriture et au repos et traitée sévèrement par sa mère prieure. Sa maîtresse des novices était une sain-[379v] te religieuse, mais sans discernement. Tout à coup, par exemple, elle la faisait reposer sans motif pendant quinze jours de suite, alors qu'elle l'avait oubliée plusieurs semaines; et la mère prieure ne voyant pas la novice à l'oraison du matin, s'emportait et grondait la pauvre enfant, qui ne savait à qui obéir. Cependant, au milieu de ces tribulations diverses, la Servante de Dieu ne cessa de se montrer toujours égale à elle-même. Sa force brilla aussi dans son épreuve contre la foi, dont elle ne parlait à personne, pour ne pas nous communiquer sa tentation. Elle subit cette épreuve, sans qu'il parût en elle le plus petit mouvement de découragement. Ce fut encore sans défaillance qu'elle travailla à se corriger de ses inclinations naturelles, car elle eût été très vive, si elle n'était arrivée à se vaincre. Quand la Servante de Dieu parle dans son manuscrit des sacrifices qu'elle faisait à l'âge de 15 ans, elle dit « qu'elle travaillait à briser sa volonté toujours prête à s'imposer» - MSA 68,2 - .» Or, elle réussissait si bien à se vaincre que, moi qui vivais toujours avec elle dans la plus grande intimité, je ne m'aperçus jamais de cette « tendance à s'imposer » dont elle parle. [380r] C'est constamment dans le monde et au Carmel qu'elle s'exerça à retenir une parole de réplique, à rendre de petits services sans les faire valoir, à accomplir des travaux pour lesquels elle n'avait aucun goût ' à vaincre ses antipathies naturelles. Nous, ses novices, nous la dérangions à temps et à contretemps, nous la tracassions, nous lui faisions des questions indiscrètes. Jamais, pour ma part, je ne l'ai vue me répondre d'une façon tant soit peu brusque; elle était toujours calme et douce. En toute occasion, elle ne prenait de secours et de soulagement que ce qu'on lui proposait, sans aucune avance de sa part. Elle venait de cracher le sang, le Vendredi-Saint 1896, après avoir fait son carême dans toute la rigueur du Carmel. On la laissa, ce jour-là, jeûner au pain et à l'eau et vaquer aux travaux fatigants du nettoyage; elle manifesta de la joie qu'on ne prît point garde à elle. Elle ne fut dispensée des travaux communs (lessives et autres) qu'à la dernière période de sa maladie. Elle se rendait, brûlante de fièvre, à la lessive, allait à l'étendage, le dos ou la poitrine déchirés par des vésicatoires non guéris. Je la vois encore, après une séance du médecin, où on venait de lui faire plus de 500 pointes de feu sur le côté (c'est moi que les [ai] comptées), monter dans sa cel-[380v]lule et prendre son repos sur sa dure paillasse; car dans ce temps-là on ne donnait pas encore de matelas, même provisoirement, aux malades qui n'étaient pas descendues à l'infirmerie. Sa force d'âme fut plus grande encore dans les derniers jours de sa vie. Pour résumer, il est un fait que j'ai toujours remarqué dans la vie de la Servante de Dieu, c'est que le divin Maître lui servait épreuve sur épreuve, tribulation sur tribulation; tout y allait toujours de travers ou si petitement qu'il fallait une patience et un abandon sans cesse en exercice. Aussi la fermeté de volonté qu'elle montra pendant toute sa vie n'en est que plus remarquable.

La Servante de Dieu était fidèle à dominer les saillies de la passion; elle était constamment calme et sereine, et bien que d'une imagination très vive, elle ne se montait point la tête, on était toujours sûr de trouver auprès d'elle un conseil sage et pondéré. Elle me conseillait de ne jamais lui exposer un sujet de mécontentement quand j'étais encore émue. Elle disait: « Quand vous racontez un combat, même à notre mère, ne le faites jamais dans le but que la [381r] sœur qui le provoque soit avertie, ou que la chose dont vous vous plaignez cesse; mais parlez avec dégagement de cœur. Lorsque vous ne sentez pas ce dégagement, et qu'il y a encore ne fût-ce qu'une étincelle de passion dans votre cœur, il est plus parfait de vous taire et d'attendre que votre âme soit pacifiée, parce que souvent s'en entretenir ne fait qu'envenimer» -  CSG - Elle pratiqua toujours cet avis pour sa conduite personnelle, et jamais on ne la vit courir chez notre mère dans le feu d'un combat; elle attendait toujours d'être maîtresse elle-même. Je remarquai qu'elle ne me raconta ses luttes pour pratiquer la charité à l'égard de la sœur dont le caractère ne lui était pas sympathique, que lorsque la victoire fut complète; car elle estimait, comme je viens de le dire, qu'on s'affaiblit lorsqu'on s'entretient des difficultés sur le champ même du combat. Elle agissait d'ailleurs de même dès son enfance, lorsqu'elle ne me confia ses chagrins de pensionnaire qu'une fois sortie de l'Abbaye.

La pratique de la mortification fut toujours familière à la Servante de Dieu, Elle s'adjugeait en toute occasion la dernière place et prenait pour sa part ce qui était le moins [381v] commode, aussi bien en voyage qu'à la maison. Toute enfant, elle avait pris l'habitude de ne point laisser échapper les petites occasions de se mortifier; par exemple, elle interrompait ses lectures au passage même le plus passionnant, aussitôt que l'heure de cesser était venue. Plus tard, elle s'appliqua avec ardeur à des études spéciales d'histoire et de sciences naturelles: « Je n'y employais - dit-elle qu'un certain nombre d'heures que je ne voulais pas dépasser, afin de mortifier mon désir trop vif de savoir » - MSA 47,1 - Un jour, où mon père m'annonçait qu'il allait me faire apprendre le dessin, ayant demandé à Thérèse si cela lui ferait aussi plaisir, celle-ci se priva de répondre, parce que Marie intervint dans le sens contraire. Et cependant, elle en grillait d'envie. Elle me confia plus tard qu'elle se demandait encore comment elle avait eu la force de se taire.

Au Carmel, ses habitudes de mortification s'étendirent à toutes choses, je remarquai qu'elle ne demandait jamais des nouvelles; si elle voyait un groupe quelque part, et que la mère prieure semblât y raconter quelque chose d'intéressant, elle se gardait bien d'aller de ce côté. Au réfectoire, la Servante de Dieu acceptait, sans jamais se plaindre, qu'on lui [382r] servît les restes des aliments. Elle ne s'appuyait jamais le dos; ne se croisait point les pieds; se tenait toujours droite. Elle ne voulait pas qu'on s'assît de travers, même pour se délasser; rien qui rappelât la commodité et l'aisance mondaines. A moins d'une grande nécessité, elle ne s'essuyait pas la sueur, parce qu'elle disait que c'était convenir qu'on avait trop chaud et une manière de le faire savoir. A propos des instruments de pénitence, je lui dis que l'instinct de la conservation faisait que naturellement on évitait bien des mouvements quand on en portait, et qu'on se raidissait sous la discipline de façon à moins souffrir. Elle me regarda stupéfaite et reprit: « Moi, je trouve que ce n'est pas la peine de faire les choses à moitié, je prends la discipline pour me faire du mal et je veux qu'elle me fasse le plus de mal possible... » -  CSG - "'. Elle me dit que quelquefois cela lui faisait tant de mal, que les larmes lui en venaient aux yeux, mais qu'elle s'efforçait de sourire, afin d'avoir sur son visage l'empreinte des sentiments de son cœur, qui était si joyeux de souffrir en union avec son Bien-Aimé, pour lui sauver des âmes. Quant aux instruments de pénitence permis en dehors de la Règle, elle disait que sa dévotion aurait été d'en porter un tous les [382v] jours qui ne sont pas jours de discipline. Elle agit ainsi tant que cela fut permis. L'hiver, malgré les nombreuses engelures qui lui enflaient considérablement les mains, je la voyais rarement les tenir cachées. Un jour qu'il gelait à pierre fendre, et que nous étions sans feu, je remarquai qu'elle avait ses mains toutes découvertes et étalées sur ses genoux, je lui en fis la réflexion, car cela m'exaspérait; mais elle se contenta de sourire d'un petit air malin; je vis par là qu'elle les exposait exprès au froid.

[Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande: la tempérance et la mortification]:

La Servante [383r] de Dieu n'était pas moins mortifiée dans son esprit et dans son cœur que dans ses sens. Elle se privait de tout ce qui aurait pu lui donner satisfaction, Pendant que mère Agnès de Jésus (sa chère Pauline, sa petite mère) était prieure, elle laissait passer son tour de direction chez notre mère, pour se priver par mortification de la consolation qu'elle y trouvait. J'étais en cela vraiment surprise de son détachement. Elle me parlait à moi comme « sa novice », parce qu'elle en avait la permission et le devoir, mais je me suis souvent aperçue qu'elle se privait de s'épancher avec moi pour ce qui la regardait personnellement. Selon la prière qu'elle avait faite en prenant la direction des novices, celles-ci ne s'attachèrent jamais à elle humainement. J'ai remarqué que chacune de nous, quoique en l'aimant beaucoup, n'avait jamais été tentée d'avoir pour elle cette affection folle et inconsidérée qui se développe parfois dans des cœurs jeunes et sujets à l'illusion. Si elle agissait avec cet esprit de mortification envers moi, « la petite compagne de son enfance » - MSA 6,2 - , je sais qu'elle le pratiqua encore avec plus de rigueur pour « sa petite mère » (mère Agnès de Jésus), parce que la permission donnée pour elle était plus restreinte. A la prise d'habit [383v] de notre cousine Marie Guérin (sœur Marie de l'Eucharistie), la communauté l'accompagnant à la porte de clôture pour la remettre à sa famille, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus se tint à l'écart, et ne parut point. Une sœur la rencontrant lui dit: « Allez donc vous aussi pour voir votre famille!.» Mais elle n'en fit rien. Il est à noter que les parloirs étant en construction, il y avait un an que nous n'avions vu nos parents. Comme je lui faisais plus tard le reproche d'avoir été la seule à manquer au rendez-vous, elle me dit qu'elle s'en était privée pour se mortifier, ajoutant que se (sic) sacrifice lui avait beaucoup coûté. Au sujet de cette mortification du cœur, elle nous dit (à nous ses trois sœurs carmélites) vers la fin de sa vie: « Quand je serai partie, faites bien attention à ne pas mener la vie de famille ', à ne rien vous raconter des parloirs sans permission et encore n'en demandez la permission que quand ce seront des choses utiles et non pas amusantes » - DEA 3-8 - . L'obéissance de la Servante de Dieu parut en elle dès sa plus tendre jeunesse. Je ne me souviens pas de l'avoir vue murmurer ou tarder à accomplir un ordre reçu, tant à la maison qu'en pension. Il fallait faire une grande attention à ce qu'on disait devant elle, [384r] car un avis lui devenait un ordre, et elle ne le suivait pas seulement un jour, ni quinze jours, mais jusqu'à la fin de sa vie. Ainsi en fut-il au Carmel, où les circonstances furent, de son temps, très favorables à l'exercice héroïque de l'obéissance. Notre pauvre mère Marie de Gonzague faisait, suivant le caprice du moment, une foule de recommandations qui, pour la plupart des sœurs, étaient non avenues au bout de quelques jours et qu'elle-même oubliait avoir faites. Ces recommandations tombaient donc d'elles-mêmes, excepté pour sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Je l'ai surprise faisant le grand tour pour aller à tel endroit, retournant sur ses pas pour fermer une porte que tout le monde laissait ouverte: c'est que six mois ou deux ans auparavant, notre mère avait fait une observation à ce sujet; elle était restée pour elle un oracle. Elle ne considérait pas si c'était avec raison ou sans fondement, ni si la chose recommandée avait été maintenue: la mère prieure l'avait dit une fois, cela lui suffisait pour s'en faire une obligation jusqu'à la mort. Elle obéissait à chacune des sœurs, allant à droite et à gauche suivant le désir de chacune, sans que jamais il parût l'ombre d'une contrariété. Un soir, pendant sa maladie, la communauté étant allée [384v] à l'oratoire du Sacré-Cœur pour y chanter un cantique, elle suivit péniblement la communauté et fut obligée de s'asseoir pendant le chant. Une sœur l'appela, lui disant de venir chanter; elle se leva aussitôt et se joignit au chœur. Après la réunion, très mécontente, car j'étais infirmière, je lui demandai qui lui avait inspiré cette obéissance trop aveugle à mon avis. Elle me répondit simplement « qu'elle avait pris l'habitude d'obéir à chacune par esprit de foi » -  CSG - . Si elle obéissait aussi parfaitement à tout le monde, sa fidélité pour l'observance de nos saintes Règles et Constitutions était absolue.

Trois ans après la profession, les novices sortent du noviciat, et prenant le rang des autres sœurs ne sont plus tenues aux mêmes exigences; ainsi les novices demandent leurs permissions générales toutes les semaines, tandis que les autres ne les demandent que tous les mois. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus aurait pu, avec ses 9 ans de vie religieuse, se dégager de ces liens, mais elle se garda bien de le faire et s'astreignit, jusqu'à la fin de sa vie, aux exigences plus strictes du noviciat. Quels sacrifices son principe d'obéissance aveugle ne lui a-t-il pas fait faire pendant sa longue maladie? [385r] car nous la faisions souvent souffrir croyant la soulager, et elle subissait sans jamais réclamer ce que nous avions cru devoir lui prescrire. Un jour qu'on lui avait ordonné de dire par obéissance ce qui pouvait la soulager, comme elle était brûlante de fièvre, elle demanda à la première infirmière qui était alors à ses côtés, de lui ôter une couverture. Cette sœur très âgée et un peu sourde comprit qu'elle avait froid, et rassemblant toutes les couvertures qu'elle put trouver, la couvrit jusque par-dessus la tête. Quand je revins, je la trouvai en cet état, ruisselante de sueur. Elle me dit « qu'elle avait tout accepté en esprit d'obéissance et que la sœur, voyant qu'elle prenait avec un sourire tout ce qu'elle lui donnait, ne se lassait pas d'apporter de nouvelles couvertures » - Source première - Elle jugeait des personnes d'après leur obéissance aux supérieurs et des œuvres d'après leur subordination à l'autorité. Dans une circonstance particulière, on lui avait fait passer une brochure pieuse qui faisait beaucoup de bruit et qui, en réalité, ne lui déplut point, elle eut même de la vénération pour l'auteur. Mais ayant appris que cet auteur avait dit une parole quelque peu révoltée à l'adresse d'un évêque, elle ne voulut plus en entendre parler, non plus que de ses œuvres.

[385v] La Servante de Dieu poussait la pratique de la pauvreté jusqu'aux limites extrêmes, et cette vertu ne s'enracina pas chez elle sans efforts. Elle dit dans son manuscrit « qu'elle était contente d'avoir à son usage des choses soignées et de trouver sous la main ce qui lui était nécessaire.» - MSA 74,1 - "'. Avec sa nature d'artiste, c'était naturellement en effet qu'elle eût préféré les choses de bon goût et non détériorées. Je m'en aperçus un jour où j'avais fait une tache irréparable sur son sablier, car je remarquai l'effort qu'elle fit pour accepter de le garder tel et ne rien faire paraître du sacrifice que je lui imposais sans le vouloir. Une autre fois, on avait passé une teinture sur une petite table à son usage; il arriva que les pieds insuffisamment secs firent plusieurs taches sur le parquet de sa cellule; n'ayant pu les faire disparaître, je m'aperçus que ce lui fut un réel sacrifice de les supporter. C'est pourtant avec cet amour du beau qu'elle arriva à choisir pour son usage les objets les plus laids et les plus usés . Lorsqu'ils n'avaient pas ce cachet-là, elle savait le leur donner. Sa corbeille à ouvrage, commençant à se disjoindre, une sœur la lui borda avec une bande de vieux velours trouvé au grenier. Bien que très pressée, sœur Thérèse défit le travail et [386r] remit le velours à l'envers, pour que ce fût plus pauvre et plus laid. Etant à la lingerie, sa compagne d'emploi lui donna pour attacher l'ouvrage sur ses genoux une épingle qui avait une tête imitant une perle. Elle ne l'eut pas plus tôt en sa possession qu'elle brisa la petite tête blanche, pour n'avoir qu'une épingle brute. Une novice ayant passé de l'huile de lin sur les meubles de sa propre cellule, elle les lui fit laver immédiatement à la brosse. La Servante de Dieu rejetait avec soin la commodité. Elle eut pendant toute sa vie religieuse une petite lampe dont le mécanisme ne fonctionnait plus, si bien que pour hausser ou baisser la mèche elle était obligée de se servir d'une épingle. Mais cela semblait si naturel de la voir se donner ce mal avec une bonne grâce parfaite, qu'on se laissait persuader qu'elle préférait ces objets à d'autres. Sans doute le bon Dieu le permettait ainsi pour lui donner occasion de mériter, car nous aurions bien dû penser qu'il lui aurait été plus agréable de posséder une lampe comme celles de toutes les autres sœurs. Elle ne faisait aucune attention à ce que ses robes fissent bien; plus c'était vilain, usé, plus elle était contente. Elle me confia que par économie de temps, qu'elle employait toujours pour les autres, elle ne se copia point pour elle-même [386v] les poésies qu'elle avait composées, bien qu'elle eût beaucoup désiré en posséder un exemplaire. Pour résumer ces idées sur la pauvreté, je rapporterai un conseil qu'elle me donna vers la fin de sa vie: « Je voudrais - lui dis-je un jour que cette image qui vous a appartenu me reste à moi, après votre mort.» « Ah! - me répondit-elle - vous avez encore des désirs!... Quand je serai avec le bon Dieu, ne demandez aucune de mes affaires, prenez simplement ce qu'on vous donnera; agir autrement serait ne pas être dépouillée de tout; au lieu de vous procurer de la joie, cela vous rendrait malheureuse. Il n'y aura qu'au ciel que nous aurons le droit de posséder » -  CSG -

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus eut toujours un soin extrême de garder intacte la belle vertu de chasteté. Elle m'a dit avoir toujours agi seule avec la même réserve que si elle eût été en présence de quelqu'un,. Cependant elle n'était pas scrupuleuse. Son esprit droit et perspicace lui avait fait connaître toutes choses, et tout était beau à son regard limpide. Aussi, elle ignorait ce que c'était qu'une mauvaise pensée, tout son cœur était pur. Elle louait le bon Dieu de toutes ses œuvres et les trouvait toutes marquées au cachet de la pureté divine (je parle ici de ses états d'âme depuis [387r] l'âge de 14 ans, car je n'ai pas su en quoi consistaient ses scrupules de fillette).

[Session 33: - 23 septembre 1910, à 8h,30 et à 2h. de l'après-midi]

[389v] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande: la chasteté, l'humilité, etc.]:

[390r] Au début de son voyage de Rome, elle recommanda sa pureté à Saint Joseph, et jamais rien ne parvint à la troubler de tout ce qui tomba sous nos regards dans les musées et ailleurs. Elle me disait qu'étant petite « elle avait honte de son corps » - DEA 30-7 - et qu'une seule chose la consolait d'en avoir un, c'était que Jésus n'avait pas dédaigné d'en prendre un semblable au nôtre. Du Carmel elle m'écrivit plusieurs lettres où elle exalte la belle vertu de pureté; elle me parle souvent du « lys blanc » qui signifiait la virginité; elle en faisait ressortir la beauté immaculée en comparaison du « lys jaune » - LT 57 - , qui dans notre commun langage signifiait le mariage. Lorsque toutes mes sœurs furent entrées en religion et que je restai seule dans le monde avec notre père, elle éprouva une sollicitude toute maternelle pour mon âme et souffrit beaucoup en me sachant exposée à des dangers qui lui avaient été inconnus. En effet, au moment où je restai seule dans le monde, je fus obligée par les convenances de suivre un peu le courant du milieu où je vivais. Elle était toujours en souci à mon égard; mais surtout un certain jour où elle apprit que je devais assister à une soirée où il faudrait danser. Elle pleura, me dit-elle, comme jamais elle n'avait pleuré et me fit demander au parloir pour me faire ses [390v] recommandations. Comme je trouvais qu'elle excédait un peu, car on ne pouvait pas se ridiculiser, elle parut indignée et me dit avec force: « Toi, l'épouse de Jésus (j'avais fait vœu de chasteté), tu veux donc pactiser avec le siècle, e n te livrant à des plaisirs dangereux? » -  CSG - . J'étais stupéfaite et vaincue, je pris la résolution indiquée et la tins au prix de bien des ennuis. La Servante de Dieu chérissait à tel point la sainte pureté qu'à sa prise d'habit, lorsqu'on lui donna un reliquaire pour porter désormais sur elle, elle ne choisit que des reliques de vierges, écartant toutes les autres, même les reliques des saints qu'elle aimait le plus. C'est elle qui me le fit remarquer en me montrant son reliquaire. Elle me confia aussi un jour qu'elle n'avait jamais éprouvé de tentations contre la chasteté.

La Servante de Dieu s'est toujours exercée à l'humilité. Etant enfant, à l'âge où l'on désire tant grandir, elle exprimait le désir de rester toute petite de taille. Plus tard, sur son lit de mort, elle considérait avec joie que malgré ses neuf ans de religion, elle avait toujours été au noviciat, ne faisant point partie du chapitre et considérée toujours comme « une petite.» Se basant sur une certaine ignorance de divers travaux manuels, [391r] la Servante de Dieu nous croyait supérieures à elle; elle regardait avec une sainte envie (l'envie de faire du bien) les belles miniatures et les poésies que faisait mère Agnès de Jésus; elle admirait mes compositions de tableaux, et un jour à l'oraison, où elle regardait une peinture que je venais d'envoyer, représentant l'adoration des Bergers, elle fit au bon Dieu le sacrifice de se voir incapable; après quoi elle eut une lumière très vive sur le bienfait de la communion des Saints qui nous rend tous participants des œuvres des uns des autres dans la proportion de nos désirs. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus sentait si bien sa faiblesse qu'elle était persuadée que, sans un secours tout particulier de Dieu, elle n'aurait pas fait son salut: « Avec une nature comme la mienne - écrit-elle - si j'avais été élevée par des parents sans vertu, je serais devenue très méchante et peut-être me serais-je perdue. Mais Jésus veillait sur sa petite fiancée; il a voulu que tout tourne à son bien, même ses défauts qui, réprimés de bonne heure, lui ont servi à grandir dans la perfection » - MSA 8,2 - .

Cette préservation, à laquelle elle attribuait sa vertu, lui paraissait être l'équivalent d'une véritable rémission. Aussi m'écrivait-elle en juillet 1891: « Si Jésus dit de Madeleine que celui-là aime plus à qui on a remis davantage - *Lc. 7, 47 - ), on peut le dire avec [391v] encore plus de raison lorsque Jésus a remis d'avance les péchés » - LT 130 - . Tous les péchés qui se commettent sur la terre et dont elle avait été préservée lui semblaient comme lui être remis d'avance, parce qu'elle se sentait capable d'y succomber.

Pendant notre voyage de Rome, elle remarqua qu'un jeune voyageur avait à son égard une complaisance affectueuse. Quand nous fûmes seules, elle me dit: « Oh! comme il est grand temps que Jésus me soustraie au souffle empoisonné du monde, car je sens que facilement mon cœur se laisserait prendre à l'affection, et là où les autres périssent je périrais moi aussi, car nous ne sommes pas plus forts les uns que les autres » - S.P. - . Elle écrira, à ce sujet, dans son manuscrit: « Je n'ai donc aucun mérite à ne m'être pas livrée à l'amour des créatures, puisque je n'en fus préservée que par la grande miséricorde du bon Dieu » - MSA 38,2 - "'. L'humilité consistait chez la Servante de Dieu à rechercher l'oubli plutôt qu'à exprimer le mépris qu'elle faisait d'elle-même. « Pour trouver une chose cachée - m'écrit-elle le 2 août 1893 - il faut se cacher soi-même, - Cant. Spir. str 1 - notre vie doit donc être un mystère; il nous faut ressembler à Jésus, à Jésus dont le 'visage était caché - *Is. 53, 3 - . Voulez-vous apprendre quelque chose qui vous serve? dit l'Imitation, aimez à être ignoré et compté pour rien' » - Imit.liv.1ch 2-3 et LT 146 - . C'est sur l'humilité [392r] qu'est basée sa « petite voie d'enfance.» En effet, se sentant faible et incapable à tout bien, ne se voyant pas « de taille - comme elle dit - à gravir le rude escalier de la perfection», - MSC 3,1 - elle se jeta dans les bras du bon Dieu et établit là sa demeure.

Pour sa conduite personnelle, non seulement la Servante de Dieu faisait constamment bon visage aux humiliations, mais elle s'humiliait elle-même, en prenant toujours la dernière place, en obéissant à toutes, en gardant le silence lorsqu'elle n'était pas interrogée; elle était humble dans les plus petites choses. Voici quelques-unes des paroles par lesquelles elle m'enseignait l'humilité: « Parfois nous nous surprenons à désirer ce qui brille. Alors rangeons-nous humblement parmi les imparfaits, estimons-nous de ' petites âmes ' qu'il faut que le bon Dieu soutienne à chaque instant; dès qu'il nous voit bien convaincus de notre néant, il nous tend la main; si nous voulons encore essayer de faire quelque chose de grand, même sous prétexte de zèle, le bon Jésus nous laisse seules, mais dès que j'ai dit: Mon pied a chancelé, votre miséricorde, Seigneur, m'a affermi », - *Ps. 93, 18 - -  CSG - . Elle m'écrit une autre fois: « Peut-être vas-tu croire que je fais ce que je dis; oh! non, je ne suis pas toujours fidèle, mais je ne me décourage jamais; je m'abandonne dans les bras de Jésus; [392v] la petite goutte de rosée s'enfonce plus avant dans le calice de la ' Fleur des Champs ' (Ct. 2, 1), et là elle retrouve tout ce qu'elle a perdu et bien plus encore » - LT 143 - . « Oui - dit-elle ailleurs - il suffit de s'humilier, de supporter avec douceur ses imperfections: voilà la vraie sainteté» -  CSG - . « Si, en tombant, il ne devait point y avoir offense de Dieu, on devrait le faire exprès, afin de s'humilier.» - Source pr. -

[La Servante de Dieu faisait-elle état, parfois, des privilèges qu'elle allait reçus de Dieu?]:

J'ai ouï dire, mais très vaguement, que quelques-uns avaient parlé à ce propos d'un manque d'humilité de la Servante de Dieu; mais je ne crois pas ce jugement possible, sinon pour ceux qui ne lisent que très superficiellement la vie et les écrits de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Car il est impossible de l'observer avec quelque attention, sans reconnaître qu'elle était tout humilité et qu'elle ne parle jamais des grâces qu'elle a reçues, sinon pour publier avec une grande simplicité les miséricordes de Dieu sur son âme, ou pour en exprimer sa reconnaissance, ou pour l'édification du prochain. Il me semble que la candeur avec laquelle elle parle quelquefois des bienfaits de Dieu en elle, est précisément [393r] l'expression d'une humilité très parfaite.

[Réponse à la vingt-deuxième demande]:

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était une âme très simple et s'est sanctifiée par des moyens ordinaires. Il y a pourtant dans sa vie quelques faits où l'intervention du surnaturel paraît plus remarquable. A l'âge de quelques semaines, elle fut guérie par l'invocation de Saint Joseph, alors qu'elle allait mourir de la maladie d'intestins qui avait enlevé nos deux petits frères et que les deux médecins qui la soignaient n'avaient plus d'espoir. A l'âge de 10 ans, elle fut guérie [393v] instantanément par la Sainte Vierge d'une maladie très grave et très étrange. Au moment où elle recouvra la santé, elle fut favorisée d'une vision de la Reine du ciel. Cette guérison est racontée très exactement pages 48 et 49 de l'« Histoire d'une âme » - MSA 30,1-2 - . J'ai assisté à toutes les phases de cette maladie et à sa guérison subite. Voici les détails que j'en puis rapporter: Dans cette maladie extraordinaire, il me semblait reconnaître l'action du démon: tel était mon sentiment et celui que j'entendais émettre autour de moi. J'ai assisté alors à des scènes effrayantes: elle se tapait la tête contre le bois de son lit comme pour se tuer (c'était un grand lit très haut); elle se dressait debout sur son lit, et mettant sa tête devant ses pieds, elle exécutait un certain tour qui, plusieurs fois, la projeta brutalement à terre par dessus la balustrade de son lit; l'appartement était pavé et jamais elle ne se fit aucun mal. Un jour j'entendis mon oncle, monsieur Guérin, homme de science et de foi, dire qu'on ne la guérirait pas par des moyens humains. Lui qui avait été interne-pharmacien des hôpitaux de Paris, à même d'observer des cas de maladies extraordinaires, disait qu'on n'avait jamais vu un cas semblable. Il rapporta alors que le médecin venait de lui dire, à propos de Thérèse, que ce cas [394r] déjouait tous les calculs de la science; que si ces symptômes s'étaient produits vers l'âge de 14 ou 15 ans, il les aurait peut-être compris, mais que chez une enfant de 10 ans ils étaient inexplicables. Cependant, à l'encontre des maladies où le démon joue un rôle, jamais les objets pieux ne lui firent peur. Cette maladie dura à peine cinq mois. Elle fut subitement et totalement guérie le 10 mai. A la vue du changement subit qui se produisit dans son attitude, et en observant l'expression de son regard dans cette extase, je n'eus aucun doute qu'elle ne vît alors la Sainte Vierge. J'en étais tellement persuadée que je ne me souviens pas lui avoir fait des instances pour lui faire dire une chose qui me paraissait évidente; mais ma sœur Marie voulut lui faire raconter ce qu'elle avait vu.

A 15 ans, après son entrée au Carmel, on l'avait chargée d'orner la statue de l'Enfant Jésus qui est sous le cloître. Un jour elle regrettait de ne pouvoir, comme autrefois, moissonner dans la campagne des gerbes de fleurs des champs pour les déposer aux pieds de cette statue. Elle se disait en elle-même: « Je ne reverrai donc jamais des bluets, des grandes pâquerettes, des coquelicots, de l'avoine, des blés! » -  CSG - . La portière du monastère [394v] apporta ce même jour à notre mère une superbe gerbe champêtre composée de toutes les fleurs que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait désirées. La tourière du dehors l'avait trouvée posée sur le bord de la fenêtre, comme une chose offerte sans qu'on ait jamais su qui l'avait apportée. La chose est d'autant plus étrange, qu'à cette époque le Carmel de Lisieux n'était pas connu comme maintenant et que personne n'y apportait alors de fleurs. Il en est tout autrement aujourd'hui, où les personnes dévouées à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus apportent constamment des fleurs.

En juillet 1894, alors qu'elle disait « jouir d'une santé de fer » - LT 167 - , elle semble avoir prédit sa mort. Elle m'écrit en effet le 18 juillet 1894: « Jésus viendra, il prendra l'une d'entre nous, et les autres resteront pour un peu de temps, dans l'exil et les larmes » - LT 167 - . Parmi les événements futurs qu'il lui fut donné de prévoir, on peut citer la paralysie cérébrale de notre bon père qu'elle vit dépeinte dans son enfance en une vision prophétique (Histoire d'une âme, pages 31 et 32) - MSA 19,2-20,2 - . Cette vision s'est réalisée même quant aux particularités de détail; elle le vit, dit-elle, « la tête couverte d'un voile épais » - MSA 20,1 - . Ce détail est bien significatif, car au début de sa maladie [395r] j'ai remarqué que mon cher petit père voulait sans cesse se voiler le visage. Il prenait à cet effet son mouchoir ou quelque autre étoffe à sa portée, et les posait sur sa tête.

La Servante de Dieu, ayant beaucoup souffert de la privation de la sainte communion, nous prédit qu'après sa mort nous ne manquerions point de « notre pain quotidien », ce qui se réalisa pleinement, et depuis 13 ans il ne s'est trouvé qu'un seul jour où nous en avons [été] privées, parce qu'il n'y avait pas de prêtre pour nous dire la messe. Elle avait prédit aussi à mère Marie de Gonzague que du haut du ciel elle lui ferait changer sa manière de voir par rapport à la non fréquence de la sainte communion, ce qui est arrivé. La mère Marie de Gonzague changea en effet tout à coup sa manière d'agir, et les aumôniers se trouvèrent libres de nous mettre au régime de la communion quotidienne. J'ai entendu bien des fois la Servante de Dieu exprimer, sous des formes très variées, son désir et son assurance de faire du bien après sa mort et décrire quel serait ce bien: qu'elle appellerait les âmes à Dieu en leur enseignant la voie de la confiance et du total abandon. Elle pressentait sans doute le [395v] cas qu'on ferait des objets lui ayant appartenu, car, avec une simplicité charmante, elle me donnait à conserver les rognures de ses ongles.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Quand elle était petite, il y avait dans sa physionomie, son attitude, ses démarches, quelque chose de céleste; nos amis et les personnes qui nous fréquentaient le disaient. Lorsqu'elle avait 12 à 15 ans, elle passait plutôt inaperçue; elle était timide et parlait peu, en dehors de l'intimité de la famille. On remarquait bien qu'elle était très pieuse, et notre tante s'étonnait qu'elle sût par cœur l'« Imitation de Jésus-Christ.» Mais au demeurant on s'occupait peu d'elle. Pendant ses six premières années du Carmel, j'étais séparée d'elle puisque j'étais restée dans le monde auprès de mon père. J'ai des raisons de croire, par ce que j'ai appris après mon entrée au Carmel, que pendant cette période sa simplicité et son humilité la faisaient passer plutôt inaperçue au milieu de ses sœurs, qui la tenaient pour une religieuse bien assidue à sa Règle. Pendant ses trois dernières an-[396r] nées que je passai au Carmel avec elle, je remarquai que certaines sœurs, plus clairvoyantes, rendaient hommage à son exceptionnelle sainteté. Sœur Saint Pierre, une pauvre infirme, voulait que l'on perpétuât le souvenir de la charité que la Servante de Dieu avait pratiquée à son égard; elle prétendait même « qu'on parlerait plus tard de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus » Une autre ancienne, morte aussi depuis, soeur Marie Emmanuel, me disait: « Cette enfant a une telle maturité et tant de vertu, que je la voudrais prieure, si elle n'avait pas 22 ans ». Enfin, deux autres anciennes allaient lui demander des conseils en secret. Mais, somme toute, même pendant ses dernières années, elle continua de mener une vie cachée dont la sublimité était plus connue de Dieu que des sœurs qui l'entouraient.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

Pour les détails sur la maladie et la mort de la Servante de Dieu, je n'en connais pas d'autres que ceux recueillis avec tant de soin, au jour le jour, par notre révérende mère. Elle écrivait au moment même ce que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus disait à celles qui approchaient de son lit; elle l'écrivait textuel, tel que la chère [396v] petite malade le disait. De plus, elle a recueilli le détail des diverses phases de la maladie, d'après le bulletin de santé que sœur Marie de l'Eucharistie (Marie Guérin) envoyait chaque jour à son père, pendant le cours de cette maladie, J'étais alors aide à l'infirmerie, et, par délicatesse, on m'avait confié le soin de ma chère petite sœur; je couchais dans une petite cellule attenante à son infirmerie et je ne la quittais que pour les heures d'office et quelques soins à donner aux autres malades. Pendant ce temps, mère Agnès de Jésus me remplaçait. Je puis donc certifier en connaissance de cause que toutes les notes prises par notre mère sont tellement véridiques et tellement complètes qu'il n'y a rien à y retrancher, comme aussi rien à y ajouter. Néanmoins, je donnerai quelques traits qui me sont plus personnels et mon appréciation sur certains faits déjà consignés.

Au courant de l'année 1897, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus me dit, bien avant d'être malade, qu'elle s'attendait bien à mourir cette année; en voici la raison qu'elle me donna au mois de juin. Quand elle se vit prise d'une tuberculose pulmonaire, « voyez-vous me dit-elle - le bon Dieu va me prendre à un âge, où je n'aurais pas eu le temps d'être prêtre... Si j'avais pu être prêtre, ce serait [397r] à ce mois de juin, à cette ordination que j'aurais reçu les saints Ordres. Eh! bien, afin que je ne regrette rien, le bon Dieu permet que je sois malade, je n'aurais donc pas pu m'y rendre et je mourrais avant d'avoir exercé mon ministère » -  CSG - . Le sacrifice de n'avoir pu être prêtre lui tenait toujours à cœur. Quand nous lui coupions les cheveux pendant sa maladie, elle demandait toujours qu'on lui fit une tonsure: elle passait alors avec contentement sa main sur sa tête. Mais son regret ne se bornait pas à des enfantillages; comme il était inspiré par un véritable amour de Dieu, il lui inspira de hautes espérances. La pensée que sainte Barbe avait porté la sainte communion à saint Stanislas Kostka la ravissait:

« Pourquoi pas un ange - nous disait-elle -, pas un prêtre, mais une vierge? Oh! qu'au ciel nous verrons de merveilles! J'ai dans l'idée que ceux qui l'auront désiré sur la terre partageront au ciel l'honneur du sacerdoce » -  CSG -

Mais sa sainte audace ne s'arrêtait pas là. Un jour elle me dit: « Notre Seigneur répondait autrefois à la mère des fils de Zébédée: ' Pour être à ma droite et à ma gauche, c'est à ceux à qui mon Père l'a destiné - *' Mt. 20,23 - . Je me figure que ces places de choix refusées à de [397v] grands saints, seront le partage de[s] petits enfants » -  CSG - "'. Je venais de lui citer cette parole d'un saint: « Quand même j'aurais vécu de longues années dans la pénitence, tant qu'il me restera un souffle de vie, je craindrais de me damner.» Elle reprit aussitôt: « Moi, je ne puis partager cette crainte, je suis trop petite pour me damner, les petits enfants ne se damnent jamais » - DEA 10-7 - .

« Vraiment vous êtes une sainte », lui dis-je un jour. « Non - reprit-elle je ne suis pas une sainte, je n'ai jamais fait les actions des saints! je suis une toute petite âme que le bon Dieu a comblée de grâces. Vous verrez au ciel que je dis vrai » - DEA 4-8 - . Elle était si convaincue de son impuissance, que notre père supérieur étant venu la voir et lui ayant dit: « Vous croyez aller bientôt au ciel? Mais non, votre couronne n'est pas achevée; vous ne faites que la commencer! », elle répondit d'un air angélique: « 0 mon Père, c'est bien vrai, je n'ai pas fait ma couronne, mais c'est le bon Dieu qui l'a faite»" - DEA 9-7 - . Et comme nous lui demandions si elle avait toujours été fidèle aux grâces divines, elle répondit simplement: «Oui, depuis l'âge de trois ans, je n'ai rien refusé au bon Dieu » -  CSG - . Son désir d'aller au ciel était calme et serein, basé qu'il était sur le désir de faire en tout la volonté du bon Dieu. Elle dit à ce propos à sœur Marie de l'Eucharistie: « Si l'on me disait que je vais guérir, ne croyez pas [398r] que je serais attrapée, je serais contente tout autant que de mourir.» Elle écrivait: « Je veux bien être malade toute ma vie, si cela fait plaisir au bon Dieu, et je consens même à ce que ma vie soit très longue; la seule grâce que je désire, c'est qu'elle soit brisée par l'amour » - MSC 8,1-2 - . Elle était indifférente à tout. Un jour qu'on avait discuté devant elle de l'achat du nouveau cimetière, elle me dit: « Ma place m'importe peu; qu'on soit n'importe où qu'est-ce que cela fait? Il y a bien des missionnaires qui sont dans l'estomac des anthropophages, et les martyrs avaient bien comme cimetière le corps des animaux féroces » -  CSG - . Et lorsqu'on lui dit: « Vous mourrez peut-être le jour de telle fête », elle reprit: « Je n'ai pas besoin de choisir un jour de fête pour mourir; le jour de ma mort sera le plus grand de tous les jours de fête pour moi » - CSG - . Elle ne voulait pour elle, tant au spirituel qu'au temporel, rien qui sortît de l'ordinaire. Comme je lui disais: « Vous avez beaucoup aimé le bon Dieu, il fera pour vous des merveilles, nous retrouverons votre corps sans corruption », elle repartit avec un accent de tristesse, comme si ma réflexion l'avait peinée: « Oh! non, pas cette merveille-là, ce serait sortir de ma petite voie d'humilité; il faut que ' les petites âmes ' ne puissent rien m'envier; attendez-vous donc à ne retrouver de moi qu'un squelette » - DEA 8-7 - Elle [398v] conserva même dans sa dernière maladie des manières enfantines et gracieuses qui rendaient sa compagnie très agréable. Chacun voulait la voir et l'entendre. Elle se réjouissait de la mort et regardait avec plaisir les préparatifs qu'on aurait voulu lui cacher. Ainsi, elle demanda à voir la caisse de lys qui venait d'arriver pour orner le lit de parade; elle les regardait avec plaisir, en disant. « C'est pour moi! » -  CSG - Elle ne pouvait y croire, tant elle était contente. Pour la satisfaire, on réglait devant elle l'achat du nouveau cimetière, en prévision de sa mort prochaine. Un soir, comme on craignait qu'elle ne passât pas la nuit, on avait apporté dans l'appartement contigu à l'infirmerie un cierge bénit et le bénitier avec un goupillon; elle le soupçonna et demanda qu'on mît ces objets de façon à ce qu'elle les vît. Elle les regardait d'un air de complaisance, puis elle nous décrivait tout ce qui arriverait après sa mort, elle passait en revue avec bonheur tous les détails de sa sépulture et en faisait part dans des termes joyeux, qui nous faisaient rire quand nous aurions voulu pleurer. Oui, ce n'était pas nous qui l'encouragions, mais elle qui nous remontait. Un jour, elle s'écria soudain: « Quand je pense que je meurs dans un lit! J'aurais voulu mourir dans une arène! » - DEA4-8 - Lorsque surve-[399r]naient des hémorragies elle se réjouissait, pensant qu'elle versait son sang pour le bon Dieu: « Il ne pouvait en être autrement - disait-elle - et je savais bien que j'aurais cette consolation de voir mon sang répandu, puisque je meurs martyre d'amour » 145. - Autres"> - Autres paroles, juillet -

La Servante de Dieu était loin d'être conduite par la voie des consolations. Après une de ses communions, elle nous dit: « C'est comme si on avait mis deux petits enfants ensemble, et les petits enfants ne se disent rien; pourtant moi je lui ai dit quelque petite chose, mais il ne m'a pas répondu: sans doute qu'il dormait! » - Autres Paroles juillet - Son épreuve contre la foi ne s'atténua pas au seuil de l'éternité, au contraire; le voile devenait de plus en plus épais. A ses souffrances intimes, se joignaient d'horribles souffrances physiques. La maladie de poitrine suivait une phase tout particulièrement douloureuse, à laquelle il faut ajouter le manque de secours. Au moment de graves complications où la tuberculose gagna les intestins, amenant la gangrène, elle fut privée de médecins pendant un mois. Avec cela, son extrême maigreur amena des plaies; elle souffrait de véritables tortures que nous ne pouvions pas soulager.

Dans cet abîme de maux, [399v] elle se tournait vers le ciel, mais n'en recevait point de soulagement. Comme je lui en exprimais ma surprise, elle dit: « Il est vrai, lorsque je prie le ciel de venir à mon secours, souvent c'est alors que j'en suis le plus délaissée!.» Puis, après un moment de silence, elle reprit: « Mais je ne me décourage pas, je me tourne vers le bon Dieu, vers tous les saints, et je les remercie quand même: je crois qu'ils veulent voir jusqu'où je pousserai mon espérance... Non, ce n'est pas en vain que la parole de - * Job (13, 15 - est entrée dans mon cœur: 'Quand même Dieu me tuerait, j'espérerais encore en lui! '. Je l'avoue, j'ai été longtemps avant de m'établir à ce degré d'abandon; maintenant j'y suis; le Seigneur m'a prise et m'a posée là » - DEA 7-7 - . Cependant un jour, après une crise de grandes souffrances, nous la vîmes subitement s'attendrir; elle avait une expression angélique. Voulant en connaître la cause, nous la questionnâmes; elle était trop émue pour nous répondre. Le soir elle me remit ce billet: « 0 mon Dieu, que vous êtes doux pour la petite victime de votre Amour miséricordieux! Maintenant même que vous joignez la souffrance extérieure aux épreuves de mon âme, je ne puis dire: ' Les angoisses de la mort m'ont environnée - *Ps. 17,5 - , mais je m'écrie dans ma reconnaissance: ‘ Je suis descendue dans [400r] la vallée de l'ombre de la mort, cependant je ne crains aucun mal, parce que vous êtes avec moi, Seigneur - *Ps. 22,4 - (A ma bien aimée petite soeur Geneviève de Sainte Thérèse) 3 août 1897 » - LT 262 - . Elle implorait nos prières afin que le bon Dieu lui donne la force jusqu'au bout. Un matin du mois de septembre, le dernier de sa vie, elle me supplia en ces termes: « Oh! priez la Sainte Vierge, ma petite soeur Geneviève, moi, je la prierais tant si vous étiez malade; soi-même, on n'ose pas demander! » - DEA 23-8 - . Le 21 août, dans l'excès de ses souffrances, elle gémissait et respirait avec peine en disant comme machinalement à chaque respiration: « Je souffre! je souffre! », ce qui paraissait lui aider à respirer; elle me dit: « A chaque fois que je dirai: je souffre, vous répondrez: Tant mieux! C'est cela que je voudrais dire pour achever ma pensée, mais je n'ai pas la force.» - DEG 21-8 -

[Session 34-.- 27 septembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[402r] [Suite de la réponse à la vingt-quatrième demande]:

Au milieu de ses souffrances, la Servante de Dieu gardait toujours la même sérénité. Un jour que [je] la voyais sourire, je lui en demandai la cause et elle me répondit: « C'est parce que je ressens une très vive douleur de côté, j'ai pris l'habitude de faire bon accueil à la souffrance » -  CSG - . Bien que souvent les visites qu'elle recevait des unes ou des autres fussent importunes, jamais elle ne témoignait le [402v] moindre ennui. Elle ne demandait non plus aucun soulagement et prenait ce qu'on voulait bien lui donner. La nuit, elle ne me sonnait qu'à la dernière extrémité; elle attendait que je vinsse de moi-même, et la dernière nuit qu'elle passa sur la terre, sœur Marie du Sacré Cœur et moi veillant auprès d'elle, malgré ses instances de nous reposer comme de coutume, dans une pièce voisine, nous étant assoupies après lui avoir donné quelque chose à boire, elle resta, tenant son petit verre à la main, jusqu'à ce que l'une de nous s'éveillât.

Sa paix était inaltérable; et, bien qu'elle fût impliquée personnellement dans certaines scènes bien pénibles que faisait notre pauvre mère Marie de Gonzague, elle ne murmura jamais, et c'était elle qui par sa douceur et son humilité tournait toutes les difficultés. La Sainte Vierge était sa douce étoile. Un jour, en fixant sa statue, elle dit: « Je ne puis plus regarder la Sainte Vierge sans pleurer! » -  ? ? - . Et plus tard, c'était le 8 septembre, ayant demandé à revoir l'image de Notre-Dame des Victoires, où elle avait collé la petite fleur que mon père lui donna lorsqu'il lui permit d'entrer au Carmel et dont elle parle page 83 (Histoire d'une âme) - MSA 50,2 - , elle écrivit au [403r] verso, d'une main tremblante: « 0 Marie, si j'étais la reine du ciel et que vous soyiez Thérèse, je voudrais être Thérèse, afin que vous soyiez la Reine du ciel » -  ? ? - . Ce furent les dernières lignes qu'elle traça ici-bas.

Elle caressait souvent son crucifix avec des fleurs, et lorsqu'il était au repos, elle y attachait une petite fleur, et dès qu'elle se flétrissait un tant soit peu, elle la remplaçait par une autre; mais n'y voulait point souffrir de fleurs fanées. Déjà quand elle était en santé et qu'on jetait des roses au crucifix du préau, elle faisait une grande attention à éplucher les pétales, afin de n'en semer que de très fraîches sous les pas de Jésus. Un jour que je la voyais bien attentionnée à toucher la couronne d'épines et les clous de son crucifix, je lui dis: « Qu'est-ce que vous faites donc là?.» Alors avec un air étonné d'être surprise, elle me dit: « Je le décloue... et je lui enlève sa couronne d'épines... » -  CSG - . Une des dernières nuits, je la trouvai les mains jointes et les yeux fixés au ciel: « Que faites-vous donc ainsi - lui dis-je - il faudrait essayer de dormir.» - « Je ne puis pas - me répondit-elle -, alors je prie....» - « Et que dites-vous à Jésus? » - « Je ne lui dis rien, je l'aime» -  CSG - .

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne subissait pas d'attaques extérieures du démon; [403v] cependant, peu de semaines avant sa mort, je fus témoin d'un spectacle étrange. Un matin au réveil, je la trouvai toute angoissée; elle paraissait en proie à une lutte forcée et pénible; elle me dit: « Il s'est passé cette nuit quelque chose de mystérieux-. Le bon Dieu me demandait de souffrir pour vous, je l'ai accepté; aussitôt mes souffrances ont été doublées. Vous savez que je souffrais surtout de tout le côté droit, le gauche s'est pris immédiatement et avec une intensité presque intolérable. Alors j'ai senti l'action sensible du démon qui ne veut pas que je souffre pour vous. Il me tient comme avec une main de fer, il m'empêche de prendre le plus petit soulagement, afin que je désespère: je souffre pour vous, et le démon ne veut pas!... » -  CSG - . Vivement impressionnées, j'allumai un cierge bénit, et peu après le démon s'enfuyait pour ne plus revenir. Je ne pourrai jamais exprimer ce que j'éprouvai en entendant ces paroles; la petite malade était pâle et comme défigurée par la souffrance et l'angoisse; je sentais que nous étions environnées de surnaturel.

Le jour de sa mort, au milieu de l'après-midi, elle se sentit prise de douleurs étranges dans tous les membres. Posant alors un de ses bras sur l'épaule de mère Agnès de [404r] Jésus, elle me donna l'autre à soutenir et resta ainsi quelques instants. A ce moment, 3 heures sonnèrent... et nous ne pouvions nous défendre d'une certaine émotion. Que pensait-elle alors? Elle nous rappelait l'image frappante de Jésus en croix, et cette coïncidence me parut pleine de mystères... L'agonie commença aussitôt; elle fut longue et terrible; on l'entendait répéter: « Oh! c'est bien la souffrance toute pure, parce qu'il n'y a pas de consolation; non, pas une! 0 mon Dieu!!! Je l'aime pourtant le bon Dieu!... 0 ma bonne Sainte Vierge, venez à mon secours!... Si c'est là l'agonie, qu'est-ce que c'est que la mort?... 0 ma mère, je vous assure que le vase est plein jusqu'au bord... Oui, mon Dieu, tant que vous voudrez... Mais ayez pitié de moi!... Non, je n'aurais jamais cru qu'on pouvait tant souffrir... jamais, jamais! Demain, ce sera encore pire! Enfin, tant mieux! » - DEA 30-9 - . Les paroles de la pauvre petite martyre étaient entrecoupées et déchirantes, mais toujours empreintes de la plus grande résignation. Notre mère fit alors appeler la communauté. Sœur Thérèse l'accueillit avec un gracieux sourire; puis serrant son crucifix entre ses mains, elle parut se livrer tout entière [404v] à la souffrance, mais ne parla plus. Sa respiration était haletante; une sueur froide baignait son visage, ses vêtements, les oreillers même et les couvertures en furent imprégnées, elle tremblait...

Pendant sa maladie, sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus nous disait: « Mes petites sœurs, il ne faut pas vous faire de peine, si en mourant, mon dernier regard est pour l'une de vous et pas pour l'autre, je ne sais pas ce que je ferai, c'est ce que le bon Dieu voudra. S'il me laisse libre, ce dernier souvenir sera pour notre mère (mère Marie de Gonzague) parce qu'elle est ma prieure » - DEA 20-7 - Elle nous répétait ces paroles quelques jours seulement avant sa mort. Or, le soir de sa mort, pendant son agonie, quelques instants seulement avant d'expirer, je lui rendais un léger service, alors en me faisant un délicieux sourire, elle fixa sur moi un long et pénétrant regard. La communauté, qui était présente, eut un frémissement. Puis, Thérèse cherchant notre mère, baissa sur elle les yeux, mais son regard avait repris son expression habituelle. Quelques instants après, notre mère, croyant que l'agonie pouvait se prolonger, congédia la communauté. L'angélique patiente, se tournant alors vers notre mère, lui [405r] demanda: « Ma mère, n'est-ce pas l'agonie, ne vais-je pas mourir?.» Et, sur la réponse de notre mère qu'elle pouvait se prolonger encore, elle dit d'une voix douce et plaintive: « Eh bien! allons... allons... Oh! je ne voudrais pas moins souffrir!.» Puis, regardant son crucifix: « Oh!... je l'aime!... Mon Dieu, je... vous... aime!!! » - DEA 30-9 - .

Ce furent ses dernières paroles. A peine venait-elle de les prononcer, qu'à notre grande surprise elle s'affaissa tout à coup, la tête penchée à droite. Mais soudain elle se redressa, comme appelée par une voix mystérieuse, elle ouvrit les yeux et les fixa irradiés un peu au dessus de la statue de la Sainte Vierge; le regard se prolongea quelques minutes, le temps de réciter lentement un credo. Souvent depuis j'ai cherché à analyser cette extase, à comprendre ce regard qui n'était pas seulement un regard de béatitude. En effet, on y lisait encore un grand étonnement et dans son attitude une assurance pleine de noblesse. J'ai pensé que nous avions assisté à son jugement. D'une part, elle avait, comme le dit le Saint Evangile, « été trouvée digne de paraître debout devant le Fils de l'homme » (Lc 21 36), et de l'autre, elle voyait que les largesses dont elle allait être comblée, surpassaient infiniment ses immenses désirs; car, à cette expression [405v] d'indicible étonnement, en était jointe une autre. elle semblait ne pouvoir supporter la vue de tant d'amour, comme quelqu'un qui subit un assaut plusieurs fois renouvelé, qui veut lutter et qui dans sa faiblesse demeure l'heureux vaincu. C'en était trop, elle ferma les yeux et rendit le dernier soupir... C'était le jeudi 30 septembre 1897, il était 7 heures du soir.

[Réponse à la vingt-cinquième demande]:

Je sais par tout ce que j'ai entendu dire ici que le corps de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus a été publiquement inhumé dans le cimetière de Lisieux et que sa tombe occupait la première place dans la concession nouvellement acquise pour le Carmel. J'ai vu aussi des photographies représentant cette tombe en cet endroit. Ses funérailles se firent modestement et ne présentèrent rien de particulièrement remarquable. J'ai su aussi que le 6 septembre de cette année, on a exhumé les restes de la Servante de Dieu, en présence de monseigneur l'évêque et d'une nombreuse assistance, et qu'on les a renfermés dans un nouveau cercueil qui a été mis en terre en un endroit près du précédent.

[406r] [Réponse à la vingt-sixième demande]:

Je n'ai pas été moi-même au cimetière à cause de la clôture, mais je sais par les multiples témoignages qu'on nous en rapporte au Carmel, que le tombeau de la Servante de Dieu est devenu progressivement un lieu de pèlerinage. Il y vient beaucoup de prêtres. On a rapporté au Carmel, après l'exhumation du 6 septembre, la croix de bois qui était placée sur le premier tombeau. Cette croix était littéralement couverte d'inscriptions faites par les pèlerins et exprimant des invocations et des actions de grâces. Le concours des pèlerins semble s'accroître de jour en jour.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

La mort si édifiante de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, son extase au moment de paraître devant le bon Dieu firent une forte impression sur les sœurs de la communauté, sur celles-là même qui l'avaient le moins appréciée pendant sa vie, l'une d'elles, sœur Saint Vincent de Paul (morte en 1905). Cette sœur converse qui, tant de fois lui avait fait de la peine par ses paroles piquantes, et qui même avait dit assez haut pour être entendue de la Servante de Dieu: « Qu'est-ce qu'on pourra bien dire de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus après sa [406v] mort?» - HA 12 - , celle-là donc, aussitôt après le décès de sœur Thérèse, sollicita la cessation d'une anémie cérébrale qui l'affligeait depuis longtemps. Appuyant alors sa tête sur les pieds de l'angélique enfant, elle lui demanda pardon de ses offenses, et dit avoir obtenu dès lors sa complète guérison. Ensuite, elle ne se lassait pas de ramasser partout des rebuts de photographies représentant la Servante de Dieu, et cela aussitôt après la mort de sœur Thérèse, avant que sa réputation extérieure ait, pour ainsi dire, influencé les idées. Je sais ces détails par sœur Saint Vincent elle-même, qui ne se cachait pas de ces sentiments et en faisait part à toutes les sœurs.

Sœur Saint Jean de la Croix (décédée le 3 septembre 1906), l'une des sœurs anciennes qui avaient quelquefois demandé des conseils à la Servante de Dieu, composa et écrivit cette prière qu'elle tenait toujours dans l'un de ses livres d'office: « Ma petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, je remercie le Cœur de Jésus de toutes les grâces dont il vous a comblée. Je vous supplie de m'associer sur la terre à l'amour que vous avez pour lui dans les cieux. Priez le séraphin qui a dû transpercer votre cœur de la flèche du divin amour de bien vouloir faire en moi ce qu'il a fait en vous.»

J'ai eu connaissance par la mère [407r] Marie de Gonzague qui me l'a raconté, d'une grâce que reçut cette révérende mère prieure devant un portrait représentant Thérèse enfant. Cette grâce dut être bien vive, car notre pauvre mère ne pouvait regarder l'image sans pleurer. Je fus témoin de cette émotion bien souvent renouvelée, et elle me disait alors: « Moi seule peux savoir ce que je lui dois... Oh! ce qu'elle m'a dit!... Tout ce qu'elle m'a reproché!... mais si doucement!....» Souvent la bonne mère reprenait cette image, et, dans les derniers temps de sa vie, elle s'amenda très sensiblement sous la douce impulsion de sœur Thérèse. La réputation de sainteté de la Servante de Dieu s'est donc répandue dans notre monastère; toutes les sœurs sans exception la prient, lui recommandent leurs familles, et se réjouissent des nouvelles de ses prodiges que nous recevons tous les jours et dont notre mère nous fait part à la récréation.

Aussitôt que la vie de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus eut été lue par quelques personnes, ce fut comme une étincelle qui allume partout l'incendie, et il nous aurait été impossible, quand même nous l'aurions voulu, d'arrêter ses progrès. Pour satisfaire aux demandes, il fallut multiplier les éditions. [407v] Elles se succédèrent sans interruption, ou plutôt il y avait forcément interruption, car on n'imprimait pas assez vite pour satisfaire aux demandes. On imprime en ce moment le soixante-quinzième mille. Ce livre n'est pas de ceux qu'on ne lit qu'une fois; mais quand on l'a lu, on ne s'en sépare plus: « Je le reprendrai mon livre - m'écrivait une de mes amies et pas une fois seulement, mais dix, mais vingt; il y a pour longtemps de quoi nourrir mon âme.» Cette appréciation nous a été cent fois renouvelée. Ces jours derniers encore, une lettre de Constantinople nous disait que « l'Histoire d'une âme » ayant été prêtée à monseigneur Sardi, sa Grandeur l'avait déjà lue trois fois depuis le mois de juillet. Dans de telles conditions, l'ouvrage fut connu dans les cinq parties du monde, et des demandes de traduction nous furent faites pour les différents pays. Des lettres d'approbation d'évêques ou de hauts personnages parurent alors très élogieuses. Celles des éditions hollandaise et portugaise sont particulièrement remarquables.

On demanda des souvenirs de la Servante de Dieu dès le début. C'est par milliers que nous avons dû envoyer ces souvenirs, et moi qui ai la garde des objets ayant appartenu à sœur Thérèse, je suis dans l'étonnement de voir que des draps, des rideaux de lit, [408r] des vêtements ont déjà disparu, coupés en infimes petits morceaux. Dans presque toutes les lettres que nous recevons depuis l'apparition de l'« Histoire d'une âme » (1898), on exprime le désir de voir la Cause introduite et menée vite à bonne fin. On exprime souvent aussi le pourquoi de cette sympathie, qui place sœur Thérèse dans une sphère de vénération à part. « Ce que j'aime dans la vie de cette carmélite - nous écrit-on - c'est qu'elle est une sainte aimable, une sainte qu'on peut imiter, une sainte qui ne vous décourage pas par un air extatique ou renfrogné.» C'est bien là l'impression générale, traduite sous mille formes; on sait gré à la Servante de Dieu d'avoir su couvrir la croix de fleurs en souriant à la souffrance, et de nous avoir rappelé par son exemple la vie d'enfance tant louée par Notre Seigneur. Beaucoup d'âmes simples se sentent attirées à cette voie d'amour et de confiance et l'exemple de sœur Thérèse les encourage à y entrer sans crainte. Les lettres que nous recevons expriment très souvent ces attraits et ces encouragements. Plusieurs communautés s'avouent transformées par cet « esprit d'enfance », et l'on souhaite de tous côtés que sa glorification vienne sanctionner « cette voie d'abandon et de petitesse.» Parmi ces âmes simples, on ne compte pas seulement des personnes sans culture, mais [408v] des savants et des docteurs. Le révérend père Pichon, S. J., m'écrivait le 11 mai 1909: « Oui, Dieu veut glorifier son humble petite épouse. Après cela, comment ne pas s'efforcer de devenir petits enfants? C'est à quoi je travaille à 66 ans.»

Cette pensée que la glorification de sœur Thérèse serait un encouragement à la sainteté, lui suscite des apôtres partout; les prêtres, en particulier, lui sont spécialement dévouées. Le révérend père Flamérion, S. J., qui dirige près de Paris une maison de retraite spirituelle pour les prêtres, nous en a donné de touchants exemples. Dans les séminaires sœur Thérèse est très connue et aimée. Beaucoup de prêtres et de religieux la prennent pour « sœur » ou associée de leur sacerdoce. Nous avons eu ici plusieurs visites d'évêques ou d'abbés demandant à voir la cellule de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. C'est avec une pieuse vénération qu'ils se sont agenouillés devant la statue de la Sainte Vierge qui lui a souri, qu'ils se sont fait conduire à tous les lieux sanctifiés par sa présence. Nous avons dû renoncer à montrer, aux personnes qui nous sollicitaient de les apporter à la grille, les objets ayant appartenu à la Servante de Dieu. Les demandes de prières sont faites en si grand nombre au Carmel que les visites au parloir [409r] et la correspondance en sont devenues extrêmement à charge. On a dû autant que possible nous retirer de ce mouvement, mère Agnès de Jésus, sœur Marie du Sacré-Cœur et moi, parce que étant les sœurs de la Servante de Dieu, il n'y aurait plus pour nous de vie religieuse possible.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai rien entendu de sérieux à l'encontre de cette réputation de sainteté. Au début, quelques Carmels se tenaient en défiance, pensant que peut-être l'affection de ses sœurs exagérait les mérites de la Servante de Dieu. Mais ces impressions ont vite disparu devant la réflexion et le témoignage des faits.

[409v] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je puis mentionner pour répondre à cette question: 1° plusieurs faveurs extraordinaires qui me sont personnelles; 2° d'autres qui sont arrivées à quelques-unes de nos sœurs; 3° la réputation de grâces extraordinaires et de miracles qui se répand dans le monde entier depuis la mort de la Servante de Dieu.

l° Les premiers mois qui suivirent la mort de la Servante de Dieu, je reçus de grandes lumières intérieures accompagnées souvent de grâces sensibles. La plus importante, sinon par le signe sensible, du moins par l'intensité des grâces intérieures, eut lieu au mois d'octobre 1897, quinze jours seulement après la mort de ma sœur chérie. C'était la veille de la Maternité de la Très-Sainte Vierge; je faisais le Chemin de la Croix sous le cloître. Tout à coup, je vis comme une flamme qui semblait venir des profondeurs du ciel. Au même instant, je ressentis une impression surnaturelle et je m'écriai: « C'est Thérèse »; la grâce intérieure surpassa de beaucoup ce que je pourrais exprimer. C'est une des plus grandes grâces que j'aie reçues. Dans l'espace [410r] d'un éclair, j'eus la réponse à des difficultés qui avaient tant de fois attristé mon cœur. Toutes mes vaines préoccupations s'évanouirent; la « petite voie » de confiance, d'abandon, d'humilité et d'esprit d'enfance de Thérèse me fut expliquée et devint lumineuse à mon âme. Un jour qu'une sœur m'avait pris un objet qui m'était nécessaire, je m'apprêtais à le lui réclamer avec quelque vivacité, lorsque j'entendis distinctement ces paroles: « Bien humblement!.» J'avais reconnu la voix de Thérèse, et mon cœur fut aussitôt transformé et incliné à l'humilité. Au mois de juin 1908, j'étais en grande retraite pour l'anniversaire de ma profession, et je m'étais de nouveau livrée à l'Amour, me demandant toutefois comment je saurais qu'enfin j'étais livrée complètement. Le matin, vers 4 heures, je fus réveillée par un bruit de paroles; quelqu'un me disait à l'oreille: « On ne se livre à l'Amour qu'autant qu'on se livre à la souffrance.» Je ne doutai pas que cette voix fût celle de la Servante de Dieu, et cette parole apporta dans mon âme une grande lumière; je compris que cette donation plus ou moins entière n'était pas un acte général, mais un travail de chaque jour et de chaque instant. [410v] A la fin de l'année 1908, l'heure semblait venue pour la Servante de Dieu de se manifester d'une manière plus générale. On entendit parler de parfums, au moyen desquels elle faisait connaître sa présence. Je ne sais pourquoi je m'insurgeai contre ce genre de manifestation; je le disais grossier, parce qu'il frappait agréablement les sens; enfin, je conclus que je n'y croyais pas. Un soir, vers la fin de novembre, rentrant dans notre cellule, qui est celle même qu'occupait soeur Thérèse, je trouvai l'oratoire qui précède cette cellule embaumé d'un parfum de roses. Je fus saisie; mais ce premier saisissement passé, je restais encore incrédule et me disais: « Maintenant on parfume tout, ce peut bien être une lettre imprégnée d'odeur, quoique je savais bien il n'y en eût point dans l'endroit, et sans examen je sortis de l'appartement; mais on tournant de l'escalier, assez loin de la cellule, je sentis comme un souffle tout composé de parfum de roses. Alors je crus et voulus remercier ma Thérèse, mais tout s'évanouit aussitôt. Des phénomènes analogues se sont reproduits pour moi une quinzaine de fois depuis deux ans. Il est à remarquer que ces phénomènes de parfums ne se sont pas produits pendant les 11 années qui [411r] ont suivi la mort de la Servante de Dieu, mais seulement depuis 1908. A part deux ou trois circonstances, où l'odeur s'est conservée un temps très notable, j'ai remarqué que les parfums s'évanouissaient aussitôt que j'avais compris que c'était soeur Thérèse. Ils ont toujours souligné un fait particulier, ou m'ont été envoyés pour me consoler dans des moments de peine. J'ai remarqué encore que je n'en ai jamais été favorisée quand je le désirais, mais toujours au moment où j'y pensais le moins, tellement que ce n'est qu'au bout de quelques instants qu'il me venait à l'idée que c'était soeur Thérèse.

2° A propos des parfums, il est arrivé un fait assez curieux dont j'ai été témoin. Après l'exhumation de sœur Thérèse (6 septembre 1910), on nous avait parlé d'une planche qui s'était détachée de la tête du cercueil, mais elle n'avait pas été rapportée du cimetière. Quelques jours après la cérémonie, le jeudi 15 septembre, notre révérende mère envoya l'une des tourières glaner les débris de bois qui pouvaient rester, lui recommandant de chercher cette planche. La tourière vit bien, mise à l'écart, dans une haie, une planche ressemblant à celle que l'on cherchait. Elle l'emporta sans toutefois être bien sûre de l'identité de ce fragment. La portière du monastère [411v.] reçut ce morceau de bois avec méfiance et le posa négligemment sur une table. Survint une sœur (sœur Marie de la Trinité) qui venait chercher un paquet et ignorait totalement la présence de cette planche.

Elle fut saisie par une forte odeur d'encens et apercevant alors le morceau de bois, elle se dit: « Bien sûr, c'est du cercueil.» Deux autres religieuses (sœur Marie de l'Enfant Jésus et sœur Thérèse de l'Eucharistie) perçurent les mêmes parfums; mais ni notre révérende mère ni moi, bien que averties de ce qui se passait, ne perçûmes rien, ni de loin ni de près. Comme j'étais chargée de conserver les planches rapportées de l'ancien cercueil, j'ai fait la comparaison de ce morceau de bois avec les planches authentiques et il m'a paru absolument identique. Après cet examen, je ne doutais en aucune façon qu'on eût retrouvé la planche égarée. Nos sœurs tourières ont appris depuis qu'un ouvrier avait recherché cette planche qu'il avait lui même dissimulée, en vue de la reprendre, dans les broussailles où on l'avait trouvée. Enfin le docteur La Néele, qui avait pris part comme expert à l'exhumation, a parfaitement reconnu cette planche pour être celle qui était tombée de la tête du cercueil. Plusieurs des religieuses du monastère ont été favorisées de grâces plus ou moins [412r] exceptionnelles dont elles nous ont témoigné. Outre des phénomènes de parfums, naturellement inexplicables, que presque toutes ont éprouvés, les faits les plus remarquables, à ma connaissance, sont la guérison d'une furonculose dont souffrait notre sœur Marie Madeleine du Saint Sacrement. Cette guérison est survenue pendant une neuvaine à sœur Thérèse, et par l'application d'un voile que l'on croyait, sans en être absolument sûr, avoir été porté par la Servante de Dieu et qu'on se proposait de discerner par ce moyen. L'autre fait,  très surprenant, s'est produit en faveur de notre sœur Jeanne Marie. Un réservoir vide, qu'elle se proposait de remplir par charité, quoiqu'elle fût très fatiguée et avec la pensée d'imiter les vertus de la Servante de Dieu, ce réservoir donc se trouva rempli instantanément, alors qu'elle n'y avait encore versé qu'un quart à peine de la quantité voulue.

3° Quant à la réputation de miracles en dehors de notre monastère, elle s'étend dans le monde entier, et je le sais par ce que j'entends lire chaque jour la correspondance qui nous est adressée à ce sujet et qui relate une multitude de grâces, soit grâces intérieures, soit guérisons, advenues dans les cinq parties du monde. Plusieurs bénéficiaires de ces grâces [412v] prodigieuses sont venus nous en faire part au parloir. Un certain nombre de ces faits merveilleux ont été imprimés dans un opuscule ayant nom « Pluie de roses »; mais beaucoup ont eu lieu depuis cette publication. Il ne se passe pas de jours que le courrier de 60 à 90 lettres, ayant trait à la Servante de Dieu, n'apporte le récit de plusieurs grâces spirituelles ou temporelles très remarquables. Pour me conformer aux instructions qui nous ont été données, je recueille dans un endroit caché du monastère, sans les exposer au public, les ex-voto qu'apportent les pèlerins. J'ai ainsi ramassé 26 plaques de marbre, rappelant des grâces obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu. On apporte aussi en quantité des dentelles, des bijoux, des peintures, des statuettes, des objets de toutes sortes, donnés par reconnaissance; plusieurs de ces objets n'ont d'autre valeur que l'intention qui les a fait offrir, mais ils n'en témoignent pas moins du sentiment des fidèles. Je signalerai encore comme un fait remarquable que les grands désirs d'apostolat de la Servante de Dieu semblent s'être réalisés d'une manière étonnante. Sœur Thérèse avait dit que « aussitôt rendue dans la Patrie, elle aurait tous les petits en-[413r]fants sous sa domination, qu'elle irait dans les missions aider les missionnaires, qu'elle ferait baptiser les petits et convertir les grands » - DEA 17-7 - . Or, les années qui suivirent immédiatement sa mort, c'est-à-dire en 1898-1899, les statistiques des Annales de la Propagation de la Foi, de Marie-Immaculée et plusieurs autres encore, enregistrèrent un nombre de baptêmes et de conversions extraordinairement plus élevé que les années précédentes. On lit dans les Annales de la Propagation de la Foi (n. 425, juillet 1899, page 313). « L'année 1898 sera appelée dans les Annales de notre Société , l'année des grandes bénédictions de Dieu. En effet, le chiffre des adultes baptisés dans le courant de cet exercice s'est élevé au chiffre presque incroyable de 72.700. Jamais, depuis 235 ans que notre Société existe, nous n'avions enregistré un pareil résultat. Le zèle et l'activité des ouvriers évangéliques ne suffisent pas pour l'expliquer; il faut l'attribuer à un souffle du Saint Esprit qui a passé sur quelques-unes de nos missions et y a déterminé un élan irrésistible des païens vers notre sainte religion.» En novembre 1899, les mêmes Annales disent: « La couronne d'anges qui est allée grossir les rangs célestes, a atteint presque le double de l'année dernière.» Ce qui est remarquable, c'est que toutes les revues de mis[413v]sions constatent le même résultat. Ici, dans notre Carmel, chacune en fut vivement frappée; plusieurs de nos sœurs prirent des notes sur le fait, car il n'est personne de nous qui n'ait remarqué la prédiction de la Servante de Dieu à ce sujet, et qui ne se réjouisse de la voir exaucée.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne crois pas avoir rien omis de ce que j'avais à témoigner.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes].

[Session 35:- 28 septembre 1910, à 8h.301]

[415v] [Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé ainsi selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

Signatum: SOEUR GENEVIÈVE DE SAINTE THÉRÈSE r.c.i

Témoin 5 - Élie de la Mère de Miséricorde

Le cinquième témoin ne connut pas sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Sa déposition se réfère à la renommée de sainteté qu'elle connut dès après sa mort. Il en était bien informé.

Né à Savone le 13 décembre 1845, le père Elie de la Mère de Miséricorde (Jérôme Lanaro) est l'une des figures les plus caractéristiques du Carmel missionnaire italien à la fin du XIXe siècle. Jeune, il alla en Amérique puis revint en Italie pour s'enrôler dans les troupes de Garibaldi, mais cela ne dura guère et il entra en 1862 chez les Carmes déchaux à Concesa (Milan), faisant profession le 9 septembre 1863. Encore étudiant de théologie, il partit pour l'Inde en 1867 et y était ordonné le 7 mars 1868. Missionnaire pendant trente ans à Mangalore et à Quilon( Malabar), il y déploya un zèle inlassable, s'occupant notamment des religieuses soit actives, soit contemplatives. Il connut à Calicut et à Mangalore la Servante de Dieu Marie de Jésus-Crucifié Baouardy (1846-1878) et, interrogé à son sujet lors du procès informatif de Jérusalem, il donna des réponses d'une grande sagesse et prudence en ce cas délicat et complexe. Rappelé en Italie, il fut secrétaire du général pendant plusieurs années à dater de 1899, ce qui lui donna de connaître plusieurs provinces de l'Ordre. Il fut nommé ensuite maître des étudiants à Milan, puis envoyé au Mont Carmel dont il fut le vicaire en 1915. Il y mourut le 20 février 1920.

On notera avec un intérêt particulier ce qu'il rapporte du Serviteur de Dieu le père Raphaël de Saint-Joseph Kalinowski (1835-1907), tout d'abord en défiance de l'Histoire d'une âme, puis apôtre convaincu de la doctrine de la Servante de Dieu, qui envoya au Carmel de Lisieux le 9 octobre 1902 une lettre intitulée « Réparation » (f. 443r) *.

Le père Elie déposa les 28-31 octobre 1910, au cours des sessions 37-39, f. 443r-454r de notre Copie publique.

[Session 37: - 28 octobre 1910, à 2h. de l'après-midi]

[434r] [Le témoin répond régulièrement et correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je me nomme Jérôme-Vincent Lanaro, né à Savone, province de Gênes, Italie, le 13 décembre 1845, de Vincent Lanaro, originaire de Savone, et de Catherine Minetto, originaire de Castel Vecchio, province d'Albenga, Italie, je suis religieux profès des carmes déchaussés de la province de Lombardie; je m'appelle en religion père Elie de la Mère de Miséricorde, du monastère de Concesa, [434v] près de Trezzo d'Adda, province de Milan. J'ai été recteur d'un séminaire et professeur de théologie dogmatique et morale à Mangalore, dans notre mission des Indes, en 1867 et 1868. J'ai été missionnaire apostolique aux Indes Orientales pendant 31 ans. J'ai été depuis secrétaire de deux généraux successifs de notre Ordre: les révérends pères Bernardin de Sainte Thérèse [d'Avila] et Raynault Marie de Saint Just (1898-1906).

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Je témoigne simplement pour la gloire de Dieu et par le désir que notre sœur Thérèse puisse être béatifiée si la Sainte Église le juge à propos. La gloire de notre Ordre ne m'est pas indifférente, mais elle n'est aucunement un motif déterminant de ma déposition.

[Réponse aux huitième et neuvième demandes]:

La première fois que j'entendis [435r] parler de la Servante de Dieu sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, ce fut en 1899, quand la révérende mère Agnès de Jésus, de la part de la révérende mère Marie de Gonzague, prieure de Lisieux, envoya un exemplaire de l'« Histoire d'une âme » à notre très révérend père général Bernardin de Sainte Thérèse [d'Avila], dont j'étais en ce temps là le secrétaire depuis un an, c'est-à-dire, dès le 10 juillet 1898, jour de mon arrivée à Rome de retour des Indes Orientales. Notre très révérend père général, dès qu'il reçut la susdite Histoire, me chargea d'écrire, en son nom, à la révérende mère prieure pour la remercier de cet envoi, ce que je fis après quelques jours. Et ce fut en lisant cette admirable et ravissante autobiographie de sœur Thérèse, ou pour mieux dire en la dévorant de mes yeux, que je me sentis épris d'un tel enthousiasme pour cette, ignorée jusque là, petite sœur, que dès lors je conçus la plus tendre dévotion pour la Servante de Dieu, et la certitude qu'un jour très proche elle aurait été béatifiée par l'Eglise. Cette dévotion du premier moment, loin de s'éteindre en moi, n'a fait que grandir chaque jour durant ces onze années, à cause des grâces et prodiges qui se sont produits un peu partout le monde, en ce laps de temps, [435v] à l'invocation de la Servante de Dieu; et la connaissance de ces faits me venait de temps en temps communiquée par le Carmel de Lisieux, avec qui j'étais en correspondance intermittente.

Mais plus que les prodiges et les grâces accordées aux autres, ont accru ma dévotion pour notre angélique soeur les grâces intérieures que j'éprouve moi-même chaque fois que j'ouvre son livre au hasard, et que je lis quelques pages et souvent même quelques lignes seulement. Je sens mon âme tout de suite meilleure et presque toujours, à cette lecture délicieuse, des douces larmes d'amour et de contrition coulent silencieuses de mes yeux. Aussi, en voyant quel bien spirituel produisait en mon âme une telle dévotion, je me suis toujours intéressé à la Servante de Dieu, soit en parlant avec les autres personnes, quand l'occasion se présentait, de sa vie si simple et si naïve, et si héroïque en même temps; soit de ses prodiges et grâces obtenues par son intercession, au fur et à mesure que je venais à les connaître; soit en distribuant ses images, reliques ou souvenirs que je demandais à la mère prieure de Lisieux et que plusieurs fois la bonne [436r] mère Agnès voulut bien m'envoyer.

[Réponse de la dixième à la vingtième demande]:

N'ayant pas connu personnellement la Servante de Dieu, je ne pourrais rien rapporter de son « curriculum vitae », ni de ses pratiques de vertus qui soit autre chose qu'un commentaire personnel de ce que j'ai lu dans son autobiographie « Histoire d'une âme.»

[A la vingt-et-unième demande, le témoin répond au sujet de la « prudence »]:

N'ayant pas à témoigner des faits particuliers de la vie de la Servante de Dieu, je voudrais bien pouvoir être capable de parler sur l'ascétisme théorique et pratiqué par sœur Thérèse, ascétisme qui brille d'un nouvel éclat dans l'« Histoire d'une âme », mais je ne me sens pas juge compétent en cette matière. Seulement j'ose dire en vérité que j'aime tout ce que sœur Thérèse aime, et j'admire la sublime facilité avec laquelle cette aimable petite sœur nous porte à aimer le bon Dieu et la ferveur avec laquelle elle nous engage par ses exemples à suivre la voie du ciel, cette voie qui lui a si bien réussi, dit-elle, et qui consiste à nous confier totalement à l'abandon filial de Dieu, dans les bras de l'Amour [436v] miséricordieux. Tout ce qu'elle dit quand elle parle de sa petite voie d'enfance spirituelle, bien droite et toute nouvelle; de l'invention de l'Ascenseur qui doit l'élever jusqu'au ciel, parce que étant toute petite, le bon Jésus s'inclinera pour la prendre dans ses bras qui sont cet « Ascenseur » nouvellement inventé; quand elle parle de la pratique constante de briser sa volonté en toutes choses, et de prêter mille petits services à ses sœurs, surtout à celles vers lesquelles on a moins de sympathie; de vouloir toujours être non seulement résignée, mais unie à la volonté de Dieu et de vouloir porter joyeusement la croix et aimer avec passion les souffrances; et quand, enfin, elle demande à notre vénérable Anne de Jésus, en son songe mystérieux, « si Dieu ne lui demande pas autre chose que ses pauvres petites actions et ses désirs, et s'il est content d'elle », et en reçoit de la vénérable la réponse consolante que « le bon Dieu ne demande rien autre chose d'elle, et qu'il est content, très content... » - MSB 2,1-2 - . Tout ceci me semble être un langage céleste et une doctrine très sûre, et en même temps à la portée de tout le monde, quoique pour la mettre en pratique constamment, comme le faisait notre aimable angélique soeur, il faut avoir une vertu héroïque. [437r] Cependant, c'est toujours un grand avantage pour marcher à la perfection de pouvoir se donner l'illusion qu'on puisse faire ce que les saints ont fait. Or, en lisant l'« Histoire d'une âme », on finit par aimer passionnément soeur Thérèse et à croire de pouvoir l'imiter facilement dans l'exercice de ses vertus, et on remercie le bon Dieu de nous avoir donné un tel modèle aimable de sainteté. Au reste, pour juger de la beauté de la doctrine de soeur Thérèse, il suffirait de lire les dernières pages qu'elle a écrites du chapitre XIe de l'« Histoire d'une âme », pour la croire un chérubin qui parle du divin amour et enflamme ceux qui l'écoutent.

[Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-cinquième demande inclusivement]:

Je ne sais rien de plus que ce qui est rapporté dans l'histoire de sa vie.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

J'ai visité le tombeau de la Servante de Dieu au cimetière public de Lisieux lors de mon passage dans cette ville le 24 octobre dernier. J'ai fait cette visite afin de prier pour moi et pour les personnes qui m'avaient chargé [437v] de cela. Ne voyant que deux dames prier devant ce tombeau, j'ai demandé à mon guide comment se faisait-il qu'il y avait, ce jour-là, si peu de monde, tandis que j'avais entendu dire que les pèlerins y venaient nombreux. Le guide me répondit que c'était une heure incommode, l'heure du dîner (en effet, en retournant on sonna l'Angélus du midi en ville), mais qu'il y avait toujours du monde. Ayant rencontré en route le concierge du cimetière, que je désirais voir pour m'assurer de cette fréquentation du peuple à cette vénérée tombe, je l'arrêtai en chemin, et je lui demandai si le tombeau « de la petite sainte de Lisieux » était fréquenté, et il me répondit avec conviction ceci: « Moi, je ne suis pas un bigot, mais je suis croyant chrétien et je crois qu'elle fait les grâces qu'on lui demande, puisqu'on la prie et on vient tant à son tombeau. Mon fils (il était avec lui dans la voiture) pendant les vacances conduit tous les jours des pèlerins à son tombeau, et quand il n'y est pas, c'est ma fille qui les accompagne; en moyenne il en vient cinquante par jour.» Ce témoignage d'un brave homme, quoique mon guide m'ait dit qu'il ne pratique pas, m'a semblé digne de remarque. Je puis aussi noter que la tombe [438r] est couverte de fleurs que l'on remplace souvent, parce que les pèlerins les emportent par dévotion. La croix qui surmonte le tombeau se couvre d'inscriptions et d'invocations.

[Session 38 - 29 octobre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[442r] [Réponse à la vingt-septième demande]:

Pendant les 8 années que j'ai vécu à Rome en ma qualité de secrétaire des deux généraux de mon Ordre, notre très révérend père Bernardin de Sainte Thérèse et notre très révérend père Raynauld Marie de Saint Just, actuellement archevêque de Reggio Calabria, avec qui, outre une partie d'Italie, j'ai parcouru [442v] ensemble nos couvents d'Autriche, de Pologne, de Hongrie, de Bavière, d'Espagne, du Mont-Carmel et les stations de notre mission de Syrie, j'aurais pu noter avec précision bien des renseignements qui m'auraient été bien utiles en ce moment-ci. Malheureusement, étant bien loin d'imaginer qu'un jour j'aurais pu avoir la chance d'être choisi comme témoin pour déposer à l'actuel procès de la Servante de Dieu, je n'ai pas songé pendant ces années écoulées à prendre des notes en temps opportun sur ce que j'ai entendu ayant relation à notre angélique sœur. Cependant, je puis témoigner que bien des fois, en plusieurs endroits, surtout chez nos pères et nos sœurs carmélites, j'ai eu occasion de parler et d'entendre parler de l'« Histoire d'une âme », et de la grande confiance qu'inspire la sainteté aimable et facile et pourtant si héroïque de notre charmante petite sœur, que le bon Dieu semble avoir envoyée en ces temps modernes pour attirer tous les cœurs droits et simples vers le plus haut surnaturel. Quant à préciser quelques faits particuliers ayant relation à la Servante de Dieu, voici quels sont mes souvenirs:

l° En 1904, étant à Cracovie [443r] avec notre père général Raynauld Marie, et causant avec les carmélites de la rue Lobzowska, une carmélite qui parlait français, ou bien le vénérable père Raphaël de Saint Joseph, je ne saurais dire lequel des deux, me dit en parlant de la sœur sacristine, sœur Marie de l'Enfant Jésus qu'« elle était folle pour sa petite sœur Thérèse et qu'elle obtenait de la Servante de Dieu la pluie et le soleil à sa volonté.» Toutes les carmélites de Lobzowska étaient pareillement enthousiasmées pour sœur Thérèse. Ce vénérable père Raphaël, vicaire provincial de la Pologne, nous accompagna toujours et partout, durant un mois et demi environ, à Cracovie, Przemysl, Léopol, Czerna et Wadowice. C'est lui qui a écrit à la révérende mère de Lisieux la lettre du 9 octobre 1902, qui se trouve à la page 3 de la « Pluie de roses », du 60e mille de l'« Histoire d'une âme », n. VIII p.3 *.

2° A Tripoli en Syrie, où je suis resté 6 mois, nos pères étaient enchantés de notre angélique sœur; et un jour le très révérend père Joseph de la Vierge, supérieur de la mission des carmes en Syrie et vicaire provincial, me disant qu'on lui demandait de bâtir une station à mi-chemin de Tripoli à Bicherry (Liban), je lui proposai d'y bâtir une chapelle avec [443v] un autel à dédier à la Servante de Dieu quand elle serait béatifiée, et ce fut convenu comme ça.

3° L'an passé, en juillet 1909, en passant par Plaisance (Piacenza), je racontai au parloir des carmélites de cette ville les merveilles de la « Pluie de roses.» Alors, la mère prieure et ses filles me prièrent de leur procurer quelques souvenirs et images de notre petite thaumaturge. J'écrivis pour cela à ma bonne mère Agnès, prieure de Lisieux, qui fit l'envoi demandé. Cet envoi s'égara en chemin, et cet égarement donna occasion à un beau miracle, comme il se trouve relaté dans son Histoire (60e mille, page 59 de la « Pluie de roses», n. CXX) '. La révérende mère prieure de Plaisance, mère Thérèse-Louise du Très-Saint Sacrement, qui vient d'être réélue et confirmée pour la 3e fois de suite dans sa charge avec dispense de Rome, m'écrivait encore dernièrement: « Nous prierons pour toutes les intentions de votre révérence afin de vous témoigner notre reconnaissance pour nous avoir mises en relations avec les carmélites de Lisieux... Elles nous ont envoyé plusieurs fois des images et des souvenirs de l'angélique soeur Thérèse de l'Enfant Jésus... Nous aimons à espérer que cette épouse chérie de Jésus obtiendra pour nous les grâces demandées, grâces que je souhaite pareillement à votre révérence, etc..»

[444r] 4° Quelque temps avant le carême de cette année 1910, j'avais reçu de ma bonne mère Agnès de Lisieux plusieurs petites images de la « Petite fleur de Jésus », comme on aime à appeler en Angleterre notre angélique sœur Thérèse. Aussitôt, je les ai distribuées aux novices et aux frères convers de notre couvent de Concesa, ainsi qu'au révérend père maître, qui en a été dépouillé tout de suite par d'autres personnes.

5° Comme preuve de la dévotion qu'on a chez nos pères vers sœur Thérèse, on vient de décider à Milan de laisser en blanc un médaillon dans l'arc de l'abside pour y peindre à fresque l'image de sœur Thérèse plus tard quand elle sera béatifiée. Cet arc est tout couvert de médaillons représentant les saints du Carmel. Une chapelle de cette église nouvelle du Corpus Domini, qu'on est en train de finir à Milan, sera pareillement dédiée plus tard à la bienheureuse, quand sœur Thérèse, comme nous l'espérons tous, recevra de l'Eglise ce titre. Provisoirement, la chapelle restera sans titulaire.

[Un certain zèle industrieux a-t-il contribué à la diffusion de cette renommée de sainteté?]:

Non, cette réputation se développe spontanément par la lecture de sa vie. [444v] Quant à la multiplication des éditions de cette vie, elle n'est nullement l'effet d'une propagande; mais on est forcé d'imprimer de nouveaux exemplaires par l'instance spontanée des demandes qui en sont faites.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Un jour, il y a déjà quelques années de cela (vers 1905), j'étais au parloir des carmélites de Trévoux, exilées à Rome, avec toute la communauté, alors la révérende mère prieure, décédée pieusement il y a peu d'années, ou bien l'ex-prieure, mère Marie Louise (je n'ai pas souvenance laquelle des deux), me parlant de l'« Histoire d'une âme.» me dit quelque mot qui montrait de ne pas trop apprécier ce livre. Je ne me rappelle pas à présent les mots précis, seulement il me resta l'idée que cette « Histoire » était considérée par mon interlocutrice comme « peu virile »; le fait est que cette note discordante unique, que j'aie entendue parmi tous les éloges entendus avant et après cette circonstance, me fit de la peine, car j'aime beaucoup le Carmel de Trévoux exilé à Rome, étant un Carmel très fervent et très édifiant. Or, devant venir pour déposer devant ce vénérable tribunal, [445r] j'ai voulu m'assurer qui des deux mères avait prononcé cette appréciation peu enthousiaste. Et voici la réponse que vient de me faire la révérende mère sous-prieure qui s'appelle Thérèse de Jésus. Elle m'écrit en italien, c'est pourquoi je traduis l'original:

« Notre révérende mère prieure me charge de répondre tout de suite à votre lettre... Notre chère mère Marie-Louise a dit à notre révérende mère prieure que certainement elle n'a pas pu dire rien sur notre petite sainte, parce qu'elle n'a jamais lu tout entièrement la vie de sœur Thérèse; et elle ajoute qu'elle éprouve une grande joie, en pensant qu'elle sera glorifiée. Nous ne nous rappelons pas ce que notre chère mère Marie de Jésus a dit au parloir, mais ce qui est certain, c'est qu'à présent, dans le ciel, elle se réjouit de voir comme le Seigneur se sert de la vie innocente de sœur Thérèse pour faire tant de bien sur la terre. Le Seigneur veut qu'en ce siècle, où il n'y a plus de cette simplicité véritable, la vie simple et pleine d'amabilité de cette angélique « petite Fleur », soit une preuve de l'amour que sa divine Majesté porte aux âmes qui, comme le Seigneur disait, sont devenues de petits enfants. Vive notre petite soeur et sainte [445v] bien-aimée.»

[Suite de la réponse à la vingt-huitième demande]:

Je viens de me souvenir d'une chose: y a un mois environ, le père Franco, âgé de 43 ans, lisait ou entendait lire au réfectoire de notre noviciat de Concesa, près Trezzo d'Adda, l'« Histoire d'une âme »; et après, en récréation, critiqua cette vie comme trop enfantine, et ne trouvait pas grand-chose dans la sainteté de notre sœur Thérèse; mais quelques semaines après, peu de jours avant mon départ pour Lisieux, en lisant lui-même un soir au réfectoire cette même vie, le passage [446r] où la petite sainte raconte qu'étant à la buanderie, elle recevait tranquillement sans bouger de place l'eau sale qu'une des sœurs lui envoyait à la figure en lavant des mouchoirs, alors après, en récréation, père Franco rétracta sa première appréciation, et dit que vraiment il fallait une vertu héroïque pour supporter en silence et patiemment de telles actions, et devint grand admirateur de sœur Thérèse; et c'est ce que j'ai remarqué pendant ces 11 ans que je connais sœur Thérèse: tous ceux qui lisent attentivement l'« Histoire d'une âme », deviennent des admirateurs de la Servante de Dieu.

[Réponse à la XXIXe demande]

Je sais que chaque jour arrivent au Carmel de Lisieux de nombreuses lettres, relatant des grâces exceptionnelles et des faits extraordinaires, attribués à l'intercession de sœur Thérèse. Pendant les deux jours que j'ai passés à Lisieux cette semaine, j'ai constaté de visu que le courrier d'une seule journée comprenait 80 lettres environ. La révérende mère prieure m'a plusieurs fois communiqué, et à des époques diverses, certaines de ces relations. [446v] Voici maintenant quelques faits dont j'ai été plus directement témoin:

l° Vers la mi-juillet de cette année, je rencontrai à l'église mademoiselle Teresita Morali, âgée d'environ 45 ans, directrice de l'Asile Crespi et prieure des sœurs de notre Tiers-Ordre séculier, établi dans notre église de Concesa. Elle m'invita à visiter un dortoir où logent les ouvrières de l'établissement Crespi. En voyant sur une table de la maison l'« Histoire d'une âme », nous en prîmes occasion de parler de la petite sainte. Alors cette pieuse demoiselle me demanda avec instance un souvenir de sœur Thérèse. Je le lui promis et lui donnai le lendemain une petite enveloppe contenant des cheveux de la Servante de Dieu, en lui demandant de prier pour moi. Quelques jours après, elle m'envoya une lettre dont je montre l'original au tribunal. J'en extrais le passage suivant, toujours que je traduis de l'italien: « Je ne sais pas encore, mon révérend père, si notre sainte chérie m'a exaucée (pour ce que vous désirez); mais je sais bien que ce même jour j'étais oppressée pour devoir faire une chose qui me donnait beaucoup de peine pour bien des raisons. Et avant que vous me donniez la [447r] relique, j'avais prié Notre Seigneur si c'était sa volonté de vouloir bien me délivrer de ce cauchemar. Peu après, je faisais la même prière, en serrant sur mon coeur la sainte relique. Quelques minutes venaient à peine de passer quand on m'appelle, et je reçois des ordres contraires, et précisément comme je les voulais. Figurez-vous mon étonnement pour ce changement et combien je l'ai remerciée!... Priez aussi pour moi, afin que je cherche en toutes choses de faire toujours la volonté de Dieu, et tout simplement pour plaire à lui seul. Aimer Dieu et le faire aimer, c'était l'unique but de notre sainte. Si elle m'obtenait une si grande grâce, je n'aurais plus rien à désirer. Bénissez, père, la dernière de vos soeurs: Teresita Morali, 30-6-10.»

2° Pendant le carnaval de cette année 1910, après que j'avais distribué aux novices et aux frères de notre couvent de Concesa des petites images de notre sœur Thérèse, il arriva que frère Romée, notre cuisinier, aperçut dans l'église un certain sieur Carlino Présezzi, négociant de Trezzo, bien connu de nous tous, lequel pleurait à chaudes larmes. Frère Romée apprit du sacristain qu'il pleurait ainsi, parce que la fille unique de son frère Ange, âgée environ d'un an et demi était mourante d'une pneumonie [447v] double, avec 41° et 3 lignes de fièvre. Carlino est venu pour  que nous recommandions sa petite nièce à la Sainte Vierge. Ange Presezzi, père de l'enfant mourante, avait déjà auparavant perdu une autre fillette de cet âge de la même maladie; c'est pourquoi maintenant il était inconsolable. Dès que Carlino demanda les prières de nos frères, pour obtenir de la Sainte Vierge la guérison de sa nièce, le susdit frère Romée s'écria: « Ce n'est pas à la Sainte Vierge qu'il faut s'adresser; prions notre petite bienheureuse dont nous avons reçu hier les images, elle nous fera la grâce.» Ensuite il dit à Carlino: « Allez chez vous, soyez tranquille, votre nièce sera guérie.» Sur ce, frère Romée avec tous les autres convers ont récité 7 Pater et 7 Ave à soeur Thérèse pour la guérison de la petite mourante. Après quelque peu de temps, (Trezzo est loin d'ici d'environ 15 minutes) Carlino revenait à la hâte tout joyeux en disant que l'enfant était guérie, et il voulait conduire frère Romée et les frères à sa maison pour les réjouir et leur faire voir ce que toute la famille appelait un miracle. Le lendemain cependant l'enfant retomba malade, mais en quinze jours elle fut définitivement guérie, et jusqu'à présent elle se porte à merveille. Cependant les Presezzi qui avaient demandé qu'on priât la [448r] Sainte Vierge, ont attribué à la Mère de Dieu la grâce obtenue, mais nos frères sont bien convaincus que c'est par l'intercession de soeur Thérèse qu'ils ont obtenu cette guérison que même le docteur de Trezzo appelait un miracle. J'ai voulu le 10 octobre aller chez les Presezzi, à Trezzo, pour m'assurer du récit de frère Romée et de ses confrères, et j'ai constaté par le témoignage de la veuve Presezzi et de sa fille Thérèse, âgée d'environ 22 ans, que la chose est comme je viens de raconter, et elles m'ont autorisé à publier leur nom.

3° Le matin du 25 octobre 1910, avant midi, une des tourières du Carmel de Lisieux, où je me trouvais, vint m'avertir qu'une dame du Canada, avec son enfant, désirait me voir. Je me rendis au parloir des sœurs, et cette dame, femme d'un médecin, me raconta qu'elle était venue exprès de Paris, pour visiter la tombe de sœur Thérèse, parce que son enfant âgé de 6 ans et demi avait été guérie d'une plaie à la jambe, après une neuvaine faite à « sa petite sainte », comme l'enfant appelle sœur Thérèse. La mère me raconta que son fils avait été jusqu'à l'âge de 4 ans tuberculeux, avec une plaie au pied, de si mauvaise nature qu'on voulait faire l'amputation, ce qui n'eut pas lieu [448v] parce que sainte Anne guérit miraculeusement cette première plaie. Or, après deux ans et demi, une nouvelle plaie se forma à la jambe. Pendant trois semaines, ce mal s'aggrava. Ce que voyant, la mère voulut tout dernièrement rejoindre son mari à Paris, où il l'avait précédée, et lui conduire son enfant; mais entre temps. elle fit commencer à son fils une neuvaine à la petite sœur Thérèse, et au bout de la neuvaine, il était guéri complètement. Cette dame me dit encore qu'elle avait déjà reçu auparavant bien des grâces de sœur Thérèse, spécialement une très grande grâce spirituelle et que maintenant, à son retour au Canada, elle voulait se faire l'apôtre de sœur Thérèse. Le soir de cette visite, j'ai reçu une lettre de la révérende mère prieure, qui me dit ce qui suit: « J'espère vous revoir avant votre voyage à Bayeux, mon révérend père. Cependant, si vous ne pouvez pas venir au parloir avant votre départ, je veux vous dire ce que la bonne dame canadienne m'a rapporté de son pèlerinage à notre chère tombe. Son enfant ne voulait pas s'en retourner de là. Il dit à un monsieur qui se trouvait au cimetière: « Quand je serai mort, je veux être enterré avec ma petite sainte.» Et comme sa mère lui disait qu'on ne le ferait pas revenir [449r] du Canada s'il mourait, il reprit: « Eh bien, je serai enterré quand même avec elle, on me mettra son image avec moi et je la tiendrai dans mes mains, alors ce sera pareil.» Il a voulu écrire son nom sur la croix de la tombe, et y a demandé la grâce de bien faire sa première communion, afin d'être prêtre un jour.» A ce récit, je me permets de faire une réflexion: si la guérison de la plaie de la jambe de cet enfant fait honneur à sœur Thérèse, l'admirable enthousiasme de cet enfant de 6 ans et demi, que j'ai vu, pour sa « petite sainte » et sa demande de la grâce de bien faire sa première communion afin d'être prêtre un jour, ce sont là des miracles spirituels de sœur Thérèse, qui en valent bien d'autres.

4° Je tiens encore à ajouter à ce que je viens de dire, que j'ai lu à la page 45 de la «Pluie de roses», annexée à l'« Histoire d'une âme » (60e mille, déjà cité plus haut), le document numéro LXXXIX, lettre de la révérende mère prieure du Carmel de Mangalore (Indes Orientales), datée du 7 juin 1909, et envoyée au Carmel de Lisieux avec la relation de sœur Marie du Calvaire, qui fut guérie d'une pneumonie compliquée d'une maladie de foie et d'une affection des reins. Peut-être, ce ne sera pas sans intérêt [449v] de dire que j'ai connu très bien ce Carmel de Mangalore, car c'est moi qui suis allé en 1870 de Calicut où je me trouvais de ce temps-là à la gare de Beypoor, pour recevoir la très révérende mère Elie, qui venait de Pau, avec ses autres filles pour aller fonder à Mangalore, où j'ai vécu près d'elles plus d'un an. Ainsi, je puis témoigner que ce Carmel était alors très fervent et très vénéré dans cette ville. Depuis, j'en ai toujours entendu parler avec les mêmes éloges.

5° Je veux transmettre au tribunal une lettre du révérend père Ferdinand Fabre, carme de Paris, adressée à la révérende mère prieure de Lisieux, où il raconte une grâce récente que la Servante de Dieu a obtenue pour le salut d'une âme. Je remets cette lettre au tribunal. En voici le passage essentiel: « Paris, le 25 octobre 1910, rue de la Pompe, 82... Vous n'ignorez pas, ma révérende mère, que l'on a à Paris une grande confiance dans la Servante de Dieu, sœur Thérèse, et que les faveurs obtenues sont nombreuses. En voici une qui m'a été signalée chez un malade de Passy que je visitais, il y a quelques semaines. Monsieur Brossard, rentier, rue de la Pompe, 15 (ou 17), était tombé malade gravement. Son état inspirait les plus grandes  [450r] inquiétudes, et il refusait obstinément de recevoir le prêtre qui voulait le confesser et lui administrer les derniers sacrements. Alors on commença une neuvaine de prières à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face. Avant la fin de la neuvaine, le malade reçut volontiers la visite du prêtre; il se confessa et reçut en pleine connaissance le sacrement de l'Extrême Onction. Agréez etc. Signé: F. FERDINAND.»

[Session 39: - 31 octobre 1910, à 8h.30]

[452r] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

6° J'ai été missionnaire apostolique aux Indes Orientales, de 1867 à 1898; or, tandis que pendant une première période (de 1867 à 1885 inclusivement) mon ministère avait été d'une fécondité ordinaire, je fus très frappé du succès extraordinaire qu'obtinrent mes efforts dans la conversion des païens et des protestants, à partir de 1886 jusqu'à mon départ en 1898. Dès ce temps-là, sans connaître aucunement sœur Thérèse, j'eus toujours la pensée que j'étais redevable de ces succès inattendus à quelque carmélite, ignorée dans quelque Carmel d'Europe, qui priait pour moi sans le savoir; et je me souviens très bien d'avoir exprimé cette conviction dans une lettre adressée plusieurs années avant 1898 (je ne me souviens pas de la date précise) au très révérend père Alphonse a Mater Dolorosa, zélateur actuel de nos missions du Malabar, alors résidant à Ypres et maintenant à Bruges. Cette lettre doit se trouver imprimée parmi plusieurs des miennes que ce père, à mon insu, faisait imprimer dans une revue de Belgique. Or, quand plus tard, j'ai lu à Rome l'« Histoire d'une âme », en voyant le zèle apostolique [452v] dont notre sœur chérie était dévorée, et l'amour qu'elle portait tout spécialement pour les missionnaires, remarquant aussi qu'elle-même faisait dater de 1886 cette expansion du zèle des âmes dans son cœur, l'idée me vint que c'était elle la carmélite ignorée qui priait pour moi, et obtenait les conversions que son pauvre frère Elie avait alors la consolation de faire parmi les infidèles et les protestants, Cette pensée a contribué beaucoup en moi pour aimer tant notre chère sœur apostolique; et je puis affirmer qu'elle fut aussi une source de ma dévotion pour la Servante de Dieu.

7° Je ne croyais pas devoir rapporter dans ma déposition un dernier fait qui s'est passé à Lisieux; mais on m'a fait scrupule de tout dire et je le rapporte pour ce qu'il vaut. Le jour même de mon arrivée à Lisieux le 24 de ce mois d'octobre 1910, en entrant dans le monastère du Carmel, avec la bienveillante autorisation de sa Grandeur monseigneur l'évêque de Bayeux, pour visiter les souvenirs de sœur Thérèse; en baisant la plume et le crayon dont elle se servait, je me suis écrié spontanément: « Oh! que ça sent bon!.» C'est que j'avais senti une très bonne odeur suave qui s'échappait de la boîte où étaient fixés la plume [453r] et le crayon, odeur pareille à celle du bois de santal (sandanam), très bien connue pour moi aux Indes. Cette même odeur suave de santal, je l'ai sentie en baisant d'autres objets qui ont appartenu à notre ange chéri, mais pas tous, car je me souviens très bien de n'avoir rien senti en baisant le manteau et le voile de sœur Thérèse. Cependant les sœurs présentes n'ont rien senti alors, sinon une odeur de moisissure; elles m'ont affirmé qu'on n'avait rien mis dans ces coffrets et ces étoffes qui puisse produire cette odeur; elles croyaient que c'était une odeur miraculeuse que je sentais. Je ne voulais pas du tout déposer cela, parce que ça pourrait bien être ma « fantaisie » qui me faisait croire de sentir cette odeur; cependant, quand je baisai la plume et le crayon, qui furent les premiers objets qui exhalèrent cette odeur de santal, je ne pensais nullement à une odeur miraculeuse, et au moins pour ces premiers objets la « fantaisie » ne put y avoir lieu, et pour cela, je me suis décidé à exposer naïvement ce fait, quoique je me croie très indigne de la faveur que la petite sainte m'a bien voulu faire; à moins que ce ne soit une ruse du démon qu'il ait voulu me tenter de vanité et me faire croire que sœur Thérèse, que j'aime tant, me fait des caresses, et ainsi se jouer de moi; mais « non nobis, Domine, non nobis, [453v] sed nomini tuo da gloriam. In te, Domine, speravi, non confundar in aeternum » - *Ps. 113, 1; 30e 2 - .

[Avant de vous rendre à la vénération des objets qui furent à l'usage de la Servante de Dieu, aviez-vous entendu parler des parfums émanant de ces vêtements, etc., de manière extraordinaire?]:

On m'en avait écrit quelque chose dans une lettre, ancienne au moins d'un an; mais je n'y pensais nullement lorsque je commençai à vénérer ces souvenirs, c'est proprement par surprise et sans réflexion que je m'écriai spontanément: « Comme ça sent bon!.» Si l'idée m'était venue d'un phénomène extraordinaire, certainement je me serais abstenu de rien dire devant les sœurs, et j'aurais tenu caché l'impression ressentie.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne vois rien à changer ou à ajouter à mes réponses.

[454r] [Au sujet des Articles, le témoin  dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes].
[Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:
Ita pro veritate deposui , ratum habeo et confirmo.
Signatum: Frater ELIAS A MATRE MISERICORDIAE
carmelita excalceatus, missionaritis apost.

Témoin 6 - Lucien-Victor Dumaine

Le sixième témoin est Lucien-Victor Dumaine, vicaire général du diocèse de Sées.

Né à Tinchebray (Orne) le 8 septembre 1842, il fut ordonné prêtre à Sées le 15 juin 1867. Nommé d'abord vicaire à La Lande-Patry en 1868, puis à Notre-Dame d'Alençon, ce fut là qu'il baptisa Thérèse Martin le 4 janvier 1873. Il avait une estime toute particulière de monsieur Martin et son amitié pour sa famille ne cessa pas lors de son départ pour Lisieux. Successivement curé de Tourouvre et de Montsort, puis archiprêtre de la cathédrale de Sées, il devint en outre vicaire général en 1899.

Docte et pieux, adonné à des recherches historiques religieuses au plan régional, il s'occupa avec prédilection des soldats avec lesquels il avait été en contact durant la guerre de 1870 et dont il devint l'aumônier. Il mourut à Sées le 25 septembre 1926, après donc la canonisation de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus (V.T. octobre 1961,pp.36-40). L'abbé Dumaine a pu témoigner avant tout sur le milieu familial des Martin à Alençon, et aussi sur la renommée de sainteté de Thérèse au diocèse de Sées.

Sa déposition eut lieu le 25 novembre 1910, au cours de la 40ème session, f. 457r-464v de notre Copie publique.

[Session 40: - 25 novembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[457v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Dumaine Lucien-Victor; je suis âgé de 68 ans, étant [458r] né à Tinchebray, diocèse de Séez, le 8 septembre 1842. Je suis chanoine titulaire de la basilique cathédrale de Séez et vicaire général honoraire de sa Grandeur monseigneur l'évêque de Séez, après avoir été vicaire général titulaire de mars 1899 à janvier 1910.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande inclusivement].

[Réponse à la septième demande]:

Je suis mû à produire ce témoignage par le désir de la gloire de Dieu et par l'affection très spéciale que je porte à la Servante de Dieu, que j'ai moi-même baptisée.

[Réponse à la huitième demande]:

1° Etant vicaire à Notre-Dame d'Alençon (juin 1868 à juin 1876), j'ai connu intimement la famille de la Servante de Dieu, avec laquelle famille j'entretenais des relations suivies; j'ai confessé plusieurs des membres de cette famille et j'ai eu le bonheur de baptiser moi-même la Servante de Dieu. Ces relations se sont continuées jusqu'au départ [458v] de monsieur Martin et de ses enfants pour Lisieux, après la mort de madame Martin.

2° Depuis ce départ, je n'ai plus eu de rapports directs avec cette famille.

3° Lorsque s'est répandu le renom de sainteté de la Servante de Dieu après sa mort, je me suis instruit de ce qui la concernait par la lecture attentive du livre intitulé l'« Histoire d'une âme.» De plus, je me suis mis en relation avec le Carmel de Lisieux, et j'ai été tenu au courant par la prieure et les religieuses de tout ce qui se passait concernant la Servante de Dieu.

4° J'ai reçu mission de sa Grandeur monseigneur l'évêque de Séez d'exposer au tribunal ce qui touche à la réputation de sainteté et de miracles de sœur Thérèse dans le diocèse de Séez. J'en suis bien informé par mes nombreuses relations avec le clergé et les fidèles du diocèse et par l'observation attentive que j'ai faite de l'état des esprits à ce sujet.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je désire beaucoup le succès de cette Cause pour la gloire de Dieu, pour l'honneur des deux diocèses de Séez et de Bayeux et pour le bien général des âmes qui, j'en suis [459r] convaincu, obtiendront des grâces très précieuses par l'invocation de la Servante de Dieu.

[Réponse à la dixième demande]:

La Servante de Dieu est née à Alençon, paroisse Notre-Dame, le 2 janvier 1873. Son père, monsieur Louis Martin, avait habité jusque vers 1871 la paroisse de Saint Pierre de Montsort, à Alençon, où il exerçait la profession d'orfèvre-horloger. Il avait acquis une situation très honorable et une assez belle fortune. Il quitta le commerce et vint habiter rue Saint Blaise, paroisse Notre Dame. C'est là que naquit la Servante de Dieu. Sa mère, madame Martin, née Guérin, pour occuper ses loisirs se livra à la fabrication de la dentelle, dite point d'Alençon. Monsieur et madame Martin avaient déjà eu huit enfants avant la naissance de Thérèse. Plusieurs de ces enfants étaient morts en bas âge. Je connaissais très bien les survivantes: Marie, Pauline, Léonie et Céline. J'estime que lors de la naissance de Thérèse, ses soeurs aînées pouvaient avoir environ 12 et 13 ans. La Servante de Dieu fut d'abord nourrie et élevée par sa mère; mais l'enfant étant tombée malade, elle fut mise en nourrice à Semallé, près d'Alençon. Elle y recouvra la santé et revint dans la famille. Madame [459v] Martin s'employa à l'éducation de cette enfant, jusqu'à sa mort prématurée qui arriva alors que Thérèse avait environ quatre ans et demi. Ses soeurs aînées, Marie et Pauline, prirent alors soin d'élever leur jeune soeur. Peu de temps après la mort de madame Martin, monsieur Martin se retira à Lisieux; de mon côté, je fus nommé en 1878 à un autre poste et je perdis un peu de vue cette famille.

[Réponse à la onzième demande]:

Monsieur Martin se maria plutôt tardivement. La réputation de piété et la ferveur de sa vie chrétienne faisaient croire dans le pays qu'il avait fait vœu de célibat. Ses pratiques religieuses étaient très accentuées. Il fréquentait beaucoup l'église, assistait à la messe même en semaine, communiait fréquemment (pour ce temps-là surtout) et faisait partie de l'Association pour l'Adoration nocturne mensuelle du Très-Saint Sacrement. Son caractère, grave et un peu mélancolique à l'extérieur, était doux et enjoué dans l'intimité. Il aimait à employer ses loisirs à l'exercice de la pêche, souvent en compagnie de son curé, et il envoyait ordinairement le produit de sa pêche aux reli-[460r]gieuses de sainte Claire d'Alençon. Il savait se montrer bienfaisant dans l'usage de sa fortune et jouissait de l'estime générale: on le tenait pour un parfait honnête homme. J'ai moins connu madame Martin. Elle était réservée ('et femme d'intérieur'). Elle était très pieuse et très bonne. L'union était remarquable dans cette famille, soit entre les époux, soit entre les parents et les enfants.

[Réponse à la douzième demande]:

Je l'ai baptisée moi-même le samedi 4 janvier 1873, vers le soir, dans l'église Notre-Dame d'Alençon, comme en fait foi l'acte de baptême qui depuis la mort de la Servante de Dieu a été photographié et répandu dans le public. Sur le désir de monsieur le vice-postulateur, j'ai apostillé en ces termes la copie de l'acte de baptême qu'il se propose de verser au Procès: «Je bénis Dieu de m'avoir fait la faveur d'ouvrir par le saint baptême le vestibule du ciel à la future petite sainte carmélite de Lisieux; je me plais à rendre un particulier témoignage au milieu si profondément chrétien et bon dans lequel elle est née et a grandi. Signé: LUCIEN DUMAINE, vicaire général de Séez (septembre 1909). Cum sigillo.»

[460v] [Réponse à la treizième demande]:

Mes relations cordiales avec les divers membres de la famille Martin pendant les années que j'ai passées à Alençon, m'ont permis de bien observer la tenue et les habitudes des parents et des enfants. Ces jeunes filles étaient, dès leur jeune âge, formées à une piété très sérieuse et très fervente. Leur attitude me témoignait que leur éducation humaine et chrétienne était fort bien conduite.

[Réponse de la quatorzième à la dix-neuvième demande inclusivement]:

Je ne sais rien sur ces points, sinon ce qui est relaté dans l'« Histoire d'une âme.»

[Réponse à la vingtième demande]:

Si je juge de sa vie par la lecture attentive que j'ai faite de son autobiographie, je ne puis me défendre d'estimer que sa vertu sort tout-à-fait de l'ordinaire. Sa grande simplicité, sa profonde abnégation, sa mortification constante et son extraordinaire amour de Dieu me semblent dépasser ce qu'on remarque même dans les âmes profondément chrétiennes.

[461r] [Que pensez-vous du genre et de la vérité de l'« Histoire d'une âme » et donc de ce que cet écrit nous rapporte de la Servante de Dieu, de son enfance à sa mort?]:

Ma conviction est que ce livre a été réellement écrit devant Dieu et qu'il est d'une sincérité parfaite. Je sais qu'on y a relevé quelquefois des traits d'une certaine sentimentalité, du moins selon l'opinion de plusieurs. Mais ces détails m'ont paru tout à fait négligeables en présence de cet ensemble d'actes positifs qui constituent sa vie et témoignent du sérieux de ses vertus.

[Réponse de la vingt-et-unième à la vingt-quatrième demande inclusivement]:

Ne connaissant ces détails qu'indirectement par la lecture de sa vie, j'estime que mon témoignage n'aurait pas sur ces questions un bien grand intérêt dans un procès où doivent abonder les témoignages de visu.

[Réponse aux vingt-cinquième et vingt-sixième demandes]:

Je me suis rendu au cimetière de Lisieux l'année passée (15 novembre 1909). Dès mon arrivée, le gardien du ci-[461v]metière me dit de lui-même: « Je sais bien pourquoi vous venez: c'est pour la petite sainte, prenez l'allée à gauche, etc..» Je trouvai le tombeau orné de fleurs et de divers objets de piété attestant la fréquence et la confiance des visiteurs. J'ai su pertinemment que depuis cette date, et antérieurement aussi à mon pèlerinage, le concours du peuple est considérable et régulier. J'en ai pour preuve les communications qui m'ont été faites à ce sujet de vive voix et par écrit, non seulement par le Carmel de Lisieux, mais par des personnes mêmes qui se sont rendues à la tombe à diverses époques. Ces récits concordants m'ont été faits, non seulement par des personnes simples et peu instruites, mais aussi par des personnes graves et bien instruites, même par des prêtres vénérables et constitués en dignité, entre autres par monsieur le chanoine Guesdon, ancien archiprêtre de la cathédrale de Séez et ancien professeur au grand Séminaire de Séez pendant environ 30 ans.

[462r] [Réponse à la vingt-septième demande]:

Depuis la mort de la Servante de Dieu et la diffusion de l'« Histoire d'une âme », j'ai, à maintes reprises, et dans toutes les régions du diocèse de Séez, constaté l'unanimité dans la conviction de sa sainteté héroïque. Je puis dire que partout j'ai rencontré la confiance des fidèles et des prêtres, se traduisant par des prières, par la vénération de ses images et de ses souvenirs. Fréquemment j'ai été sollicité de m'interposer pour obtenir du Carmel quelqu'un de ces objets. Si, comme je le dirai plus loin, j'ai parfois entendu émettre quelque restriction sur l'opportunité de tel ou tel moyen employé pour la faire mieux connaître, jamais à ma connaissance on n'a émis de doute sur le fond de la question, c'est-à-dire sur [462v] l'héroïcité de ses vertus.

[Le promoteur de la foi demande si une telle renommée de sainteté ne procède pas d'une admiration exagérée et inconsidérée. Réponse du témoin]:

Je puis affirmer que dans l'ensemble il n'en est pas ainsi. Parmi les personnes qui m'ont témoigné de leur admiration et de leur confiance, il en est beaucoup de particulièrement instruites et pondérées dont le jugement repose sur une appréciation réfléchie et impartiale des faits. Il ne me paraît pas indifférent à ce sujet de noter que dans les nombreuses communautés du diocèse, il n'en est pas une que je n'aie trouvée pleinement convaincue de la sainteté de cette jeune carmélite. Or, tous ceux qui ont l'expérience de la vie des communautés savent qu'une certaine émulation règne facilement entre elles et garantit la valeur de leur témoignage en faveur des membres de communautés étrangères. Je puis faire mention entre autres personnages doctes et prudents qui affirment l'héroïcité de vie de sœur Thérèse: l° tous mes confrères chanoines de la cathédrale de Séez; 2° les trois curés des paroisses d'Alençon (Notre-Dame, [463r] Saint Pierre et Saint Léonard); 3° monsieur l'archiprêtre d'Argentan, qui autrefois a bien connu la famille, étant vicaire de Saint Pierre de Montsort, paroisse où habitait alors monsieur Martin; 4° monsieur l'archiprêtre de Mortagne, ancien curé de Saint Léonard d'Alençon; 5° le révérendissime père abbé de la Grande Trappe; 6° monsieur le supérieur du grand Séminaire de Séez qui, tout en faisant quelques réserves sur l'élément «sentimentalité », qu'il trouve dans l'« Histoire d'une âme », admet sans hésitation l'héroïcité des vertus de la Servante de Dieu.

[Cette renommée de sainteté ne doit-elle pas sa croissance et sa diffusion à quelque zèle industrieux de sa famille ?]:

La diffusion de l'« Histoire d'une âme» et des images et souvenirs de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus a sans doute contribué à la faire mieux connaître, mais j'estime qu'il n'y a pas là ce qu'on pourrait appeler une réclame factice. Bien souvent j'ai constaté que la conviction déjà acquise de la sainteté de sœur Thérèse faisait désirer la possession de quelqu'un de ces objets ou la lecture du récit détaillé de sa vie. Moi-même j'ai répandu parfois certains de ces souvenirs ou des exemplaires de la vie qui n'avaient été remis [463v] par le Carmel de Lisieux, mais je puis affirmer que les religieuses carmélites ne m'ont jamais sollicité de m'employer activement à cette diffusion à laquelle je n'ai collaboré qu'avec discrétion.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu formuler une appréciation contraire pour le fond à la réputation de sainteté de la Servante de Dieu. En quelques cas seulement, et fort peu nombreux, j'ai entendu émettre quelques critiques touchant la forme donnée à la diffusion de son histoire et de ses souvenirs; on trouvait qu'il se faisait « trop de bruit » autour de sa mémoire. Les deux ou trois personnes, que j'ai entendues parler ainsi, sont bonnes et recommandables, mais j'estime que dans le cas leur appréciation ne provenait pas d'un jugement bien réfléchi; c'était plutôt ce qu'on appelle « un propos de conversation » ou « une impression.»

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'ai constaté à maintes reprises que la vénération et la confiance des fidèles [464r] envers la Servante de Dieu impliquait non seulement la conviction de sa sainteté, mais encore la persuasion que, par ses prières, elle obtenait des grâces prodigieuses, en grand nombre et très variées dans leur objet. On a foi dans la parole qu'elle a dite un jour: « Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre » - DEA 17-7 - . En conséquence, on l'invoque de toutes parts pour obtenir des guérisons, des conversions, la solution des difficultés d'ordre temporel et spirituel, etc. J'ai entendu raconter indirectement plusieurs faveurs obtenues par son intercession et dont le récit a été fait à la révérende mère prieure du Carmel de Lisieux. J'ai connu personnellement une dame qui a été elle-même l'objet d'une de ces faveurs qu'elle m'a ainsi racontée (il s'agit de mademoiselle Louise Alexandre, âgée d'environ 50 ans et demeurant à Saint Front de Collière): «Je souffrais d'une grave affection des yeux, que le médecin avait constatée et soignée. En priant sur la tombe de sœur Thérèse, j'ai été subitement et absolument guérie.» Un rapport détaillé de ce fait fut adressé par mademoiselle Alexandre à la révérende mère prieure de Lisieux, et moi qui connaissais très bien cette demoiselle, je n'hésitai pas à attester, au bas de cette pièce, que cette personne très chrétienne est fort honorable, sensée et digne de créance.

[464v] [Réponse à la trentième demande]:

Je ne vois rien à modifier à ma déposition.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. -- Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: LUCIEN DUMAINE, canonicus, vicarius generalis sagiensis.

Témoin 7 - Soeur Françoise-Thérèse Martin

Sobre et simple, révélant bien l'esprit tout évangélique de Thérèse dès avant son entrée au Carmel, telle est la déposition de sa sœur Léonie, en religion sœur Françoise-Thérèse Martin, professe de la Visitation.

Troisième enfant de la famille, Léonie naquit à Alençon (Orne) le 3 juin 1863. Elle fut toujours pour tous un sujet de préoccupation et de tourment à cause de sa nature faible et maladive, mais elle avait fort bon cœur. Elle commença de laborieuses études chez les Sœurs de la Providence d'Alençon, rejoignit en 1871 ses sœurs Marie et Pauline à la Visitation du Mans où elle ne resta que peu de mois, faute de pouvoir s'adapter à la discipline, retourna en 1871 auprès des Sœurs d'Alençon et tenta un nouvel essai au Mans en janvier 1874 en vue de se préparer à la première communion, mais était déjà de retour à Alençon le 6 juillet suivant. Sa mère se fait dans ses lettres l'écho de ses préoccupations à son sujet. Elle écrit cependant le 10 mai 1877 qu'elle commence à prendre espoir pour l'avenir de cette enfant difficile et l'emmène en pèlerinage à Lourdes le mois suivant afin d'implorer pour chacune d'elles deux la miséricorde de Notre-Dame. Madame Martin mourait le 28 août suivant, tandis que Léonie qui retrouvait d'abord les hauts et les bas de son caractère hypersensible devait aller ensuite s'améliorant peu à peu.

Pensionnaire chez les bénédictines de Lisieux en 1878-1881, elle commençait son postulat chez les clarisses d'Alençon le 7 octobre 1886, mais les quittait dès le Ier décembre. Elle fit ensuite un premier essai à la Visitation de Caen: entrée le 16 juillet 1887, elle en était repartie le 6 janvier 1888. Thérèse suivait au Carmel les péripéties d'une vocation si tourmentée et le 8 septembre 1890, au cours de la prostration de sa profession, elle implora du Seigneur pour sa sœur la grâce de retrouver la Visitation. Léonie retourna de fait au monastère de Caen le 24 juillet 1893, mais admise au noviciat le 6 avril 1894, elle ne persévéra pas et son oncle Isidore Guérin l'accueillit chez lui à Lisieux le 20 juillet 1895.

Thérèse ne désespérait pas pour autant et affirma avant de mourir à sœur Marie du Sacré-Cœur: « Après ma mort, je la ferai rentrer à la Visitation et elle y persévérera.»

Cette prophétie se réalisa: Léonie fut à nouveau reçue à la Visitation de Caen le 29 janvier 1899 pour y devenir sœur Françoise-Thérèse, y faire enfin profession le 2 juillet 1900 et y demeurer un peu plus de quarante ans.

Elle y vécut à l'école de Thérèse de l'Enfant-Jésus et plus sa sœur était connue et glorifiée, plus la visitandine se cachait en répétant: « Noblesse oblige; je suis d'une famille de saints; il ne faut pas que je fasse tache.» Elle connut une ascension spirituelle authentique. Sa santé commença à décliner en 1927: maladies fréquentes, douleurs rhumatismales et arthritiques. Elle mourut le 16 juin 1941 *.

Pour déposer au Procès informatif elle dut se rendre à Bayeux. Elle y fut reçue chez les bénédictines du Saint-Sacrement où elle donna son témoignage au cours des sessions XLI-XLIV, les 29-30 novembre et les 1-2 décembre 1910, f. 470v-504r de notre Copie publique.

[Session 41: - 29 novembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[470v] [Le témoin répond exactement à la première demande].

[471r] [Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Léonie Martin, en religion sœur Françoise-Thérèse, professe du monastère de la Visitation de Caen, née à Alençon, paroisse Saint Pierre de Montsort (diocèse de Séez), le 3 juin 1863, de Louis-Joseph-Stanislas-Aloys Martin, et de Marie-Zélie Guérin; je suis la sœur, selon la nature, de la Servante de Dieu.

[Le témoin répond exactement de la troisième à la sixième demande inclusivement].

[Réponse à la septième demande]:

Quoique j'aime beaucoup ma petite sœur, j'ai conscience de ne témoigner que pour la gloire de Dieu et selon la vérité. Cette affection ne m'aveugle aucunement sur ce qui concerne la Servante de Dieu.

[Réponse à la huitième demande]:

Depuis la naissance de la Servante de Dieu jusqu'à son entrée au Carmel, j'ai vécu avec elle chez nos parents environ les deux tiers de ce temps. L'autre tiers est occupé par les ab-[471v]sences que j'ai faites à divers intervalles, soit pour mon instruction comme pensionnaire au Mans et à Lisieux, soit pour préparer mon entrée définitive en religion. J'ai aussi appris certains détails de

Témoin 7: Françoise-Thérèse Martin

sa vie par les relations de conversations ou de lettres avec les membres de notre famille, et notamment avec mes trois sœurs (Marie, Pauline et Céline), carmélites à Lisieux. J'ai reçu aussi des lettres personnelles à moi écrites par la Servante de Dieu. Je n'ai pas souvenir d'avoir puisé mes informations en dehors de ce cercle de la famille. Enfin la lecture de l'« Histoire d'une âme » m'a aussi servi pour préparer ma déposition. Elle m'a rappelé beaucoup de traits que j'avais oubliés et dont j'ai reconnu à la lecture la parfaite exactitude. Cette lecture m'a même révélé bien des détails de la vie de son âme, non seulement pour les périodes de sa vie où nous étions séparées, mais même pour les années où nous vivions ensemble. Thérèse était en effet, dès lors, une âme très intérieure, et à cause de mon âge relativement jeune, elle s'ouvrait moins avec moi qu'avec nos sœurs aînées, qui lui servaient de mère.

[472r] [Que pensez-vous de l'objectivité de l'«Histoire d'une âme»? N'y a-t-il pas là peut-être une certaine part d'imagination ?]:

Je suis bien persuadée que tout cela est vrai. Thérèse était une âme bien sincère et d'une simplicité d'enfant. Assurément dans son livre, comme d'ailleurs dans les lettres qu'elle m'écrivait, il n'y a que l'expression vraie de sa pensée.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je désire cette béatification, parce que je crois qu'elle contribuera à glorifier Dieu et à inspirer aux âmes l'amour de Dieu. Mais si la Sainte Eglise ne jugeait pas à propos de proposer cette béatification, je trouverais qu'il n'y a qu'à adhérer en paix au jugement de la Sainte Eglise, car c'est ce qu'il y a de meilleur et je le préférerais assurément à la glorification de notre petite sœur.

[Réponse à la dixième demande]:

La Servante de Dieu est née le 2 janvier 1873, à Alençon, paroisse Notre-Dame. C'était pendant les vacances du jour de l'an, et je me trouvais à la maison avec mes autres sœurs. Elle était la neuvième et [472v] dernière enfant de nos parents. C'est la seule qui soit née sur la paroisse Notre Dame. Toutes les autres enfants étaient nés sur la paroisse Saint Pierre. Mon père avait sur la paroisse Saint Pierre un commerce de bijouterie. Vers 1871, autant qu'il m'en souvient, il céda cette maison à son neveu et nous allâmes habiter paroisse Notre Dame, une maison qui appartenait à mes grands-parents maternels. Des 9 enfants qui composaient notre famille, 4 sont morts tout jeunes, deux petits garçons et deux petites filles. Après la naissance de Thérèse nous étions donc cinq enfants, qui toutes devions entrer plus tard en religion: Marie, l'aînée, âgée alors de 13 ans, puis Pauline, puis moi Léonie, enfin Céline et Thérèse. Mon père avait réussi dans son commerce; après la cession qu'il en fit, il aida ma mère dans le commerce du point d'Alençon, et la situation de notre famille était alors celle de « commerçants aisés.» La première éducation de Thérèse fut faite par notre mère qui, malheureusement, nous fut enlevée trop tôt: elle mourut alors que Thérèse avait quatre ans et demi. Après la mort de notre mère, Thérèse et ses jeunes soeurs furent élevées par nos soeurs aînées sous la surveillance de notre père. Cette [473r] éducation se fit à Lisieux, où notre père vint habiter après la mort de notre mère, afin de se rapprocher de notre tante et de notre oncle monsieur et madame Guérin.

[Réponse à la onzième demande]:

Notre famille était ce qu'on appelle une famille patriarcale. Nos parents qui, dans leur jeunesse, avaient l'un et l'autre songé à la vie religieuse, gardèrent dans leur mariage une pratique très fervente de la vie chrétienne. Mon père se faisait une loi de fermer absolument son magasin de bijouterie le dimanche, et cela malgré la pratique contraire des autres commerçants de cette spécialité, et malgré les instances de ses amis, qui lui faisaient remarquer qu'il perdait ainsi la pratique des promeneurs qui achètent de préférence le dimanche. Il était, de plus, tout à fait adonné aux pratiques religieuses et recherchait volontiers la compagnie des ecclésiastiques, et par respect pour le sacerdoce il saluait tous les prêtres, même étrangers, qu'il rencontrait. Notre mère était très pieuse et s'était affiliée au Tiers-Ordre de Saint François, et elle s'appliquait, dans l'éducation de ses enfants, à les former aux pratiques de piété et aux pensées [473v] de la foi.

[Réponse à la douzième demande]:

La Servante de Dieu a été baptisée le 4 janvier, je crois, dans l'église Notre Dame d'Alençon par monsieur l'abbé Dumaine, alors vicaire de la paroisse, et depuis vicaire général de monseigneur l'évêque de Séez. Son parrain fut un jeune homme d'environ 14 ans, fils d'un ami de mon père et il est mort depuis; il s'appelait M. Boule; sa marraine fut notre sœur aînée Marie,

[Réponse à la treizième demande]:

L'éducation des enfants aînées s'est faite, en grande partie, dans les pensionnats religieux, soit à la Providence d'Alençon, soit surtout à la Visitation du Mans pour mes sœurs aînées Marie et Pauline, et chez les bénédictines de Lisieux pour Céline et pour moi. A la maison, l'éducation que nous donnaient nos parents était bonne et affectueuse, mais attentive et soignée: « nous n'étions pas gâtées.» Quant à Thérèse, il est incontestable qu'elle était de la part de notre père et même [474r] de la part de maman, pendant les quelques années qu'elle vécut, l'objet d'une affection toute spéciale. Mais nous n'en étions point jalouses. Bien au contraire, nous aussi avions pour notre petite sœur une affection singulière. Elle était le « Benjamin » de toute la famille. C'était une enfant si charmante! De son côté, Thérèse n'abusait aucunement de cette affection particulière, elle était aussi obéissante et même plus que nous toutes, et je n'ai jamais remarqué qu'elle eût à notre égard une attitude quelconque de supériorité.

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

[Réponse à la quatorzième demande]:

A Lisieux, la première instruction [474v] fut donnée à notre petite sœur par ses sœurs aînées Marie et Pauline. Pendant ce temps, j'étais moi-même pensionnaire chez les religieuses bénédictines de Lisieux. Je quittai cet établissement à la fin de l'année scolaire 1881 (août); et au mois d'octobre suivant, ma petite sœur Thérèse fut envoyée à ma place dans cette école à titre de demi-pensionnaire. Elle revenait donc chaque soir à la maison des « Buissonnets », résidence de notre famille. Elle resta dans cet établissement pendant quatre ans; elle y fit sa première communion en 1884 et y fut confirmée la même année. Pendant son séjour à l'«Abbaye » (maison des bénédictines), ma sœur Thérèse souffrit constamment de peines morales. Dès ce jeune âge elle était très réfléchie et méditative et elle souffrait du contraste qui existait entre son état d'âme et le milieu de la pension, si différent du milieu familial des Buissonnets. D'autre part, sa sœur aînée Pauline, qui lui servait de mère, entra au Carmel en 1882, alors que Thérèse avait neuf ans et demi, et cette séparation lui fut très pénible; et je suis portée à croire que le chagrin qu'elle en conçut contribua pour quelque chose à la grave maladie qui l'éprouva l'année suivante. Enfin, après sa première com-[475r]munion elle fut assaillie par une crise de scrupules qui s'ajouta à ses autres épreuves. Je dois remarquer qu'au milieu de ses souffrances physiques et morales elle n'était jamais révoltée ou inquiète. Elle pleurait facilement, surtout depuis la mort de notre mère, mais n'opposait jamais la moindre résistance ou le moindre murmure à ce qu'on demandait d'elle. Il me semble à propos de noter que cette sensibilité extrême fut déterminée en elle par l'ébranlement que lui causa la mort de notre mère. J'ai en effet remarqué moi-même un contraste subit entre l'enjouement qui était la caractéristique de sa nature avant ce deuil et l'état habituel de sensibilité excessive qui suivit et qu'elle ne parvint à dominer que plus tard à force de vertu.

La maladie, dont j'ai parlé ci-dessus, mérite d'être relatée ici avec quelques détails. Elle débuta par de violents maux de tête, qui se déclarèrent presque aussitôt après le départ de Pauline pour le Carmel (octobre 1882). A la fin de mars 1883, la maladie se déclara par des crises de délire et de convulsions. Le mal, comme par une disposition providentielle, cessa pour 24 heures le jour de la prise d'habit de Pauline au Carmel. Thérèse était seule à affirmer qu'elle était en état d'assister à cette cérémonie; [475v] moi et ma famille combattions énergiquement cette idée qui nous semblait irréalisable. Elle se réalisa pourtant, et pendant les quelques heures que nous passâmes au Carmel, Thérèse fut parfaitement calme et se montra très affectueuse et caressante pour « sa petite maman » devenue sœur Agnès de Jésus. Cette bonne journée passée, le mal reprit aussitôt et dura sans rémission jusqu'au 10 mai, jour de sa guérison miraculeuse. Ses crises se succédaient presque sans rémission. Elles nous apparaissaient comme des accès quasi continuels de frayeur délirante, accompagnés souvent de grands mouvements désordonnés. Elle jetait des cris affreux, avait les yeux terrifiés et les traits douloureusement contractés. Les clous enfoncés dans le mur prenaient à ses yeux des formes horribles qui la jetaient dans l'épouvante. Souvent elle ne reconnaissait pas les siens; un soir surtout, elle fut affreusement épouvantée à l'approche de notre père tenant à la main son chapeau; cet objet lui paraissait être une horrible bête. Lorsque se déclaraient des crises convulsives, elle voulait se précipiter par dessus la balustrade de son lit, et nous étions obligées de la maintenir. Un dimanche, j'était restée seule à la garder pendant la grand-messe. La voyant très calme, je me hasardai à la laisser quelques instants. [476r] De retour auprès d'elle, je la retrouvai étendue sur le pavé; elle avait sauté par dessus la tête de son lit et était tombée entre le lit et la muraille. Elle aurait pu se tuer ou se blesser gravement; mais, grâce à Dieu, elle n'avait pas même une égratignure. Elle a écrit - MSA 28,2 - ' que pendant cette maladie elle n'avait point perdu la connaissance de ce qui se passait autour d'elle. Je n'ai su cette particularité que par ce témoignage qu'elle rend d'elle-même. Si elle ne l'avait pas dit, nous aurions cru, à en juger par les apparences, que son délire était à peu près complet et presque continuel. Le 10 mai 1883, elle eut une crise peut-être plus violente que les autres; elle ne reconnaissait pas sa sœur Marie qui la tenait dans ses bras. Cet état navrant qu'aucun artifice de notre affection ne pouvait faire cesser, nous plongea dans la désolation. C'est alors que Marie et moi nous tombâmes à genoux aux pieds d'une statue de la Sainte Vierge, le cœur rempli d'espérance, conjurant notre céleste Mère de guérir notre petite sœur. Subitement Thérèse se trouva dans un calme parfait, regardant la statue d'un regard souriant, les traits reposés et en pleine possession de ses facultés: elle était parfaitement guérie. Sœur Thérèse a rapporté dans sa Vie qu'elle avait été alors [476v] favorisée d'une vision de la Sainte Vierge, - MSA 30,1 - et elle le répéta encore sur son lit de mort - HA 12 - ; mais elle ne m'en dit rien, ni lors de l'événement, ni depuis.

[La Servante de Dieu a-t-elle eu de nouveau quelques symptômes de ce mal?]:

Le médecin qui avait traité ce mal, sans aucun succès d'ailleurs, par l'hydrothérapie, nous avait recommandé après la guérison d'éviter les émotions violentes à la malade. Dans le mois qui suivit la guérison, il m'arriva deux fois de la contrarier bien à tort. Elle tomba alors et resta étendue pendant un court espace de temps (plusieurs minutes), avec un état de rigidité des membres et du tronc qui cessa de lui-même. Il ne se produisit pas alors d'état délirant comme durant sa maladie, ni de mouvements violents. Ces deux phénomènes furent les seuls qui se produisirent. Après, il ne parut plus jamais traces de ce mal.

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

[Session 42: - 30 novembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[481v] [Suite de la réponse à la quatorzième demande]:

Après sa guérison, Thérèse rentra à l'Abbaye des bénédictines. Elle y fit sa première communion le 8 mai 1884, étant âgée de onze ans et demi. Les règlements alors en vigueur stipulaient que pour être admis à la première communion dans l'année, il fallait avoir 10 ans révolus au 1er janvier. Thérèse qui était née le 2 janvier se trouva renvoyée d'une année entière. Elle avait manifesté le désir de communier fort jeune. Je me souviens qu'à l'époque de la première communion de Céline, Thérèse, qui n'avait [482r] alors que 7 ans, était avide d'assister aux leçon préparatoires que Céline recevait de nos sœurs aînées. Parfois on l'envoyait jouer, disant qu'elle était trop jeune. Ce n'était alors qu'en témoignant un vif regret qu'elle se résignait à s'éloigner. Chaque année, l'époque des premières communions renouvelait ses véhéments désirs. Je me rappelle à ce sujet un trait touchant. Thérèse était, je crois, dans sa neuvième année. Passant dans une rue de la ville, en compagnie de ses sœurs, elle aperçut monseigneur l'évêque qui se rendait lui-même à la gare. Elle nous dit alors: « Si j'allais demander à sa Grandeur 1a permission de faire ma première communion l'année prochaine? Car, c'est bien dur d'être retardée d'un an pour être née le 2 janvier!.» - S.P. - Je me suis rendue très bien compte de l'angoisse qui étreignait alors son cœur. Nous la détournâmes de cette démarche en lui représentant que les convenances ne le permettaient pas; que d'ailleurs sa demande serait rejetée. Mais je ne crains pas d'affirmer que la Servante de Dieu eût été parfaitement capable de faire sa première communion même bien avant 7 ans, vu sa piété précoce et son intelligence déjà si éclairée sur les choses divines. Enfin le jour tant désiré arriva; le 8 mai 1884 elle fit sa première communion. Elle ne vivait et ne respirait que pour Jésus-[482v]Hostie, qui avait ravi son âme. Elle était affamée du pain des anges et quelques jours après (15 mai) je la vis toute radieuse de bonheur faire sa seconde communion entre notre père vénéré et Marie notre sœur aînée, aujourd'hui carmélite sous le nom de Marie du Sacré-Cœur. Mes sœurs carmélites m'ont fait part d'une note, écrite de la main de la Servante de Dieu sur un petit carnet et contenant les résolutions de sa première communion. Elles sont ainsi conçues:

1° Je ne me découragerai jamais.

2° Je dirai tous les jours un Souvenez-vous.

3° J'essaierai d'humilier mon orgueil. - Notes">orgueil - Notes de Retraite, mai 1885 -

Ces résolutions elle les a tout à fait suivies, car ce qui fait son caractère distinctif c'est cette force d'âme qui l'a toujours empêchée de se décourager, la jetant dans l'abandon total et la confiance aveugle. Elle reçut le sacrement de confirmation à l'Abbaye des bénédictines le 14 juin de la même année, un samedi. J'ai été plus que toute autre à même de juger, en cette circonstance, de son recueillement et de son attitude plus angélique qu'humaine; ayant eu l'honneur d'être sa marraine de confirmation [483r] je la suivis pas à pas jusqu'à l'autel, tenant ma main sur son épaule. On voyait qu'elle était profondément pénétrée du grand mystère qui allait s'accomplir dans son âme. Ordinairement à cet âge, l'enfant ne comprenant pas toute la portée de ce sacrement, le reçoit bien légèrement. Thérèse, au contraire, était tout abîmée dans l'amour qui déjà la consumait. J'avais peine à contenir mon émotion, en accompagnant à l'autel cette enfant chérie.

[Réponse à la quinzième demande]:

Après le renouvellement de sa première communion (mai 1885), notre père jugea qu'il était bon de garder Thérèse à la maison. C'est ce qui fut fait après la fin de l'année scolaire (août 1885). Ce départ de la pension des bénédictines ne fut pas sollicité par les maîtresses de cette Institution; bien au contraire, elle auraient beaucoup désiré garder notre chère sœur. Mais l'état précaire de sa santé, éprouvée par de fréquentes indispositions, fut le motif déterminant de la décision que prit mon père: cette fleur délicate ne pouvait s'épanouir qu'au sein de la famille. Après sa sortie du pensionnat, on lui fit prendre des leçons en ville plusieurs fois la semaine, pour achever son instruction. [483v] Sa maîtresse l'estimait beaucoup et en était très fière. Elle se perfectionna, surtout dans les sciences, par la lecture qu'elle aimait passionnément. Même tout enfant, son esprit sérieux et réfléchi ne trouvait pas de plus douce jouissance que dans les livres.

A cette époque, Thérèse, étant constamment à la maison, fut vraiment la joie de la famille. Les domestiques mêmes l'aimaient beaucoup, parce que tout dans sa personne respirait la paix, la bonté et la condescendance. Elle s'oubliait toujours pour faire plaisir à tous; mettre le bonheur dans tous les cœurs, c'était son élément. Son égalité d'humeur était si simple et semblait si naturelle, que l'on aurait pu croire que rien ne lui coûtait dans ses renoncements perpétuels. Elle était aimable et gracieuse, on se sentait à l'aise avec elle. Tout dans sa personne attirait les cœurs. L'orgueil et la vanité n'avaient point de prise dans cette âme innocente. Elle était très jolie, mais elle seule semblait l'ignorer; à cette époque où nous vivions ensemble dans la maison, je ne l'ai jamais vue se regarder dans un miroir. Elle avait une attention très délicate à n'humilier et à ne contrister personne. Je l'ai remarqué très spécialement dans une [484r] circonstance qui m'est tout-à-fait personnelle. Bien que j'eusse alors 23 ans, j'étais fort en retard pour l'orthographe et les études, ayant toujours eu de grandes difficultés à m'instruire. Thérèse, alors de 10 ans plus jeune que moi, se donna beaucoup de peine pour combler ces lacunes de mon instruction. J'admirais, dans cette circonstance, la délicatesse qu'elle mettait à me rendre ce service sans m'humilier et sa patience inaltérable. Elle était très spirituelle et

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

très gaie; elle avait une aptitude particulière à contrefaire le ton de voix et les manières des autres, mais jamais, à ma connaissance, ce petit amusement n'a dégénéré en moquerie et n'a donné lieu au plus léger manquement à la charité: elle savait s'arrêter à point, avec un tact parfait.

Les petits enfants ravissaient le cœur pur de Thérèse. Je n'oublierai jamais son sourire angélique et les caresses qu'elle leur prodiguait, surtout aux enfants pauvres; ceux-là avaient ses préférences, et elle ne perdait aucune occasion de leur parler du bon Dieu, se mettant à leur portée avec un à propos et une grâce charmante. Il est à remarquer que jamais la tenue négligée ou malpropre de ces enfants pauvres ne diminuait en rien les caresses et les manifestations de son amour pour eux; comme [484v] par ailleurs elle aimait les belles choses et qu'elle était elle-même très propre et soignée dans sa tenue, cette recherche des pauvres ne pouvait procéder que d'une solide vertu.

A cause de son jeune âge, mes sœurs ne l'emmenaient pas toujours à l'église, assez éloignée des Buissonnets, malgré le grand désir qu'elle avait d'assister à toutes les cérémonies religieuses, surtout aux exercices du mois de Marie, qui se faisaient le soir. Elle communiait aussi souvent qu'on le lui permettait, au moins tous les huit jours, et elle eût désiré qu'on lui permît de communier plus souvent, et même, je crois, tous les jours. Son grand désir d'être inscrite dans la congrégation des enfants de Marie, établie dans l'Abbaye des bénédictines, la décida à aller deux fois chaque semaine passer une après-midi à la pension. A cette condition elle obtint d'être affiliée à cette association.

[485r] [Réponse à la seizième demande]:

Je ne me souviens pas que la Servante de Dieu m'ait faite confidente de ses projets de vie religieuse; j'ai dit d'ailleurs qu'elle s'épanchait moins avec moi qu'avec mes sœurs aînées qui étaient comme ses mères, et qu'avec Céline qui était presque de son âge. Mais l'annonce de son projet d'entrer au Carmel ne me surprit aucunement. Il n'était pas difficile de prévoir, par son attitude et ses vertus, qu'elle était faite pour la vie religieuse.

[Savez-vous si la présence de ses sœurs Pauline et Marie au Carmel de Lisieux a eu quelque influence sur la vocation de la Servante de Dieu?]:

Je ne le crois pas; elle ne pensait qu'à aimer le bon Dieu. Si Pauline et Marie n'avaient pas été à Lisieux, elle fût entrée quand même au Carmel. D'ailleurs, outre mes propres observations, plusieurs détails relatés dans sa « Vie » [485v] témoignent de la pureté de ses intentions, comme lorsqu'elle dit qu'à défaut de Carmel, elle serait allée dans un « refuge » et se serait cachée au milieu des « filles repenties » -  ? CSG - .J'étais à la maison le jour de la Pentecôte 1887, lorsqu'elle fit confidence à mon père de son désir d'entrer au Carmel, mais elle ne me le dit pas, et je ne m'aperçus de rien. Lors de son voyage à Bayeux et à Rome, j'étais en religion, au monastère de la Visitation de Caen, et je n'eus connaissance de ces événements que par des lettres écrites à cette époque et depuis par la lecture de sa « Vie.»

[Réponse à la dix-septième demande]:

J'ai assisté au départ de ma petite sœur pour le Carmel. Mon entrée définitive à la Visitation ne se réalisa en effet qu'en 1899, après deux essais, l'un de six mois en 1887, et l'autre d'environ deux ans en 1893-1895. Lors donc que Thérèse nous dit adieu, j'étais rentrée à la maison après mon premier séjour de 1887. J'ai été singulièrement frappée de sa force d'âme dans cette circonstance. Seule elle était calme. Des larmes silencieuses disaient seulement la peine qu'elle éprouvait à quitter notre père qu'elle aimait tant et dont elle con-[486r]solait la vieillesse. Je lui dis de bien réfléchir avant d'entrer en religion, ajoutant que l'expérience que j'en avais faite m'avait montré que cette vie demandait beaucoup de sacrifices et qu'il ne fallait pas s'y engager à la légère. La réponse qu'elle me fit et l'expression de son visage me firent comprendre qu'elle s'attendait à tous les sacrifices et qu'elle les acceptait avec joie. A l'entrée du Carmel, elle se mit à genoux aux pieds de notre incomparable père pour recevoir sa bénédiction; mais lui, autant qu'il m'en souvient, ne voulut la lui donner qu'à genoux. Dieu seul a pu mesurer l'étendue de son sacrifice, mais, pour ce grand et généreux chrétien, connaître la sainte volonté de Dieu et l'accomplir était une même chose.

Dans les années qui suivirent jusqu'à ma seconde entrée à la Visitation (1893), j'allais assez souvent au parloir du Carmel visiter mes trois sœurs. J'y retournai encore après mon second retour de la Visitation (1895-1899). Dans ces entrevues, j'ai constaté par moi-même les vertus de notre jeune sœur et j'ai entendu de la bouche de mes sœurs aînées le récit de divers traits qui témoignent de la même ferveur et qu'on retrouve dans le récit de sa « Vie.» Entre autres détails, j'ai été bien [486v] édifiée de sa grande régularité. Les carmélites ont un sablier d'une demi-heure pour les parloirs. Elle était si fidèle que le dernier grain de sable passé, elle nous saluait gracieusement, fermait grille et rideau, puis s'éclipsait sans rémission. Quand elle venait avec mes autres sœurs, cette vraie religieuse était toujours repartie la première. Même au parloir, son humilité la tenait petite et cachée. Volontiers elle restait silencieuse quand mes autres sœurs étaient là, et cette profonde humilité de la Servante de Dieu était d'autant plus remarquable qu'elle possédait à un haut degré tous les dons de l'esprit et du cœur.

[Réponse à la dix-huitième demande]:

J'ai appris par mes conversations au parloir du Carmel que la Servante de Dieu avait exercé en quelque manière le rôle de directrice du noviciat. Elle n'en reçut pas le titre officiel, mais on la laissa parmi les novices même après son noviciat

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

terminé pour qu'elle servît aux autres comme d'un modèle de parfaite religieuse. Etant leur sœur aînée, elle pouvait exercer sur elles une influence de bons conseils et la révérende mère prieure finit par lui confier de fait, [487r] sinon en titre, les fonctions de directrice.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Ma sœur Pauline (mère Agnès de Jésus), me dit un jour au parloir, au temps de son priorat, qu'elle s'était sentie poussée par un mouvement intérieur à donner ordre à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus de mettre par écrit le récit de sa vie, mais qu'elle devait le composer uniquement pour lui être confié à elle seule. Je sais que Thérèse exécuta cet ordre et que, sur son lit de mort, elle écrivait encore au crayon pour achever ce manuscrit. Mais je n'eus jamais communication de ces cahiers que détenait la révérende mère Agnès de Jésus. Je ne les ai connus que par la lecture de l'«Histoire d'une âme.» L'étude de ce livre m'a appris bien des détails de sa vie que j'ignorais. Je la savais très vertueuse, mais, ne vivant pas avec elle, et n'ayant d'ailleurs jamais pénétré bien avant dans son intimité, je ne soupçonnais pas que son héroïsme s'élevât à ce degré. Cependant, je n'ai aucun doute sur la véracité absolue de cette relation.

[Session 43: - 1 décembre 1910, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[489r] [Réponse à la vingtième demande]:

La vertu de la Servante de Dieu ne se manifestait point par des actions extraordinaires. Chez elle, tout était simple et naturel [489v] et elle évitait de se singulariser. Aussi l'héroïcité de sa vie pouvait-elle passer facilement inaperçue. Mais à la réflexion, et en me rappelant ses habitudes et ses actions, il me paraît certain que, même avant son entrée en religion, sa piété et surtout son égalité d'humeur et son attention à faire plaisir supposaient une générosité constante et une délicatesse de conscience au-dessus de ce qu'on rencontre chez des jeunes filles, même très chrétiennes. Mes visites au parloir du Carmel et les lettres que je recevais d'elle après son entrée en religion me montraient qu'elle était élevée à un degré de perfection très élevée. Ce qui est plus remarquable, c'est que cette sublimité de vertu se manifestait chez elle dans un âge relativement bien jeune, puisqu'elle n'avait alors que 15 à 16 ans,

[Réponse à la vingt-et-unième Demande: A. De fide [Foi]]:

Son esprit de foi lui faisait envisager toutes choses au point de vue surnaturel. Les lettres qu'elle m'écrivait ne parlent que de Dieu et elle y apprécie les événements toujours au point de vue de la foi. A l'occasion [490r] de la mort de notre père, elle m'écrit (20 août 1894): « Je pense plus que jamais à toi, depuis que notre père chéri est parti au ciel... La mort de papa ne me fait pas l'effet d'une mort, mais d'une véritable vie. Je le retrouve après 6 ans d'absence, je le sens autour de moi me regardant et me protégeant. Chère petite sœur, ne sommes-nous pas plus unies encore, maintenant que nous regardons les cieux pour y découvrir un père et une mère qui nous ont offertes à Jésus?... Bientôt leurs désirs seront accomplis, et tous les enfants que le bon Dieu leur a donnés, vont lui être unis pour jamais » - LT 170 - . Le 11 avril 1896, elle m'écrivait: «Je n'ai rien à t'offrir pour ta fête, pas même une image, mais je me trompe, je t'offrirai demain la divine réalité, Jésus-Hostie, ton Epoux et le mien... Chère petite sœur, qu'il nous est doux de pouvoir toutes les cinq nommer Jésus ' Notre Bien-Aimé '!. Mais que sera-ce lorsque nous le verrons au ciel!... Alors nous comprendrons le prix de la souffrance; comme Jésus nous redirons: ' Il était véritablement nécessaire que la souffrance nous éprouvât et nous fit parvenir à la gloire ' (cfr. Lc. 24, 26). Ma petite sœur chérie... [490v] je t'aime plus mille fois tendrement que ne s'aiment des sœurs ordinaires, puisque je puis t'aimer avec le Cœur de notre céleste Epoux; c'est en lui que nous vivons de la même vie » - LT 186 - '. Ces lettres ne sont pas chez elle l'effet d'un élan exceptionnel de ferveur: elles manifestent l'état constant de son âme.

B.[Espérance et confiance en Dieu]:

Ce que je puis faire de mieux pour exprimer les dispositions de son âme, c'est de citer des passages des lettres qu'elle m'écrit et où elle se peint bien mieux que je ne le pourrais faire. La pensée du ciel lui était familière. Le 20 mai 1894, elle m'écrit: «Je ne puis, chère petite sœur, te dire tout ce que je voudrais; mon cœur ne peut traduire ses sentiments avec le froid langage de la terre, mais un jour, au ciel, dans notre belle patrie, je te regarderai et dans mon regard tu verras tout ce que je voudrais te dire, car le silence est la langue des heureux habitants du ciel. En attendant, il faut la gagner la patrie du ciel, il faut souffrir, il faut combattre » - LT 163 - . En janvier 1895: « L'année qui vient de s'écouler a été bien fructueuse [491r] pour le ciel: notre père chéri a vu ce que l'œil de l'homme ne peut contempler... notre tour viendra aussi... Oh! qu'il est doux de penser que nous voguons vers l'éternel rivage!... Chère petite sœur, ne trouves-tu pas comme moi que le départ de notre père chéri nous a rapprochées des cieux? Plus de la moitié de la famille jouit maintenant de la vue de Dieu, et les cinq exilées de la terre ne tarderont pas à s'envoler vers leur patrie » - LT 173 - . Je sais par la lecture de son Histoire que les peines intérieures ne lui ont pas manqué, mais sa confiance en Jésus était inébranlable et lui faisait tout supporter avec le plus grand calme et une égalité parfaite. Cet abandon tranquille paraît même la caractéristique de sa vie intérieure. Elle l'exprime ainsi dans une lettre qu'elle m'écrit le 12 juillet 1896: « Si tu savais combien je suis heureuse de te voir dans ces bonnes dispositions!... Je ne suis pas étonnée que la pensée de la mort te soit douce, puisque tu ne tiens

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

plus à rien sur la terre. Je t'assure que le bon Dieu est bien meilleur que tu le crois. Il se contente d'un regard, d'un soupir d'amour... Pour moi, je trouve la perfection bien facile à pratiquer, parce que j'ai compris [491v] qu'il n'y a qu'à prendre Jésus par le cœur... Au temps de la loi de crainte, avant la venue de Notre Seigneur, le prophète Isaïe disait déjà, parlant au nom du Roi des cieux: ' Une mère peut-elle oublier son enfant? Eh! bien, quand même une mère oublierait son enfant, moi, je ne vous oublierai jamais - *Is. 49, 15 - ... Quelle ravissante promesse! Ah! nous qui vivons dans la loi d'amour, comment craindre celui qui se laisse enchaîner par un cheveu que vole sur notre cou! - * Cant. 4, 9 - sachons le retenir prisonnier, ce Dieu qui devient le mendiant de notre amour. En nous disant que c'est un cheveu qui peut opérer ce prodige, il nous montre que les plus petites actions, faites par amour, sont celles qui charment son coeur... Ah! s'il fallait faire de grandes choses, combien serions-nous à plaindre! Mais que nous sommes heureuses, puisque Jésus se laisse entraîner par les plus petites » - LT 191 -

C. [Amour de Dieu]:

J'ai dit précédemment le grand désir qu'elle avait de s'unir à Dieu par la sainte communion. Vivre pour Dieu, éviter ce qui lui déplaît et saisir les occasions de lui faire plaisir, était l'objet de ses préoccupations continuelles. Elle m'écrivait en avril 1895: [492r] « Je n'ai qu'un désir, celui de faire la volonté du bon Dieu. Tu te souviens peut-être qu'autrefois j'aimais à me dire ' le petit jouet de Jésus '; maintenant encore je suis heureuse de l'être; seulement j'ai pensé que le Divin Enfant avait bien d'autres âmes remplies de vertus sublimes qui se disaient ' ses jouets '; j'ai donc pensé qu'ils étaient ses ' beaux jouets ' et que ma pauvre âme n'était qu'un ' petit jouet ' sans valeur. Pour me consoler, je me suis dit que souvent les enfants ont plus de plaisir avec de ' petits jouets ' qu'ils peuvent laisser ou prendre, briser ou baiser à leur fantaisie qu'avec d'autres d'une valeur plus grande qu'ils n'osent presque pas toucher. Alors, je me suis réjouie d'être pauvre; j'ai désiré le devenir chaque jour d'avantage, afin que chaque jour Jésus prenne plus de plaisir à se jouer de moi » - LT 176 - . La Servante de Dieu employait ses efforts à gagner à Jésus des âmes, par l'offrande de sacrifices quotidiens: «Je me réjouis de voir que les petits sacrifices ne te manquent pas - m'écrit-elle en 1896 - et surtout en pensant que tu sais en profiter, non seulement pour toi, mais encore pour les âmes. Il est si doux d'aider Jésus par nos légers sacrifices, de lui aider à sauver les âmes qu'il a rachetées au prix de son sang [492v] et qui n'attendent que notre secours pour ne pas tomber dans l'abîme » - LT 191 - .

D. [Amour du prochain]:

J'ai déjà rapporté que Thérèse, toute enfant, aimait et recherchait les pauvres. Elle était très heureuse de ce que notre père lui confiait ordinairement la distribution des aumônes. Elle réservait pour les pauvres, au lieu de l'employer pour ses menus plaisirs, l'argent qu'on lui donnait et qu'elle renfermait dans une tirelire. J'ai été témoin de sa constante charité auprès d'une cousine très maladive dans son enfance. Thérèse, quoique bien petite encore, et plus jeune que sa cousine d'environ trois ans, aimait à la distraire, l'amusant très volontiers, sans se rebuter de ses caprices et de ses ennuyeuses humeurs, causées par la maladie. La Servante de Dieu montrait en ces pénibles occasions, souvent réitérées, un oubli de soi et une patience admirables et bien au-dessus de son âge. Une fois, en jouant, Thérèse appela sa tante (madame Guérin) du nom de « maman.» Sa petite cousine reprit vivement que sa maman n'était pas celle de Thérèse qui, elle, n'avait plus de mère. La Servante de Dieu, entendant ce propos, ne put retenir ses larmes, mais ne fit aucune [493r] réplique, ne se fâcha nullement et continua de témoigner à sa petite cousine la même affectueuse sollicitude. Cette même cousine fut plus tard formée à la vie religieuse par Thérèse elle-même. Elle devint en effet sœur Marie de l'Eucharistie au Carmel de Lisieux, où elle mourut saintement en 1905. Je pourrais noter bien d'autres traits de sa charité, mais ils sont rapportés exactement dans l'« Histoire d'une âme.»

A. [Vertus cardinales. Au sujet de la prudence]:

Sa prudence se manifestait sur[493v]tout dans l'excellence des conseils qu'elle donnait aux âmes pour les guider dans la voie de Dieu. Plusieurs ont remarqué avec quelle pénétration et quelle justesse elle utilisait à tout propos les pensées et les textes de la Sainte Ecriture et de l'Imitation de Jésus-Christ. Pour montrer la sagesse de sa direction, je citerai le passage suivant d'une lettre qu'elle m'a écrite le 22 mai 1894. Faisant allusion au nom de Thérèse que je porte en religion, qui était aussi le sien, elle dit: « Laquelle des Thérèse sera la plus fervente? Celle qui sera la plus humble, la plus unie à Jésus, la plus fidèle à faire toutes ses actions par amour. Ah! prions l'une pour l'autre afin d'être également fidèles. Blessons Jésus par notre œil et par un seul cheveu - *cfr. Cant. 4, 9 - , c'est-à-dire par la plus grande chose et par la plus petite. Ne lui refusons pas le moindre sacrifice. Tout est si grand en religion. Ramasser une épingle par amour, peut convertir une âme. Quel mystère! Ah! c'est Jésus seul qui peut donner un tel prix à nos actions, aimons-le donc de toutes nos forces » - LT 164 -

B. [La justice et ses composantes]:

Son attitude religieuse dans la prière, son respect et son amour pour les [494r] manifestations religieuses étaient remarquables dès les années de son enfance, alors que je vivais plus particulièrement auprès d'elle. Il n'y avait rien d'affecté

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

dans son attitude, mais on jouissait de voir cette jeune âme si pénétrée de la présence de Dieu, ses petites mains bien jointes, se tenant à genoux droite et immobile, soit à l'église qu'elle aimait tant, ou le soir auprès de notre père vénéré dont l'attitude pendant la prière nous édifiait profondément. Je suis impuissante à décrire son bonheur. La première fois que notre Thérèse est allée à la messe de minuit, elle pouvait avoir huit ans, tout au plus. Le mystère d'un Dieu, petit enfant, couché dans une crèche pour notre amour, captivait son cœur innocent et pur. Je vois encore son beau visage prendre une expression toute céleste, en contemplant Jésus dans sa crèche. Aux processions de la Fête-Dieu, Thérèse faisant partie de la troupe enfantine était la plus sage et la plus recueillie. Il en était de même à l'église, pendant les plus longs offices. La bonne demoiselle chargée de garder les fillettes dans la chapelle où les enfants étaient réunis, ne pouvait se lasser de l'admirer. Elle nous en a parlé plusieurs fois à mes sœurs et à moi dans les termes les plus élogieux. Nul doute qu'au Carmel son esprit [494v] de religion n'ait donné les mêmes exemples d'édification dont mes sœurs carmélites ont été témoins plus que moi.

C. [Force]:

J'ai remarqué que Thérèse dans son enfance ne demandait jamais, comme le font la plupart des enfants, des friandises capables de flatter son goût. Elle se montrait très courageuse dans les souffrances qui ne lui ont jamais manqué. Plus tard, elle m'ouvrait son âme dans ses lettres et me disait toute l'estime qu'il faut faire de la souffrance, et c'est bien ainsi qu'elle l'envisageait pour elle-même, comme elle me le manifesta, en particulier, à l'occasion de la mort de notre père, comme je l'ai expliqué en parlant de son esprit de foi. En août 1893, elle m'écrit: « Je sais, chère petite sœur, que les sacrifices ne manquent pas d'accompagner ta joie. Sans eux, la vie religieuse serait-elle méritoire? Non, n'est-ce-pas? Ce sont au contraire les petites croix qui sont toute notre joie: elles sont plus ordinaires que les grandes, et préparent le cœur à les recevoir quand c'est la volonté de notre bon Maître » - LT 148 - . En janvier 1895, elle m'écrit: « Je me réjouis en voyant combien le bon Dieu [495r] t'aime et te comble de ses grâces. Il te trouve digne de souffrir pour son amour, et c'est la plus grande preuve de tendresse qu'il puisse te donner, car c'est la souffrance qui nous rend semblables à lui.» - LT 173 -

D. [Tempérance]:

Ma petite sœur était douce, très affectueuse, même câline, cherchant toujours à faire plaisir aux dépens d'elle-même. Je ne l'ai jamais vue se fâcher ni témoigner la moindre impatience. Même dans sa petite enfance, je ne me souviens pas l'avoir vue en colère, mais elle était parfois alors un peu entêtée. Ce défaut d'ailleurs disparut très vite, et aux Buissonnets elle était très obéissante.

[Vertus annexes et vœux de religion].

Elle avait une très haute estime des vœux de religion et spécialement du vœu de chasteté. Persuadée qu'elle était de ma vocation religieuse, elle se montrait très inquiète des vicissitudes qui me ramenèrent à plusieurs reprises du cloître dans le monde. Elle me reprenait alors des moindres traces de mondanité qui lui semblaient pouvoir compromettre mon avenir religieux. Ce lui fut une très grande joie quand enfin toutes ses sœurs [495v] appartinrent au divin Epoux. Il est vrai que je n'entrai définitivement à la Visitation qu'après sa mort, mais elle sut auparavant que j'avais fait vœu de chasteté. Elle m'écrit en 1893 (5 novembre): « Que Notre Seigneur a donc été bon pour notre famille! Il n'a pas souffert qu'aucun mortel devienne l'époux d'une seule d'entre nous! » - LT 151 - . Et le 28 avril 1895: « Oh! comme je comprends que le retard de ta profession doit être une épreuve pour toi; mais c'est une si grande grâce que, plus on a de temps pour s'y préparer, plus aussi il faut se réjouir » - LT 176 - . 27 décembre 1893- « Nous lisons au réfectoire la vie de sainte Chantal... J'y vois l'union intime qui a toujours existé entre la Visitation et le Carmel. Cela me fait bénir le bon Dieu d'avoir choisi ces deux Ordres pour notre famille. La Sainte Vierge est vraiment notre Mère, puisque nos monastères lui sont particulièrement dédiés » - LT 154 -

[Humilité]:

Même dans le monde, la Servante de Dieu évitait fidèlement de se faire valoir et de se mettre en avant. Elle ignorait les grandes qualités de l'âme et du corps dont Dieu l'avait [496r] douée. Elle dit bien dans ses notes que sa nature était fière; mais elle la dominait si bien que si elle ne l'eût pas écrit, je crois que je l'aurais toujours ignoré. Au Carmel, cette pratique de l'humilité fut un des principaux objets de ses efforts. Elle m'écrit (27 décembre 1893): «Chère petite sœur, n'oublie pas de prier pour moi pendant le mois du cher petit Jésus; demande-lui que je reste toujours petite, toute petite! » - LT 154 - . Et en 1895 (28 avril): « Jésus veut que personne ne m'aide (dans ma tâche) excepté lui. Donc, avec son secours, je vais me mettre à l'ouvrage, travailler avec ardeur... Les créatures ne verront pas mes efforts qui seront cachés dans mon cœur. Tâchant de me faire oublier, je ne voudrai d'autre regard que celui de Jésus. Qu'importe si je parais pauvre et dénuée d'esprit et de talent... Je veux mettre en pratique le conseil de l'Imitation: 'Que celui-ci se glorifie d'une chose, celui-là d'une autre, pour vous, me mettez votre joie que dans le mépris de vous-même, dans ma volonté et ma gloire - Imit.lv 3 ch 49 - - ou bien: ' Voulez-vous apprendre quelque chose qui vous serve? Aimez à être ignoré et compté pour rien.» - Imit. Liv1,ch2-3 - En pensant tout cela, j'ai senti une grande paix en mon âme ", j'ai senti [496v] que c'était la vérité et la paix » - LT 176 -

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

[Réponse à la vingt-deuxième demande]:

Je n'ai pas été personnellement témoin de faits merveilleux pendant la vie de la Servante de Dieu, et elle ne m'en a pas fait confidence. J'étais absente de la maison, étant pensionnaire chez les bénédictines, lorsqu'elle eut cette vision comme prophétique de la dernière maladie de notre père. J'ai appris par la lecture de sa Vie que la Servante de Dieu avait éprouvé des transports d'amour merveilleux à plusieurs reprises. Enfin, mes sœurs du Carmel m'ont dit savoir qu'une religieuse bénédictine du couvent de Lisieux avait reçu de la Servante de Dieu, au commencement de l'année 1888, cette réponse prophétique, touchant mon avenir: « Il ne faut pas se préoccuper des insuccès de Léonie pour son entrée en religion. Après ma mort, elle entrera à la Visitation, elle réussira et prendra mon nom et celui de Saint François de Sales » - .Source pr. - Cette prédiction s'est réalisée à la lettre. Je ne sais pas le nom de cette religieuse bénédictine, mais je crois qu'il serait facile d'éclairer ce fait par une enquête à Lisieux.

[497r] [Réponse à la vingt-troisième demande]:

J'ai entendu souvent des personnes amies exprimer leur admiration de « l'air céleste » de Thérèse enfant. Plus tard, sa simplicité la faisait passer inaperçue. Néanmoins, je puis attester que notre supérieure, mère Marie de Sales, lisant les lettres que ma sœur Thérèse m'écrivait du Carmel, disait que c'était extraordinaire qu'une religieuse si jeune pût concevoir des pensées si hautes. Elle était dans l'admiration et le disait à la communauté et au noviciat.

[Session 44: - 2 décembre 1910, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[499r] [Réponse à la vingt-quatrième demande]:

J'étais à Lisieux lors de sa maladie dernière et de sa mort; mais à partir de juillet 1897 je ne la vis plus au parloir: son état la retenait à l'infirmerie, où je ne pouvais pénétrer. J'en avais des nouvelles par mes sœurs. Dans la dernière entrevue, vers le mois de juin 1897, comme je ne pouvais retenir mes larmes au pressentiment de sa fin prochaine, elle me fit comprendre qu'il n'y avait pas lieu de s'attrister. Deux lettres d'elle contiennent l'expression admirable de ses dispositions en face de la mort. Dans l'une, du 12 juillet 1896, elle me dit: « Tu me demandes des nouvelles de ma santé. Eh bien! ma chère petite sœur, je ne tousse plus du tout, es-tu contente?... Cela n'empêchera pas le bon Dieu de me prendre quand il voudra, puisque je fais tous mes efforts pour être un tout petit enfant: je n'ai [499v] pas de préparatifs à faire. Jésus devra lui-même payer tous les frais du voyage et le prix d'entrée au ciel » - LT 191 - . L'autre lettre m'est très précieuse, c'est la dernière qu'elle ait écrite sur son lit de mort. Elle est du 17 juillet 1897, et écrite au crayon: « Jésus !. Ma chère Léonie, je suis bien heureuse de pouvoir encore m'entretenir avec toi; il y a quelques jours je ne pensais plus avoir cette consolation sur la terre; mais le bon Dieu paraît vouloir prolonger un peu mon exil. Je ne m'en afflige pas, car je ne voudrais point entrer au ciel une minute plus tôt par ma propre volonté. L'unique bonheur sur la terre, c'est de s'appliquer à toujours trouver délicieuse la part que Jésus nous donne. La tienne est bien belle, ma chère petite sœur: si tu veux être une sainte, cela te sera facile, puisqu'au fond de ton cœur le monde n'est rien pour toi. Tu peux donc comme nous l'occuper de l'unique chose nécessaire' c'est-à-dire, que tout en te livrant avec dévouement aux œuvres extérieures, ton but soit unique: faire plaisir à Jésus, t'unir plus intimement à lui. Tu veux qu'au ciel je prie pour toi [500r] le Sacré-Cœur; sois sûre que je n' oublierai pas de lui faire tes commissions et de réclamer tout ce qui te sera nécessaire pour devenir une grande sainte. A Dieu, ma sœur chérie, je voudrais que la pensée de mon entrée au ciel te remplisse d'allégresse, puisque je pourrai t'aimer encore davantage. Ta petite sœur, THÉRÈSE DE L'ENFANT JÉSUS » - LT 257 -

[Réponse à la vingt-cinquième demande]:

Elle est morte le 30 septembre 1897. On l'exposa, suivant la coutume, à la grille du chœur. Pendant ce temps, les fidèles vinrent nombreux faire toucher des chapelets et autres objets. Je la vis moi-même dans son cercueil et elle me parut remarquablement belle. La sépulture, à laquelle j'assistais, se fit dans le cimetière de Lisieux, en une fosse très profonde, dans le terrain concédé aux carmélites. Elle fut la première inhumée dans cette concession nouvelle. Je n'ai rien remarqué d'extraordinaire en cette cérémonie sinon le grand recueillement de la foule.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

Pendant les 18 mois que je [500v] passai encore dans le monde après sa mort, j'allai bien des fois à son tombeau; mais je n'ai pas remarqué qu'il y eût à cette époque concours de pèlerins. Depuis, étant dans le cloître, je n'ai pu retourner au cimetière. Mais je sais, par les lettres de mes sœurs et par les rapports qui m'en ont été faits au parloir de la Visitation, qu'il est notoire que le concours des pèlerins s'est établi progressivement et qu'il est très considérable.

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Je ne reçois pas, à beaucoup près, autant de lettres que mes sœurs carmélites. J'en reçois pourtant un certain nombre de la France et aussi de l'étranger (Portugal, Italie, Angleterre, etc., etc.), et toutes ces lettres témoignent du renom de sainteté de la Servante de Dieu. Bon nombre de ces lettres proviennent de religieuses de notre Ordre de la Visitation, et témoignent que dans tous nos monastères on a une grande dévotion pour sœur Thérèse. Cela n'est pas étonnant, car l'esprit de sa piété est tout à fait le nôtre et celui de notre saint fondateur, saint François de Sales. Plusieurs de ces lettres viennent aussi de personnes vivant dans le monde et exprimant les mêmes sentiments. [501r] Dans notre monastère de Caen, sœur Thérèse est l'objet d'une admiration et d'une confiance sans bornes. Notre très honorée mère supérieure, et celle aussi qui était supérieure avant elle, ont la plus grande estime de la sainteté de la Servante de Dieu. Une de nos sœurs (sœur Marie-Pauline, visitandine) m'a dit qu'elle obtenait de l'intercession de sœur Thérèse tout ce qu'elle lui demandait. Au monastère, nous faisons à peu près continuellement des neuvaines à la Servante de Dieu, sur la demande des fidèles.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai rien entendu dire en ce sens, en dehors de notre monastère. Parmi nous, plusieurs de mes sœurs, de notre maison de Caen, estimaient dans les premières années qui suivirent la publication de l'« Histoire d'une âme », qu'il y avait en tout cela une part d'enthousiasme. Mais, depuis, on a vu la suite des événements et constaté les grâces obtenues, on est complètement revenu de cette impression, et aujourd'hui on pense tout le contraire, unanimement.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

[501v] J'ai été témoin de la guérison merveilleuse de notre sœur Marie-Bénigne, le 2 juillet 1909. Cette guérison extraordinaire est relatée dans la « Pluie de roses » annexée à la dernière édition de l'« Histoire d'une âme », où elle porte le n° C. La même relation est rapportée dans les «Articles» du vice-postulateur, n. 136. J'ai moi-même encouragé la malade à s'adresser par une neuvaine à la Servante de Dieu. Je me sentis poussée à demander à notre mère la permission de faire prendre à la malade un des pétales de roses que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait effeuillées sur son crucifix; et en lui donnant à boire l'eau dans laquelle ce pétale avait trempé, j'invoquai la Servante de Dieu avec une insistance et une ferveur très grandes, en lui disant: « Tu ne peux pas me refuser cette guérison, car c'est aujourd'hui les noces, d'argent de notre maîtresse des novices et l'anniversaire de ma profession. Et j'étais si sûre d'être exaucée, que je récitai le Laudate et le Gloria Patri, avant même d'avoir constaté le prodige. Comme il est relaté dans la «Pluie de roses » et dans les « Articles », la jeune novice soeur Marie-Bénigne fut alors subitement guérie d'un ulcère très grave de l'estomac, lequel provoquait des vomissements de sang très fréquents, et rendait impossible toute alimentation. [502r] Il est exact qu'immédiatement après, la malade but du lait en quantité et sans inconvénient aucun. D'après le texte imprimé dans la « Pluie de roses » et dans les « Articles », la malade aurait mangé, le lenlemain même de sa guérison, de l'omelette, des pois, de la salade, etc. Le fait est qu'elle le demandait, et vraisemblablement il ne s'en serait rien suivi de fâcheux. Mais le médecin s'y opposa par prudence, et ce ne fut qu'environ cinq à six jours plus tard qu'elle reprit progressivement le régime de la communauté. Il y aurait peut-être intérêt à revoir le texte même de sa déposition manuscrite qui doit être conservé au Carmel. Notre très honorée mère conserve à Caen le certificat original du médecin, et si le tribunal le juge utile, il obtiendra de notre révérende mère qu'elle l'envoie pour être annexé à ma déposition. Je connais une de nos sœurs converses (sœur Louise Eugénie) qui, au cours d'une neuvaine faite avec confiance, a été guérie d'un embarras gastrique que le médecin soignait sans succès, depuis au moins six semaines. D'une manière générale, dans notre communauté on a la confiance que l'intercession de la Servante de Dieu est puissante pour obtenir des grâces exceptionnelles pour l'âme ou le corps, et on l'invoque constamment. Je sais, par les relations du parloir [502v] et par des lettres, que cette confiance est partagée par beaucoup de fidèles; qu'on la considère comme une « thaumaturge » des plus puissantes et qu'on l'invoque à ce titre, non seulement en France, mais en divers pays du monde entier. Je puis signaler, en particulier, que nous avons vu, au parloir, un enfant de dix ans, guéri subitement à la Pentecôte dernière à Lisieux d'une affection tuberculeuse des os, qui le tenait immobilisé dans un appareil depuis trois ans. Cette famille, qui habite maintenant Caen, est venue toute entière (père, mère et quatre enfants) et nous ont fait le récit de ce prodige. Le père et la mère qui ne pratiquaient pas se sont convertis à la suite de ces événements. Je pense que d'autres seront en état de faire au tribunal un récit plus direct et plus précis de ce miracle. Je vais rapporter en toute simplicité un fait qui m'est personnel. Je n'en sais plus la date exacte, mais c'était, je crois, dans l'hiver de 1900-1901. Ce soir-là, j'assistais à matines, la tristesse et l'ennui dans l'âme, une sorte de dégoût s'était emparé de moi, et sous cette pression pénible, je récitais bien lâchement l'office divin. Quand tout-à-coup, plus rapide que l'éclair, une forme lumineuse apparut sur notre livre d'Heures. J'en étais [503r] toute éblouie, mais sans éprouver aucune frayeur. Ce n'est qu'un instant après, que je me suis parfaitement rendu compte que c'était une main que j'avais vue. Toutes lumières de la terre ne peuvent lui être comparées, tant cette main était belle. « C'est mon bon ange qui vient me rappeler à l'ordre », pensai-je d'abord. « Mais non - me dis-je ensuite -, mon ange n'a pas de mains: ce ne peut être que ma petite Thérèse.» Quoiqu'il en soit, je crois fermement que c'est elle en effet, car je fus parfaitement consolée: une paix délicieuse inondait mon âme. Que de fois, depuis cette visite du ciel, j'ai voulu revoir cette main bénie et chérie; mais, à mon grand regret, je ne l'ai jamais revue. Il y a environ deux ou trois mois, comme je m'adressais à elle pour être délivrée d'un scrupule, j'ouvrais un exemplaire du livre de l'Imitation qui lui avait appartenu. Je perçus alors, durant un instant seulement, une odeur d'encens très pénétrante, et j'estimai que c'était sa réponse à ma prière.

TÉMOIN 7: Françoise-Thérèse Martin

[503v] [Réponse à la trentième demande]:

Je voudrais ajouter deux détails oubliés. Le premier se réfère à son amour de la sainte Eucharistie (Interrog. XXI, C. De charitate in Deum); j'ai appris au parloir du Carmel par un récit de mes sœurs, contemporain de l'événement, que la Servante de Dieu ayant un jour remarqué, dans l'exercice de sa fonction de sacristine, qu'une parcelle de la sainte Hostie était restée sur le corporal, elle témoigna une allégresse extraordinaire de ce qu'elle avait ainsi en sa possession le Corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Le second détail oublié se rattache à la vertu d'humilité. Mes sœurs me rapportèrent de même au parloir qu'elle supporta, avec une très grande douceur et sans en paraître fâchée, une remarque très humiliante que lui fit une religieuse. Comme [504r] la Servante de Dieu, disposant des fleurs sur un cercueil, laissait de côté certaines fleurs qui ne lui paraissaient pas produire un bon effet, cette religieuse lui dit: « Vous trouveriez bien le moyen de placer ces fleurs si elles étaient envoyées par votre famille.» A quoi la Servante de Dieu répondit, sans aucune aigreur: « Puisque cela vous fait plaisir, je vais les mettre comme vous voulez » - HA 12 -

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit].

J'ai ainsi déposé selon la vérité; je le ratifie et le confirme.

Signatum. Sœur FRANÇOISE-THÉRÈSE MARTIN, de la Visitation Sainte Marie, D.S.B.

Témoin 8 - Marie-Joseph de la Croix

Marcelline Husé.

Malgré sa brièveté la déposition du huitième témoin a son importance pour illustrer et confirmer bien des détails concernant l'enfance et l'adolescence de Thérèse Martin.

Née de Norbert Husé et Françoise Baubier à Saint-Samson (Mayenne), diocèse de Laval, le 19 juillet 1866, Marcelline-Anne entra le 15 mars 1880, avant donc ses quatorze ans accomplis, au service d'Isidore Guérin, oncle de Thérèse qui avait deux filles, Jeanne et Marie. Thérèse était alors dans sa huitième année. Marcelline eut donc ainsi de fréquents contacts avec celle-ci qui lui était spécialement confiée en même temps que Céline durant les voyages et absences de monsieur Martin et de ses filles aînées.

Marcelline ne quitta la maison Guérin que pour entrer chez les bénédictines du Saint-Sacrement de Bayeux, sous le nom de sœur Marie-Joseph de la Croix. Elle y fit profession le 10 août 1892, y vécut en toute humilité dans le sillage de sœur Thérèse et mourut le 26 décembre 1935, après une longue et douloureuse maladie *(Annales 1938,53-56).

Avant d'entrer chez les bénédictines en 1889, Marcelline rendit visite au Carmel à sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui lui fit une précieuse exhortation. Pour sa profession l'année suivante, le 8 septembre, la sainte reçut une lettre de Marcelline lui adressant ses meilleurs vœux et lui répondit le 28 du même mois.

Sœur Marie-Joseph de la Croix témoigna lors des sessions XLV-XLVIII les 12-15 décembre 1910, au parloir de son monastère, f. 5I0r-524v de notre Copie publique.

TÉMOIN 8: Marie-Joseph de la Croix O.S.B.

[Session 45: - 12 décembre 1910, à 9h.]

[510r] [Le témoin répond correctement à la première demande.

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marcelline-Anne Husé, née à Saint-Samson, diocèse de Laval, le 19 juillet 1866, du légitime mariage de Norbert Husé et de Françoise Barbier. J'ai été autrefois domestique dans la famille de la Servante de Dieu; je suis maintenant, depuis 21 ans, religieuse converse dans le monastère des bénédictines du Très-Saint Sacrement de Bayeux, sous le nom de sœur Marie-Joseph de la Croix.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande inclusivement.

[Réponse à la septième demande]:

Je viens témoigner pour obéir à la Sainte Eglise qui me le demande par l'intermédiaire du tribunal. Je suis entièrement libre de dire toute la vérité comme je la connais, et c'est mon intention.

[510v] [Réponse à la huitième demande]:

En 1880 lorsque j'avais 13 ans, j'entrai chez monsieur Guérin, oncle de la Servante de Dieu, pour être domestique et bonne d'enfants. La Servante de Dieu avait alors 7 ans; elle était à Lisieux depuis déjà deux ou trois ans. Elle venait tous les jours chez son oncle et j'avais alors soin d'elle, comme de ses petites cousines, les filles de monsieur Guérin, Jeanne et Marie. J'étais mêlée à leur vie et à leurs jeux. J'ai demeuré dans cette condition et dans ces relations quasi-quotidiennes jusqu'en 1889, c'est-à-dire un an après l'entrée de la Servante de Dieu au Carmel. A cette date, je quittai la maison de monsieur Guérin, pour entrer en religion à Bayeux. Je puiserai surtout dans mes souvenirs personnels ce que j'aurai à dire au tribunal. La lecture de l'« Histoire d'une âme » n'a fait que confirmer mes observations.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une affection très spéciale pour la Servante de Dieu parce que je [511r] l'aimais déjà beaucoup dans le monde, et je l'aime plus encore maintenant. Mais ce n'est pas cela qui m'empêchera de dire ce qui est juste et vrai dans l'affaire de sa béatification. Je désire de tout mon cœur sa béatification, parce qu'elle le mérite bien. Quoique j'aie vécu avec elle très familièrement, c'est de tout mon cœur que je la prie, et je la prierai de plus en plus.

[Réponse à la dixième demande]:

Je sais qu'elle est née à Alençon; que sa mère, sœur de monsieur Guérin, était morte avant la venue de monsieur Martin à Lisieux. La Servante de Dieu avait quatre sœurs que j'ai connues autant qu'elle-même; elle était la plus jeune de toutes.

[Réponse à la onzième demande]:

Monsieur Martin était estimé à Lisieux comme un « patriarche d'autrefois » et comme un saint. J'ai été témoin de la ferveur de ses pratiques chrétiennes. Il assistait tous les jours à la messe de six heures avec ses filles aînées. Il était membre de l'Association de l'Adoration nocturne du Très-Saint Sacrement [511v] comme d'ailleurs monsieur Guérin, son beau-frère; il appartenait aussi à la Société de Saint Vincent de Paul pour la visite des pauvres.

[Réponse à la douzième demande]:

Je ne sais rien de spécial sur ce point.

[Réponse à la treizième demande]:

Monsieur Martin était un excellent père, et il élevait avec grand soin tous ses enfants, qu'il aimait toutes beaucoup. La Servante de Dieu, qu'il appelait sa « petite reine », étant la plus jeune, était de sa part l'objet d'une affection spéciale, mais qui n'ôtait rien au sérieux de son éducation. Il n'eût pas toléré qu'elle manquât en rien. Sans être sévère, il élevait tous ses enfants dans la fidélité à tous leurs devoirs. Je ne sais pas si la petite Thérèse, qui était si simple, s'apercevait qu'elle fût plus aimée, car dans cette famille il y avait une grande union des cœurs; en tout cas, elle n'était pas « une enfant gâtée » et elle ne se prévalait point de cette préférence. Ses sœurs n'en étaient aucunement jalouses, car de leur côté elles ai-[512r] maient tant leur petite sœur!

[Réponse à la quatorzième demande]:

La première éducation de la Servante de Dieu fut faite par mademoiselle Pauline, sa seconde sœur, qu'elle appelait « sa petite mère » et qui pouvait avoir environ 18 ans. Lorsque, en 1882, mademoiselle Pauline entra au Carmel, ce fut mademoiselle Marie qui servit de mère à la Servante de Dieu. En 1881, un an après son arrivée chez monsieur Guérin, la petite Thérèse fréquenta, comme demi-pensionnaire, la maison d'éducation des religieuses bénédictines de Lisieux, J'étais alors chargée de l'accompagner en chemin en même temps que mesdemoiselles Guérin, ses jeunes cousines. Lorsqu'elle se trouvait seule avec moi dans ce trajet ou à la maison, elle se montrait très affectueuse et très confiante et me faisait volontiers ses petites confidences. Ces conversations intimes portaient comme naturellement sur les choses de la piété. Elle était, pour son âge, exceptionnellement intelligente et réfléchie. Je me souviens en particulier comment, même avant sa première communion, entendant des ouvriers blasphémer, elle m'expliquait, pour les excuser, qu'il ne faut pas juger du fond des âmes, que ces gens-là avaient reçu bien moins de grâces que nous, et qu'ils étaient plus malheu-[512v]reux que coupables. Elle était très joyeuse et très expansive dans sa famille et avec nous. On voyait qu'elle se dédommageait alors de la contrainte que devait lui imposer le milieu de la pension. Elle avait beaucoup d'estime et d'affection pour les religieuses, ses maîtresses; mais du côté de ses compagnes elle éprouvait une sorte de gêne, parce qu'elles ne s'intéressaient pas, comme les membres de sa famille, aux épanchements habituels de son âme. Du reste, nous ne pouvions que soupçonner cette souffrance, car elle n'accusait personne et ne se plaignait jamais. A l'Abbaye elle obtenait les meilleures notes dans ses classes. Elle ne trouvait pas de plaisir aux jeux bruyants des enfants de son âge. Son grand plaisir était de cueillir des fleurs, et de s'isoler dans le jardin ou dans la campagne « pour jouer au solitaire.» Elle aimait la nature et le chant des oiseaux.

[Session 46: - 13 décembre 1910, à 2h. de l'après-midi]

[514v] [Suite de la réponse à la quatorzième demande]:

Aux vacances de Pâques 1883, monsieur Martin étant allé à Paris avec ses filles aînées, mesdemoiselles Marie et Léonie, nous laissa les deux plus jeunes, mesdemoiselles Céline et Thérèse, pour les garder. Mademoiselle Pauline était entrée au Carmel au mois d'octobre précédent. Cette séparation avait été très douloureuse à la Servante de Dieu et elle en avait conçu, je crois, une tristesse qu'elle s'efforçait de comprimer et qui occasionna, sans doute, [515r] au moins partiellement, la maladie qui se déclara subitement à cette époque. Après une conversation avec son oncle monsieur Guérin, elle fut saisie d'un tremblement nerveux auquel succédèrent des crises de frayeur et d'hallucinations qui se répétaient plusieurs fois chaque jour. Dans les intervalles, elle était d'une grande faiblesse et on ne pouvait la laisser seule. Il me semble bien qu'elle gardait sa connaissance, même pendant les crises; et, la crise passée, elle gardait le souvenir de ce qui s'était passé. Elle ne cessait pourtant de nous dire qu'elle assisterait à la prise d'habit de sa sœur Pauline, qui devait avoir lieu quelques jours après. En effet, contre toute attente, et alors que les crises s'étaient renouvelées la veille avec la même intensité, elle se trouva fort bien à l'heure de la cérémonie, à laquelle elle prit part pleine d'entrain et de joie. Elle paraissait alors guérie. Elle rentra aux Buissonnets, dans la maison de son père, où les crises recommencèrent dès le lendemain. A partir de ce moment je ne la vis plus que dans quelques visites que je lui fis de temps en temps. Mais j'en avais chaque jour des nouvelles, car sa tante madame Guérin ne manquait pas d'aller la voir. J'ai su que les médecins trouvaient étrange le mal de cette enfant, que les traitements énergiques qu'ils employaient n'amenèrent aucune amélioration. [515v] Le mal paraissait plutôt s'aggraver. Je fus associée aux prières très ardentes que faisaient ses sœurs. Tout à coup, le dimanche 10 mai, on vint chez monsieur Guérin nous annoncer que mademoiselle Thérèse était guérie. En effet, dès le lendemain, elle vint elle-même nous voir, et il ne restait d'autres traces de son mal qu'un certain affaiblissement qui disparut très vite. A cette époque, personne ne doutait dans l'entourage que cette guérison ne fût un miracle de la Très-Sainte Vierge, comme on avait cru aussi que ce mal n'était pas purement naturel. Je n'ai pas su à cette époque qu'il y ait eu apparition de la Très Sainte Vierge.

La Servante de Dieu fit sa première communion le 8 mai 1884 à l'Abbaye des bénédictines. Elle avait onze ans accomplis. Mais depuis bien longtemps déjà elle appréciait et désirait la Sainte Eucharistie. Je l'ai particulièrement remarqué en observant son attitude et ses conversations lors de la première communion de sa sœur Céline (1881) et de sa cousine Marie Guérin (1882). Je remarquais aussi son regret de ne pas accompagner son père et ses sœurs à la sainte table le jour des fêtes. A l'approche de sa première communion, j'ai très bien observé l'attention qu'elle mettait à s'y préparer et notamment la pratique habituelle des petits [516r] renoncements, dont elle cherchait les occasions. Je garde aussi l'impression qu'au jour de sa première communion elle était plus pénétrée de la grandeur de cette action que ne le sont communément les enfants de son âge.

[Réponse à la quinzième demande]:

Vers l'âge de 13 ans, la Servante de Dieu fut éprouvée dans sa santé par de fréquents maux de tête, et son père jugea opportun de la retirer de la pension. Je n'ai jamais entendu dire que ce départ eût d'autre cause que l'état de sa santé. J'ai vu, dans l'« Histoire d'une âme », que la Servante de Dieu avait été éprouvée à cette époque par des scrupules; mais elle ne m'en faisait pas alors confidence; je remarquai seulement qu'elle était moins expansive et plus réservée envers moi. De retour dans la maison de son père, elle reçut des leçons particulières pour compléter son instruction. Nos relations n'étaient plus aussi fréquentes que lorsqu'elle venait tous les jours chez monsieur Guérin. J'ai remarqué toutefois, à cette époque, sa très grande piété, son attitude particulièrement recueillie en assistant à la messe et aux offices, sa ferveur lorsqu'elle s'approchait de la sainte table, ce quelle faisait, au moins, chaque dimanche [516v] et probablement aussi en semaine; mais pendant la semaine je n'étais pas, comme le dimanche, présente à ses communions.

[Réponse de la seizième à la dix-neuvième demande]:

Je ne sais rien de particulier sur ces points.

[Réponse à la vingtième demande]:

Dans le temps même que j'ai passé avec elle, j'avais déjà cette persuasion très nette que sa vertu dépassait de beaucoup ce qu'on remarque chez des jeunes filles, même bien pieuses. Je ne saurais pas m'expliquer mieux, mais c'était une âme à part, une âme d'élite qui ne ressemblait pas aux autres. Je n'ai jamais trouvé l'occasion de lui faire le moindre reproche. On me demande ce que je pense de ses défauts: je suis vraiment embarrassée pour en trouver. Peut-être pourrait-on dire qu'elle était bien sensible et impressionnable, mais elle dominait si bien sa nature, que jamais elle ne manifestait d'impatience; parfois une certaine rougeur manifestait l'effort qu'elle faisait pour se dominer.

[517r] Réponse à la vingt-et-unième demande]:

Avant même sa première communion, la Servante de Dieu manifestait un grand esprit de foi et de religion envers la présence réelle. Désignée avec d'autres enfants pour jeter des fleurs à la procession du Très-Saint Sacrement, elle avait soin de jeter bien haut ses pétales de roses, « afin - disait-elle - qu'ils aillent caresser Jésus » - MSA 17,1 - . Les assistants remarquaient alors sa piété et son air angélique, et je les ai entendus plusieurs fois manifester leur admiration. J'ai aussi remarqué sa charité délicate envers le prochain. La première fois qu'on me la présenta chez monsieur Guérin, elle avait sept ans. On lui avait dit que j'étais triste d'avoir quitté ma mère; elle prit alors à tâche de me consoler par toutes sortes de marques d'affection. En promenade, elle était radieuse lorsqu'on l'envoyait porter l'aumône aux pauvres. Un peu plus tard, lorsqu'elle avait environ 14 ans, elle visitait et catéchisait des petites filles pauvres. Je l'ai conduite plusieurs fois dans ces familles. J'étais alors témoin de sa joie et de la reconnaissance que ces enfants avaient pour elle. Peu après sa première communion [517v], ayant environ 12 ans, elle me parlait du bon Dieu, me disant qu'il était bon pour ceux qui l'aimaient, et comme il nous aimait tout particulièrement. Comme je ne sentais pas tout cet amour-là, et que je m'en plaignait, disant que je ne l'aimais point ainsi, elle m'expliqua que l'amour n'est point dans le sentiment mais dans la pratique de la vertu, et qu'il fallait toujours chercher à faire plaisir au bon Dieu dans nos moindres actions sans chercher à attirer l'attention.

[Session 47: - 14 décembre 1910, à 8h. 30]

[519v] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

Un trait de sa charité envers le prochain, dont j'ai gardé un souvenir spécial, c'est qu'avant même sa première communion elle se dépensait en actes de charité auprès de sa petite cousine Marie Guérin, qui était toujours malade. Que d'actes de patience ne fit-elle pas auprès d'elle! Bien que plus jeune qu'elle de trois ans, elle l'entourait de soins charmants, cédant à tous ses caprices, dissipant l'ennui et la tristesse causés par la maladie, lui apprenant à vivre en « solitaire » et l'invitant à pratiquer la vertu. Tout cela a porté du fruit, puisque plus tard mademoiselle Marie alla la rejoindre au Carmel, où la Servante de Dieu devint tout de bon sa maîtresse des novices. Quand mademoiselle Thérèse était encore toute petite enfant, elle demandait à réserver pour les pauvres les gâteaux et les friandises [520r] qu'on lui donnait.

J'ai gardé un souvenir précis de sa dévotion envers la Sainte Vierge; elle avait de dix à douze ans; nous allions passer le mois de mai à Trouville, au bord de la mer. L'habitation était éloignée de l'église Notre Dame des Victoires. Cependant nous nous y rendions ordinairement chaque soir pour les exercices du mois de Marie. Si parfois on hésitait à s'y rendre à cause de la distance, ou pour quelque empêchement, Thérèse insistait et jamais la fatigue de la journée ne lui était une raison d'omettre cette longue course. C'était son bonheur d'aller à la messe matinale dans cette église consacrée à la Sainte Vierge; le froid, le mauvais temps ne pouvaient l'en détourner. Son amour pour la Sainte Vierge se fit remarquer aussi au moment de sa réception d'enfant de Marie; car pour y arriver il lui fallut faire de vrais sacrifices, en retournant à l'Abbaye qu'elle avait quittée et où elle ne trouvait plus de compagnes.

Sa prudence se manifestait dans la sagesse de ses conseils et dans l'idée qu'elle se faisait de la sainteté. Avant même d'entrer au Carmel, et peu de temps après sa première communion, elle comprenait déjà le prix du sacrifice. Un jour, je lui disais combien je trou[520v] vais son oncle et surtout sa tante bonne et parfaite, que c'était une sainte:

« C'est vrai - me dit-elle -, mais un jour elle le sera bien davantage, car elle souffre et souffrira toujours; mais cette souffrance, unie à l'amour du bon Dieu qu'elle aime tant, la fera grandir en perfection » '. Plus tard, dans la première année qui suivit son entrée au Carmel, je lui confiai mon projet d'entrer en religion. Là encore elle me donna les meilleurs conseils. La dernière recommandation qu'elle me fit au parloir du Carmel, fut celle-ci: « Ma petite Marcelline, il faut toujours bien aimer le bon Dieu, et pour lui prouver notre amour, faire tous les sacrifices qu'il demande de nous. Soyez tranquille, je prierai bien pour vous. Aimez bien le bon Dieu, pour ne pas trop le craindre: il est si bon! Pensez aussi à prier pour ceux qui ne l'aiment pas, afin que nous convertissions beaucoup d'âmes »

Au sujet de sa tempérance, j'ai remarqué que lorsque nous étions ensemble au chalet Colomb, à Trouville, et que nous vivions dans une plus grande intimité, elle acceptait à table n'importe quels mets, et si elle manifestait une préférence, c'était pour ce qui était inférieur.

[521r] [Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-sixième demande]:

Je ne sais rien de bien particulier sur ces points, car j'ai quitté la Servante de Dieu peu de temps après son entrée au Carmel, et depuis ce temps j'ai moi-même vécu dans le cloître à Bayeux.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Notre communauté donne une part large de vénération envers la petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus: toutes, nous l'aimons beaucoup; elle a obtenu plusieurs grâces intimes à quelques-unes de nos sœurs. Plusieurs neuvaines nous ont été demandées en son honneur par des personnes du monde, et beaucoup d'autres nous demandent de la prier à leurs intentions. Quant à son renom de sainteté au dehors, il est notoire et je le connais par les récits qui sont faits de toutes parts.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

[521v] le n'ai jamais rien entendu affirmer ni contre le renom de sainteté de la Servante de Dieu, ni contre les démarches qui sont faites pour répandre la connaissance de sa vie. Plusieurs personnes sachant que je l'avais connue particulièrement, m'ont demandé si le récit de sa vie exprimait bien la vérité, et j'ai toujours répondu en conscience qu'il était parfaitement exact.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'avais beaucoup recommandé à la Servante de Dieu la conversion de mon beau-frère, qui vivait depuis longtemps éloigné de toutes pratiques religieuses; je lui avais envoyé une relique de la Servante de Dieu. Il s'est converti sur son lit de mort et est décédé bien chrétiennement voilà deux ans. Je reste convaincue que les prières de la Servante de Dieu ont contribué à ce retour vers Dieu.

[Session 48: - 15 décembre 1910, à 2h. de l'après-midi]

[523v] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'ai appris par une lettre de mon frère et par le récit verbal de mademoiselle Aimée Roger, demeurant à Lisieux, témoin oculaire, que madame Poirier, née Berthe Chopin, demeurant près Ambrières, diocèse de Laval, et nièce de mon frère, souffrait depuis deux ans d'une grave maladie interne, dont je ne puis préciser la nature. Au cours de cette maladie, les méde-[524r]cins avaient prononcé plusieurs fois que la maladie était désespérée. Or, sur le conseil que je lui fis donner, elle invoqua sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, dont je lui avais envoyé une relique (fragment d'étoffe). Dernièrement, contre toute attente, elle se présenta à Lisieux chez mon frère bien étonné de ce voyage, puisque la malade pouvait à peine, quelque temps auparavant, passer d'un appartement dans l'autre. Elle venait prier sur la tombe de la Servante de Dieu et la remercier de sa guérison. J'ai entendu ou lu le récit d'une multitude d'autres faveurs, mais je n'en ai pas été directement témoin.

[Réponse à la trentième demande]:

Je désire ajouter quelques détails à ma déposition sur le quinzième Interrogatoire touchant la conduite de la Servante de Dieu pendant la période qui suivit sa sortie de la pension des bénédictines.

Je puis affirmer en toute vérité que depuis sa première communion j'ai vu mademoiselle Thérèse grandir en grâce et en vertu d'une façon très extraordinaire; son amour pour le bon Dieu et le désir du sacrifice lui faisaient seuls [524v] entreprendre toutes les démarches qu'elle fit au sujet de sa vocation et surmonter tous les obstacles qu'elle rencontra pour la réaliser. Du reste, on sentait bien que c'était une âme qui vivait continuellement dans la présence du bon Dieu, car si on lui parlait de toilette et autres choses du même genre, on ne pouvait l'en entretenir longtemps; mais si je lui parlais de choses pieuses, tout de suite son âme s'ouvrait et son cœur s'épanchait avec bonheur.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

Signé: Sœur MARIE-JOSEPH DE LA CROIX, rel. ind.

Témoin 9 - Adolphe Roulland, M.E.P.

Son premier frère missionnaire, sœur Thérèse l'avait reçu le 15 octobre 1895, en la fête de sainte Thérèse d'Avila. C'était Maurice Barthélemy Bellière (1874-1907) futur Père Blanc. Mais elle devait en avoir un second, Adolphe-Jean-Louis-Eugène Roulland, qui devint le neuvième témoin du Procès ordinaire informatif.

Le P. Roulland naquit à Cahagnolles (Calvados) le 13 octobre 1870. Entré aux Missions étrangères de Paris et se préparant au sacerdoce, il sentit le besoin du secours des prières d'une moniale cloîtrée pour son futur apostolat. C'est par l'intermédiaire du P. Norbert, des Prémontrés de Mondaye, qu'il prit contact dans ce but avec le Carmel de Lisieux. Mère Marie de Gonzague n'hésita pas alors à choisir sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. « C'est la meilleure entre les bonnes », confia-t-elle au père Roulland avant son ordination sacerdotale (28 juin 1896). Celui-ci rencontra sœur Thérèse le 3 juillet à l'occasion de l'une de ses premières messes célébrée au Carmel. Sur la correspondance qu'ils échangèrent dans la suite, la discrétion fut gardée à l'égard de la communauté. Les nouvelles que l'on en communiquait, venaient, disait-on, du « Missionnaire de notre mère.» Mère Marie de Gonzague témoigna d'une grande largeur de vue. Au cours des derniers mois de sa vie, Thérèse écrivit bien sept fois au P. Roulland. De ce courrier, un billet a été perdu car, remis en signe de bénédiction à une petite enfant chinoise durant sa maladie, il ne lui fut pas retiré lors de sa sépulture. La prieure fit parvenir au père une photographie de Thérèse au dos de laquelle celle-ci avait marqué les grandes dates de sa vie et le missionnaire envoya son portrait que mère Marie de Gonzague autorisa Thérèse à garder en cellule, portrait accompagné d'une feuille sur laquelle le père avait écrit, lui aussi, pour sa «soeur», la liste des événements les plus marquants de son existence. Thérèse qui portait son Evangile sur son coeur y avait glissé l'image souvenir de l'ordination sacerdotale de son « frère », sur laquelle il avait écrit: « Ici-bas, travaillons ensemble, au ciel nous partagerons la récompense »; de même le P. Roulland portait avec lui une image peinte par soeur Thérèse, qui représentait un Coeur laissant tomber des gouttes de sang sur Sut-Chuen, mission du père en Chine, avec cette invocation de la main de la sainte: « 0 Sang divin de Jésus, arrosez notre mission. Faites germer les élus » (20 août 1896). Chaque jour le père nomme Thérèse à la messe et récite la prière qu'elle lui avait demandé de faire: « Mon Dieu, embrasez ma soeur de votre amour », prière qui, sur la demande de la sainte, devint celle-ci après sa mort: « Mon Dieu, permettez à ma soeur de vous faire encore aimer » (cf. f. 532r).

Dans une lettre que le P. Roulland lui envoya de Shanghai entre le 24 et le 26 août 1896, sœur Thérèse fut frappée de lire ceci parmi les événements les plus importants de la vie de son frère spirituel: «Vocation sauvée par N.-D. de la Délivrande: 8 septembre 1890.» C'était justement le jour de sa profession au Carmel, alors que « disant au monde un éternel adieu, son unique but était de sauver les âmes, surtout les âmes d'apôtres. A Jésus, son divin Epoux, elle demanda particulièrement une âme apostolique; ne pouvant être prêtre, elle voulait qu'à sa place un prêtre reçut les grâces du Seigneur, qu'il ait les mêmes aspirations, les mêmes désirs qu'elle », comme elle l'écrivait au père le 1er novembre 1896 - LT 201 - (Lettre 178, p. 348). Rappelons que la poésie-prière « A Notre-Dame des Victoires, Reine des Vierges, des Apôtres et des Martyrs » avait été écrite le 16 juillet 1896, à l'intention du père Roulland.

En 1909, après quelques années de vie missionnaire en Chine, le père fut rappelé à Paris comme directeur au séminaire de la rue du Bac, remplissant aussi en 1913 les fonctions d'économe. Sans se mettre pour autant personnellement en avant, il fut un apôtre toujours plus convaincu de Thérèse de Lisieux et de son acte d'offrande à l'amour miséricordieux. En 1922, après un an passé à Rome, il fut chargé du noviciat des frères à Dormans (Marne), où il mourut le 12 juin 1934 (V.T.3-1953).

Il déposa le 19 janvier 1911, au cours de la XLIXème session, f. 528r-540r de notre Copie publique.

[Session 49- - 19 janvier 1911, à 2h. de l'après-midi]

[528r] [528v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Adolphe-Jean-Louis-Eugène Roulland, né à Cahagnolles, diocèse de Bayeux, le 13 octobre 1870, de Eugène Roulland et de Marie Ledresseur. Je suis prêtre, membre de la Société des Missions Etrangères de Paris; j'ai été missionnaire au Su-tchuen de l'année 1896 à l'année 1909. Depuis juin 1909 je réside à notre maison de Paris, rue du Bac, 128, où j'exerce les fonctions de procureur de la Société des Missions Etrangères.

TÉMOIN 9: Adolphe Roulland M.E.P.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande inclusivement].

[Réponse à la septième demande]:

Je fais ma déposition mû par le seul sentiment de la gloire de Dieu et l'amour de la vérité.

[Réponse à la huitième demande]:

[529r] Voici dans quelles circonstances je connus la Servante de Dieu. En 1896, au moment de recevoir l'ordination sacerdotale et de partir en mission, j'eus la pensée de solliciter les prières spéciales d'une religieuse carmélite qui fût ainsi spirituellement associée à mon apostolat. Je m'adressai pour cela à la révérende mère prieure du Carmel de Lisieux, qui désigna à cet effet sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Je ne la connaissais pas auparavant. Avant de partir aux missions, je vins à Lisieux en juillet 1896. Je célébrai la sainte messe au Carmel et j'eus, pendant une demi-journée, plusieurs entretiens avec la Servante de Dieu. Nous entretînmes dès lors une correspondance de lettres qui se poursuivit jusqu'à la mort de la Servante de Dieu, c'est-à-dire pendant un an. Je reçus d'elle dans cet intervalle une huitaine de lettres. J'ai utilisé aussi pour ma déposition ce que j'ai entendu de la part de divers missionnaires de notre Société. Je ne me suis pas servi pour préparer mon témoignage de son « Histoire écrite par elle-même »; j'utilise exclusivement mes informations personnelles.

[Réponse à la neuvième demande]:

[529v] Je désire sans doute le succès de cette Cause, parce que la connaissance que j'ai acquise des dispositions de la Servante de Dieu m'a inspiré pour elle une profonde dévotion, et parce que cette béatification lui permettra de mieux réaliser ce qu'elle s'est proposé de faire, à savoir de faire du bien et sauver des âmes.

[Réponse de la dixième à la dix-neuvième demande]:

Je ne sais rien de particulier sur le « curriculum vitae » de la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingtième et à la vingt-et-unième demande]:

J'ai eu le bonheur de connaître sœur Thérèse de l'Enfant Jésus par nos relations épistolaires du 23 juin 1896 à sa mort, et j'estime qu'il se dégage de ses lettres un tel parfum de vertu que, pour témoigner en sa faveur, je ne puis mieux faire que de les citer:

Défiance de soi - Confiance en Dieu. - Dans sa lettre du 23 juin 1896, elle m'écrivait: « Je suis assurée que mon céleste Epoux suppléera à mes faibles mérites (sur lesquels je ne m'appuie aucunement) et qu'il exaucera les désirs de mon âme en fécondant votre apostolat » - LT 189 - « Que vous seriez à plaindre - m'écrit-elle [530r] le 1er novembre 1896 - si Jésus ne soutenait les bras de votre Moïse! » - LT 201 - . Et à la date du 9 mai 1897: « Je sais qu'il faut être bien pur pour paraître devant le Dieu de toute sainteté; mais je sais aussi que le Seigneur est infiniment juste, et c'est cette justice qui effraie tant d'âmes, qui fait le sujet de ma joie et de ma confiance. Etre juste, ce n'est pas seulement exercer sa sévérité pour punir les coupables-. c'est encore reconnaître les intentions droites et récompenser la vertu. J'espère autant de la justice du bon Dieu que de sa miséricorde: c'est parce qu'il est juste qu'il est compatissant et rempli de douceur, lent à punir et abondant de miséricorde, car il connaît notre fragilité; il se souvient que nous ne sommes que poussière, fragilité; comme un père a de la tendresse pour ses enfants, ainsi le Seigneur a compassion de nous - *Ps. 102e 8. 14. 13 - . Voilà ce que je pense de la justice du bon Dieu; ma voie est toute de confiance et d'amour; je ne comprends pas les âmes qui ont peur d'un si tendre ami.» - LT 226 -

Fidélité à la voix de Dieu. - Elle est de ces âmes fortes à qui rien ne coûte pour obéir à la voix de Dieu; voici, du reste, comment elle me raconte son entrée au Carmel. Le Seigneur avait daigné lui demander son cœur dès le berceau [530v], si je puis m'exprimer de la sorte - LT 201 du 1er novembre 1896: - « La nuit de Noël 1886, nuit de ma conversion - dit-elle -, Jésus daigna me faire sortir des langes et des imperfections de l'enfance. Il me transforma de telle sorte que je ne [me] reconnaissais plus moi-même. Sans ce changement, j'aurais dû rester encore bien des années dans le monde. Sainte Thérèse disait à ses filles: 'le veux que vous ne soyez femmes en rien, mais qu'en tout vous égaliez des hommes forts.. Sainte Thérèse - CH ;de Perf.,ch 8 - n'aurait pas voulu me reconnaître pour son enfant, si le Seigneur ne m'avait revêtue de sa force divine, s'il ne m'avait lui-même armée pour la guerre. Je compatis sincèrement à sa peine (jeune fille dont je lui avais parlé) sachant par expérience combien il est amer de ne pouvoir répondre immédiatement à l'appel de Dieu. Je lui souhaite de n'être pas obligée comme moi d'aller jusqu'à Rome. Jésus a dit que le royaume des cieux souffre violence et que les violents seuls le ravissent. Il en a été de même pour moi du royaume du Carmel. Avant d'être la prisonnière de Jésus il m'a fallu voyager bien loin pour ravir la prison que je préférais à tous les palais de la terre.» Me parlant du père supérieur qui refusait de la recevoir, elle m'écrit: « Sa conduite [531r] était prudente, et je ne doute pas qu'en m'éprouvant il n'accomplît la volonté du bon Dieu, qui voulait me faire conquérir la forteresse du Carmel à la pointe de l'épée » - LT 201 -

TÉMOIN 9: Adolphe Roulland M.E.P.

Repos en la volonté de Dieu. - Cet acquiescement à la volonté de Dieu est si grand chez elle que c'est là que se trouve pour elle le seul repos, la seule voie de perfection: « Que la volonté de Dieu soit faite! - m'écrit-elle le Ier novembre 1896 -: c'est là seulement que se trouve le repos; en dehors de cette aimable volonté, nous ne ferions rien ni pour Jésus, ni pour les âmes » - LT 201 - '. Et le 19 mars 1897: « Je ne m'inquiète pas de l'avenir; je suis sûre que le bon Dieu fera sa volonté, c'est la seule grâce que je désire » - LT 221 - '. Enfin le 9 mai 1897: « Parfois, lorsque je lis certains traités spirituels où la perfection est montrée à travers mille entraves, environnée d'une foule d'illusions, mon pauvre petit esprit se fatigue bien vite. Je ferme le savant livre qui me casse la tête et me dessèche le cœur et je prends l'Ecriture Sainte. Alors tout me semble lumineux: une seule parole découvre à mon âme des horizons infinis; la perfection me semble facile, je vois qu'il suffit de reconnaître son néant et de s'abandonner comme un enfant dans les bras du bon Dieu » - LT 226 - .

Amour de Dieu et des âmes. - Dieu et les âmes! ce sont les grandes affections de sœur Thérèse de l'En-[531v] fant Jésus. Me parlant d'une faveur reçue par elle, elle ajoute: « Combien Jésus se plaît à combler les désirs des âmes qui n'aiment que lui seul! » - LT 189 - . L'amour des âmes surtout revient constamment sous sa plume, cet amour qui lui rendit si agréable son union apostolique: «Je serai vraiment heureuse - m'écrit-elle le 23 juin 1896 - de travailler avec vous au salut des âmes, c'est dans ce but que je me suis faite carmélite; ne pouvant être missionnaire d'action, j'ai voulu l'être par l'amour et la pénitence. A votre première messe - continue-t-elle -, demandez pour moi à Jésus de m'embraser du feu de son amour, afin que je puisse ensuite aider à l'allumer dans les coeurs » - LT 189 - . Et elle-même, avant mon départ pour les missions, me déterminait cette demande à faire pour elle chaque matin au saint Sacrifice: « Mon Dieu, permettez à soeur Thérèse de vous faire aimer des âmes » - LT 189 et 221 - . Dans sa lettre du 1er novembre 1896 elle revient encore sur ce but de son entrée au Carmel: « Le 8 septembre 1890, une petite carmélite devenait l'épouse du Roi des cieux, disant au monde un éternel adieu; son unique but était de sauver les âmes, surtout les âmes d'apôtres » - LT 201 - . A la date du 19 mars 1897 elle m'écrivait: « J'espère bien que, si je quittais l'e-[532r]xil, vous n'oublierez pas votre promesse de prier pour moi. Je ne désire pas que vous demandiez au bon Dieu de me délivrer des flammes du purgatoire. Sainte Thérèse disait à ses filles lorsqu'elles voulaient prier pour elle: 'Que m'importe à moi de rester jusqu'à la fin du monde en purgatoire, si par mes prières je sauve une seule âme' - Ch. de perf. Ch3 - . Cette parole trouve écho dans mon cœur; je voudrais sauver des âmes et m'oublier pour elles. Je voudrais en sauver même après ma mort; aussi, je serais heureuse que vous disiez alors, au lieu de ma petite prière que vous faites et qui sera pour toujours réalisée: Mon Dieu, permettez à ma sœur de vous faire encore aimer ». Et le 14 juillet 1897: «Je vous serai bien plus utile au ciel que sur la terre... Vous remercierez le Seigneur de me donner les moyens de vous aider plus efficacement dans vos œuvres apostoliques. Je compte bien ne pas rester inactive au ciel; mon désir est de travailler encore pour l'Eglise et les âmes; je le demande au bon Dieu et je suis certaine qu'il m'exaucera. Les anges ne sont-ils pas continuellement occupés de nous, sans jamais cesser de voir la Face divine, de se perdre dans l'océan sans rivages de l'amour? Pourquoi Jésus ne me permettrait-il pas de les imiter? » - LT 254 - . Dans cette même lettre, écrite peu [532v] de temps avant sa mort, apparaît combien pur et grand est chez elle cet amour de Dieu et des âmes: « Ce qui m'attire vers la Patrie des cieux - dit-elle - c'est l'appel du Seigneur, c'est l'espoir de l'aimer enfin comme je l'ai tant désiré et la pensée que je pourrai le faire aimer d'une multitude d'âmes qui le béniront éternellement » - LT 254 - .

Amour de la souffrance. - « Sur cette terre où tout change - m'écrit-elle le 9 mai 1897 -, une seule chose reste stable: c'est la conduite du Roi des cieux à l'égard de ses amis; depuis qu'il a levé l'étendard de la croix, c'est à son ombre que tous doivent combattre et remporter la victoire » - LT 226 - . A cette conduite du Roi des cieux sœur Thérèse ne demandait qu'à se soumettre; ses lettres sont encore le témoignage de son amour des souffrances et des épreuves, en même temps que de sa paix au milieu des tribulations. J'ai déjà cité cette application sublime (lettre du 19 mars 1897) qu'elle se fait de la parole de sainte Thérèse, choisissant de rester en purgatoire jusqu'à la fin du monde pour sauver une seule âme. Voici d'autres passages où se révèle le même amour de la croix: «Je voudrais même - m'écrit-elle le 30 juillet 1896 - que mon frère ait toujours les consolations et moi les épreuves; c'est peut-être égoïste, [533r] mais non, puisque ma seule arme est l'amour et la souffrance » - LT 193 - . Et le 19 mars 1897: «Je serais bien heureuse de travailler et de souffrir longtemps pour Jésus, aussi je lui demande de se contenter en moi, c'est-à-dire, de ne faire aucune attention à mes désirs, soit de l'aimer en souffrant, soit d'aller jouir de lui au ciel » - LT 221 - . Puis, le 14 juillet 1897: « Vous voyez que si je quitte déjà le champ de bataille, ce n'est pas avec le désir égoïste de me reposer: la pensée de la béatitude éternelle fait à peine tressaillir mon cœur; depuis longtemps la souffrance est devenue mon ciel ici-bas et j'ai vraiment du mal à concevoir comment je pourrai m'acclimater dans un pays où la joie règne sans aucun mélange de tristesse. Il faudra que Jésus transforme mon âme et lui donne la capacité de jouir » - LT 254 - .

Confiance illimitée en Dieu, défiance profonde de soi-même, conformité et abandon total à la volonté divine, amour de Dieu et du salut des âmes, et pour atteindre ce but, acceptation de la souffrance perpétuelle: ne sont-ce point là les traits d'une vertu héroïque et ai-je besoin de dire que la simplicité, l'humilité avec laquelle elle écrit, est pour moi, bien que je n'aie point vécu près d'elle, la garantie qu'elle était vraiment imprégnée de ces sentiments élevés et qu'elle les suivait dans toute sa conduite?

TÉMOIN 9: Adolphe Roulland M.E.P.

[533v] [Réponse à la vingt-deuxième demande]:

Je ne sais rien sur ce point.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Lorsque la révérende Marie de Gonzague, prieure du Carmel de Lisieux, me désigna sœur Thérèse pour être associée spirituellement à mon apostolat, elle me dit: « C'est la meilleure entre mes bonnes.» Ayant toujours été au loin en mission, je n'ai pas eu l'occasion de connaître mieux ce qu'on pensait d'elle pendant sa vie.

[Réponse de la vingt-quatrième à la vingt-sixième demande]:

Je ne sais rien de spécial sur ces points.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Dans le temps même que j'étais en mission, et peu de temps après la mort de la Servante de Dieu, je constatais qu'elle était invoquée par plusieurs de mes confrères, comme une puissante auxiliatrice de leurs travaux. Depuis, ayant eu à voyager, soit dans ma mis[534r]sion, soit en d'autres pays que j'ai traversés pour revenir en France, j'ai eu le bonheur de voir en beaucoup d'endroits sœur Thérèse connue, aimée et invoquée. Les missionnaires se mettent sous sa protection. Monsieur Deronin, ayant à fonder à Chung-King (Sutchuen) une communauté de vierges chinoises, s'est mis lui et son œuvre sous la protection de sœur Thérèse, et sa communauté fait de grands progrès. Monsieur Arlas, missionnaire à Chentu (Chine), se rappelle avec joie son pèlerinage au tombeau de sœur Thérèse, sur lequel, m'écrit-il, il a placé quelques vers faits par lui, vers dans lesquels il dit son admiration pour les vertus de sœur Thérèse, et lui demande sa protection. Messieurs Holhann et Guénan, de Hongkong, ont les mêmes sentiments. Monsieur Ferlay, de Siam, m'a parlé de vive voix du bien que lui a fait sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Monsieur Vial, de Yunnan, m'envoyant une lettre à faire parvenir au Carmel de Lisieux, me dit: « Maintenant sa pensée ne me quitte plus, et je veux absolument aimer Jésus comme elle.» Sœur Thérèse, dit-il, l'a sauvé, il lui demande [de] le transformer. Monsieur Nassoy, missionnaire aux Indes, m'écrit: « Personnellement, j'ai pour sœur Thérèse de l'Enfant Jésus une dévotion profonde, car par elle Dieu m'a fait de grandes grâces. J'ai mis tout en œuvre pour la faire connaître dans l'Inde et je n'ai qu'un désir, c'est de [534v] travailler dans la mesure du possible à sa glorification.» Il me promet d'autres renseignements qui ne me sont pas encore arrivés. J'ajoute que nos jeunes missionnaires partants connaissent la vie de sœur Thérèse, qu'ils l'aiment et l'invoquent; et plusieurs viennent à son tombeau avant de partir en mission, pour lui recommander leur ministère. La distance qui sépare la France de nos missions est grande et nos confrères sont tardivement au courant de ce Procès, c'est ce qui explique pourquoi je n'ai que peu de témoignages. Mais ce peu suffit à prouver que sœur Thérèse atteint son but: sauver et sanctifier des âmes d'apôtres. Son influence bienfaisante ne rayonne pas seulement en Normandie et en France (ce dont je reçois souvent des témoignages à Paris), mais elle s'étend dans les pays les plus lointains. En France, j'ai eu l'occasion de recevoir plusieurs confidences qui m'ont démontré que l'invocation de sœur Thérèse est particulièrement efficace pour développer dans les communautés une très grande ferveur. J'estime que ce renom de sainteté est indépendant de la grande diffusion donnée en ces derniers temps aux diverses publications (brochures, images, etc.) concernant sœur Thérèse.

[535r] [Réponse à la vingt-huitième demande]:

J'ai entendu formuler quelques remarques sur l'opportunité des très nombreuses publications relatives à sœur Thérèse, mais je n'ai jamais entendu aucune critique qui intéresse la réputation de sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Les faveurs que j'ai obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu me sont une nouvelle preuve qu'elle pratiquait les vertus à un haut degré, et que le Seigneur, qui aimait à l'éprouver, la récompensait largement, même dès cette vie, en lui accordant ses demandes. Sans vouloir insister sur les faveurs d'ordre spirituel que je suis persuadé d'avoir obtenues par son intercession, je me plais à reconnaître que je lui suis bien un peu redevable de ma vocation de missionnaire: « Le 8 septembre 1890 - m'écrit-elle en 1896 le 1er novembre - votre vocation de missionnaire était sauvée par Marie la Reine des apôtres et des martyrs: en ce même jour, une petite carmélite devenait l'épouse du Roi des cieux. Son unique but était de sau-[535v] ver les âmes, surtout les âmes d'apôtres. A Jésus, son Epoux divin, elle demanda particulièrement une âme apostolique; ne pouvant être prêtre, elle voulait qu'à sa place un prêtre reçût les grâces du Seigneur, qu'il eût les mêmes aspirations, les mêmes désirs qu'elle. Vous connaissez l'indigne carmélite qui fit cette prière. Ne pensez-vous pas comme moi que notre union, confirmée le jour de votre ordination sacerdotale, commença le 8 septembre? Je croyais ne rencontrer qu'au ciel l'apôtre que j'avais demandé à Jésus; ce bien aimé Sauveur, levant un peu le voile mystérieux qui cache les secrets de l'éternité, a daigné me donner dès l'exil la consolation de connaître le frère de mon âme, de travailler avec lui au salut des pauvres infidèles » - LT 201 - . Voici une faveur temporelle que je lui attribue également. En mission, pendant une persécution, près de 200 femmes et vierges s'étaient réfugiées chez moi. Or les bandits, profitant de mon absence, se préparaient à fondre sur ma résidence. Au moment de se mettre en marche, ils font une dernière supplication à leurs dieux, en faisant exploser des pétards en leur honneur. Une de ces pièces met le feu à leurs poudres: la détonation fait sauter la bonzerie, tue ou brûle bon nombre de [536r] bandits; le reste des valides s'échappe de tous côtés. L'alarme est donnée; mes chrétiennes sont sauvées avant d'avoir connu le danger. Je n'ai pas douté un instant de la protection de sœur Thérèse qui m'avait promis de veiller sur moi et sur mes chrétiens, et à qui je recommandais chaque jour les affaires de ma mission. Ces faits se passaient vers 1904.

TÉMOIN 9: Adolphe Roulland M.E.P.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne crois pas avoir rien oublié.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes.]

[Session 50: - 20 janvier 1911, à 9h.]

[540r]

[Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: AD. ROULLAND

Témoin 10 - Almire Pichon, S. J.

Le dixième témoin du Procès ordinaire est le P. Pichon, de la Compagnie de Jésus.

Né à Carrouges (Orne) le 3 février 1843, Almire-Théophile-Augustin Pichon entra dans la Compagnie le 30 octobre 1863 et fut ordonné prêtre le 8 septembre 1873. Docteur en théologie, il enseigna la philosophie durant bien des années puis s'adonna progressivement au ministère, à celui notamment de la prédication de retraites.

Il était à Lisieux le 17 avril 1882 pour une retraite à l'usine Lambert. Marie Martin voulut le rencontrer. Il en fut dans la suite le directeur spirituel et, selon l'expression de monsieur Martin, il devint aussi celui de toute la famille. Ce furent, à vrai dire, Marie et Céline qui en profitèrent le plus. (Le P. Pichon pensa même à celle-ci pour la fondation d'un Institut qu'il projetait au Canada).

C'est à Alençon que Thérèse le rencontra pour la première fois en 1883. Elle lui écrivit l'année suivante à l'occasion de sa première communion et en reçut une réponse qui lui fut source de joie - MSA>, f. 34v - . Le père partit pour le Canada en 1885 et y resta jusqu'en 1886. Thérèse le revit au Carmel le 18 mars 1887 à l'occasion de la prise d'habit de sœur Marie du Sacré-Cœur, et, selon toute probabilité, le 15 octobre suivant, en la fête de sainte Thérèse d'Avila. Le père prononça le discours de prise de voile de sœur Marie du Sacré-Cœur le 23 mai 1888 et donna aussi alors une retraite de communauté à l'occasion du cinquantenaire de la fondation du monastère. Ce fut le 28 mai, au dernier jour de cette retraite, que Thérèse eut l'occasion de s'ouvrir à lui au confessionnal et le père dit à la jeune postulante, au terme de sa confession générale: « En présence du bon Dieu, de la Sainte Vierge et de tous les Saints, je déclare que vous n'avez jamais commis un seul péché mortel » (MA «A», f. 70r). Cette affirmation solennelle fut d'une grande consolation pour la sainte comme elle l'explique là avant d'ajouter: « Le bon père me dit encore ces paroles qui se sont doucement gravées en mon cœur: 'Mon enfant, que Notre-Seigneur soit toujours votre Supérieur et votre Maître des novices'. Il le fut en effet et aussi 'mon Directeur'... », précise Thérèse qui ajoute un peu plus loin: «J'ai dit que Jésus avait été 'mon Directeur'. En entrant au Carmel je fis connaissance avec celui qui devait m'en servir, mais à peine m'avait-il admise au nombre de ses enfants qu'il partit pour l'exil... Ainsi je ne l'avais connu que pour en être aussitôt privée... Réduite à recevoir de lui une lettre par an, sur 12 que je lui écrivais, mon coeur se tourna bien vite vers le Directeur des directeurs et ce fut lui qui m'instruisit de cette science cachée aux savants et aux sages qu'il daigne révéler aux plus petits... » - MSA 71,1 - ..

TÉMOIN 10: Almire PICHON S.J.

Le P. Pichon repartit pour le Canada le 3 novembre 1888 pour ne revenir en France qu'en 1907. Exerçant un apostolat des plus actifs (au cours de sa vie il donna bien 1015 retraites) et, de surcroît, souffrant des yeux, il réduisit toujours davantage sa correspondance. Le père écrivit à sœur Thérèse un peu plus d'une fois l'an: elle en reçut, en effet, seize lettres échelonnées de 1888 à 1897. Il faut aussi en compter deux autres: l'une destinée aux quatre sœurs Martin et l'autre adressée à sœur Thérèse personnellement, mais rédigée quelques jours après sa mort, encore ignorée du père.

Combien de lettres sœur Thérèse écrivit-elle au P. Pichon? Monseigneur Combes affirme qu'au rythme de douze par an il y en eut bien un total de cent onze à cent douze (A. PICHON, Retraite, Rome, 1967, p. 12). Mais le Carmel de Lisieux voit les choses différemment:

«Au total, minimum de 48 lettres, avec une marge supplémentaire dont l'évaluation est trop 'hypothétique pour qu'on avance un chiffre quelconque. On peut tenir pour certain que les maux d'yeux du jésuite incitèrent la charitable Thérèse à réduire sa correspondance » (Vie thérésienne, 1968, p. 137).

Il est infiniment regrettable qu'aucune des lettres de la sainte au père Pichon n'ait été conservée. Que l'on pense, par exemple à cette confidence de Thérèse au sujet de celle qu'elle lui envoya en juillet ou en août 1897: « Toute mon âme était là.» Cette lettre était un commentaire du psaume 22, «Le Seigneur est mon Pasteur » (cf. Lettres, p. 434). -  ?

Citons ces paroles prononcées par la Sainte le 4 juillet 1897: « J'ai une grande reconnaissance envers le P. Alexis, il m'a fait beaucoup de bien. Le P. Pichon me traitait trop comme une enfant; cependant il m'a fait du bien aussi en me disant que je n'ai pas commis de péché mortel» - DEA 4-7-1897 - .

Le P. Pichon qui demeura toujours plus en contact avec le Carmel de Lisieux mourut à Paris le 15 novembre 1919 *(VT 1967et 1968). Il donna son témoignage le 25 et 26 janvier 1911, au cours des sessions 51-52, f. 543v-553r de notre Copie publique.

[Session 51: - 25 janvier 1911, à 2h. de l'après-midi]

[543v][Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je me nomme Almire-Théophile-Augustin Pichon, né à Carrouges, diocèse de Séez, le 3 février 1843, du légitime mariage de Jean-Baptiste Pichon et d'Augustine Anger. Je suis prêtre, profès de la Compagnie de Jésus. J'ai enseigné dans nos établissements secondaires en France et à notre scolasticat de Laval la philosophie. J'ai été ensuite missionnaire pendant 21 ans au Canada.

[544r] [Avez-vous quelque grade en sciences sacrées?]:

Je suis docteur en théologie.

[Réponse à la troisième demande]:

Je ne crois pas être mû dans ma déposition par aucune considération humaine. J'aimais beaucoup cette enfant, en qui je reconnaissais une âme très privilégiée devant Dieu; mais je puis affirmer que ce sentiment ne saurait en aucune manière vicier mon jugement à son égard.

[Réponse à la huitième demande]:

Vers 1880 ou 1881 je vins à Lisieux prêcher une retraite à l'usine Lambert. Mademoiselle Marie Martin, sœur aînée de la Servante de Dieu, vint me parler des affaires de sa conscience, et à cette occasion je nouai avec toute cette famille des relations qui n'ont plus jamais cessé. J'étais en correspondances fréquentes avec tous les enfants; plusieurs fois j'ai été reçu aux Buissonnets (résidence de monsieur Martin) et [544v] j'ai aussi reçu à Paris et ailleurs plusieurs visites des uns et des autres. J'ai été à diverses reprises confesseur et conseiller de la Servante de Dieu. Je n'ai pas utilisé pour ma déposition le livre de l'« Histoire d'une âme »; j'ai seulement fait appel à mes souvenirs personnels.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je prie le bon Dieu de tout mon cœur pour le succès de cette Cause, parce que je crois que sa gloire y est intéressée.

[A la dixième demande, il répond ne rien savoir si ce n'est ce qui est rapporté dans l'Histoire de la Servante de Dieu].

[Réponse à la onzième demande]:

Je n'ai pas connu la mère de la Servante de Dieu; on disait dans la famille que c'était une sainte. Quant à monsieur Martin, il m'a paru être un chrétien très fervent et très surnaturel. Il voyait tout au point de vue du bon Dieu; on eût dit un religieux égaré dans le monde. Le milieu familial où a grandi la Servante de Dieu, était tout imprégné de foi et de piété. [545r]

TÉMOIN 10: Almire PICHON S.J.

[Réponse aux douzième et treizième demandes]:

Je ne sais rien de spécial sur ces points.

[Réponse à la quatorzième demande]:

Il est à ma connaissance que la Servante de Dieu fut élevée dans sa famille sans aucune fréquentation mondaine. Ses sœurs, qui lui servaient de mère, l'élevaient avec beaucoup de soin et de délicatesse; elle reçut donc une éducation des plus chrétiennes.

[Réponse à la quinzième demande]:

Ce qui m'a beaucoup frappé dans cette enfant, ce fut sa simplicité, son ingénuité et son innocence. Elle était très aimée de son père et de ses sœurs, sans que j'aie vu aucune faiblesse de leur part. Mais ce qui est particulièrement remarquable dans une enfant de cet âge, c'est qu'elle ne rapportait absolument rien à elle-même et s'oubliait entièrement, ne se prévalant d'aucun de ses avantages. Elle était timide et réservée; ne se mettait jamais en avant.

[545v] [Réponse à la seizième demande]:

J'ai entendu dire qu'elle avait pensé de très bonne heure à la vie religieuse. D'ailleurs, il suffisait de l'observer un peu pour juger avec évidence que cette jeune fille n'était pas faite pour le monde, mais que Dieu avait marqué son cachet sur elle. Mise en contact avec ce que le monde a de plus séduisant, jamais elle ne s'est sentie attirée par ces jouissances de la fortune ou du rang. Je sais tout cela par les lettres qu'elle m'écrivait et aussi par des conversations que j'ai eues avec elle, précisément dans les deux années qui précédèrent son entrée au Carmel. Elle me consulta sur l'affaire de sa vocation et j'ai appuyé en toute conscience ses démarches pour entrer dès 15 ans.

[Réponse à la dix-septième demande]:

Au début de son noviciat, je donnai une retraite au Carmel de Lisieux. Dans les relations de direction que j'eus alors avec elle, je fus particulièrement frappé de ce que, contrairement aux apparences, le bon Dieu ne lui prodiguait pas les douceurs d'une piété affective, mais l'exerçait à une vertu solide en la conduisant par la voie des sécheresses, des privations et des épreuves intérieures. Jamais ces épreuves ne se [546r] trahissaient par un extérieur triste et préoccupé, elle les supportait avec une sérénité et une égalité d'humeur inaltérables.

[ A la dix-huitième demande il répond ne rien savoir de plus que ce qui est rapporté dans le livre de sa « Vie»].

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

J'ai lu l'« Histoire d'une âme » ou sa biographie écrite par elle-même. Je puis attester que ce récit est l'expression la plus naïve et la plus vraie de sa physionomie morale. En 1900 je rencontrai le père de Causans, supérieur de notre résidence de Rouen, excellent juge dans les choses spirituelles. Il me dit en propres termes, parlant de ce livre: « Après les œuvres de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, je ne connais rien de plus beau.»

[Réponse à la vingtième demande]:

Cette enfant m'a paru d'une vertu absolument exceptionnelle, surtout au point de vue de l'humilité et de l'oubli d'elle-même, rapportant tout à Dieu. Jamais je n'ai pu surprendre en elle la moindre défaillance, le moin-[546v]dre découragement, le plus léger fléchissement de la volonté dans la pratique de la perfection.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

Ayant été absent de France depuis la fin de 1888, je ne pourrais donner sur le détail de ses vertus d'autre appréciation que celle mentionnée dans mes réponses précédentes,

[A la vingt-deuxième demande il répond ne rien savoir].

[Réponse de la vingt-troisième à la vingt-sixième demande].

Je ne sais rien de spécial.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Je puis sur ce point rendre un témoignage spécial: l° pour le Canada où j'ai séjourné 21 ans. - 2° pour l'Autriche, la Bohème, la Hongrie et l'Italie que je viens de parcourir en donnant des retraites.

l° Pour ce qui est du Canada, je puis attester que la Vie de sœur Thérèse y est plus connue et plus appréciée qu'en France; non seulement toutes les communautés religieuses, mais toutes les personnes [547r] pieuses instruites et le clergé, lisent et relisent ce livre. C'est un caractère spécial de cette biographie qu'elle se fait relire des cinq, six et sept fois, et toujours avec un nouveau profit; ce qui donne tant de charme à cette lecture, c'est le parfum de vertu qui émane de cette vie et l'influence qu'elle exerce sur l'âme pour l'encourager à s'avancer dans la perfection par cette « petite voie d'abandon » si accessible à toutes les bonnes volontés. Un autre fait significatif c'est le très grand nombre de vocations religieuses que l'étude de cette vie a fait éclore: que de jeunes religieuses m'ont dit: « C'est sœur Thérèse qui m'a attirée vers le cloître!.»

2° Pour l'Autriche et les autres pays d'Europe mentionnés ci-dessus, j'ai constaté le merveilleux rayonnement de cette petite âme, dont le renom de sainteté est dans tous les coeurs, même parmi les personnes du monde. Au sujet des causes de cette diffusion absolument extraordinaire du renom de sainteté et de l'influence surnaturelle de la Servante de Dieu, je dirai que cela me paraît inexplicable sans une intervention exceptionnelle du bon Dieu. Les libraires ont sans doute travaillé à répandre le livre, mais ils ont plutôt suivi que produit l'entraînement du public; aucune réclame ne peut expliquer l'attrait des âmes pour cette biographie.

TÉMOIN 10: Almire PICHON S.J.

[Session 52: - 26 janvier 1911, à 8h. 30]

[551r] [Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu, au milieu de tant d'éloges, qu'une seule voix discordante. Une religieuse, qui aujourd'hui est morte, estimait que la piété de sœur Thérèse était enfantine et toute superficielle. Mais je dirai que ce témoignage est plutôt à l'honneur de sœur Thérèse, car cette religieuse que j'ai bien connue était toute pétrie de rationalisme et de sens humain; elle était bien connue dans sa communauté comme dépourvue de sens surnaturel. Cette religieuse appartenait à la communauté dite [551v] de « Jésus-Marie » à Fall-River (Etats-Unis, Mass.).

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'ai lu la relation publiée par le Carmel de Lisieux sous le titre de « Pluie de roses », où sont contenues de nombreuses lettres rapportant les faveurs extraordinaires attribuées à l'intercession de la Servante de Dieu. Ce que je puis attester personnellement, se rapporte à trois points: 1" J'ai connu au Canada et en Europe nombre de personnes religieuses et séculières croyant devoir à la Servante de Dieu des faveurs signalées, grâces temporelles, mais surtout spirituelles. 2° je connais, en différentes communautés de France et d'Amérique un bon nombre de jeunes religieuses (au moins une vingtaine) qui lui attribuent la grâce de leur vocation; quelques-unes même m'ont confié que cette grâce de vocation avait été précédée pour elles d'une vraie conversion, après des années d'égarement dans le monde, et que ce changement était uniquement dû à la lecture de la Vie de sœur Thérèse. 3° J'ai la conviction profonde que je dois à la Servante de Dieu une double guérison que les [552r] docteurs m'ont avoué être médicalement inexplicable: l° à la suite d'une fracture de la jambe, il s'était établi un état de congestion permanent, qui durait depuis près de trois ans. Les médecins m'avaient déclaré qu'une blessure survenant à cette jambe serait très grave et ne se cicatriserait plus. Or, cet accident m'arriva en 1908; une suppuration très abondante s'établit en effet, et durant sept semaines plusieurs médecins s'employèrent vainement à arrêter les progrès toujours croissants de cette ulcération devenue profonde de plusieurs centimètres. Le 2 janvier 1909, le docteur m'obligea à prendre le lit sans me laisser aucun espoir de guérison. Je me recommandai alors à soeur Thérèse, et le cinquième jour la plaie était totalement cicatrisée, sans trace de suppuration, et je pus dès lors recommencer à dire la sainte messe, au grand étonnement du docteur qui n'avait ordonné aucun remède que le lit. 2° Le 28 août 1909, je fus terrassé au milieu d'une retraite que je prêchais aux religieuses augustines, rue de la Santé, à Paris, par une broncho-pneumonie infectieuse consécutive à un engorgement des intestins; et la crise fut si violente que trois docteurs déclarèrent que la mort allait suivre en quelques heures, et conseillèrent de me donner l'Extrême-Onction, ce qui fut fait. J'eus recours à soeur Thérèse et les religieuses qui me soignaient s'unirent à moi. Je lui disais [552v] naïvement de se montrer obéissante au ciel comme elle l'était sur la terre. Je lui disais aussi que si c'était la gloire de Dieu, elle m'obtint une guérison simple et rapide, mais sans un miracle trop éclatant, ce qui est un fardeau difficile à porter. Or le sixième ou le septième jour je disais la messe. Dès le second jour le docteur me disait: «Je n'y comprends rien, il y a un saint caché là dessous.» « Non - lui répondis-je -, il y a une sainte.» A la fin de ma convalescence, comme je remerciais le médecin de m'avoir sauvé la vie, il me répondit: « J'en suis bien innocent, vous avez dérouté toutes nos notions pathologiques; médicalement, pour nous vous étiez mort.»

[Réponse à la trentième demande]:

Je voudrais ajouter deux détails qui se rapportent à sa vie de jeune fille dans le monde: l° J'ai été frappé de son obéissance toujours simple, sereine et sans réplique. Je ne l'ai jamais vue objecter, discuter ou simplement hésiter devant un ordre, un conseil, voire même un désir de son père ou de ses sœurs; j'ai toujours admiré l'aisance, la grâce charmante avec lesquelles elle se renonçait pour se plier à tout et à tous dans la vie de famille.

2° Cette phrase devenue célèbre «Je veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre », je me [553r] rappelle qu'elle me l'a adressée à moi-même, textuellement, à plusieurs reprises, alors qu'elle était encore dans le monde -  ? ? ? - . Son accent me frappait et m'intriguait. Plus d'une fois je fus sur le point de lui demander le sens qu'elle attachait à cette parole; malheureusement je fus retenu par une discrétion exagérée.

Au sujet de sa « voie ou direction spirituelle » (Interrogatoire XXI, de prudentia), trois choses surtout m'ont paru saillantes: I° Son esprit de foi: dès son enfance elle était habituée à voir Dieu en tout, à reconnaître son action ou sa permission jusque dans les moindres choses. 2° Son esprit de confiance et d'amour: dans les épreuves les plus douloureuses elle ne voyait que des gages de l'amour de Dieu. Son cœur était toujours prêt à bénir Dieu de tout. Loin de méconnaître par une humilité chagrine les dons de Dieu en elle, la pente de son cœur la portait à les avouer pour en remercier Dieu. 3° Son culte pour la souffrance et la croix, culte composé d'estime et d'amour, qui étaient bien au-dessus de son âge.

TÉMOIN 10: Almire PICHON S.J.

[553v] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirme.

Signatum: A. PICHON, S. J.

Témoin 11 - Jean-Auguste Valadier

Né à Paris le 20 octobre 1851, Jean-Auguste Valadier, prêtre du diocèse de Paris, fut successivement vicaire à Nogent-sur-Marne et à Neuilly-sur-Seine (1876-1887), puis aumônier des Sœurs Aveugles de Saint-Paul, et en même temps, chargé d'assister les condamnés à mort de la prison de la Roquette (1889-1899). Curé de la paroisse de Notre-Dame-des-Vertus d'Aubervilliers (1899-1909), il fut ensuite nommé chanoine de Notre-Dame de Paris. Il mourut le 24 octobre 1915.

Il n'a pas connu Thérèse, mais il est à même de parler de sa renommée de sainteté et donne d'intéressantes précisions sur l'exécution de Pranzini, assisté le 31 août 1887 par l'abbé Faure, son prédécesseur à la Roquette.

Le témoin déposa le 3 février 1911, au cours de la 53eme session, f. 557r-561r de notre Copie publique.

[Session 53: - 3 février 1911, à 8h.30]

[557r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Jean-Auguste Valadier, né à Paris, le 20 octobre 1851, du légitime mariage de Jean-Baptiste Valadier et de Julie Périgault; je suis prêtre; j'ai été d'abord vicaire dans les paroisses de Nogent-sur-Marne et Neuilly-sur-Seine (diocèse de Paris) (1876-1887). Ensuite, j'ai été aumônier des Sœurs Aveugles de Saint Paul, et concurremment aumônier de la prison de la Roquette, chargé à ce titre d'assister les condamnés à mort lors de l'exécution. J'ai exercé cette dernière fonction de 1889 à 1899. [557v] Puis, j'ai été curé de la paroisse de Notre-Dame-des-Vertus d'Aubervilliers, diocèse de Paris, jusqu'en 1909, et depuis ce temps je suis chanoine de l'Insigne Eglise Métropolitaine de Paris.

TÉMOIN 11: Jean-Auguste Valadier

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande inclusivement].

[Réponse à la septième demande]:

Je suis heureux, en venant déposer, de contribuer à la glorification de la Servante de Dieu; cette intention est toute surnaturelle, et je ne suis mû par aucun motif humain.

[Réponse à la huitième demande]:

Je n'ai pas connu personnellement la Servante de Dieu, et je n'en pourrais rien dire que ce qui est connu de tout le monde. Mon témoignage portera seulement sur deux ou trois faits particuliers dont j'ai été plus spécialement informé et j'expliquerai, en les racontant, comment ils sont venus à ma connaissance.

[Réponse à la neuvième demande]:

Oui, j'ai pour la Servante de [558r] Dieu une réelle dévotion; je l'invoque, et dans mes prédications je cite volontiers ses exemples. Je pense qu'il est souhaitable que sa Cause réussisse, pour la gloire de Dieu et le bien des âmes, parce que j'ai observé que son influence est particulièrement salutaire et attrayante.

[De la dixième à la quatorzième demande inclusivement il répond ne rien savoir].

[Réponse à la quinzième demande]:

C'est ici que je puis apporter quelque précision touchant l'épisode de l'exécution de l'assassin Pranzini (31 août 1887), auquel épisode la Servante de Dieu fait allusion dans l'« Histoire de sa vie » (chapitre V, page 77, édition in 8', 1910) - MSA 45,2-46,1 - . La Servante de Dieu raconte qu'elle avait demandé à Notre Seigneur de lui donner un signe que ses prières pour la conversion de ce criminel avaient été exaucées. Elle ajoute que ce signe lui fut donné et qu'elle le reconnut dans ce fait rapporté par un journal que Pranzini avait saisi au dernier moment un crucifix que lui présentait l'aumônier, etc. Or, cet aumônier était monsieur l'abbé Faure, mon prédécesseur dans la fonction [558v] d'aumônier des condamnés. J'aimais à m'entretenir avec lui de notre commun ministère, pour lequel Dieu me donnait un grand attrait. En 1890, alors que je ne connaissais aucunement sœur Thérèse, monsieur l'abbé Faure me raconta lui-même les derniers moments de Pranzini. De cet entretien j'avais gardé l'impression que jusqu'au dernier moment Pranzini s'était refusé à tout acte religieux; j'ai même, dans des conversations particulières, exprimé ce sentiment. Mais, en lisant ces jours derniers les Mémoires imprimés de monsieur Faure (Souvenirs de la Roquette, in-12, Paris, s.d., pages 142 et suivantes), j'y ai trouvé des détails qui montrent que Pranzini s'entretenait au moins volontiers et de plus en plus intimement avec l'aumônier dans sa cellule. Quoi qu'il en soit de ce détail, le fait du dernier geste de Pranzini me fut raconté dans le plus grand détail par l'aumônier lui-même qui l'avait assisté. Il ne put « saisir » le crucifix, comme l'aurait rapporté le journal lu par la Servante de Dieu, puisque les condamnés, à ce moment, ont les bras liés derrière le dos; mais ce qui est peut-être plus frappant encore, c'est que Pranzini réclama lui-même avec la plus énergique insistance le crucifix que l'aumônier lui présenta et qu'il baisa avec transport à plusieurs reprises.

[559r] [De la seizième à la vingt-cinquième demande inclusivement, il répond ne rien savoir].

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

J'ai visité le tombeau de la Servante de Dieu, au cimetière de Lisieux, vers le mois de septembre 1910, Pendant les trois quarts d'heure environ que je passai au cimetière, cinq ou six personnes vinrent prier sur la tombe. Le gardien, avec qui je m'entretins un instant, me dit que l'affluence était ordinairement bien plus considérable et que sa petite fille était constamment occupée à conduire des pèlerins au tombeau de la Servante de Dieu. Je recueillis plusieurs petits papiers et images que des pèlerins avaient déposés au pied de la croix qui se trouve sur la tombe. Ces papiers contenaient des formules d'invocations et d'actions de grâces. Sur l'un d'eux, une jeune fille attestait avoir été guérie d'un mal au genou par l'application d'un cataplasme fait avec de la terre prise sur la tombe. Quelques jours après, je retournai au cimetière en compagnie d'une dame de ma connaissance. Nous vîmes venir au cime[559v]tière une famille composée de cinq où (sic) six personnes. Cette famille demandait avec une grande ferveur la guérison d'une petite fille que l'on faisait s'agenouiller et prier sur la tombe.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

J'entends parler de tous côtés de la sainteté de la Servante de Dieu et des grâces qu'on lui attribue.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu émettre le moindre blâme touchant la Servante de Dieu. Elle suscite plutôt une sympathie universelle et une sorte d'enthousiasme chez ceux qui étudient sa vie.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'éprouve moi-même une grande confiance dans l'intercession de sœur Thérèse et un attrait puissant à l'invoquer. Lorsque je visitai son tombeau l'année dernière, je me sentis porté à faire cet acte d'une manière particulièrement fervente. Pour cela, je me confessai sur la tombe même à un confrère qui m'accompagnait, et j'implorai avec insistance [560r] le secours de la Servante de Dieu pour obtenir une grâce à laquelle je tenais particulièrement. Je puis rendre aussi ce témoignage que l'invocation de sœur Thérèse a produit un changement, que je n'hésite pas à dire merveilleux, dans le caractère et les dispositions intérieures d'une personne dont je dirige la conscience. Enfin, je vais communiquer au tribunal une lettre qui atteste pareillement l'efficacité des prières de la Servante de Dieu:

TÉMOIN 11: Jean-Auguste Valadier

« Paris, 2 février 1911.

Monsieur le chanoine,

Comme je vous suis reconnaissante de m'avoir fait connaître la Vie de la petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Rien ne m'a plus captivée que cette lecture, au point que je m'identifie avec elle. Elle est toujours présente à mon esprit, je sens le besoin de la consulter sur tout; elle m'est devenue indispensable; son nom se présente à ma pensée pour obtenir une faveur, une grâce, etc.; elle m'aide à prier Jésus pour qu'il me tende la main toujours. Ayant ressenti de si constants effets de sa protection, j'éprouve le besoin de la faire connaître, en répandant sa 'Vie'... Je la sens si puissante auprès de Dieu! Pour ma part, j'ai obtenu de nombreuses grâces dont [560v] je puis citer les quelques traits suivants. Souffrant il y a quelques mois douloureusement du pied, à la suite d'une chute, le mal me parut assez inquiétant pour demander les conseils d'un médecin qui ne me dissimula pas qu'une opération pouvait devenir nécessaire. Très affectée de cette perspective, j'apposai, sans rien dire, sur le pied malade une petite relique de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Dès le lendemain je constatai un mieux très réel: la partie de l'os malade, qui était très sensible la veille, était devenue indolore, je pus même marcher, et depuis je ne me suis jamais ressentie de quoi que ce soit. Une deuxième fois je pus mettre à l'épreuve le crédit de la Servante de Dieu à propos d'une affaire de famille très délicate et très difficile à régler. Ne sachant quelle conduite tenir, je remis cette affaire entre les mains de sœur Thérèse, la priant de trouver elle-même la solution. Grâce à un revirement inattendu dans les dispositions des personnes avec qui je devais traiter, la chose fut résolue à mon gré, et je ne puis en attribuer le succès qu'à l'intervention de sœur Thérèse. Je pourrais m'étendre ainsi à l'infini, si je voulais vous énumérer toutes les grâces reçues, les consolations obtenues, les situations tranchées, ainsi que la complète quiétude que [561r] j'éprouve à me plonger dans la lecture de la 'Vie' de cette ange, mais je me borne à certifier ce qui précède, ne voulant pas abuser, etc.

Signé: COMTESSE DE LOUVENCOURT, 94, rue de Courcelles, Paris.»

[Réponse à la trentième demande]:

Je n'ai pas conscience d'avoir rien oublié.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: A. VALADIER.

Témoin 12 - Jean-Jules Raoul Auriault, S.J.

Né à Brie (diocèse de Poitiers) le 19 février 1855, Jean-Jules Raoul Auriault entra, jeune encore, dans la Compagnie de Jésus. Docteur en théologie et licencié en droit canonique, il fut professeur de théologie à l'Institut catholique de Paris pendant plus de vingt ans. Il s'adonnait en même temps au ministère des retraites, ce qui le conduisit à maintes reprises au Carmel de Lisieux. Il ne connut pas la Servante de Dieu, mais son témoignage est fondé sur les rapports faits par les personnes qui l'ont connue, les carmélites de Lisieux plus spécialement, et se divise en trois points: 1. Caractère de la sainteté de Thérèse, tel qu'il se révèle dans ses écrits; 2. Réputation de sainteté de la Servante de Dieu et son influence surnaturelle vraiment universelle, 3. Convenance remarquable de cette influence avec les besoins des âmes à notre époque.

Au fond, c'est une étude (f. 568r), et fort intéressante. Il s'agit d'une première synthèse doctrinale du message thérésien, qui met bien en lumière sa correspondance avec les nécessités de notre temps. Le témoin parle aussi de la renommée de sainteté de Thérèse et cite le P. Longhaye parmi les personnalités particulièrement attirées par la figure et les écrits de la jeune carmélite.

Le P. Auriault déposa le 7 février 1911, au cours de la 54ème session, f. 566v-572v de notre Copie publique.

[Session 54: - 7 février 1919 à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[566v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Jean-Jules-Raoul Auriault, né à Bric, diocèse de Poitiers, le 19 février 1855, du légitime mariage de Jean Auriault et de Madeleine Cador. Je  suis prêtre profès de la Société de Jésus, docteur en théologie, licencié en droit canonique. J'ai été professeur de théologie dogmatique à l'Université Catholique de Paris de 1886 à 1905. Depuis, je suis professeur honoraire et me livre [567r] aux travaux du ministère à Paris.

[Le témoin répond correctement à la troisième demande].

[Réponse à la quatrième demande]:

J'ai été cité à quatre ou cinq reprises devant le juge d'instruction criminel, comme membre d'une Congrégation non autorisée; ces affaires se sont terminées par un non-lieu.

[Le témoin répond correctement aux demandes cinquième et sixième].

[Réponse à la septième demande]:

Je fais cette déposition en vue de la gloire de Dieu et je n'ai aucun motif humain qui puisse influencer mon jugement dans cette affaire.

[Réponse à la huitième demande]:

Je n'ai pas connu personnellement la Servante de Dieu, et je n'ai jamais eu de rapports directs avec elle. Mon témoi-[567v] gnage se fondera sur les rapports qui m'ont été faits par les personnes qui l'ont connue, surtout par les carmélites de Lisieux. D'autre part, j'ai fait une étude très attentive de l'« Histoire de sa vie» écrite par elle-même.

[Que pensez-vous du genre et de la vérité de cet écrit?]:

Je ne doute pas que cet écrit n'exprime, de la manière la plus vraie, la vie et les dispositions intimes de la Servante de Dieu. Il est en effet composé avec une simplicité et une spontanéité évidentes et très remarquables.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je désire et j'espère le succès de cette Cause, parce que je crois qu'il est dans l'ordre de la Providence, et que cette béatification exercera sur les âmes une influence très efficace pour les encourager et les porter à la perfection.

[Réponse de la dixième à la dix-neuvième demande]:

Je ne sais rien de bien spécial sur les événements qui ont signalé la vie de [568r] la Servante de Dieu; mon étude et mes appréciations portent plutôt sur le caractère de sa sainteté tel qu'il se révèle dans ses écrits.

[Réponse à la vingtième et à la vingt-et-unième demande]:

Ce qui commande les traits de la sainteté de Thérèse de l'Enfant Jésus, c'est la « mission » spéciale qu'elle reçut de provoquer dans le monde des âmes un mouvement de confiance généreuse envers l'amour miséricordieux de Dieu, et de frayer la voie de simplicité et d'enfance évangéliques. De là vient qu'en elle les dons naturels et surnaturels s'harmonisent pour lui donner une transparence divine et la rendre capable de refléter merveilleusement la beauté et la bonté de Dieu. D'où le sentiment filial qui marque ses rapports avec le Père céleste, sentiment qui va toujours grandissant et s'épanouit: a) en un besoin croissant avec l'âge, de devenir toujours plus petite et plus enfant vis-à-vis de Dieu, ce qui la pousse avec une dévotion remarquable vers Marie et vers Jésus Enfant; b) là sera pour elle la raison de son humilité si vraie et si joyeuse; c) de là encore une confiance qui germe [568v] avec une intensité rare et va jusqu'à l'audace; elle a bien cette « foi qui transporte les montagnes » (1 Cr. 13, 2); d) de là encore une liberté, une droiture, une sincérité qui lui font une physionomie de toute beauté et lui constituent un attrait surhumain; e) par cette grâce très spéciale à laquelle elle correspondait parfaitement, elle arrive à cet amour excellent qui lui fait désirer, rechercher la souffrance comme son bien le meilleur, convoiter « le martyre du cœur et du corps » - MSA 76,bis - , autre Jean de la Croix (« pati et contemni pro te »), et la mène à cet état habituel de charité dans lequel elle brûle en véritable holocauste pour les âmes, et souffre cet incendie du zèle qui la rend comparable à un saint François-Xavier et à une sainte Thérèse. C'est là que vraiment elle atteint le point particulier de sa grâce, qui la rend apte à sa mission; où, convaincue plus que jamais de sa petitesse et de son néant, elle s'en autorise pour se loger « dans le coeur de sa Mère l'Eglise et rayonner de là par l'amour, à travers tous ses membres dans le monde entier » - MSB 3,2 - . C'est le motif pour lequel, par un trait qui lui est propre, elle accentue sa [569r] vocation et affirme que sa mission commencera surtout à sa mort, et qu'elle « passera son ciel à faire du bien sur la terre » - DEA 17-7 - . Comme donc les faits confirment la prophétie, il se trouve que Dieu paraît d'une façon prodigieuse en cette jeune vierge !

[Réponse de la vingt-deuxième à la vingt-quatrième demande] :

Je ne sais rien de particulier sur ces questions.

[Réponse à la vingt-cinquième et à la vingt-sixième demande]:

J'ai été cinq où (sic) six fois en pèlerinage à son tombeau, au cimetière de la ville de Lisieux. J'y ai éprouvé personnellement un attrait spécial de dévotion pour la Servante de Dieu et j'y ai reçu des grâces intérieures que j'attribue d'une manière certaine à son intercession. J'ai remarqué aussi, surtout dans mes dernières visites, que des groupes de pèlerins s'y succédaient, et cela, une fois entre autres au mois de novembre 1910, malgré un très mauvais temps. L'attitude de ces pèlerins était recueillie; on voyait manifestement qu'on venait là pour prier et non par curiosité.

[569v] [Réponse à la vingt-septième demande]:

Je constate par mes relations très nombreuses et très variées, soit avec des personnes du monde, soit avec des communautés religieuses, que la réputation de sainteté de la Servante de Dieu et son influence surnaturelle sont vraiment universelles. Des personnes très instruites et très graves admirent l'héroïcité de cette vertu et subissent l'influence de ses exemples. Parmi les pères de notre Société, cette renommée de sainteté est fort répandue. J'en connais des plus instruits et des plus expérimentés qui ne se lassent pas de relire et de méditer la vie de sœur Thérèse; ainsi en est-il du révérend père Longhaye, bien connu de tous pour sa science et sa pondération. Nos jeunes pères sont entraînés en grand nombre dans sa « voie d'abandon.»

[Cette « voie spirituelle» ne porte-t-elle pas un peu au quiétisme?]:

Tout péril de quiétisme est abondamment conjuré par l'amour généreux des humiliations et des souffrances, comme aussi par le zèle très actif qui font partie essentielle de la spiritualité de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus.

[570r] [Connaissez-vous la cause de cette renommée de sainteté? quelque zèle industrieux n'a-t-il pas contribué à sa diffusion?]:

Je crois que cette grande diffusion de la renommée de sainteté de sœur Thérèse est l'effet d'une intervention divine qui réalise la mission donnée à la Servante de Dieu d'exciter les âmes à la sainteté. Les moyens de propagande visant la diffusion de ses écrits et de ses souvenirs me paraissent plutôt la conséquence que la cause de cet entraînement des fidèles vers la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai rien entendu de sérieux qui fût contraire à cette renommée de sainteté.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je connais un nombre très considérable de personnes de toutes conditions qui ne cessent d'invoquer la Servante de Dieu et multiplient les neuvaines en son honneur pour obtenir des grâces, soit temporelles, soit surtout spirituelles, Il est à noter, d'après les relations que m'en ont faites quelques-unes de ces [570v] personnes, que l'action de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'exerce d'une manière particulière sur les âmes pour les rendre meilleures. Elle n'accorde guère de grâces temporelles qu'elle ne les accompagne d'une influence intérieure de sanctification. Lorsque les grâces temporelles sollicitées ne sont pas obtenues, il est rare que des grâces spirituelles ne fassent point compensation; et j'ai souvent remarqué que dans ce cas les solliciteurs ne se plaignent point. Voici un cas particulier: Une personne âgée et sérieusement chrétienne sollicitait, au tombeau de la Servante de Dieu, la guérison de sa surdité. Elle m'écrit: « Qu'ai-je rapporté de ce pèlerinage, mon père?... l'impression profonde que dans la voie de la sainteté il faut souffrir et beaucoup... que les âmes que Dieu appelle à la perfection sont les plus éprouvées... que la souffrance est même une marque de prédestination... En lisant la vie de soeur Thérèse, je n'avais jusqu'à ce jour été frappée que de la simplicité de sa vie d'amour de Dieu... Mais là, devant ce tombeau, j'ai senti tout à coup qu'elle n'était arrivée à ce degré d'amour que par beaucoup de souffrances ignorées... Je me suis sentie comme illuminée d'une lumière nouvelle, me montrant la vie d'immolation, celle de tous les saints, celle surtout de Notre Seigneur, [571r] j'ai compris qu'il ne fallait pas redouter la souffrance, qu'elle était une preuve frappante de l'amour de Dieu pour nous, et j'ai senti comme un désir, je dirai plus, un besoin de m'élancer dans ce chemin: voilà mes impressions de Lisieux.»

Un des pères de notre résidence, âgé de 74 ans, me disait: « Je dois certainement à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus une grâce particulière: Je n'avais [pas] de dévotion au Sacré Cœur; je la lui ai demandée et je l'ai obtenue tout de suite.» Ce religieux est un bon prédicateur et un homme plein de sens. Comme je l'ai dit, les faits confirment d'une manière éclatante la prophétie par laquelle elle promettait de « passer son ciel à faire du bien sur la terre », et cette jeune vierge fait sentir partout son influence: 1° par ses écrits, 2° par des miracles et des conversions nombreuses, 3° par l'appel efficace des « petites âmes » à la « voie d'abandon et d'enfance spirituelle.» Cette influence me semble avoir des convenances remarquables avec les besoins des âmes à notre époque.

Si de la mission reçue résulte un type nouveau de perfection chrétienne, [571v] il apparaît combien son action doit être efficace sur nos générations actuelles: a) à une époque de lourd matérialisme, elle est un être angélique qui ouvre le ciel et fait monter les cœurs. D'autant que par sa sainte mort, elle semble avoir conquis une survivance miraculeuse au milieu de nous, et comme une fonction de sœur secourable vis-à-vis des « voyageurs » de cette terre; b) contre le découragement et les tentations de désespoir qui envahissent trop souvent les âmes plongées dans une atmosphère d'incrédulité, elle crée une réaction de confiance par sa voie d'abandon filial à Dieu notre Père: « Imitatores Dei estote sicut filii charissimi » - *Eph. 5, 1 - ; c) par la mise en relief de l'esprit d'humilité évangélique, elle détruit l'illusion de nature qui fait le fond de l'Américanisme, « système » dépréciateur des vertus dites passives; d) d'une façon générale, elle renverse l'orgueil qui compte sur soi et méconnaît la puissance de la grâce; e) elle clarifie l'atmosphère des âmes, en ramenant la méthode de perfection à ses principes essentiels, débarrasse la voie de tout ce qui l'encombre inutilement et amène les gens du cloître et du monde à trouver [572r] doux le joug du Seigneur et léger son fardeau - *Mt. 11, 30 - ; f) par le réalisme dogmatique de sa piété et ses rapports actifs avec Dieu, Notre Seigneur, la Sainte Vierge, Saint Joseph, les Saints, l'Eglise, le Pape, l'Évêque, le Prêtre, les Âmes, elle confond le nominalisme de l'erreur moderniste et garantit les esprits contre un transformisme menteur qui détruit la personnalité de Dieu et l'historicité des mystères que nous croyons.

[Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

g) Elle est bien à sa place à cette frontière de deux époques, envoyée par Dieu [572v] pour continuer la démonstration du surnaturel qui s'affirme par le Vatican, par Lourdes, par Jeanne d'Arc et ouvrir une ère nouvelle, sous laquelle, contre les prestigieuses opérations diaboliques, il faudra de prodigieuses manifestations de sainteté divine. Il est bien dans la loi de la Providence que pour de si grands effets soit choisie une faible enfant, une simple vierge: « Infirma mundi elegit Deus, ut confundat fortia » - * 1 Cr. 1, 27 - ;c)il faut ajouter que par son origine terrestre, le milieu de famille où elle est née et a grandi, la sainteté de Thérèse honore la famille chrétienne, en montre l'idéal réalisé par le christianisme et fait ressortir la liaison qu'il y a entre la perfection chrétienne et la perfection religieuse. Elle enlève l'idée de séparation; elle établit l'idée d'union entre le cloître et la famille restaurée par Jésus-Christ.

[Suite de la réponse à la trentième demande]:

J'ai dit tout ce que je savais.

[573r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatuni: J. AURIAULT, S. J.

Témoin 13 - Soeur Thérèse De Saint-Augustin

Le treizième témoin est Sœur Thérèse De Saint-Augustin. Julie-Marie-Elisa Leroyer naquit à la Cressionnière (diocèse de Bayeux) le 5 septembre 1856. Entrée au Carmel de Lisieux le 1er mai 1875, elle y reçut l'habit sous le nom de sœur Thérèse de Saint-Augustin le 15 octobre suivant et fit profession le 1er mai 1877. Elle se dévoua toujours de manière humble et sereine et fut sacristine durant de nombreuses années. Peu après la mort de la Servante de Dieu elle rédigea un manuscrit intitulé « Souvenirs d'une sainte amitié » (cf. Derniers entretiens, 1, pp. 786-788, 840). Ainsi nota-t-elle la joie avec laquelle Thérèse l'accueillit chaque fois qu'elle descendait la visiter à l'infirmerie.

Sœur Thérèse de Saint-Augustin mourut le 22 juillet 1929 Son témoignage est enrichissant pour une connaissance plus détaillée de la Sainte. « J'affirme - précise le témoin - que toutes les paroles que je citerai dans ma déposition comme m'ayant été dites par sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus sont exactes » (f. 580r). La sœur déposa les 14 et 15 février 1911 au cours des sessions 55-56, f. 577r-592r de notre Copie publique.

TÉMOIN 13 : Thérèse de Saint-Augustin O.C.D.

[Session 55: - 14 février 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[577r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Julie-Marie-Elisa Leroyer, en religion sœur Thérèse de Saint-Augustin, née à La Cressonnière (diocèse de Bayeux) le 5 septembre 1856 du légitime mariage de Louis Leroyer et de Elisa Valentin. Je suis religieuse professe de l'Ordre des carmélites, du monastère de Lisieux, où j'ai fait profession en 1877.

[Le témoin répond régulièrement et correctement de la troisième à la sixième demande inclusivement].

[Réponse à la septième demande]:

Je ne suis pas animée de sentiments humains dans cette affaire, je veux seulement rendre témoignage à la vérité en [577v] disant les vertus que j'ai vu pratiquer à la Servante de Dieu pendant son séjour au milieu de nous.

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu la Servante de Dieu depuis son entrée dans notre monastère en 1888 jusqu'à sa mort en 1897. Pendant ce temps j'ai toujours vécu près d'elle et dans une certaine intimité. Je me servirai peu, dans cette déposition, de ce que j'ai entendu dire de la Servante de Dieu par notre révérende mère et nos autres sœurs, de même je n'utiliserai guère l'« Histoire d'une âme » écrite par elle-même. Toute ma déposition reposera sur mes souvenirs personnels.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je désire beaucoup la béatification de la Servante de Dieu parce que je crois que, quand l'Eglise aura reconnu officiellement sa sainteté, beaucoup d'âmes seront attirées à imiter ses vertus et à suivre « sa petite voie » qui, je crois. conduit facilement au progrès spirituel et à la perfection.

[Réponse de la dixième à la seizième demande]:

[578r] Je ne connais rien personnellement des premières années de la Servante de Dieu jusqu'à son entrée dans notre monastère.

[Réponse à la dix-septième demande]:

Lorsqu'au mois d'avril 1888 la Servante de Dieu franchit la porte de notre clôture, je fus très frappée de son recueillement, de l'expression de son regard et de son attitude grave, en accomplissant cet acte.

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Outre plusieurs emplois dans la communauté, comme de sacristine, de lingère, etc., sœur Thérèse de l'Enfant Jésus exerçait auprès des novices un ministère de conseil et de direction. Etant moi-même professe à cette époque, je n'eus pas occasion de profiter de ses avis. Ce que j'ai observé de sa vie de carmélite, je le dirai en parlant de ses vertus.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Je n'étais pas au courant de la composition de ses écrits. Je n'ai connu qu'après sa mort le récit qu'elle a fait de sa [578v] vie. Je savais, comme toutes nos sœurs, qu'elle composait des poésies et des cantiques pour les fêtes du monastère.

[Réponse à la vingtième demande]:

Je crois savoir ce que signifie « l'héroïcité des vertus.» Cela veut dire: pratiquer la perfection sans défaillance. Cela dépasse ce qu'on voit ordinairement, même chez les religieuses très ferventes qui ont toujours quelques moments de faiblesse. J'ai remarqué qu'il y avait au contraire chez la Servante de Dieu une ferveur toujours égale, surtout dans la fidélité dans les plus petites choses.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

I. SUR LA FOI. - La sainte communion faisait les délices de la Servante de Dieu. Que n'a-t-elle pas supporté pour n'en être pas privée? Il est à la connaissance de toutes les sœurs, ses contemporaines, que dans la dernière année de sa vie, alors que sa santé était déjà bien atteinte, qu'après des nuits d'insomnie et de souffrances, elle se levait pour assister à une messe matinale, et cela même pendant l'hiver, par les froids les plus rigoureux. [579r] Elle souffrait beaucoup d'être privée de la communion quotidienne, qui à cette époque n'était pas en usage dans notre monastère. Parlant à l'une de ses sœurs de la peine qu'elle éprouvait de cette privation, elle ajouta: « Il n'en sera pas toujours ainsi; il viendra un temps où nous aurons peut-être pour aumônier monsieur l'abbé Hodierne, et lui, il nous donnera la communion tous les jours » -  ? ? - . C'est à sœur Marie du Sacré-Cœur que la Servante de Dieu faisait cette remarque, et sœur Marie du Sacré-Cœur me l'a rapportée elle-même avant la mort de la Servante de Dieu. « Mais pourquoi - demanda-t-on à sœur Thérèse - pensez-vous à monsieur l'abbé Hodierne pour être notre aumônier? rien ne le fait prévoir.» « Oui, j'espère qu'il viendra - reprit-elle - et nous serons bien heureuses avec lui » - S.P. - . A l'époque où sœur Thérèse de l'Enfant Jésus parlait ainsi, la santé de monsieur l'abbé Youf, notre aumônier, ne donnait pas d'inquiétudes sérieuses; rien ne faisait prévoir sa mort, qui arriva plusieurs années après. Le pressentiment de sœur Thérèse au sujet de monsieur l'abbé Hodierne s'est parfaitement réalisé. Nommé aumônier le 15 octobre 1897, il prit pour texte de sa première instruction ces paroles: « Venez et mangez mon pain » (Prov. 9, 5). [579v] C'était une invitation à la communion quotidienne, qu'il était heureux de nous accorder sans que personne lui en eût encore témoigné le désir.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait un goût remarquable pour la Sainte Ecriture. Le Saint Evangile surtout la ravissait. Elle le portait nuit et jour sur son cœur. Elle aimait beaucoup aussi l'Imitation de Jésus-Christ, qu'elle avait apprise par cœur lorsqu'elle était dans le monde. Elle avait un grand respect pour la parole de Dieu, et ne se serait pas permis la plus légère critique sur une prédication médiocre. Elle chérissait tendrement la Sainte Vierge. Lorsque la statue qui lui a souri pendant sa maladie fut apportée au monastère, aucune des sœurs ne put l'emporter; toutes la trouvaient trop lourde. « Elle n'est pas trop lourde pour moi », - S.P. - dit la Servante de Dieu '; et dans un élan qui peignait admirablement les sentiments de son cœur, elle saisit la statue et l'emporta facilement jusqu'à l'oratoire qui lui était destiné.

II. - SUR L'ESPÉRANCE. - On peut dire que la conversation de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était dans le ciel; son esprit en était [580r] continuellement occupé, et son cœur soupirait sans cesse après la possession du souverain bien. Que de fois ne m'a-t-elle pas parlé de son désir de mourir! Ses yeux rayonnaient de bonheur lorsque nous abordions ce sujet. Il n'y avait dans la prévision de sa mort qu'un sujet de joie et d'espérance. J'affirme que toutes les paroles que je citerai dans ma déposition comme m'ayant été dites par sœur Thérèse de l'Enfant Jésus sont exactes. Au mois d'avril 1895, elle me fit cette confidence: « Je mourrai bientôt. Je ne vous dis pas que ce soit dans quelques mois, mais dans deux ou trois ans; je sens, à tout ce qui se passe dans mon âme, que mon exil est près de finir.» A l'époque où sœur Thérèse parlait ainsi, elle jouissait d'une santé parfaite. Elle planait au-dessus des choses de la terre; rien ne lui paraissait capable de captiver son cœur un seul instant; rien ne la troublait. « Je ne puis comprendre me disait-elle - pourquoi on se fait tant de peine de voir ses sœurs mourir, puisque nous devons toutes aller au ciel et nous y retrouver.» C'était uniquement l'amour qu'elle pourrait donner à Dieu qui lui faisait désirer le ciel; son intérêt personnel était complètement mis de côté; sa couronne ne l'inquié-[580v] tait pas; elle me disait « en laisser le soin au bon Dieu.»

III. - SUR LA CHARITÉ. - Ce qui dominait en sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, c'était l'amour de Dieu; mourir d'amour était son rêve; mais « pour mourir d'amour - disait-elle - il faut vivre d'amour.» Aussi s'efforçait-elle de développer chaque jour cet amour qu'elle voulait au plus haut degré. Aimer Dieu comme un séraphin, se consumer dans les flammes dévorantes du pur amour sans les sentir, afin que le sacrifice d'elle-même fût plus complet, telle était son ambition. Aussi avouait-elle simplement qu'elle n'était pas une seconde sans penser au bon Dieu. Cette pensée habituelle de Dieu se reflétait sur ses traits. Une de nos sœurs en fut tellement frappée qu'elle me fit cette réflexion pendant la récréation: « Regardez sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, ne dirait-on pas qu'elle vient du ciel? Elle a l'air d'un ange.» Parler de Notre Seigneur faisait son bonheur. Quelle joie, lorsqu'elle rencontrait une âme faisant écho à la sienne!

Quelle attention pour éviter les plus légères imperfections, tout ce qui aurait pu sentir la tiédeur ou la mollesse au service du bon Dieu! Quel empressement pour rechercher [581r] au contraire tout ce qui pouvait faire plaisir à Notre Seigneur! Elle était avide de saisir toutes les occasions de faire de petits sacrifices. Pendant sa maladie, je lui disais qu'elle souffrait beaucoup, mais que le bon Dieu l'en récompenserait grandement:. « Non, non - me répondit-elle - pas pour la récompense, mais pour faire plaisir au bon Dieu»'. -  DEI,p.788 -

Sa confiance en la Providence ne connaissait pas de déclin. On parlait de la persécution religieuse, des suites qu'elle pouvait avoir pour notre communauté, de l'exil possible. « Qu'est-ce que vous en pensez? », lui dis-je. « Pour continuer ma vie religieuse - me répondit-elle - j'irai au bout du monde; mais je suis un bébé, je m'abandonne, j'irai où le bon Dieu voudra » - DE I, p.788 - . « Que je serais malheureuse - me disait-elle pendant sa maladie - si je n'étais pas abandonnée à la volonté du bon Dieu! Aujourd'hui, le docteur dit que je suis perdue; demain, que je suis mieux. Que cette alternative serait fatigante, mais tout cela n'effleure pas mon âme et n'en trouble pas la paix: je m'abandonne » - DE I-23.6, p.444 - '. Comme je lui exprimais mes craintes qu'elle souffrit beaucoup: « Oh! ne vous inquiétez pas de cela - me dit-elle -, le bon Dieu [581v] ne m'en donnera pas plus que je ne pourrai en supporter » -  DE I, p.788 - .

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait un zèle ardent pour le salut des âmes. « Ma grande dévotion - me disait-elle - c'est de prier pour les pécheurs et les âmes pures.» Son zèle avait surtout pour but la sanctification des prêtres et des missionnaires. Son désir du martyre était extrême. Je le remarquais en toute occasion. Pendant sa maladie, elle laissa échapper cette plainte qui exprimait si bien son regret de n'avoir pu cueillir cette palme tant désirée: « Vous êtes plus heureuse que moi: je vais au ciel, mais vous aurez peut-être la grâce du martyre.»

[582r] [ Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

La charité de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'étendait à toutes les sœurs; pas de partialité dans sa manière d'agir. Elle donnait à toutes affection et dévouement, rendant service à chacune dans tout ce qui était en son pouvoir avec une parfaite abnégation d'elle-même. Elle était toujours aimable, même envers celles qui manquaient à son égard de délicatesse dans leur conduite. Elle les accueillait avec le même sourire, cherchant à leur faire plaisir, évitant ce qui pouvait leur être une occasion de peine et de combat. Entrée au Carmel à l'âge de quinze ans, s'y retrouvant avec ses sœurs, on aurait pu croire qu'elle cherchait auprès d'elles les consolations et les joies de la famille; il n'en fut rien; elle voulut qu'en tout son sacrifice fût complet. Aussi ne témoigna-t-elle jamais plus de préférence à ses sœurs selon la nature qu'à celles qui lui étaient unies par les liens de la religion. Pendant une des licences dans lesquelles nous avons la permission de parler, je lui fis cette réflexion: « Je ne vous demande pas de venir un moment avec nous; ayant vos sœurs, vous devez avoir bien peu de temps [582v] libre.» - « Oh! ne croyez pas cela - me répondit-elle -, je ne leur donne pas plus de temps qu'aux autres; vous êtes toutes mes sœurs.» Elle avait un grand zèle pour le soulagement des âmes du purgatoire: « Après ma mort - m'avait-elle dit -, si vous voulez me faire plaisir, offrez beaucoup de Chemins de croix à mon intention. Si je n'en ai pas besoin, j'aurai la joie d'en faire cadeau aux âmes du purgatoire.»

IV. - SUR LA PRUDENCE. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait une prudence rare dans la direction des novices; elle savait attendre les âmes, les pousser à la vertu sans les presser plus qu'elles n'étaient capables de le supporter. Elle leur montrait leurs torts avec fermeté, sans se rebuter des difficultés que présentaient certains caractères difficiles. La justesse de son jugement lui faisait discerner avec une promptitude remarquable ce qui était le mieux et le plus parfait.

V. - SUR LA JUSTICE. - Tout ce qui se rapportait au culte de Dieu faisait ses délices. Avec quel soin n'ornait-elle pas de fleurs la statue de l'Enfant Jésus qui lui était confiée! Préparer la crèche pour la fête de Noël la comblait de [583r] joie. Pendant son postulat, elle porta pour accomplir ce travail des pierres assez lourdes, pendant longtemps et très loin; elle était infatigable, quand il s'agissait de prouver son amour à Notre Seigneur. Que de roses n'effeuilla-t-elle pas au calvaire de notre préau et sur les pieds de son crucifix quand la maladie la retint clouée sur son lit de douleur! Jusqu'à l'épuisement de ses forces, elle voulut donner à Notre Seigneur ce témoignage d'amour. Elle avait une grande dévotion à saint Joseph et à saint Jean de la Croix. Elle voulait qu'on honorât particulièrement les saints patrons du baptême et de la vie religieuse, les protecteurs de l'année et de chaque mois; elle disait qu'étant chargés de veiller sur nous, ils avaient droit à notre reconnaissance. S'agissait-il d'honorer les saints qui ont versé leur sang pour Notre Seigneur, elle le faisait avec une ardeur extraordinaire. Le 17 juillet 1894, à l'occasion du centenaire des bienheureuses carmélites de Compiègne, ce Carmel voulant faire une fête en leur honneur, demanda au Carmel de Lisieux d'y contribuer. Nous fûmes chargées toutes les deux de faire des oriflammes pour la décoration de leur chapelle. Je fus témoin du zèle, du dévouement qu'elle [583v] montra dans cette circonstance. Elle ne se possédait pas de joie: « Quel bonheur - me disait-elle - si nous avions le même sort! quelle grâce!.»

VI. - SUR LA FORCE. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus acceptait avec patience, douceur et humilité les humiliations et les réprimandes que la mère prieure ne lui ménageait pas. Même quand elles lui étaient adressées avec trop de sévérité, elle ne s'excusait jamais. Un jour, elle fut prise pendant le repas d'un accès de toux assez violent. La mère prieure, fatiguée de l'entendre, lui dit assez vivement: « Mais enfin sortez, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus!....» Je suis frappée du calme avec lequel elle accepta cette apostrophe si peu agréable. Pendant la maladie de son père, elle fut un sujet de grande édification, par le courage héroïque qu'elle montra en cette circonstance. Elle me fit une confidence qui me surprit étrangement: « Si vous saviez - me dit-elle - dans quelles ténèbres je suis plongée. Je ne crois pas à la vie éternelle; il me semble qu'après cette vie mortelle, il n'y a plus rien; tout a disparu pour moi, il ne me reste plus que l'amour» -  DE/I,p.788, note - '. Elle parlait de cet état [584r] d'âme comme d'une tentation. Cependant, son âme paraissait habituellement calme et sereine; on la croyait inondée de consolations, tellement elle pratiquait la vertu avec aisance. Ayant entendu l'une de nos soeurs faire cette réflexion: « Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus n'a pas de mérite à pratiquer la vertu, elle n'a jamais eu de combats », je voulus savoir de la bouche même de celle qui était ainsi jugée, si une pareille supposition était vraie. Notre intimité me le permettant, je lui demandai si elle avait eu des combats pendant le cours de sa vie religieuse. Ceci se passait deux mois avant sa mort: « Oh! si j'en ai eu! - me répondit-elle -. J'avais une nature pas commode; cela ne paraissait pas; mais moi, je le sentais bien; je puis vous assurer que je n'ai pas été un seul jour sans souffrir, pas un seul! » - DE/I, p.788 - . C'est surtout pendant sa maladie qu'on put admirer sa force dans la souffrance. Redoutant pour elle des douleurs plus vives, je lui parlai des prières que je ferais pour demander au bon Dieu de les adoucir: « Non, non - me dit-elle vivement -, il faut le laisser faire » -  DE/I, p.788 - .

VII. - SUR LA TEMPÉRANCE. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus pratiquait avec un [584v] grand soin la mortification intérieure. Lorsque ses sœurs allaient au parloir, si elle ne s'y trouvait pas présente, elle ne s'informait pas du sujet de leur entretien, ce qui l'aurait pourtant vivement intéressée. Quand sa sœur était prieure, jamais pendant le temps du grand silence la Servante de Dieu n'allait lui parler. Elle avait un maintien très religieux, marchant doucement, d'une façon très recueillie.

VIII. - SUR L'OBÉISSANCE. - Une simple recommandation était pour la Servante de Dieu un ordre qu'elle accomplissait toujours; c'était inutile de le lui répéter. Son obéissance était héroïque, je veux dire sans aucune défaillance. On lui avait fait une recommandation dans le but de la soulager. Ce fut tout le contraire qui arriva; mais elle se garda bien d'en parler et fit exactement ce qu'on lui avait dit, bien que ce fût pour elle une souffrance à chaque fois renouvelée. Elle obéissait même aux sœurs qui n'avaient pas le droit de lui commander.

IX. - SUR LA PAUVRETÉ. - Pendant son postulat et une partie de sa vie religieuse, elle eut près d'elle au réfectoire une [585r] sœur qui prenait à peu près tout pour elle, sans s'inquiéter de sa voisine. La Servante de Dieu n'en fit jamais la réflexion et se priva du nécessaire. Cependant longtemps après, elle fut obligée d'en parler à cause de son emploi et par un motif de charité pour cette sœur.

X. - SUR L'HUMILITÉ. - Dans une des visites que je lui fis pendant sa dernière maladie, je la trouvai avec un visage des plus radieux. Je lui demandai ce qui pouvait la rendre si heureuse: « Je viens d'avoir un grand bonheur - me répondit-elle -, je vais vous le confier. J'ai reçu la visite d'une de nos sœurs: « Si vous saviez, m'a-t-elle dit, combien vous êtes peu aimée et peu appréciée! » J'entendais aussi, il y a quelques jours, une sœur qui disait à une autre.- 'je ne sais pourquoi on parle tant de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, elle ne fait rien de remarquable; on ne lui voit point pratiquer la vertu; on ne peut même pas dire qu'elle soit une bonne religieuse!' (je sais que cette sœur disait cela dans un mouvement de mauvaise humeur). « Oh! - ajoutait la Servante de Dieu -, entendre dire sur mon lit de mort que je ne suis pas une bonne religieuse, quelle joie! rien ne pouvait me faire plus de plaisir! » [585v] Je lui parlais de la gloire qu'elle aurait au ciel: « Non, me dit-elle - ce ne sera pas ce que vous croyez; le bon Dieu a toujours exaucé mes désirs, et je lui ai demandé d'être un petit rien. Quand un jardinier fait un bouquet, il se trouve toujours un petit espace vide entre les magnifiques fleurs qui le composent; pour le remplir et lui donner une forme gracieuse, il y met de la mousse. Voilà ce que je serai au ciel, un petit brin de mousse parmi les belles fleurs du bon Dieu.»

[Réponse à la vingt-deuxième demande]:

Je n'ai jamais entendu parler de phénomènes extraordinaires arrivés à la Servante de Dieu, pendant sa vie.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Pendant la vie de la Servante de Dieu au monastère, j'ai entendu émettre à son sujet des appréciations diverses. Celles des religieuses qui la connaissaient mieux, et spécialement les novices qu'elle dirigeait, admiraient la sublimité de sa vertu. Pour d'autres, elle passait inaperçue, à cause, je crois, de sa simplicité. Quelques-unes enfin émettaient des jugements plutôt défavorables. Ainsi quelques-unes l'accusaient [586r] de froideur et de fierté. C'est, à mon avis, parce qu'elle parlait peu et restait recueillie et réservée. Peut-être aussi, le fait de la présence de quatre sœurs dans la communauté suscitait-il quelques instincts d'opposition ou de jalousie. Mais je puis affirmer que depuis la mort de la Servante de Dieu, celles de ces opposantes qui vivent encore, ont toute complètement changé d'avis.

[Que pensiez-vous alors du caractère de la Servante de Dieu]:

Je l'ai toujours considérée, même durant sa vie, comme une charmante enfant et une excellente religieuse. Je n'ai donc pas eu proprement à changer d'avis à son sujet. J'avoue toutefois que sa grande modestie et le soin extrême qu'elle mettait à cacher ses vertus sous les apparences d'une vie commune et très simple m'ont empêché de remarquer alors bien des actes de perfection que j'ai connus depuis.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

J'étais présente au moment de sa mort et je fus très frappée d'un phénomène [586v] qui me parut extraordinaire. Après que sa tête ne – i.e. se - fut inclinée et alors que nous la croyions comme morte, elle redressa la tête complètement, ouvrit les yeux et tint son regard fixé en haut pendant un espace de temps assez appréciable et avec une expression si profonde que je ne pus continuer de la regarder, tant mon émotion était grande.

[Réponse de la vingt-cinquième à 1a vingt-sixième demande]:

J'ai appris par les visites que j'ai reçues au parloir qu'il y avait un concours incessant de fidèles venant prier au tombeau de la Servante de Dieu. On m'a dit en particulier que des missionnaires y venaient en grand nombre.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

La réputation de sainteté de la Servante de Dieu est universelle, et je sais qu'on pourrait l'établir avec évidence au moyen des lettres innombrables adressées de toute part à notre révérende mère prieure, mais je n'ai pas fait l'étude détaillée de cette correspondance. D'autre part, les visites que je reçois au parloir sont peu nombreuses. [587r] Les personnes qui viennent me voir me disent cependant suffisamment que le renom sainteté de la Servante de Dieu est très étendu.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

On ne m'a jamais exprimé directement des opinions contraires à ce renom de sainteté; mais j'ai entendu dire au parloir qu'il se trouvait dans la ville de Lisieux quelques personnes, peu nombreuses à la vérité, qui, à un certain moment accusaient le Carmel de faire trop de bruit autour de la Servante de Dieu et d'exagérer ses mérites. Ces critiques étaient générales et ne comportaient aucune allégation précise. D'autre part, je sais par la même voie que ces mêmes personnes ont maintenant changé d'avis et rendent entière justice à la sainteté de la Servante de Dieu.

[Session 56: - 15 février 1911, à 8h. 30]

[589r] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

D'une manière générale, je sais, par ce qu'on m'en dit au parloir, que beaucoup de personnes l'invoquent et ont confiance d'obtenir par son intercession des [589v] faveurs exceptionnelles. D'une manière plus particulière, je relaterai trois catégories de faits:

1°. La Servante de Dieu avait dit qu'aussitôt qu'elle serait dans la Patrie, elle irait visiter les missions, et qu'elle travaillerait à aider les missionnaires dans la conquête des âmes. Elle quitta l'exil vers la fin de l'année 1899 [sic!] et voici le résultat des travaux apostolique des missionnaires de la rue du Bac au cours de l'année suivante. J'ai été vivement frappée de cette coïncidence dès la lecture qu'on nous fit alors au réfectoire des Annales de la Propagation de la Foi, et j'ai voulu en prendre note. Voici ces extraits: « Asie. - L'année 1898 sera appelée dans notre Société l'année des grandes bénédictions de Dieu. En effet, le nombre des adultes baptisés dans le courant de cet exercice s'est élevé au chiffre presque incroyable de 77.700. Jamais, depuis 235 ans que notre Société existe, nous n'avons enregistré un pareil résultat. Le zèle et l'activité des ouvriers apostoliques ne suffisent pas pour l'expliquer. Il faut l'attribuer à un souffle du Saint Esprit qui a passé sur quelques-unes de nos missions et y a déterminé un élan irrésistible des païens vers notre sainte Religion.»

(Extrait des Annales de la Propagation de [590r] la Foi, juillet 1899).

On lit dans un autre n° des mêmes Annales: « En vous rendant compte des travaux de l'année dernière, nous remercions Dieu de ce qu'il nous ait permis d'enregistrer des chiffres qui, encore bien faibles en comparaison surtout de nos désirs, sont néanmoins plus encourageants, et ont atteint presque le double de ceux de l'année précédente. Le nombre des conversions d'adultes dépasse celui de toutes les autres années, et les catéchumènes... sont tellement nombreux que nous avons lieu de nous attendre à une riche moisson. La couronne d'anges qui est allée grossir les rangs célestes dépasse aussi celle des années précédentes. Les mariages catholiques, base indispensable de toute société chrétienne, augmentent eux aussi et donnent aux païens l'éloquent spectacle d'une union sainte » (Extrait des Annales de la Propagation de la Foi, novembre 1899).

2°. Je tiens de ma propre mère, madame Veuve Leroyer, le récit suivant: Elle avait eu la dévotion de demander à la Servante de Dieu, vers l'an dernier, d'être comme son ange gardien et de l'assis-[590v]ter en tout. Or, un jour qu'elle se présentait dans un magasin pour ses affaires, la dame qui tenait ce magasin lui dit spontanément et sans connaître aucunement la dévotion spéciale de ma mère: «Oh! madame, quelle délicieuse odeur de roses vous portez avec vous.» Ma mère affirma simplement ce qui était la vérité, qu'elle ne portait avec elle rien qui pût produire un tel parfum. Un autre jour, une personne qui vint visiter ma mère chez elle, exprima le même étonnement touchant une émanation de parfum de violettes que rien non plus de naturel ne pouvait expliquer.

[Que pensez-vous du caractère de votre mère dont vous venez de rapporter le témoignage?]:

Ma mère est d'un caractère peu enthousiaste et très discret. Je suis sûre qu'elle n'avait communiqué à personne la demande qu'elle avait faite à la Servante de Dieu de l'assister comme son ange gardien. De plus, elle est très peu portée à admettre des phénomènes extraordinaires, et c'est sans y attacher une bien grande importance qu'elle m'a fait le récit de ces deux faits. Madame Leroyer habite Lisieux, où elle s'occupe de bonnes œuvres et en particulier de l'Œuvre des [591r] Catéchismes. Il est à remarquer que dans les deux circonstances relatées elle ne percevait elle-même aucun parfum. Il m'est arrivé à moi-même à deux reprises de percevoir dans des circonstances où rien de naturel ne l'expliquait, un parfum de lilas ou de violette. Je n'avais alors aucun pressentiment que ce phénomène pût se produire. D'ailleurs, je n'ai aucun désir de jouir de ces faveurs sensibles, et j'attends bien plutôt, de l'intercession de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, des grâces cachées pour le bien de mon âme.

3°. C'est dans cet ordre des grâces de perfection que j'ai remarqué tout spécialement l'efficacité de l'intercession de la Servante de Dieu. On ne peut douter que son influence surnaturelle ne produise dans notre monastère des fruits tout exceptionnels de progrès spirituel. Pour dire la vérité, c'est un changement notable qui s'est produit parmi nous. Je le remarque surtout: 1) dans le soin d'être fidèles dans les plus petites observances; 2) dans la pratique de la charité mutuelle la plus attentive; 3) dans la promptitude à obéir sans murmure et sans hésitation, mais avec une véritable allégresse [591v] aux moindres indications de la volonté de notre révérende mère.

[Réponse à la trentième demande]:

J'ai dit, en répondant à la question XXIIe, que je ne connaissais aucun phénomène extraordinaire qui se fût produit pendant la vie de la Servante de Dieu. J'aurais dû rappeler ici l'extraordinaire prévision de sa mort prématurée, qu'elle me manifesta en 1895, alors qu'elle jouissait d'une bonne santé. J'ai relaté en détail ce qu'elle me dit à ce sujet, en parlant de son espérance en Dieu (Interrog. XXI, n. 2). J'ai toujours cru que c'était là une véritable prophétie.

[592r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

Signatum: Soeur THÉRÈSE DE SAINT AUGUSTIN.

Témoin 14 - Marie des Anges et du Sacré-Coeur, O.C.D

Il est fort appréciable de trouver ici le témoignage de sœur Marie des Anges et du Sacré-Cœur, maîtresse de sœur Thérèse novice.

Née à Montpinçon (diocèse de Bayeux) le 24 février 1845, Marie-Jeanne-Julia de Chaumontel, entra au Carmel de Lisieux le 29 octobre 1866, après avoir vaincu, non sans difficultés, la très profonde affection qui la liait à sa famille. Elle reçut l'habit le 19 mars 1867 et fit profession le 25 mars 1868, avec, pour maîtresse des novices, la vénérée mère Geneviève de Sainte-Thérèse, fondatrice du monastère. Celle-ci la guida et la réconforta dans les luttes intérieures qu'elle eut à soutenir jusqu'au moment de sa profession. Puis ce fut une paix sereine. Elle reçut le voile le 26 juin 1868, s'insérant à merveille dans la communauté, y étant un modèle de silence et de disponibilité (celle-ci poussée peut-être à l'excès). Sans dédaigner pour autant les offices les plus humbles du monastère, elle était passée maître en couture et en broderie. Sous-prieure de 1883 à 1886, tandis que mère Geneviève remplissait la charge de prieure, elle fut maîtresse des novices de 1886 à 1893. Réélue sous-prieure en 1893 puis encore pour trois ans en 1896, elle fut de nouveau maîtresse des novices après la mort de la Sainte (1897) jusqu'en 1909.

Elle est définie par Thérèse «une vraie sainte, le type achevé des premières carmélites» - MSA 70,2 - et c'était d'ailleurs le jugement de la communauté. Thérèse eut bien des difficultés pour s'ouvrir à elle, mais elle y parvint ensuite et en fut bien consolée - DEA 2.IX.2 - . Lorsque la sainte débuta dans la vie religieuse, la mère fut à côté d'elle à la lingerie - DEA 13.Vll. - ). D'octobre 1888 à octobre 1890 elle lui adressa sept brefs messages lui témoignant son affectueuse compréhension surnaturelle (cf. Correspondance générale, I, LC 91, p. 405; 92, p. 408; 104, p. 436; 109, P. 446; 119, p. 509; 120, p. 512; 141, p. 579). Plutôt distraite, oubliant facilement ce qu'elle avait dit, la mère fut souvent pour Thérèse cause involontaire de souffrances. Après la mort de la Sainte, elle en expérimenta personnellement plus d'une fois la puissance d'intercession et se fit l'écho de ces faveurs non seulement au cours des deux

TÉMOIN 14 : Marie des Anges O.C.D.

Procès, Ordinaire et Apostolique, mais en un carnet dont de nombreuses pages sont intitulées « Souvenirs de ma petite Thérèse » (Circulaire, p. 10). Elle mourut le 24 novembre 1924 *.

En donnant son témoignage, la mère souligne, entre autres, la discrétion qu'observait Thérèse à l'endroit des souffrances inévitables de la vie commune, comme aussi son détachement viril à l'égard de ses trois sœurs, et rapporte des paroles soit prononcées par la Sainte soit à elle adressées qui sans ce témoignage nous seraient inconnues.

La déposition eut lieu les 15-17 février 1911, au cours des sessions 57-59, f. 594r-614r de notre Copie publique.

[Session 57 : 15 février 1911 à 11h. et à 2h. de l'après-midi]

[594r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Jeanne-Julia de Chaumontel, en religion sœur Marie des Anges et du Sacré-Cœur. Je suis née à Montpinçon (diocèse de Bayeux) 1e 24 février 1845 du légitime mariage d'Amédée de Chaumontel et de Elisabeth de Gaultier de Saint Basile. Je suis religieuse carmélite du monastère de Lisieux, où j'ai fait profession le 25 mars 1868, où j'ai été dépositaire, puis maîtresse des novices et sous-prieure jusqu'en novembre 1909.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande] :

[Réponse à la septième demande]:

Les sentiments qui m'animent dans cette déposition sont d'ordre surnaturel et rien ne peut vicier mon témoignage.

[594v] [Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu la Servante de Dieu à partir de l'entrée au Carmel de sa sœur Pauline (sœur Agnès de Jésus) en 1882. Je voyais alors au parloir cette jeune enfant de 9 ans, qui bientôt devait se consacrer à Dieu à son tour. Lorsqu'elle entra au Carmel en 1888, j'étais maîtresse des novices, et à ce titre j'ai pu l'observer et la connaître très bien jusqu'en 1892. A cette date, je quittai la charge de maîtresse des novices et je n'eus plus avec la Servante de Dieu que les relations ordinaires des religieuses entre elles. Je me suis servie surtout de mes souvenirs et de mes observations pour préparer cette déposition. J'ai utilisé aussi, pour compléter et préciser mes souvenirs, le livre de l'« Histoire d'une âme écrite par elle-même.» Je ne crois [595r] pas que cette composition soit entachée d'illusions: la Servante de Dieu y exprime très sincèrement et très exactement ce qu'elle éprouvait.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je prie tous les jours pour le succès de cette Cause de béatification. Il me semble, par toutes les merveilles de grâces dont les récits nous parviennent chaque jour, que la glorification de la Servante de Dieu contribuera à l'exaltation de la sainte Eglise, à la gloire de notre Ordre, au salut de la France et de beaucoup d'âmes.

[Réponse de la dixième à la quinzième demande]:

Je ne connais pas par mes observations personnelles le détail des premières années de la Servante de Dieu. Je note seulement que lorsqu'elle venait au parloir, entre 9 et 15 ans, visiter sa sœur Agnès de Jésus, puis aussi son autre sœur Marie du Sacré Cœur, il me fut aisé de constater que cette ravissante petite fille était une enfant de bénédiction. Lorsque je me trouvais près d'elle, l'effet qu'elle me produisait était ce que l'âme ressent auprès du tabernacle. Il s'exhalait de cette ange une atmosphère de calme, de silence, de douceur et de pureté qui me faisait la contempler avec [595v] un vrai respect.

[Réponse de la seizième à la dix-huitième demande]:

Je puis d'autant mieux parler de la Servante de Dieu à cette époque, qu'à son entrée dans notre Carmel j'étais maîtresse des novices. Dès son entrée elle grandit en grâce et en sagesse devant Dieu et devant la communauté, par une correspondance très constante à la grâce. C'est ce qui m'explique l'ascension si rapide de cette enfant si jeune vers la plus éminente sainteté. Dernièrement encore une ancienne et sainte religieuse me disait en parlant du noviciat de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus: « Vraiment on n'avait jamais vu cela! » La Servante de Dieu avait, dès son entrée au Carmel, une intuition extraordinaire de la sainteté de la vie religieuse et des sacrifices qu'elle impose. Elle se mit à l'œuvre avec un courage invincible et ne recula devant aucun obstacle. Aussi puis-je assurer que si, peu de temps après sa profession, elle fut mise équivalemment maîtresse des novices, elle était si parfaite en tous points qu'elle eût été aussi bien capable d'être mise à la tête de notre communauté. Je n'eus pour ainsi dire qu'à l'instruire de la règle et des divers usages de la [596r] communauté. Je dois encore affirmer que durant tout son noviciat je n'ai eu à relever aucune imperfection en cette chère enfant, et qu'aucune des novices que j'ai eues pendant quinze ans que j'ai été maîtresse des novices ne l'ont égalée en vertus et en perfection. Ce que j'ai à dire de ses diverses vertus confirmera ce que j'avance ici.

TÉMOIN 14: Marie des Anges O.C.D.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Je n'ai connu qu'après sa mort la composition qu'elle a faite de l'Histoire de son âme.

[Réponse à la vingtième demande]:

L'héroïcité de la vie chrétienne me paraît consister dans une constante générosité à pratiquer jusque dans les détails toutes les vertus. Cette égalité parfaite doit être très rare, suppose une grâce exceptionnelle du bon Dieu et aussi une correspondance exceptionnelle à la grâce. Je crois que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus a réalisé cette fidélité toujours égale et a dépassé en cela ce que j'ai vu dans les plus ferventes religieuses.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

[596v] 1° SUR LA FOI. - Pendant son noviciat, sa foi me parut remarquable dans son respect pour sa mère prieure et pour sa maîtresse des novices. Elle accourait avec une simplicité d'enfant me dire les épreuves qu'elle rencontrait du côté de notre mère prieure qui avait pour elle, par moments, des sévérités qui lui étaient très sensibles, d'autant qu'elle ne pouvait saisir dans cette façon d'agir de sa mère prieure que la manifestation d'un sentiment humain; mais elle gardait cette impression pour elle seule. Je la vois encore accourir un jour se jeter dans mes bras pour me confier le brisement de son cœur, sans laisser pourtant échapper le moindre murmure; elle voyait la conduite de Dieu sur sa petite âme en cette épreuve si pénible et souriait malgré tout. Dans ses désolations spirituelles, elle venait encore me les conter gaiement, les acceptant généreusement pour que le bon Dieu donnât en revanche ses consolations aux âmes qu'il pourrait ainsi s'attirer. Elle fit preuve d'une foi héroïque dans la terrible épreuve qui frappa son vénérable père. Il y eut là pour elle des heures d'angoisse terribles. Mais, ainsi qu'elle le rapporte dans l'« Histoire d'une âme », elle me surprit un jour en me disant avec un regard profond vers le ciel: [597r] « 0 ma sœur, je puis encore souffrir davantage » - MSA 73,1 - . Quelle que fût la tempête, son âme restait aussi tranquille que le rocher battu par les flots. Elle avait une intelligence rare des Saintes Ecritures; du reste on peut en juger par l'emploi qu'elle en fait à chaque instant dans ses écrits. Elle portait toujours sur elle le saint Evangile. Dans l'autorité elle ne voyait que Dieu; que le ciboire fût d'or ou de cuivre, c'était toujours Notre Seigneur auquel elle donnait sa foi, son respect, son amour et son obéissance. La veille de sa profession, son âme fut bouleversée par le démon qui voulait lui persuader qu'elle n'était pas dans sa vocation. Elle retrouva bien vite la paix en me confiant humblement cette tentation, et s'en rapportant à mes paroles comme à celles de Dieu même. Dans la longue tentation contre la foi qui éprouva la dernière année de sa vie, elle dit elle-même avoir prononcé plus d'actes de foi pendant un an que durant toute sa vie. Dans cette épreuve, Jésus crucifié se plaisait à l'associer aux ténèbres du Calvaire; mais ses indicibles souffrances ne firent que purifier son amour et le rendre plus ardent encore.

2° SUR L'ESPÉRANCE ET LA CONFIANCE EN DIEU. - La Servante de Dieu eut dans tout le [597v] cours de sa vie des épreuves nombreuses, soit intérieures, soit extérieures; mais sa confiance en Dieu était si inébranlable que jamais elle ne perdait la paix de l'âme et même la joie au milieu des plus difficiles épreuves. Elle le montre en un grand nombre de circonstances diverses dans le récit de sa vie. J'ai particulièrement été frappée de sa constance dans les multiples difficultés qui s'opposèrent à la réalisation de son désir d'entrer au Carmel à 15 ans, puis de la paix avec laquelle elle supporta l'épreuve des sévérités de notre révérende mère prieure dans les premières années de sa vie religieuse. La Servante de Dieu ne perdit jamais sa sérénité au plus fort de ses désolations spirituelles, comme aussi lorsque les nouvelles désolantes se succédaient touchant l'état de santé de son père. Déjà avant son entrée au Carmel, c'est avec une confiance admirable qu'elle priait Dieu pour les pécheurs, osant même dire à Dieu au sujet du criminel Pranzini pour qui elle priait: « Je suis sûre, Ô mon Dieu, que vous lui pardonnerez, et quand même il ne se serait pas confessé, je croirais que vous l'aurez touché au dernier moment.» Plus tard, on lui demandait comment elle ne se décourageait pas dans les moments [598r] d'abandon par lesquels Dieu la faisait passer: « Ce n'est pas en vain - répondit-elle - que la parole de Job est entrée dans mon cœur: Quand même Dieu me tuerait, j'espérerais en lui.» - *Jb 13, 15 selon la Vulgate - - DEA 7-7 - . Elle disait encore: « Depuis longtemps, mon Dieu, vous m'avez permis d'être audacieuse avec vous. Comme le père de l'enfant prodigue parlant à son fils aîné, vous m'avez dit: ' Tout ce que j'ai est à toi ' - *Lc. 15, 31 - . « Je sais - disait-elle encore - que Jésus chérit l'enfant prodigue; j'ai entendu ses paroles à sainte Madeleine, à la femme adultère, à la Samaritaine. Non! personne ne pourrait m'effrayer, car je sais à quoi m'en tenir sur son amour et sa miséricorde » - MSC 36,2 - . Peu de temps avant sa mort, elle disait: « Je n'ai nullement peur des derniers combats, ni des souffrances, si grandes soient-elles. Le bon Dieu m'a toujours secourue... Je compte sur lui; je suis sûre qu'il ne m'abandonnera jamais » - MSA 46,1 - .

TÉMOIN 14 : Marie des Anges O.C.D.

[Session 58: - 16 février 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[600r] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

3° SUR LA CHARITÉ. - Outre les détails nombreux rapportés dans sa vie et qui prouvent à quel degré s'élevait, dès son enfance, son amour de Notre-Seigneur, son ardent désir de la sainte communion, sa piété dans la prière et son goût pour toutes les manifestations religieuses, je puis relater plus spécialement quelques particularités de sa vie religieuse, dont j'ai été plus directement témoin. Tout ce qu'elle eut à souffrir au Carmel, même dès son entrée, elle accepta tout avec amour pour le salut des âmes qu'elle voulait gagner à l'amour de Dieu. Elle eut un zèle spécial pour le salut des grands pécheurs, entre autres du malheureux père Hyacinthe, pour la conversion [600v] duquel elle offrit tant de prières et de sacrifices. Tout chantait en son âme, comme en celle de sainte Cécile, devenue sa tendre amie depuis sa visite à son tombeau. Pendant son postulat, elle expliquait un jour pourquoi sainte Cécile avait été proclamée reine de l'harmonie: « C'était - disait-elle à cause du chant virginal que l'Epoux céleste lui fit entendre au fond de son cœur » - MSA 61,2 - . Quelque temps après avoir quitté le noviciat, elle vint me voir en licence et me parla de ce que le bon Dieu faisait en elle, des lumières qu'elle recevait sur la vie de la grâce en nous. J'en restai émerveillée, et ce fut quelques jours après que, présidant le lavage à la buanderie, elle me demanda de chanter et de faire chanter aux sœurs présentes son si magnifique cantique: « Vivre d'amour » - PN 17 - , qui me jeta dans l'admiration, car peut-on rien voir de plus beau, de plus élevé? Tout ce qu'elle écrivit dans le chapitre XI' de sa vie est le chant d'un séraphin: « 0 Jésus - dit-elle dans ces lignes écrites sur son lit de mort -, laisse-moi te dire que ton amour va jusqu'à la folie. Comment veux-tu que devant cette folie mon cœur ne s'élance pas vers toi?... Un jour, j'en ai l'espoir, tu m'emporteras au foyer de l'amour, tu me plongeras enfin dans ce brûlant abîme, pour m'en faire devenir à jamais [601r] l'heureuse victime » - MSB 5,2 -

[Suite de la réponse]:

SUR LA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN. - Entrée au Carmel, la Servante de Dieu nous parut tout aussitôt pleine d'attention pour toutes les sœurs, s'efforçant de rendre tous les services en son pouvoir. Au noviciat, sa charité se montra pour une de ses compagnes dont elle saisissait bien les défauts; elle lui donnait ses petits conseils, s'appliquait à l'amener à la vertu en lui en donnant l'exemple, et, malgré bien des combats qu'elle lui donnait, elle l'entourait de tendresse, en attendant que plus tard elle pût agir plus facilement sur cette jeune âme, sur laquelle elle devait exercer un ascendant touchant. Je n'ai pas connaissance de lui avoir jamais entendu dire un mot contre qui que ce fût, ni murmurer jamais lorsque notre révérende mère lui était sévère: elle lui souriait toujours [601v] et avait pour elle mille attentions. Plus tard, au moment des élections de 1896, la révérende mère Marie de Gonzague n'ayant été élue prieure qu'à une très faible majorité, la Servante de Dieu entrevoyant quel chagrin cette révérende mère en éprouverait, s'efforça avec une tendresse ravissante et une délicatesse angélique de la consoler dans cette épreuve, et lui écrivit une lettre magnifique que la pauvre mère prit très bien - LT 190 - La Servante de Dieu montra encore sa charité en demandant à notre mère d'être compagne d'emploi avec une soeur dont le caractère, aigri par la maladie, devait la faire beaucoup souffrir. Quelle vertu, quelle patience, quel zèle ne montra-t-elle pas dans ce poste si difficile! Elle savait prendre de l'ascendant sur cette pauvre âme par un mélange de fermeté et de douceur. Cette soeur s'attacha à elle comme à un ange consolateur. Cette même soeur était employée avec moi à la sacristie; quand elle me causait quelque difficulté, je n'avais qu'à confier la chose à la Servante de Dieu, qui savait si bien agir sur l'âme de cette pauvre soeur qu'aussitôt elle m'arrivait et me demandait humblement pardon. Le récit de sa vie est tout rempli des traits de sa charité attentive et toujours oublieuse d'elle-même.

[602r] 4° SUR LA PRUDENCE. - Elle montra une prudence au-dessus de son âge. Entrée parmi nous à quinze ans, elle fit voir qu'elle n'était enfant que par l'âge. Dès le principe, elle montra une possession d'elle-même qui me ravissait. Plus tard de quelle prudence ne fit-elle pas preuve dans sa conduite à l'égard de cette sœur, de caractère difficile, à laquelle elle faisait tant de bien. Lorsque sa sœur Pauline (mère Agnès de Jésus) fut élue prieure, cette circonstance créa pour elle une situation très délicate en face de l'ancienne prieure mère Marie de Gonzague. La Servante de Dieu se montra d'une discrétion étonnante pour éviter toute occasion de froissement. Souvent j'accompagnais les trois sœurs au parloir, lorsque leur excellent oncle monsieur Guérin venait les visiter. S'il s'élevait alors quelque mésintelligence sur les affaires de famille ou autre, ces petits nuages disparaissaient vite sous l'influence de la Servante de Dieu. Elle était pour tous un ange de paix. Avait-on besoin d'un conseil? c'était à elle la plus jeune, que ses sœurs s'adressaient et ce qu'elle disait était parole d'Evangile. Dans les conseils qu'elle donnait aux âmes, elle aimait à leur enseigner ce qu'elle appelait « sa petite voie d'abandon et d'enfance [602v] spirituelle.» Cette doctrine toute de simplicité, d'amour et de confiance, qu'elle laisse aux « petites âmes », lui attire l'admiration des personnages les plus éminents en sainteté et en science. Un prêtre me disait un jour avoir trouvé dans la lecture des écrits de la Servante de Dieu, des lumières qu'il cherchait vainement depuis longtemps.

5° SUR LA JUSTICE. - Le culte de Dieu, de la Sainte Vierge et des Saints a eu un grand charme pour la Servante de Dieu, même dès ses premières années. Au Carmel, elle employait avec un bonheur indicible ses instants de liberté à orner et fleurir une statuette de l'Enfant Jésus, dont le soin lui était confié. Au temps de Noël, c'était pour elle une joie insigne de travailler à orner la crèche et de chanter l'Enfant-Dieu dans des poésies débordantes de tendresse et d'amour. A la sacristie, quel soin ne mettait-elle pas à préparer les ornements sacrés et tout ce qui touchait au culte divin, mais par dessus tout le saint ciboire et les hosties! Au chœur, son maintien si digne et si religieux montrait combien elle était pénétrée de la présence de Dieu et de la grandeur de l'oraison et de l'office divin. Ses saints de prédilection étaient, [603r] après la Sainte Vierge et saint Joseph, notre Mère sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, sainte Cécile, sainte Agnès, le bienheureux Théophane Vénard et la bienheureuse Jeanne d'Arc. Elle avait un amour extrême pour la sainte communion, et souffrait de ne pas la faire tous les jours. Elle avait prédit que nous aurions plus tard cette consolation de la communion quotidienne, et cette prédiction s'est exactement réalisée. Dans la piété de la Servante de Dieu il est une chose qui me frappe d'autant plus que je ne l'avais jamais vue en notre Carmel, et que je n'en ai jamais entendu parler dans la vie des saints: c'est le rôle qu'elle donne aux fleurs. Toutes avaient pour elle un langage particulier, lui révélant l'amour infini de Dieu et ses perfections. Elle s'en servait aussi pour dire à Dieu son propre amour et les sentiments de son coeur. Le soir, en été, à l'heure du silence, et souvent les jours de fête pendant les récréations, elle jetait des fleurs au Calvaire de notre préau. Quelles délicieuses pensées dans son cantique intitulé « Jeter des fleurs » - PN 34 - . Cette action d'effeuiller des fleurs n'était que l'image de ce qu'elle faisait pour Notre Seigneur par les mille sacrifices qu'elle s'imposait pour lui dans tous les détails de sa vie. [603v] Jusqu'à la fin, dans sa dernière maladie, elle effeuillait, pour embaumer son crucifix, les roses qu'on lui apportait pour la réjouir. Un jour qu'on ramassait, pour les jeter, des feuilles de roses ainsi tombées sur le parquet, elle dit en baissant un peu la voix: «Oh! non, ne les jetez pas, elles seront précieuses un jour » - DEA 14-9 - . Ce propos m'a été rapporté par notre mère Agnès de Jésus et par notre soeur Marie du Sacré-Coeur, qui étaient présentes.

Mère Agnès de Jésus lui disait, un jour que la communauté était réunie auprès de son lit: « Si vous jetiez des fleurs à la communauté!.» - « Oh! non, ma petite mère - répondit-elle -, ne me demandez pas cela, je vous en prie; je ne veux pas jeter de fleurs aux créatures. Je le veux bien encore [pour] la Sainte Vierge et saint Joseph, mais pas pour d'autres créatures » - DEA , p.791 -

[604r] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

6° SUR LA FORCE. - Le courage de la Servante de Dieu paraissait surtout dans son égalité d'humeur au temps même de ses plus grandes souffrances physiques ou morales. J'ai dit en parlant de sa charité avec quelle force d'âme elle supportait les défauts du prochain et les chagrins qui pouvaient l'atteindre par suite de la maladie de son père et de ses épreuves intérieures. Lorsque la maladie vint la clouer sur la croix, elle montra un courage admirable dans la souffrance. Elle était toujours douce et souriante et ne répondait à la douleur que par un sourire céleste sans jamais faire entendre la moindre plainte. Dieu permit, pour embellir son âme, que notre si bon et si dévoué docteur, qui venait la voir souvent, ne pensât pas à calmer ses souffrances par ces adoucissements que la science a découverts et qui lui eussent allégé son long martyre; elle le supporta jusqu'à la fin avec un courage héroïque.

[604v] 7° SUR LA TEMPÉRANCE. - La Servante de Dieu fut un modèle de mortification, mais de cette mortification vraie et exempte des illusions de l'orgueil et de l'amour propre. L'esprit de Dieu inspirait la sienne dès son enfance. Pour se préparer à son entrée au Carmel, elle s'imposait mille petits sacrifices, s'habituant à briser sa volonté et à rendre autour d'elle de légers services, puisque son jeune âge ne lui permettait pas de faire davantage. Entrée au Carmel, jamais une plainte ne sortit de ses lèvres, et je n'ai pas connaissance que pendant son noviciat elle m'ait jamais demandé le plus petit soulagement. Le froid lui était excessivement pénible; mais elle ne m'en dit jamais un mot, et je ne l'ai appris que dernièrement; elle en souffrait tant, paraît-il, que c'était à en mourir. Ah! si je l'avais su! Que n'aurais-je pas fait pour y remédier! Aussi je me dis aujourd'hui: Quelle vertu héroïque était celle de cette chère enfant? Sa mortification se résumait en ces mots: tout souffrir sans jamais se plaindre, ni pour le vêtement, ni pour la nourriture. Sur ce dernier point, que n'eut-elle pas à offrir au bon Dieu! Combien de fois n'ai-je pas eu le cœur gros en voyant cette enfant si jeune et si frêle privée des ménagements et des adoucissements de régime qu'il eût [605r] fallu lui accorder largement; mais au contraire, le bon Dieu permit que maintes fois on ne lui servit que des restes ou des aliments qu'un estomac solide eût eu peine à supporter. Il en était de même pour le repos, le sommeil; mais la chère enfant ne disait jamais un mot, tant elle était heureuse de ces bonnes occasions de souffrir. Elle conservait dans les plus grandes souffrances une inaltérable sérénité. On s'en étonnait; plus tard on en sut la vraie cause: « Quand je souffre beaucoup - a-t-elle dit -, au lieu de prendre un air triste, j'y réponds par un sourire. Au début, je ne réussissais pas toujours; mais maintenant, c'est une habitude que je suis heureuse d'avoir contractée » - HA 12 -

Elle n'était pas moins admirable à dominer les sentiments intérieurs de la nature. On a pu remarquer à maintes reprises avec quelle générosité elle mortifiait l'instinct naturel qui eût dû la porter à rechercher la compagnie de ses trois sœurs, de préférence aux autres religieuses. Elle avait adopté justement la pratique contraire, En voici quelques traits. Après sa grande retraite qui l'avait tenue depuis onze jours séparée de ses sœurs, elle eût pu solliciter et eût obtenu facilement [605v] la permission d'aller les voir dans leur cellule. Elle n'en fit rien. Celles-ci croyaient au moins qu'à la récréation leur petite sœur les rechercherait et se placerait même à leur côté, mais il n'en fut rien, tant la Servante de Dieu craignait de donner quelque chose à la nature. Le fait ayant été raconté à la vénérée mère Geneviève, notre sainte fondatrice, elle l'en reprit très sévèrement pour l'éprouver, lui disant que c'était agir comme une enfant sans cœur, et que ce n'était pas là la perfection que demandait la religion. Une autre fois, sa bien aimée sœur Agnès de Jésus était très souffrante. La Servante de Dieu n'allant pas la visiter, elle lui en témoigna de la peine. Alors elle lui répondit: « Mais, ma mère, les autres sœurs viennent-elles vous voir?.» - « Non », répondit mère Agnès. « Eh bien! - dit la Servante de Dieu, je dois donc m'en priver aussi »; tant elle comprenait quelle mortification du cœur demande la perfection religieuse. Sur son lit de mort, elle dit un jour à cette même mère Agnès : « Quand je mourrai, ne croyez pas, ma petite mère, que mon dernier regard sera pour vous; ce sera pour mère Marie de Gonzague, et aussi pour celles auxquelles je croirai la chose utile... Ne vous en faites pas de peine... Je ne veux faire que du surnaturel » - DEA 20-7 - . [606r] Ce propos m'a été rapporté depuis par notre révérende mère Agnès de Jésus elle-même.

8° SUR LA PAUVRETÉ. - La Servante de Dieu aimait souverainement la pauvreté. Il me souvient qu'un jour je la surpris à la sacristie enlevant à une nappe d'autel la dentelle qui n'était que faufilée à grands points. Doucement elle retirait le fil, car elle voulait, comme les pauvres, ne pas le perdre et l'utiliser ensuite. Combien l'auraient coupé pour aller plus vite!, mais elle trouvait là une bonne occasion de pratiquer la pauvreté. Sa pauvreté consistait surtout à se contenter de ce qui lui était donné, à se passer joyeusement de ce qu'elle n'avait pas, à ne rien dire quand on lui prenait les objets à son usage. Elle considérait que le temps ne lui appartenait pas non plus et jamais elle ne prenait sur celui du travail pour ce qui était de sa consolation; c'eût été pour elle mener une vie trop commode.

9° SUR LA CHASTETÉ. - Par rapport à tout ce qui touche cette vertu, je n'ai qu'un mot à dire de la Servante de Dieu: c'est qu'elle était un ange dans un corps mortel. Jamais une parole tant soit peu [606v] inconsidérée ne sortit de ses lèvres. Elle se serait plutôt jetée dans les flammes, que de s'exposer au moindre souffle qui pût ternir son innocence baptismale. Sa pureté se reflétait dans sa physionomie toute céleste, si calme, si douce et si digne. Elle alliait à cet extérieur si recueilli un petit air d'enfant qui lui allait à ravir, et d'où s'exhalait comme un parfum de candeur et d'innocence. Il y avait en elle quelque chose qui inspirait le respect et qui semblait dire: Ne me touchez pas. Elle était d'une modestie qui frappait ceux qui la rencontraient. Lors de l'épidémie d'influenza, monsieur l'abbé Youf, notre aumônier, dût entrer plusieurs fois dans la clôture pour visiter les malades et les mourantes. Il observa tout de suite cette exceptionnelle modestie et m'en fit la remarque en ces termes: « Pas une de vous n'égale la petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus en son maintien si parfaitement calme et religieux.» Le jardinier lui-même, la voyant passer sous nos cloîtres lorsqu'il travaillait dans le préau, la reconnaissait malgré son grand voile, à sa tenue si édifiante. Il disait un jour, dans son langage d'ouvrier: « Oh! la petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Jamais je ne la vois courir.» [607r] Cette pureté angélique est pour moi l'explication de la connaissance admirable que le bon Dieu lui donna des Saintes Ecritures. Elle était bien vraie pour elle cette parole de Notre Seigneur: « Bienheureux les cœurs purs, parce qu'ils verront Dieu » - *Mt. 5, 8 - ,

10° SUR L'OBÉISSANCE. - La Servante de Dieu fut d'une obéissance parfaite. Au noviciat, jamais une réflexion, mais une docilité absolue. Il y a peu de temps, une de ses compagnes me disait: « Vous souvenez-vous de ce qu'était sœur Thérèse de l'Enfant Jésus au noviciat? Quand vous nous faisiez une explication, une observation, jamais elle ne disait un mot; toujours elle écoutait tout avec un respect profond.» Jamais non plus elle ne s'excusait lorsque je la reprenais, même par erreur, comme elle le raconte au sujet du petit vase cassé (par une autre) et qui me fit lui dire qu'elle manquait totalement d'ordre. Dans les premiers temps de son postulat, je lui suggérai une pensée que je croyais pouvoir l'aider dans son oraison; elle s'efforça de s'y appliquer par obéissance, quoique ce fût pour elle une très grande fatigue,. ce que je ne sus que plus tard. [607v] Elle aimait beaucoup la sainte Règle et rien ne lui était plus pénible que de ne pouvoir la suivre dans toute son observance, à cause de sa jeunesse. Son obéissance m'a paru héroïque lorsqu'elle se soumit en silence et sans proférer une plainte au refus que lui fit sa révérende mère prieure de retourner s'entretenir des affaires de son âme avec le prédicateur de la retraite, le révérend père Alexis, qui pourtant avait très bien saisi son état intérieur et lui avait rendu la paix et la joie de l'âme. Je me souviens d'un trait, plutôt vulgaire, qui montre bien la promptitude avec laquelle elle obéissait au premier appel. Un jour d'hiver que, suivant la coutume des carmélites, elle s'était dépouillée de ses bas humides pour les faire sécher près du poêle pendant la récréation, on vint l'avertir qu'on sonnait à la sacristie. Mettant simplement ses souliers de corde, que nous nommons alpargates, elle traverse tous nos cloîtres les jambes nues, sans s'inquiéter de l'imprudence qu'elle  faisait ainsi. Combien auraient dit: Une minute, s'il vous plaît! Mais pour elle, c'était à la voix même de Dieu qu'elle devait répondre, et elle le faisait sans réflexion sur elle-même. [608r] Dans l'« Histoire de son âme », elle exprime bien ses convictions quand elle dit: « Que les simples religieuses sont heureuses! Leur unique boussole étant la volonté des supérieurs, elles sont sûres de ne jamais se tromper... Mais lorsqu'on cesse de consulter cette boussole infaillible, aussitôt l'âme s'égare dans des chemins arides où l'eau de la grâce lui manque bientôt. - MSC 11,1 -

1l° SUR L'HUMILITÉ. - La Servante de Dieu était une véritable violette toute cachée, Elle se faisait si petite que, tout en remarquant en elle une âme céleste, on ne la considérait que comme une enfant, tant elle était simple. Elle se tenait à la dernière place, cherchait à passer inaperçue, ne disant jamais son sentiment, à moins qu'on ne lui demandât. Cette humilité, qui la laissa dans l'ombre, fait dire aujourd'hui à tout instant dans notre Carmel émerveillé des grandes choses qu'elle fait après sa mort: « Ah! cette petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, si cachée, si petite pendant sa vie! en fait-elle du bruit maintenant! Se remue-t-elle dans le monde entier! Qui donc aurait jamais cru cela?.» En bien des occasions, elle eut à faire preuve de dévouement, de savoir faire, de sagesse [608v] et de prudence; douée de tous les dons possibles de l'esprit et du cœur, elle employait ces trésors pour glorifier le bon Dieu, pour rendre service et faire plaisir autour d'elle; mais elle faisait cela sans embarras, sans recherche d'elle-même, et avec une simplicité qui révélait son humilité. Je pourrais citer à l'appui de ces appréciations grand nombre de traits relatés dans l'« Histoire de sa vie » et qui sont devenus notoires.

Lorsque je réfléchis sur les vertus de la Servante de Dieu, je la compare au ciel dans lequel on découvre toujours plus d'étoiles à mesure qu'on le contemple davantage.

[Session 59: - 17 février 1911, à 8h. 30]

[610v] [Réponse à la vingt-deuxième demande]:

Je n'ai pas eu personnellement connaissance de faits miraculeux ou extraordinaires qui se soient produits durant la vie de la Servante de Dieu; ce n'est que par la lecture de l'« Histoire d'une âme» que j'ai appris qu'elle avait éprouvé une ou deux fois des « transports d'amour » - MSA 52,1 -

[Réponse à la troisième demande]:

J'ai appris que dans le temps même que la Servante de Dieu était dans le monde, on était frappé de son air angé-[611r]lique. Le neveu d'une de nos sœurs (sœur Saint-Stanislas), voyant passer cette jeune fille avec son père le vénérable monsieur Martin, dit à sa propre sœur, qui l'a rapporté: « Regarde donc mademoiselle Martin!... En voilà un ange! Veux-tu que je te dise... Eh bien! tu verras qu'un jour elle sera canonisée.» Sa compagne de première communion au pensionnat des bénédictines de Lisieux, mademoiselle Delarue, me disait ces jours-ci: « Rien ne peut rendre son air de pureté, de candeur et d'innocence, l'ingénuité de ses réponses, que nous n'aurions jamais su faire.» Au Carmel, elle nous paraissait une âme d'élite, tout à fait remarquable par son recueillement et sa fidélité au devoir. Je ne sache pas que personne parmi nous ait eu d'elle une opinion différente.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

Bien que je ne visse que rarement la Servante de Dieu pendant sa maladie, afin de ne pas la fatiguer, je l'ai vue assez pourtant pour juger de l'héroïsme de son courage. Je puis affirmer que c'est la plus belle mort que j'aie vue au Carmel. Ses souffrances augmentaient de [611v] jour en jour, c'était un spectacle navrant. Le 30 septembre dans l'après-midi, voyant que la fin approchait, nous nous réunîmes au chevet de son lit. A quatre heures et demie, l'agonie commença; elle remercia par un gracieux sourire la communauté venue pour l'assister de ses prières. Elle tenait le crucifix dans ses mains défaillantes, une sueur froide baignait son visage, elle tremblait de tous ses membres. Un peu avant sept heures, comme l'agonie semblait devoir se prolonger encore, notre révérende mère prieure renvoya la communauté, demeurant seule elle-même auprès de la Servante de Dieu avec ses trois sœurs: mère Agnès de Jésus, sœur Marie du Sacré Cœur et sœur Sainte Geneviève. A peine avions-nous eu le temps de faire quelques pas, qu'un fort coup de sonnette nous rappela. J'accourus bien persuadée que c'était la fin. Revenue près d'elle, je la vis incliner la tête en regardant son crucifix. Elle dit alors: « Oh! oui, je l'aime... Mon Dieu, je vous aime... » - DEA 30-9 - . Tout à coup, elle redressa la tête avec une force tout à fait étrange, et ouvrant grandement les yeux, elle fixa en haut un regard magnifique, au dessus de la statue de la Sainte Vierge. Il nous parut alors qu'elle apercevait quelque chose de surnaturel. [612r] Je pensai que ce devait être Notre-Seigneur. Presque aussitôt après, sa tête retomba sur l'oreiller: tout était fini. Jamais je n'oublierai ce regard et cette mort si belle.

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

N'étant jamais sortie de la clôture, je n'ai pas visité la tombe de la Servante de Dieu, mais je sais, par le récit que m'en font au parloir des membres de ma famille ou d'autres personnes qui viennent me visiter, que ce tombeau est constamment visité par des pèlerins de tout âge et de toute condition. Après la translation qui a été faite au mois de septembre dernier des restes de la Servante de Dieu, on a apporté dans notre monastère la croix de bois qui était sur la première tombe. J'ai vu cette croix qui est toute recouverte d'inscriptions et de formules d'invocation ou d'action de grâce.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Depuis la mort de la Servante de Dieu, c'est merveille de voir combien elle fait de plus en plus « fureur dans le monde.» C'est l'expression qu'employait dernièrement [612v] au parloir un religieux. Elle est comme – i.e. connue - dans toutes les parties du monde, dans les communautés, les séminaires et les familles. Elle aide les prêtres et les missionnaires comme journellement des lettres viennent le redire; elle convertit des villages chinois, comme en témoignent les lettres des missionnaires. Dans ma propre famille, je constate chaque jour combien elle est en vénération: on la prie, on ose tout lui demander, et chaque jour je reçois des lettres de personnes qui demandent livres, images, neuvaines, etc. C'est par milliers que nous faisons des images au monastère, et nous ne pouvons arriver à satisfaire les demandes. Les lettres relatant des grâces obtenues et exprimant la dévotion de tous pour la Servante de Dieu arrivent chaque jour au monastère en nombre qui souvent dépassent la centaine. On nous lit en récréation quelques-unes de ces lettres qui viennent de tous pays et qui établissent d'une manière incontestable l'universelle réputation de sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai pas connaissance d'aucune opposition à cette réputation de sainteté.

[613r] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Les lettres si nombreuses et de provenance si diverse qui établissent le renom de sainteté de la Servante de Dieu prouvent également que de toutes parts les fidèles ont confiance d'obtenir par son intercession des grâces temporelles et spirituelles extraordinaires, Les récits y sont nombreux relatant des guérisons, des conversions, des faveurs de toute sorte. Je ne suis pas assez exactement au courant du contenu de toutes ces relations; mais il serait facile d'y recueillir des multitudes d'attestations de ce genre. Dans notre Carmel, on a à plusieurs reprises senti des parfums, en des circonstances qui excluent, je crois, toute explication naturelle. J'ai eu connaissance, il y a deux ou trois mois, d'un fait extraordinaire arrivé à une de nos jeunes sœurs converses, sœur Jeanne-Marie de l'Enfant Jésus, que j'estime être un ange de vertu et de piété. Quelques jours après l'Immaculée Conception 1910, elle se trouva n'avoir plus que quelques exemplaires du sceau imprimé de monseigneur Teil, vice-postulateur, qu'elle avait charge de coller, par manière d'authentique, sur les images et souvenirs [613v] à expédier. La sœur qui l'aidait dans ce travail en découpant ces cachets dans les feuilles où ils sont imprimés par groupes, lui déclara qu'elle n'avait pas le temps d'en découper à ce moment. Sœur Jeanne-Marie se recommanda à la Servante de Dieu, et, quelle ne fut pas sa surprise lorsque, rentrant dans sa cellule, elle trouva sa petite boîte entièrement remplie d'authentiques découpés. Il y en avait bien 500. Enquête fut faite, pour savoir si quelque sœur n'avait pas voulu lui en faire la surprise; mais pas une ne lui avait rendu ce service, ce qui d'ailleurs n'aurait pu se faire sans la permission de notre révérende mère, puisqu'il nous est défendu d'entrer dans la cellule les unes des autres. Cette même sœur Jeanne-Marie de l'Enfant-Jésus avait été déjà l'objet d'une faveur analogue lorsque, l'année dernière, se trouva rempli, d'une manière merveilleuse, un réservoir d'eau qu'elle devait remplir elle-même, malgré sa fatigue.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne crois pas avoir rien à ajouter.

[614r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

Signatum: Sœur MARIE DES ANGES ET DU SACRÉ-COEUR.

Témoin 15 - Marthe de Jésus et du Bienheureux Perboyre, O.C.D.

Sœur Marthe de Jésus, converse, fut, au noviciat, la compagne puis la disciple de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus.

Désirée-Florence-Marthe Cauvin naquit à Griverville (diocèse d'Evreux) le 16.Vll.1865, au jour de la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel. Ayant perdu bien vite son père et sa mère, elle passa son enfance et son adolescence dans des orphelinats à Paris puis à Bernay, ce qui marqua profondément son psychisme. Elle entra au Carmel le 23 décembre 1887 et prit l'habit le 2 mai 1889. Elle fit profession le 23 septembre 1890, demandant et obtenant de ne pas quitter le noviciat pour demeurer sous la direction de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus.

« D'une intelligence médiocre, elle souffrit et fit souffrir autour d'elle sans le vouloir, pour un esprit de contradiction que, malgré de réels efforts, elle n'arriva jamais à corriger entièrement. Mais, par contre, sa franchise, son bon cœur et son dévouement, qui ne comptaient jamais avec la fatigue, enfin sa grande piété, nous édifièrent bien souvent » (Circulaire nécrologique, p. 2). En son livre Sainte Thérèse de Lisieux à la découverte de la voie d'enfance (Paris 1964), le P. Stéphane-Joseph Piat présente ainsi sœur Marthe: « Cœur droit, dévouée, pieuse, elle ne manquait pas de qualités, mais une trop réelle étroitesse d'esprit, une franchise brutale, un instinct d'agressivité joint à un complexe de frustration qu'explique la privation des caresses maternelles, la rendaient peu sociable. Ou elle s'attachait à l'excès, à mère Marie de Gonzague dont elle se faisait la servante et la suivante, à Thérèse elle-même, qui l'en reprit tendrement, ou elle s'enfermait dans une mélancolie boudeuse, quitte à exploser en saillies mordantes. C'est elle qui, faute de jugement, servait à la sainte les restes desséchés, elle aussi qui l'invitait charitablement, et sans succès, à venir se chauffer à la cuisine. Elle la redoutait et l'admirait tout ensemble, la mettant à l'épreuve par ses sarcasmes, son mutisme ou ses visites intempestives, l'aimant assez pour implorer et obtenir de rester avec elle au noviciat. Terrain ingrat s'il en fut, l'intéressée est la première à l'avouer... »

(c. 7, p. 171 ).

C'est à sœur Marthe que pense Thérèse lorsqu'elle parle de la compagne de noviciat avec laquelle il lui avait été permis d'avoir « de temps en temps de petits entretiens spirituels » - MSC, f. 20v - et que Jésus lui donna d'éclairer sur ses défauts dont notamment l'affection trop naturelle qu'elle portait à mère Marie de Gonzague (ib., 20v-21v).

C'est encore pour contenter sœur Marthe que sœur Thérèse fit avec elle pendant trois ans sa retraite annuelle privée, s'appliquant à marquer chaque jour sacrifices et pratiques de vertus, à la manière personnelle et compliquée de l'humble converse (qui devait en témoigner lors du Procès Apostolique).

Sœur Thérèse lui adressa quelques billets qui nous montrent à quel point elle savait la prendre et la comprendre jusque dans ses moments les plus noirs. C'est pour elle qu'elle écrivit le 16 juillet 1897, en cadeau d'anniversaire, la Prière pour obtenir l'humilité (HA, pp. 307-308).

Les dernières années de sa vie, sœur Marthe de Jésus connut une transformation spirituelle que les mois de souffrances précédant sa fin rendirent encore plus profonde et plus visible. Elle mourut le 4 septembre 1916 *.

Le témoin déposa les 17-18 février 1911, au cours des sessions 60-61, f. 616r-632v de notre Copie publique.

[Session 60: - 17 février 1911, à 2h. de l'après-midi]

[616r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Désirée Florence Cauvin, en religion sœur Marthe de Jésus et du Bienheureux Perboyre. Je suis née à Giverville (diocèse d'Evreux) le 16 juillet 1865 du légitime mariage de Alphonse Cauvin et de Augustine Pitray. Je suis religieuse converse du Carmel de Lisieux, où je suis entrée comme postulante en 1887 et où j'ai fait profession [616v] en 1890, le 23 septembre.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

J'ai bien prié le bon Dieu pour ne pas l'offenser dans la manière dont je vais faire mon témoignage. Quoique j'aime beaucoup la Servante de Dieu, j'aimerais mieux ne rien dire en sa faveur que de manquer à la vérité.

TÉMOIN 15: Marthe de Jésus O.C.D.

[Réponse à la huitième demande]:

Entrée au Carmel trois mois seulement avant la Servante de Dieu, j'ai donc été sa compagne de noviciat. Dès lors, je m'attachai à elle très intimement, à cause de ses vertus et du bien qu'elle faisait à mon âme. Cette intimité spéciale nous a unies jusqu'à sa mort. Je ne me servirai dans ma déposition que de mes souvenirs personnels.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'aime beaucoup sœur Thérèse de [617r] l'Enfant Jésus à cause de sa vertu et du bien qu'elle a fait à mon âme. Je prie beaucoup pour sa béatification qui, je crois, glorifiera le bon Dieu et fera du bien aux âmes.

[Réponse de la dixième à la seizième demande]:

Je ne sais rien de ce qui concerne la Servante de Dieu avant son entrée au Carmel.

[Réponse à la dix-septième demande]:

La Servante de Dieu est entrée au Carmel de Lisieux en avril 1888. Elle y a pris l'habit le 10 janvier 1889. Nous avons fait ensemble notre noviciat. Elle a fait profession le 8 septembre 1890. Le délai de sa profession a dépassé le temps ordinaire, parce que, à cause de son jeune âge, notre supérieur, monsieur l'abbé Delatroëtte, imposa ce délai. Dès l'entrée de la Servante de Dieu au milieu de nous, j'ai remarqué qu'elle n'était pas une âme ordinaire. En la voyant si parfaite, j'avais peine à comprendre tant de perfection dans une si jeune sœur. Ce qui me frappait surtout en elle, c'était [617v] son humilité, son esprit de religion et sa mortification.

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Dès ses premières années de vie religieuse, la vertu de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus lui donna un grand ascendant sur ses compagnes du noviciat. Toutes les novices, comme moi-même, éprouvions le besoin de recevoir ses avis, ses encouragements et de suivre ses conseils. Notre mère prieure ayant donné une permission générale de communiquer à ce sujet avec la Servante de Dieu, il en résulta que, de fait, nous traitions avec sœur Thérèse de l'Enfant Jésus comme avec une véritable maîtresse des novices. En 1896, mère Marie de Gonzague, devenue prieure, lui confia tout à fait la charge de former les novices, quoique pourtant elle ne lui donnât pas le titre de cette fonction. La Servante de Dieu voulut rester au noviciat, par humilité, même après que le temps régulier de son noviciat était achevé. J'y demeurai moi-même avec elle jusqu'en 1895, et même après cette date je n'ai jamais cessé de rechercher les avis de la Servante de Dieu. Le caractère de sa direction était une di-[618r]rection forte; elle était extrêmement vigilante et très perspicace pour remarquer nos imperfections et nous en reprendre. Elle le faisait avec beaucoup de zèle et ne recherchait jamais les consolations qu'un zèle moins exigeant aurait pu lui ménager. Elle nous aimait toutes également, mais d'une affection toute surnaturelle, très forte et désintéressée.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Je m'étais bien aperçue que, dans les derniers temps de sa vie, la Servante de Dieu écrivait quelque chose d'intime., mais je ne savais pas au juste ce que c'était, ni dans quelles conditions elle composait cet écrit. J'ai reçu d'elle quelques petits billets par lesquels elle m'exhortait à la ferveur. Je crois qu'elle devait en écrire aussi d'analogues pour d'autres sœurs.

[Réponse à la vingtième demande]:

Je ne sais pas si je dis bien, mais je crois qu'une vertu héroïque c'est une vertu qui n'est pas mesquine, qui sort de l'ordinaire, qui est sublime. La vertu de la Servante de Dieu m'a toujours paru telle. C'est précisément parce [618v] que sa sainteté n'était pas ordinaire que je me sentais invinciblement attirée vers elle.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

SUR LA FOI. - J'ai toujours remarqué en soeur Thérèse de l'Enfant Jésus un grand esprit de foi. Elle ne voyait que le bon Dieu en toutes choses et en toutes personnes. C'est ainsi spécialement qu'elle considérait ses supérieures et pratiquait à leur égard une obéissance absolue.

SUR L'AMOUR DE DIEU. - On ne pouvait s'approcher de soeur Thérèse de l'Enfant Jésus sans être embaumé et pénétré de la présence de Dieu. Elle avait une façon de parler des choses spirituelles qu'on ne se lassait pas d'écouter. Elle était tellement pénétrée de ce qu'elle disait, que l'on sentait comme une flamme qui la dévorait et la consumait sans cesse. Tout en elle portait au respect; on sentait en s'approchant d'elle que son âme était toujours unie au bon Dieu et que jamais elle ne perdait sa présence. Au choeur, elle m'édifiait beaucoup par sa tenue humble, modeste et recueillie; elle paraissait toute absorbée et comme perdue en Dieu. [619r] Elle me dit un jour: « Je n'ai qu'un seul désir, celui de devenir une grande sainte, parce qu'il n'y a que cela de vrai sur la terre. Je suis bien résolue à me mettre à l'oeuvre avec courage; je ne veux rien refuser à Jésus des nombreux sacrifices qu'il me demande, lui livrer mon âme pour qu'il la possède tout entière et fasse de moi ce qu'il voudra. Ce travail ne se fera pas sans souffrance, je le sais bien; mais quelle joie de souffrir pour celui qu'on aime » - Source pre. - .

TÉMOIN 15: Marthe de Jésus O.C.D.

[Session 61: - 18 février 1911, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[621r] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

SUR L'AMOUR DE DIEU (suite). - Rien des choses de la terre ne l'intéressait; tout lui était indifférent, excepté ce qui intéressait la gloire de Dieu et les âmes. Un jour elle me dit: « Pour que votre amour soit bien pur et désintéressé, il ne faut pas qu'il y ait de partage, mais que Jésus le possède tout entier. Si vous le donnez à la créature, que prétendez-vous en recevoir? peut-être quelque marque d'affection: mais que de déceptions vous attendent ensuite... tandis que si vous vous attachez à Jésus, vous êtes sûre de trouver le vrai bonheur, parce que lui est un ami fidèle qui ne change jamais.»

SUR LA CHARITÉ SUR LE PROCHAIN. Quand une soeur avait besoin de la Servante de Dieu pour lui rendre un service et qu'elle venait la déranger à n'importe quel moment de la journée, elle était sûre d'être toujours bien reçue: jamais [621v] soeur Thérèse de l'Enfant Jésus ne témoignait d'ennui d'être dérangée. Elle était toujours prête à faire plaisir, parfois au prix de bien grands sacrifices. Quand elle se trouvait dans l'impossibilité de donner ce qui lui était demandé, elle s'en excusait d'une façon si aimable, que l'on s'en retournait aussi satisfait que si elle eût accordé la demande. Elle me dit un jour: « Il ne faut jamais rien refuser à personne, quand même cela nous coûterait beaucoup de peine, Pensez que c'est Jésus qui vous demande ce petit service; comme alors vous le rendrez avec empressement, et avec un visage toujours aimable!.»

Dans sa grande charité, elle excusait toujours celles qui pouvaient lui faire de la peine, jugeant bien leurs intentions. Les attentions de sa charité se portaient d'une manière spéciale sur les soeurs qui pouvaient lui donner quelque sujet de peine. Un jour je lui fis cette question: « Comment se fait-il que vous soyiez toujours souriante quand ma soeur *** vous parle? pourtant elle n'a rien qui puisse vous attirer, puisqu'elle vous fait toujours souffrir.» Elle me répondit: « C'est justement ce qui fait que je l'aime et que je lui témoigne tant d'affection; comment prouverais-je mon amour à Jésus si j'agissais autrement avec celles qui [622r] me font souffrir?.» Une postulante converse accusa la Servante de Dieu et moi-même d'avoir fait des démarches auprès de notre mère prieure pour la faire renvoyer du monastère, ce qui était tout à fait faux. Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus me dit: « Prions beaucoup pour elle, montrons-lui beaucoup d'affection et rendons-lui service. Ainsi, elle n'aura plus de peine et verra qu'elle s'est trompée.»

Mais je dois rendre un témoignage tout particulier et personnel des procédés dont la Servante de Dieu a usé à mon égard. Elle fut pour moi d'une bonté et d'une charité qui ne peut se dire; ce n'est qu'au ciel que l'on saura tout le bien qu'elle m'a fait et jusqu'où elle a poussé le dévouement à mon égard. Cependant, je la faisais beaucoup souffrir à cause de mon caractère difficile; mais je puis dire en toute vérité qu'elle conserva toujours la même douceur, la même égalité de caractère; je dirai plutôt que plus je la faisais souffrir, plus il me semblait la voir redoubler de prévenances et d'attentions. Elle ne me repoussa jamais, malgré la fréquence de mes visites; je n'ai jamais remarqué le moindre ennui de me recevoir. Ses admirables vertus faisaient que je l'aimais beaucoup; parfois, cependant, j'en éprouvais quelque jalousie, et parce qu'elle me reprenait de mes défauts, il [622v] m'arrivait quelquefois de me fâcher; alors je m'éloignais d'elle et ne voulais plus lui parler. Mais dans sa grande charité, elle me recherchait toujours pour faire du bien à mon âme, et, par sa douceur, elle parvenait toujours à me gagner. Un jour que j'étais mécontente, je lui dis des choses qui devaient lui faire beaucoup de peine; mais elle n'en laissa rien paraître et me parla avec calme et bonté, me suppliant avec instances de l'aider dans un certain travail. Je me rendis à sa demande, mais en murmurant, parce que cela me dérangeait beaucoup. L'idée me vint alors de voir jusqu'où elle saurait pousser la patience, et pour exercer sa vertu, j'affectai de ne pas répondre à ce qu'elle me disait; mais je ne pus réussir à vaincre sa douceur et je finis par lui demander pardon de ma conduite. Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus ne me fit aucun reproche, ne me dit aucune parole mortifiante, et tout en me montrant mes torts, elle m'encouragea à être plus douce quand il s'agit de rendre service. Je n'en revenais pas de voir avec quelle charité elle me traitait. Bien souvent je me suis demandé quel intérêt elle pouvait bien trouver à s'intéresser ainsi à une pauvre petite soeur converse. Pourtant, je ne saurais [623r] dire combien était grand le dévouement qu'elle portait à mon âme.

SUR LA PRUDENCE. - La prudence de la Servante de Dieu m'a paru très grande, surtout dans la manière dont elle formait les novices. D'une manière générale, je puis dire qu'elle étudiait avec un soin particulier ce que le bon Dieu demandait de chacune de nous; son attention était toujours en éveil pour observer les moindres fautes. Parfois j'étais étonnée qu'elle y vit si clair; rien ne lui échappait. Elle reprenait avec beaucoup de douceur, mais aussi avec une grande fermeté; jamais elle ne cédait à nos défauts ni ne revenait sur une chose dite. A tout prix il fallait faire ce qu'elle disait et travailler à vaincre sa nature. Mais je dois rendre un témoignage spécial de la prudence avec laquelle elle me dirigea personnellement. Malgré qu'elle fût de huit ans plus jeune que moi, soeur Thérèse de l'Enfant Jésus fut toujours mon soutien, mon ange consolateur et mon guide dans mes tentations et dans les difficultés que j'ai eues à traverser. Voyant que les avis qu'elle me donnait me faisaient tant de bien, notre mère prieure me permettait, pendant le temps de ma retraite, de passer avec elle les récréations. Elle savait si bien élever mon âme vers les choses divines! [623v] Rien de terrestre ne venait se mêler à nos conversations; elles étaient toutes du ciel; elle ne me parlait que de l'amour de Jésus et des âmes qu'elle voulait sauver. Elle me confiait aussi ses grands désirs de perfection et de sainteté. Tout ce qu'elle me disait était si beau que j'étais toute embaumée du parfum de sa vertu.

Son zèle à mon égard, comme à l'égard des autres novices, était très pur et très désintéressé. Elle ne craignait pas de nous mécontenter et de se priver ainsi de la popularité et des témoignages d'affection que lui aurait attirés peut-être une conduite plus faible en face de nos défauts. Bien souvent, si j'avais suivi ma nature, j'aurais évité d'aller en direction avec la Servante de Dieu, sachant bien que mes défauts me seraient découverts, mais sa sainteté m'attirait si fort que j'y allais presque malgré moi. Je vais rapporter quelques-uns des avis qu'elle me donnait et qui montrent comme elle était prudente et éclairée dans les voies de Dieu: « Plus les sacrifices vous coûtent - me disait-elle - plus vous devez les faire avec joie; soyez vigilante afin de n'en laisser échapper aucun; si vous pouviez connaître le prix que vaut, aux yeux de Jésus, un petit acte de renoncement, [624r] vous les rechercheriez comme l'avare recherche des trésors.»

TÉMOIN 15: Marthe de Jésus O.C.D.

Pendant une retraite, elle me mit par écrit des conseils dont voici quelques passages: « Ne craignez pas de dire à Jésus que vous l'aimez, même sans le sentir: c'est le moyen de forcer Jésus à vous secourir... C'est une grande épreuve de voir tout en noir, mais cela ne dépend pas de vous complètement; faites ce que vous pourrez; détachez votre cœur des soucis de la terre et surtout des créatures, puis soyez sûre que Jésus fera le reste... Ensemble faisons plaisir à Jésus, sauvons-lui des âmes par nos sacrifices... Surtout soyons petites, si petites que tout le monde puisse nous fouler aux pieds, sans même que nous ayons l'air de le sentir et d'en souffrir » - LT 241 - Elle me composa aussi plusieurs formules de prières, dont voici un extrait: « 0 Dieu caché dans la prison du tabernacle, c'est avec bonheur que je viens chaque soir près de Vous, afin de vous remercier des grâces que Vous m'avez accordées, et implorer mon pardon pour les fautes que j'ai commises pendant la journée qui vient de s'écouler. 0 Jésus, que je serais heureuse, si j'avais été bien fidèle; mais hélas! souvent, le soir, je suis triste, car je sens que j'aurais pu mieux répondre à vos grâces. Si j'étais plus unie à Vous, [624v] plus charitable pour mes sœurs, plus humble, plus mortifiée, j'aurais moins de peine à m'entretenir avec Vous dans l'oraison. Cependant, ô mon Dieu, loin de me décourager par la vue de mes misères, je viens à Vous avec confiance, me souvenant que ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, mais les malades... Je Vous supplie, ô mon divin Epoux, d'être vous-même le Réparateur de mon âme... Demain, avec le secours de votre grâce, je recommencerai une vie nouvelle, dont chaque instant sera un acte d'amour et de renoncement.» - Pri 7 -

Quand je lui disais mes griefs à l'égard des sœurs, elle se gardait bien de me donner raison ou de dire comme moi; au contraire, elle excusait celles dont j'avais à me plaindre et me montrait leur vertu. Elle était aussi très discrète: je pouvais tout lui confier, même mes pensées les plus intimes. Je n'avais rien à craindre, jamais elle n'en répétait un seul mot, même dans ses conversations avec ses trois sœurs. Enfin la sagesse de ses conseils, son esprit surnaturel et son désintéressement héroïque en face du devoir se montrent trop dans une circonstance de ma vie, pour que j'omette de la rapporter, bien que la chose soit assez délicate. Je regarde les conseils qu'elle me donna [695r] alors, comme une des plus grandes grâces de ma vie religieuse. C'était deux ans après ma profession; sœur Thérèse de l'Enfant Jésus n'avait pas encore dix-neuf ans. Elle avait remarqué quelque chose de trop naturel dans mon assiduité auprès de notre mère prieure Marie de Gonzague. Etant donné les dispositions quelque peu ombrageuses de mère Marie de Gonzague à l'égard de la Servante de Dieu, son intervention à l'encontre de ces relations pouvait lui attirer de très grands ennuis. Elle n'hésita pas pourtant à faire tout son devoir pour le bien de mon âme. Le 8 décembre 1892, elle vint donc me chercher avant la messe disant qu'elle avait besoin de me parler. Je me rends donc chez elle toute heureuse. Elle savait si bien m'entretenir du bon Dieu que j'éprouvais une vraie joie quand j'étais en sa compagnie. Mais en entrant dans sa cellule je m'aperçus qu'elle n'était plus la même: elle paraissait triste; elle me fit asseoir près d'elle, m'embrassa, ce qu'elle ne faisait jamais, et me témoigna une si grande affection que je me demandais ce que tout cela voulait dire. Enfin elle me dit: « Il y a bien longtemps que je voulais vous ouvrir mon coeur; mais le moment n'était pas venu. Aujourd'hui le bon Dieu m' a fait sentir que je devais parler et vous dire tout ce qui en vous déplaît à Jésus: l'affection [625v] que vous avez pour votre mère prieure est trop naturelle, elle fait beaucoup de mal à votre âme, parce que vous l'aimez avec passion, et ces affections-là déplaisent au bon Dieu: elles sont un poison pour les âmes religieuses. Ce n'est pas pour satisfaire votre nature que vous êtes venue au Carmel, mais pour vous mortifier et mourir à vous-même; s'il en était autrement vous eûssiez mieux fait de rester dans le monde que de venir en communauté pour perdre votre âme.» Après avoir entendu ces choses et d'autres fort dures, qui me firent beaucoup de peine, je fus obligée de reconnaître qu'elle disait vrai. Alors mes yeux s'ouvrirent et je vis combien j'étais éloignée de la perfection que me demandait ma vocation de carmélite. Que serais-je devenue sans la protection de mon angélique maîtresse! Ce qui me frappa aussi dans cette circonstance fut son parfait désintéressement pour faire du bien à mon âme. Voici ce qu'elle me dit à ce sujet: « Si notre mère s'aperçoit que vous avez pleuré et vous demande qui vous a fait de la peine, vous pouvez bien, si vous le voulez, lui raconter tout ce que je viens de vous dire: je préfère être mal vue d'elle et qu'elle me renvoie du monastère si [626r] elle le veut, plutôt que de manquer à mon devoir » - MSC 20,2-21,2 - Dans cette affaire, la Servante de Dieu voulait seulement que mon affection pour notre mère fût bien pure; elle ne faisait pas cela pour m'éloigner d'elle: oh! non, ce n'était pas sa pensée, car un jour que je reçus mal une observation que m'avait faite cette même prieure, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus me reprit sévèrement et me dit: « Vous ne voyez pas assez le bon Dieu en ceux qui vous commandent, vous manquez d'esprit de foi.»

TÉMOIN 15: Marthe de Jésus O.C.D.

[Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

[626v] SUR LA VERTU DE FORCE. - Le courage de la Servante de Dieu dans la pratique de la vertu me faisait désespérer de pouvoir l'imiter. Par exemple, quand elle souffrait et avait de la peine, c'était alors qu'elle paraissait plus joyeuse que de coutume, souriant à tout le monde et évitant de manifester ses préférences. Elle avait toujours la même égalité d'âme; son caractère resta toujours calme et bienveillant; dans les grandes souffrances qu'elle a endurées, elle ne laisse jamais rien paraître à l'extérieur. Par mortification, elle ne s'appuyait jamais lorsqu'elle était assise, même dans les moments où elle était le plus fatiguée et qu'elle ne pouvait plus qu'à grand-peine se traîner; mais son amour passionné pour la souffrance et la mortification faisait que jamais elle ne se plaignait de rien.

SUR LA TEMPERANCE. - La Servante de Dieu était très mortifiée en toutes choses. A la cuisine, ne sachant à qui donner les restes, on les servait toujours à soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, sachant bien qu'il n'allait rien en revenir; aussi était-il bien difficile de savoir ses goûts, ce qu'elle aimait ou n'aimait pas. Ce n'est que pendant sa dernière maladie qu'elle [627r] avoua que chaque fois qu'elle mangeait de certains aliments, elle était malade. Sa démarche indiquait aussi une grande mortification et un grand empire sur elle-même. Elle était modeste, recueillie, les yeux toujours baissés, ne cherchant à rien voir ni savoir de ce qui se passait autour d'elle, ne s'occupant jamais de ce qui ne la regardait pas. Elle ne donnait en rien son avis, à moins qu'on ne le lui demandât. Voyait-elle plusieurs soeurs causant ensemble? elle passait droit son chemin, sans s'informer curieusement de l'objet de leur conversation; et elle nous engageait à tenir la même conduite: « Quand vous voyez plusieurs soeurs parler ensemble - nous disait-elle - ne vous y arrêtez pas: cela n'est pas de la mortification.» Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus était surtout admirablement fidèle à mortifier ses affections intérieures. Comme maîtresse des novices, j'ai remarqué qu'elle ne faisait jamais rien pour s'attirer nos coeurs. Elle nous aimait toutes beaucoup, mais avec désintéressement et sans recherche d'elle-même, ne laissant voir de préférence pour aucune.

Cette admirable mortification du coeur s'est manifestée d'une façon très remarquable dans la manière dont elle se comportait à l'égard de ses soeurs selon la nature, religieuses [627v] du même monastère, c'est-à-dire mère Agnès de Jésus, soeur Marie du Sacré Coeur et soeur Geneviève de Sainte Thérèse. J'ai remarqué que quand mère Agnès de Jésus était prieure, soeur Thérèse de l'Enfant Jésus se privait d'aller chez elle. Je savais qu'elle en souffrait beaucoup, car elle était très aimante et très attachée surtout à cette soeur (Pauline) qui lui avait servi de mère; mais elle faisait cela par vertu, pour ne rien accorder à la nature. Un jour, soeur Thérèse de l'Enfant Jésus et moi-même fûmes témoin ensemble d'une grande peine faite à mère Agnès de Jésus, alors prieure. Je lui dis: « Comme vous devez souffrir de la façon avec laquelle on traite notre mère, qui est votre propre soeur! » « Oui, j'ai bien de la peine - me répondit-elle parce que c'est Jésus qui est offensé dans l'autorité, mais j'aurais tout autant de peine, si c'était une autre qui fût prieure. Quant à mère Agnès de Jésus, les souffrances qu'elle endure servent à augmenter ses mérites pour le ciel.» Ainsi en était-il de son attitude envers ses deux autres soeurs. Un jour que nous étions en licence, c'est-à-dire que nous avions la permission de parler, j'évitai d'aller la trouver. Elle m'en demanda la raison; je lui dis que je voulais lui laisser la consolation de passer son temps avec ses soeurs: « Oh! que vous me [628r] faites de peine - me dit-elle - comment pouvez-vous penser que je goûte plus de bonheur à parler avec mes soeurs qu'avec les autres? Maintenant que je suis au Carmel, je ne dois avoir de préférence pour personne: cela ne m'empêche pas d'aimer beaucoup mes soeurs; mais l'amour que j'ai pour elles doit être pur et désintéressé.» Un autre jour, j'avais une forte tentation contre une de ses soeurs; je me gardais bien de le dire à soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, dans la crainte de lui causer de la peine. Mais, quelle ne fut pas ma surprise de l'entendre me dire: « Ma soeur * * * vous donne beaucoup de combats, elle est pour vous un sujet de souffrance: pourquoi me cachez-vous les tentations que vous avez contre mes soeurs? Ne craignez pas de me le dire, je ne m'arrête plus à rien ici-bas. Ce qui me fait de la peine, c'est seulement l'offense du bon Dieu.» Depuis ce jour, je ne lui cachai plus rien, et je n'eus jamais à regretter de m'être ouverte à elle, car rien de ce que je lui confiai n'était jamais dévoilé. J'ai remarqué aussi que la Servante de Dieu recherchait plutôt les religieuses dont le caractère pouvait la faire souffrir. Elle demanda même d'être dans un emploi avec une soeur précisément parce qu'elle devait lui donner beaucoup de peine.

628v] SUR L'OBÉISSANCE. - La Servante de Dieu accomplissait exactement ce que demandaient les supérieures, sans jamais se permettre aucune réflexion et sans juger jamais leur conduite ni leur façon d'agir. Pendant son noviciat et toute sa vie religieuse, elle fut pour moi sur ce point, comme sur les autres, d'une grande édification. Je n'avais qu'à la regarder agir, pour savoir ce que je devais faire. Elle était d'une parfaite régularité. Dès le premier son de la cloche, elle quittait immédiatement tout ouvrage, sans achever la plus petite chose, ne fut-ce qu'un point. D'une très grande fidélité à garder le silence, jamais elle ne [se] serait permis un mot dans les lieux réguliers, ni pendant le temps du silence.

TÉMOIN 15: Marthe de Jésus O.C.D.

SUR LA PAUVRETÉ. - Jamais je ne vis sœur Thérèse de l'Enfant Jésus perdre un instant. Elle était avare de son temps, toujours occupée et trouvant moyen d'utiliser les plus petits moments libres. Les alpargates (espèce de sandales dont se servent les carmélites) trouvées après la mort de la Servante de Dieu, montrent combien elle aimait la pauvreté. Elles étaient tel-[629r]lement usées et raccommodées que pas une sœur dans la communauté n'aurait voulu les porter. Aussi, combien je regrette de les avoir brûlées: on aurait pu juger jusqu'à quel point elle pratiquait la pauvreté, et cela servirait d'exemple à celles qui ne l'ont pas connue et qui ne sont pas obligées de croire tout ce qu'on leur en dit. Je puis dire que je n'ai jamais vu une religieuse pratiquer la pauvreté à un tel degré de perfection. Une soeur m'a dit que ce qui l'avait toujours édifiée en soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, c'était sa parfaite régularité en toute chose, sa mortification et aussi son grand esprit de pauvreté. Elle m'a rapporté que la Servante de Dieu lui avait demandé comme une grâce de lui donner le linge le plus vieux et le plus reprisé. Voyant que cela lui faisait tant de plaisir, elle lui donna en effet de préférence le linge le plus usé. C'est ma soeur Saint Jean Baptiste, lingère, qui m'a rapporté ce détail.

SUR L'HUMILITÉ. - Tout ce que la Servante de Dieu désirait, c'était de rester dans l'obscurité et l'oubli, que personne ne fit attention à elle et qu'on la considérât comme la dernière de la communauté. Les travaux les plus pénibles, les plus humiliants, c'était ceux [629v] qu'elle choisissait de préférence. Faisant allusion à ma condition de soeur converse, « que j'envie votre sort - me disait-elle - vous qui avez tant d'occasions de vous dévouer, de vous sacrifier pour l'amour de Jésus.» Quand on reprenait la Servante de Dieu, jamais elle ne s'excusait. Je puis dire en toute vérité qu'au noviciat, quand notre maîtresse lui faisait un reproche, même immérité, elle ne disait rien pour se justifier. Elle me donna un jour ce conseil: « Pour faire plaisir à Jésus, il faut que nous restions bien humbles, bien petites, que personne ne fasse attention à nous... Restons toujours de tout petits enfants, tels que Notre Seigneur le désire. Ne nous a-t-il pas dit dans l'Evangile - *Mc.10, 14 - que le royaume des cieux est pour les petits enfants et ceux qui leur ressemblent?.» Un jour qu'elle paraissait toute radieuse après une conversation avec une de nos soeurs, je lui dis: « Qu'a-t-elle donc pu vous dire qui vous donne tant de joie?.» « C'est - me répondit-elle - qu'elle m'a dit mes vérités et m'a montré combien je suis imparfaite... Oh! qu'elle m'a fait de plaisir de me dire ainsi tout ce qu'elle pensait de moi; c'est si bon et si rare de s'entendre dire ses vérités. Généralement, cela ne plaît guère; mais pour moi c'est le sujet d'une grande joie.»

[630r] Je vais terminer ce que j'ai à dire de son humilité, en citant quelques passages d'une prière qu'elle avait composée pour moi: « Je veux, ô Jésus, m'abaisser humblement et soumettre ma volonté à celle de mes soeurs, ne les contredisant en rien, et sans rechercher si elles ont ou non le droit de me reprendre. Personne, ô mon Bien-Aimé, n'avait ce droit envers Vous, et cependant Vous avez obéi, non seulement à la Sainte Vierge et à Saint Joseph, mais encore à vos bourreaux. Maintenant, c'est dans l'Hostie que je Vous vois mettre le comble à vos anéantissements... Pour m'enseigner l'humilité, Vous ne pouvez vous abaisser davantage; aussi je veux, afin de répondre à votre amour, désirer que mes soeurs me mettent toujours à la dernière place, et bien me persuader que cette place est la mienne. Je Vous supplie, mon divin Jésus, de m'envoyer une humiliation chaque fois que j'essaierai de m'élever au-dessus des autres... Mais, Seigneur, ma faiblesse vous est connue: chaque matin je prends la résolution de pratiquer l'humilité, et le soir je reconnais que j'ai commis bien des fautes d'orgueil. Je veux donc, ô mon Dieu, fonder sur Vous seul mes espérances. Puisque Vous pouvez tout, daignez faire naître en mon âme la vertu que je désire » - PRI 20 -

[630v] [Réponse à la vingt-deuxième demande]:

J'avais une grande peine d'âme et je me gardais bien de faire connaître ma souffrance à soeur Thérèse de l'Enfant Jésus. Je faisais tout pour éviter sa rencontre; mais je fus envoyée chez elle pour faire une commission. Pour qu'elle ne s'aperçut pas de ma souffrance, j'affectai de paraître très gaie. Mais quelle ne fut pas ma surprise de l'entendre dire, après qu'elle m'eût observée pendant quelques instants: « Vous avez de la peine, pourquoi ne voulez-vous pas me le dire? » - MSC 26,1 - . Ce n'était pas la première fois que soeur Thérèse de l'Enfant Jésus me révélait ce qui se passait dans mon âme. En plusieurs circonstances elle m'a dit des choses qu'il lui était impossible de savoir, si elle n'avait été inspirée du bon Dieu.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Toutes les novices qui approchaient comme moi de la Servante de Dieu et la connaissaient intimement, admiraient et proclamaient sa haute sainteté. Pour les religieuses, qui l'observaient moins, elle pouvait passer inaperçue à cause de sa vie cachée.

[631r] [Réponse à la vingt-quatrième demande]:

A cause de mon emploi, j'étais rarement auprès de la Servante de Dieu pendant sa dernière maladie; et je n'en sais que ce que nous ont rapporté les sœurs qui restaient auprès d'elle.

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

Je ne sais sur ces points que ce qui nous en est raconté au parloir et ce que notre mère nous en rapporte en récréation.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Ce que notre mère nous rapporte en récréation des lettres qu'elle reçoit, montre avec évidence que le renom de sainteté de la Servante de Dieu est répandu dans le monde entier. J'ai été chargée spécialement de préparer de petites images sur lesquelles doit être attaché quelque petit souvenir de la Servante de Dieu. J'en ai arrangé 23.000 dans le cours d'une année, et je sais qu'on n'a pas pu répondre à toutes les demandes.

TÉMOIN 15: Marthe de Jésus O.C.D.

[631v] [A la vingt-huitième demande, le témoin répond ne rien savoir].

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Depuis plusieurs années, une sœur converse (sœur Saint Vincent de Paul, morte depuis, vers l'année 1905) avait une sorte d'anémie cérébrale: « elle ne pouvait plus penser », nous disait-elle souvent. Or, le jour même de la mort de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, elle vint lui baiser les pieds, en lui demandant de la guérir de son infirmité; ce qui lui fut accordé le jour même. Vers la fin d'octobre 1908, je me rendis à la lingerie, pressée de faire un acte de charité. En passant sous le cloître, près de la statue de l'Enfant Jésus, je fus pénétrée par une odeur très suave de l'héliotrope. Je passai mon chemin sans y faire plus d'attention; mais en redescendant, le même parfum se renouvela avec tant de force que je crus qu'il y avait une quantité de ces fleurs. Je cherchai à l'oratoire de l'Enfant Jésus et aux environs, mais sans rien trouver. J'avertis alors notre mère (mère Marie Ange) qui vint près de la statue et éprouva la même impression. Elle attribua sans hésiter ce fait prodigieux à sœur [632r] Thérèse de l'Enfant Jésus, et aussitôt que cette pensée lui vint, le délicieux parfum s'évanouit. Il est à noter que c'était alors la première fois que ce phénomène des parfums se produisait dans la communauté. La Servante de Dieu était morte depuis onze ans, et pendant ce temps rien ne s'était produit de pareil. Ni moi ni personne ne songions alors à la possibilité de ces manifestations, et l'idée ne me vint pas d'abord de les attribuer à une cause surnaturelle. Depuis, le même fait s'est reproduit pour moi trois ou quatre fois et aussi assez fréquemment pour d'autres de nos sœurs. J'entends rapporter tous les jours des extraits de la correspondance qui relatent des faits miraculeux de guérison, de conversion, d'apparition, etc....

[Réponse à la trentième demande]:

J'ai dit tout ce que je savais.

[632v] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Témoin j'ai déposé comme ci-dessus, selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

Signatum: Soeur MARTHE DE JÉSUS

Témoin 16 - Mère Isabelle du Sacré-Coeur

Mère Isabelle du Sacré-Cœur n'a pas connu sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, mais son témoignage revêt une importance toute particulière pour permettre de mieux apprécier ce que fut le rayonnement de la Sainte dans les dix années qui suivirent sa mort.

Yvonne-Ernestine Daurelle naquit à Epinac (Saône-et-Loire) le 29 janvier 1882. Elle songeait à entrer dans l'un des Carmels espagnols fondés par sainte Thérèse d'Avila, lorsque par suite de la connaissance qu'elle eut de l'Histoire d'une âme, elle entra le 13 janvier 1904 au monastère de Lisieux. Elle reçut l'habit le 21 janvier 1905 et fit profession le 19 mars 1906. Ayant beaucoup à souffrir d'épreuves de santé comme d'épreuves intérieures, elle les accepta en esprit de foi, avec un grand courage, dans une humble et généreuse fidélité, sur les traces de Thérèse. Chargée assez vite d'aider au noviciat, elle fut élue sous-prieure en 1909, puis, peu après, nommée maîtresse des novices. Elle rédigea la Vie abrégée de Sœur Thérèse qui fut traduite en plus de vingt langues; elle prépara les volumes III et IV de Pluie de Roses (1913, 1914) et écrivit La fondation du Carmel de Lisieux et sa fondatrice, la Révérende Mère Geneviève de Sainte Thérèse (Bar-le-Duc, 1912; 2ème éd. Lisieux 1924). Frappée de phtisie, elle mourut le 31 juillet 1914, après avoir connu la joie de l'Introduction de la Cause de béatification de Thérèse (10.Vl.1914) *.

Mère Isabelle du Sacré-Cœur étudia et classa la volumineuse correspondance concernant sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, conservée aux Archives du Carmel de Lisieux. Elle voulut que copie fidèle de cette documentation fût versée au Procès. C'est ainsi que lettres ou extraits de lettres dactylographiées vont du f. 652r au f. 1064r de notre Copie publique. Le témoignage de mère Isabelle en livre une fort bonne synthèse. Nous n'avons pas cru nécessaire de les publier en entier. Nous en donnerons simplement la liste à la fin de la déposition.

Le témoin déposa les 20 et 21 février 1911, au cours des sessions 52-53, f. 634v-650r de notre Copie publique.

[Session 62: - 20 février 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[634v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Yvonne-Ernestine Daurelle, en religion sœur Marie-Thérèse Isabelle du Sacré-Cœur, née à Epinac (diocèse d'Autun) le 29 janvier 1882, du légitime mariage de Ferdinand Daurelle et de Louise Marie Marguerite Falque. Je suis religieuse professe du Carmel de Lisieux où je suis entrée le 13 janvier 1904 et où j'ai fait profession le 19 mars 1906. J'exerce dans le monastère les fonctions de sous-prieure depuis le 27 novembre 1909.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Je ne suis guidée dans cette déposition par aucun sentiment humain, mais seulement par l'amour de la vérité et de la gloire [635r] de Dieu.

[Réponse à la huitième demande]:

Je n'ai pas connu personnellement la Servante de Dieu. Ce que je sais d'elle, je l'ai appris par la lecture de l'« Histoire de sa vie » et aussi par le témoignage oral des religieuses du monastère de Lisieux. Mais je ne me propose pas de déposer sur ces détails de la vie de sœur Thérèse qui peuvent être connus surabondamment par des témoignages directs. J'ai fait une étude particulière des lettres très nombreuses qui parviennent chaque jour au monastère, et cela en vue d'établir avec précision quelle est, dans le monde entier, la réputation de la Servante de Dieu. Je dirai aussi ce que j'ai observé de son influence dans le monastère et en moi-même.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une dévotion bien grande pour la Servante de Dieu. Cette dévotion est motivée par tout le bien qu'elle a fait à mon âme et elle s'accroît par la connaissance du bien qu'elle fait à tant d'autres dans le monde entier. J'espère et je désire [635v] la béatification de la Servante de Dieu. J'offre pour cela au bon Dieu mes prières et mes sacrifices. J'ai confiance qu'une fois offerte à la vénération de l'Eglise universelle, sœur Thérèse est appelée à sauver une multitude d'âmes, à en entraîner une multitude d'autres dans les voies les plus élevées de l'amour divin, et à renouveler le clergé qu'elle protège d'une manière très particulière.

[Réponse de la dixième à la vingt-cinquième demande]:

N'ayant pas connu personnellement la Servante de Dieu, ni dans sa jeunesse, ni dans son séjour au Carmel, je ne pourrais donner sur ces points qu'un témoignage indirect, qui n'apporterait rien d'intéressant dans une Cause qui peut être éclairée par une multitude de témoins oculaires.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

J'ai appris par nos sœurs tourières, qui vont souvent au cimetière, que la tombe de la servante de Dieu est visitée par un grand nombre de pèlerins. Le gardien du cimetière leur a dit que, notamment le jeudi et le dimanche, il vient plusieurs centaines de per-[636r]sonnes. J'ai entendu dire à des personnes qui venaient me voir au parloir après être allées au cimetière, que la tombe de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus est constamment dévastée par les pèlerins qui en emportent les fleurs, et même la terre. La croix qui était sur la première tombe et que nous possédons au monastère, est toute recouverte d'invocations et de formules d'actions de grâce. On m'a rapporté que la nouvelle croix, substituée à l'autre depuis cinq mois, est déjà elle-même chargée d'inscriptions analogues. Nous recevons de l'étranger, avec commission de les déposer sur la tombe, un grand nombre de billets contenant aussi des demandes de grâces diverses. L'autre jour une enveloppe nous est parvenue d'Angleterre, qui contenait environ quatre vingt de ces billets, provenant de diverses personnes.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

J'ai fait une étude spéciale au point de vue de la réputation de sainteté de la Servante de Dieu; pour cela, j'ai recueilli, dans les nombreuses lettres envoyées au Carmel depuis la mort de la Servante de Dieu, les témoignages les plus intéressants. J'ai fait une copie de ces lettres, en distinguant chaque pièce par un numéro d'ordre. [636v] De ce travail résulte un document auquel je me référerai dans cette déposition, et que je prie le tribunal de bien vouloir insérer aux pièces du procès. Les lettres originales que j'ai ainsi copiées sont conservées dans les archives de notre monastère, et il sera facile de collationner la copie que j'en ai faite et d'en reconnaître la parfaite exactitude.

[Sur l'ordre des juges et avec le consentement du promoteur de la foi les deux notaires Eucher Deslandes et Charles Marie vont vérifier si les textes des lettres copiées par mère Marie-Thérèse Isabelle du Sacré-Cœur sont bien de tout point conformes aux originaux conservés dans les archives du monastère afin de pouvoir en vérifier par écrit l'authenticité et les verser alors au dossier de la présente déposition].

[Le témoin poursuit sa déposition et confirme ses attestations en indiquant les numéros des documents respectifs]:

L'« Histoire d'une âme » fut accueillie dans les Carmels avec un enthousiasme général, non seulement à cause du charme litté-[637r]raire de l'ouvrage, mais surtout à cause de la sainteté de l'auteur. Dans les lettres écrites à cette occasion, on appelle sœur Thérèse de  l'Enfant Jésus « une âme angélique » - « une âme séraphique » - « âme sainte » - « petite sainte » -«sainte.» On demande de ses reliques, on demande à ses sœurs de Lisieux de la prier, on parle « de lui faire des neuvaines », on parle des grâces obtenues déjà ou qu'on espère obtenir par son intercession (voir lettres n. 1 à 4 inclus.).

Entre le Carmel de Lisieux et la plupart des monastères de carmélites, soit de France, soit de l'étranger, c'est une correspondance très suivie au sujet de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Du côté de ces monastères viennent sans cesse des demandes de reliques, d'images, de livres, de prières; puis en même temps le récit des grâces obtenues, soit dans le monastère, soit à l'extérieur; on y expose la manière dont la dévotion à la Servante de Dieu se propage dans le pays; on y raconte des guérisons, des conversions arrivées à l'extérieur; à l'intérieur des monastères ce sont plus généralement des grâces de renouvellement dans la ferveur pour la communauté, et des grâces particulières et tout intérieures reçues individuellement. Depuis la lettre n. 5 jusqu'à la lettre n. 17 inclusivement on verra des extraits qui [637v] prouvent ce que j'avance. J'ai choisi quelques lettres au milieu d'une infinité d'autres. La Servante de Dieu n'est pas seulement connue et aimée dans les couvents des carmélites. Tous les Ordres ou Congrégations religieuses de femmes viennent tour à tour témoigner de leur vénération et de leur amour pour elle. La plupart découvrent des affinités particulières entre l'esprit de la Servante de Dieu et celui de leur Institut; ils se l'approprient, affirmant qu'elle ne saurait être l'apanage exclusif du Carmel, chacun disant d'elle: « Elle est ma petite Sainte » (voir les lettres n. 18 à 30 inclusivement entre tant d'autres). Beaucoup de ces instituts, comme les Carmels, entretiennent des relations suivies avec nous, et s'efforcent de s'imprégner de l'esprit de la Servante de Dieu.

L'accueil fait par les Carmels et autres communautés religieuses, se retrouve aussi chez les personnes séculières, et cela dès la première heure, comme l'attestent les deux lettres n. 39 et 40. L'impression générale que j'ai reçue de la lecture de ces correspondances, et aussi des visites reçues au parloir, est celle-ci: j'ai été extrêmement frappée [638r] de la confiance universelle qu'inspire sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. On parle d'elle à des gens qui, la veille encore, ignoraient son existence et les voilà qui l'invoquent, persuadés qu'elle viendra à leur aide; et cela dans tous les milieux, chez les petits, les pauvres et les ignorants, comme chez les riches, les grands et les lettrés. Aucun âge, aucun état de vie n'échappe à sa conquête. Tous l'aiment comme si elle avait été faite exprès pour eux (voir les lettres n. 31 à 63 inclusivement). Parmi ces citations s'en trouvent de deux personnes qui ont connu la Servante de Dieu de son vivant: madame Desrosiers (lettre n. 31) et Victoire Pasquer (lettre n. 44).

Dans les séminaires, grande aussi est la dévotion à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, et elle y a pénétré de bonne heure, comme le prouvent les lettres de séminaristes (n. 64 à 68) et d'autres lettres de professeurs (n. 81 et 89). Les aspirants au sacerdoce témoignent qu'ils se trouvent éclairés et transformés par la Servante de Dieu, qu'ils comprennent mieux, en l'invoquant, les obligations et la sainteté du sacerdoce, qu'ils passent de la tiédeur à la ferveur. De Nancy vers 1906, le grand Séminaire adresse une pétition à monseigneur Amette, alors évêque de Bayeux, pour lui demander de soumettre la Cause à l'Eglise. Dans les séminaires où elle pé-[638v]nètre, l'influence de sœur Thérèse ne s'exerce pas seulement sur quelques individus, mais sur l'ensemble des élèves (voir lettres n. 78, 89 et 64 et 68). Enfin, on peut voir par l'ensemble des lettres n. 64 à 76, prises parmi beaucoup d'autres, combien elle est connue et priée, et combien elle fait de bien dans les grands et petits séminaires.

[Suite de la réponse à la vingt-septième demande]:

Quant aux prêtres, la dévotion que leur inspire la Servante de Dieu est merveilleuse. Ce sont eux certainement qu'elle attire le plus et à qui elle fait le plus de bien; [639r] beaucoup vont jusqu'à avoir l'impression de sa présence sensible autour d'eux. L'aide qu'elle leur donne dans leur ministère est remarquable. Le choix que j'ai fait d'un certain nombre de lettres parmi beaucoup d'autres du même genre, donnera une idée de l'influence qu'elle exerce sur eux (voir lettres n. 77 à 130 inclus.). C'est du clergé tant régulier que séculier que je parle ici, car tous les Ordres et Congrégations d'hommes la vénèrent comme une sainte, et très spécialement les jésuites (voir lettres n. 84 à 87, et n. 101).

D'innombrables revues religieuses et journaux ont parlé de l'étonnante sainteté de la Servante de Dieu. J'ai cité à titre de spécimen un article de la Marquise d'Auray (n. 378). En terminant la préface de la traduction nouvelle des Œuvres de Sainte Thérèse d'Avila par les carmélites de Paris, monseigneur Polite [sic], évêque de Cuenca (Equateur), exprime le désir de voir la Servante de Dieu béatifiée. La vie de sœur Elisabeth de la Trinité, du Carmel de Dijon, écrite par sa mère prieure, cite plusieurs fois les écrits de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Pour moi qui connais quasi [639v] par cœur les écrits de la Servante de Dieu, je retrouve ses pensées pour ainsi dire à chaque page de la vie de sœur Elisabeth. Cette religieuse, morte en odeur de sainteté, a dû beaucoup se nourrir des œuvres de la Servante de Dieu.

En Italie, la Servante de Dieu est très connue. Deux traductions ont été faites de l'Histoire de sa vie. L'une de ces traductions a pour auteur une carmélite du monastère de Sainte Marie Madeleine de Pazzi à Florence. La mère prieure de ce Carmel a adressé à beaucoup d'évêques d'Italie des exemplaires de cette traduction et a reçu en retour des lettres témoignant d'une grande dévotion envers la Servante de Dieu. Mais de toutes ces lettres, la plus précieuse est celle que le Souverain Pontife lui-même a voulu adresser à la mère prieure du Carmel de Florence. Voici cette lettre: « Suavissimum jucunditatis fructum Nobis peperit volumen, in quo lexoviensis Virginis nitent virtutes et fere spirat anima. Vere floruit quasi lilium, et dedit odorem, et fronduit in gratiam: collaudavit canticum et benedixit Dominum in operibus suis. Dilectae in Christo Filiae Aloysiae J. a Sacris Cordibus, florentini Carmeli Moderatrici, cujus pietate id Nobis affulsit solatii, caeterisque reli-[640r]giosis Feminis ejusdem disciplinae Alumnis peramanter benedicimus, hortantes insimul ne imitari pigeat quam celebrare delectat. Datum ex Aedibus Vaticanis die l° Novembris MCMX. Pius PP. X.»

Là comme en France, c'est par tous les états, toutes les classes, tous les âges que la Servante de Dieu est connue, invoquée et aimée (lettre n. 131-148). On signale d'Italie des guérisons et des prodiges remarquables. Plusieurs de ces faveurs ont été relatées dans le recueil intitulé « Pluie de roses » et annexé dans la grande édition de l'« Histoire d'une âme» (n. 38, 39, 40, 53, 112, 120, etc.) En Belgique, elle est, je crois, presque aussi connue et invoquée qu'en France, comme l'indique la multitude des lettres venues de ce pays, et qui contiennent pour la plupart des actions de grâce pour des bienfaits reçus (v. lettres n. 149-184). J'attire l'attention sur la relation que le révérend père Robert, des Oblats de Marie Immaculée, a rédigée avec la plus scrupuleuse attention. Ce jeune religieux est fort estimé de ses supérieurs (voir lettre n. 184). Des guérisons et d'autres grâces sont relatées dans l'opuscule « Pluie de roses » n. 12, 26, 49, 85, 102, 144. [640v] En Espagne, les Carmels fondés par notre Mère sainte Thérèse ont en grande dévotion la Servante de Dieu, notamment le monastère de Saint Joseph d'Avila, berceau de notre Ordre. Voir dans la nouvelle édition de « Pluie de roses » compulsée dans ce procès, la relation de guérisons regardées comme miraculeuses. Voir aussi les lettres citées ci-après (n. 185 à 200). De nombreuses demandes relatées dans ces lettres, insistent pour l'établissement d'une traduction en espagnol de l'« Histoire d'une âme.» Du Portugal nous recevons moins de lettres. J'en cite néanmoins plusieurs (n. 203 à 219) qui établissent qu'en ce pays aussi on apprécie la sainteté de la Servante de Dieu. L'édition portugaise, composée par le Père de Santanna, jésuite, fort connu dans ce pays pour sa science et son éloquence, a été indulgenciée par 13 évêques ou archevêques (lettres n. 208 à 216). En Allemagne, dès 1899 ou 1900, la princesse Arnulphe de Bavière nous demande avec supplication la faveur de traduire en allemand la vie de sœur Thérèse; d'autres réclamèrent la même autorisation. On peut voir leurs instances et comment la Servante de Dieu était déjà vénérée en Allemagne, par les lettres classées sous les n. 220 à 228. Un choix [641r] fait parmi les lettres reçues depuis (n. 229 à 240) indique que la réputation continue. Là aussi, grâces et guérisons (Pluie de roses n. 23, 34 et 44) . En Suisse, elle est connue pareillement et invoquée avec confiance (lettres n. 241 à 245 inclusivement). La traduction en langue polonaise a été très désirée et réimprimée plusieurs fois (lettres n. 246 à 251). En Autriche-Hongrie, on signale aussi des guérisons et des conversions (Pluie de roses n. 1 et 8 et 78). La réputation de sainteté ressort des lettres classées sous les n. 252 à 261. Les lettres de Hollande attestant la même réputation de sainteté sont classées sous les n. 262 à 269. Il y a notamment à Engelen une communauté de religieuses de Notre Dame de Lourdes avec qui nous sommes en relation depuis plusieurs années, qui nous fait connaître comment se répandent dans ce pays les souvenirs, images, etc., de la Servante de Dieu. A Constantinople on apprécie aussi la sainteté et la puissance de la Servante de Dieu (lettres n. 270 à 277 inclus.). Afrique (lettres n. 278 à 300 et « Pluie de roses », n. 97 et 135) . [641v] Les Pères Blancs ou Missionnaires de Notre Dame d'Afrique ont une dévotion spéciale pour soeur Thérèse de l'Enfant Jésus. On sait que la Servante de Dieu priait spécialement pour l'un d'eux, le révérend père Bellière qu'elle considérait comme son frère spirituel. J'ai annexé sous le n. 356 une lettre de ce dernier. Le révérend père Hugueny 0. P., de l'Ecole Biblique de Jérusalem, nous dit dans la lettre n. 302 l'estime qu'il fait de la Servante de Dieu. Les lettres n. 301 à 306 montrent que la réputation de sainteté de la Servante de Dieu s'est établie dans les différents Carmels du pays. Indes (n. 307 à 314). Tonkin. Chine (n. 315 à 322). Japon (n. 323 à 325 inclus.). Canada (n. 326 à 331). Amérique du Nord (n. 332 à 335). Amérique Centrale et Méridionale (n 336 à 343). Océanie (n. 344 à 349). Angleterre. C'est le pays où la Servante de Dieu est estimée et invoquée avec une ardeur toute spéciale. J'ai dit, en parlant des manifestations qui se font à la tombe de soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, qu'on nous envoyait [642r] d'Angleterre nombre de billets contenant des invocations à déposer au cimetière. J'ajoute à ce témoignage un choix de lettres parmi le grand nombre de celles que nous recevons (n. 357 à 376).

J'ai enfin ajouté quelques lettres provenant de pays divers.

[Session 63: - 21 février 1911, 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[644r] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Dans la série des lettres que j'ai remises au tribunal pour établir le renom de sainteté de la Servante de Dieu, il est aussi fait très souvent mention de grâces diverses obtenues par son intercession. Pour ce qui est de mes observations personnelles concernant les faveurs obtenues, j'ai d'abord remarqué dans notre communauté un accroissement certain de la ferveur; je suis persuadée qu'il faut l'attribuer surtout à l'invisible protection de la Servante de Dieu et à l'impression produite sur l'âme des religieuses par les merveilles dont nous [644v] sommes les confidentes. Une sœur qui, à mon entrée, partageait encore l'opinion de celles qui disaient: « Que pourra-t-on dire de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus après sa mort? » etc. - HA 12 - , s'est rendue à l'évidence des faits. Elle témoigne maintenant d'une vraie confiance en l'intercession de la Servante de Dieu et, non contente de la prier, se fait encore son apôtre parmi les membres de sa famille.

[Quelle est la moniale dont vous venez de parler?]:

Elle s'appelle sœur Aimée de Jésus.

[Suite de la réponse]:

Parmi mes plus édifiants souvenirs sur lesquels plane la présence invisible mais sensible de la Servante de Dieu, la mort de sœur Marie de l'Eucharistie (Marie Guérin, cousine germaine de la Servante de Dieu) occupe la première place. C'était la première des « petites victimes de l'Amour miséricordieux », des « petites âmes suivant la voie de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus » qui mourait au Carmel. On ne peut rien imaginer de plus idéal, de plus gracieux, de plus consolant que cette mort. [645r] Sœur Marie de l'Eucharistie semblait déjà plongée dans la paix du ciel. Cette mort est restée dans mon souvenir comme un exemple de la mort réservée aux âmes qui auront suivi la voie d'enfance spirituelle enseignée par la Servante de Dieu. Les morts qui suivront celle-là pourront bien ne pas avoir cet extérieur gracieux; mais j'ai la confiance que les sentiments de paix, de joie, d'abandon sans limite se retrouveront au fond du cœur de toutes les « petites victimes de l'Amour miséricordieux.» A son tour, en novembre 1909, mère Marie Ange, notre prieure, a été la seconde « petite victime » moissonnée par l'« Amour miséricordieux.» J'ai revu en elle la sérénité de sœur Marie de l'Eucharistie, avec quelque chose de plus grandiose, car mère Marie Ange est peut-être le chef-d'œuvre de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Sous son influence et en marchant dans sa « petite voie » elle s'est élevée aux plus sublimes hauteurs. Je la regarde comme une sainte. Elle avait offert sa vie pour la Cause de la Servante de Dieu. Elle affirmait, sur son lit de mort, que la voie dans laquelle l'avait guidée sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, était bien la voie du ciel et de la sainteté, qu'elle en trouvait la preuve dans la joie et la paix qui inondaient son âme à ce moment suprême où tant de justes sont saisis de frayeur.

[645v] Il y a environ quatre ans, je fus chargée de m'occuper spécialement d'une de mes compagnes de noviciat, puis de plusieurs autres, et maintenant, sans avoir le titre de maîtresse des novices, j'en exerce les fonctions. J'ai donc reçu quelques confidences de ces âmes, j'ai deviné bien d'autres choses qu'elles ne m'ont pas dites, et je puis affirmer que la Servante de Dieu continue, du haut du ciel, à être la maîtresse des novices du Carmel de Lisieux. Extérieurement, c'est le modèle qu'on leur remet sans cesse sous les yeux; intérieurement, c'est le modèle qu'elles cherchent d'elles-mêmes à reproduire. Elles veulent être d'autres « petite Thérèse.» L'une d'elles a reçu, le 29 juillet 1910, une grâce vraiment extraordinaire. Elle se nomme sœur Marie de l'Enfant Jésus. Elle a pris l'habit le 16 juillet 1910. Cette enfant avait déjà été renvoyée, après deux ans de postulat, pour sa mauvaise santé. Or elle se sentait reprise d'une pneumonie qui l'avait rendue gravement malade l'année précédente. Elle souffrait beaucoup dans le dos, le côté et la poitrine, ne respirait qu'avec beaucoup de peine, avait la fièvre et un malaise général. La nuit du 28 au 29 juillet, elle ne cessa de tousser et ne put dormir un seul instant. Apprenant qu'elle n'avait pas dormi, notre mère l'envoie se reposer dans la [646r] matinée du 29. La novice monte dans sa cellule, complètement découragée et se disant: « Cette fois je suis perdue; on va me renvoyer, ou bien je vais tomber tout à fait malade, et je vais mourir.» Elle s'étend sur sa paillasse, et se met à supplier mère Marie Ange de venir la guérir avec soeur Thérèse de l'Enfant Jésus. Alors elle entre dans une sorte de sommeil surnaturel, et elle sent près d'elle la Servante de Dieu et sa compagne, mais d 'une façon si nette qu'elle se dit: « Si j'ouvre les yeux, je vais les voir.» Mais elle n'ose pas les ouvrir. En même temps elle éprouve comme la sensation d'une rosée rafraîchissante qui tempère sa fièvre, et aussitôt la douleur qu'elle ressentait dans le dos disparaît. Elle se dit: « C'est peut-être de l'imagination, car je souffre encore au côté et dans la poitrine.» Elle continue de prier et ces deux douleurs disparaissent. Pendant ce temps, son âme est inondée de lumières et de délices; il lui semble que la Servante de Dieu lui montre toutes ses imperfections, l'instruit si bien que jamais elle n'a vu si clair dans son intérieur. Comme signe que tout cela est bien vrai, elle demande à ne plus tousser de la journée, et elle ne tousse plus en effet. Pendant plusieurs jours, elle est restée sous cette impression de grâce; et elle m'a dit plusieurs fois que les lumières continuaient à [646v] affluer dans son âme. Je crois que réellement la Servante de Dieu est intervenue dans cette circonstance pour empêcher le renvoi de sœur Marie de l'Enfant Jésus; j'y crois parce que cette novice est une enfant au jugement droit et sain, parce que, dans les jours qui ont suivi, son attitude témoignait d'une attention toute spéciale à pratiquer la perfection; parce que la sécheresse habituelle dont souffrait son âme avait disparu.

Plusieurs phénomènes étranges dans lesquels se manifeste l'assistance toute familiale de la Servante de Dieu, se sont passés dans notre monastère. Sœur Jean-Baptiste, âgée d'environ 60 ans, s'employait, pendant le temps du grand silence, à confectionner de petits sachets où l'on renferme des souvenirs de sœur Thérèse. Elle s'aperçoit que sa lampe à essence charbonne et va s'éteindre; elle avait en effet oublié de la garnir d'essence. Comme il nous est défendu, à cause du danger d'explosion, de garnir ces lampes le soir, sœur Saint Jean-Baptiste se désolait à la pensée qu'elle n'allait pas pouvoir travailler pendant cette heure de temps libre, Elle invoque sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Et aussitôt la flamme se ranime et éclaire régulièrement pendant l'heure entière. Voici un autre fait du même genre. [647r] Deux sœurs converses étaient à la cuisine, sœur Marie-Madeleine et sœur Jeanne-Marie. Le fourneau de cuisine comporte un réservoir d'eau contenant quatre brocs et demi. Sœur Marie-Madeleine avait vidé ce réservoir et il fallait le remplir à nouveau. Sœur Jeanne-Marie, qui travaillait dans la pièce voisine, sachant sa compagne fatiguée, se proposa de faire ce travail avec elle, dans cette pensée qu'elle imitait en cela la charité attentive de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Elle a d'ailleurs pour pratique habituelle d'invoquer sœur Thérèse au cours de ses occupations. Avant de procéder au remplissage du réservoir, elle épuise avec soin le peu d'eau qui restait, afin de nettoyer à fond le réservoir. Elle y verse alors ce qui restait d'eau dans le broc placé auprès du fourneau. Puis elle va prendre à la pompe un second broc qu'avait rempli sœur Marie-Madeleine. A peine a-t-elle commencé à le verser, qu'elle s'aperçoit que le réservoir est rempli sans que personne ait pénétré dans la cuisine. Ce fait s'est passé dans le courant de l'année 1910, vers le temps du carême, je crois. Au cours de la même année, cette même sœur Jeanne-Marie s'occupait à préparer de petits souvenirs de la Servante de Dieu sur lesquels elle devait coller l'authentique du vice-postulateur de la Cause. Elle s'aperçut que la boîte contenant ces [647v] authentiques était presque vide, et sachant très occupées les sœurs qui auraient pu les découper, elle était en peine de la manière dont elle pourrait continuer son travail. Selon sa pratique ordinaire, toutes les fois qu'elle se trouve en présence de quelque difficulté, elle prie sœur Thérèse de venir à son aide et rentrant dans sa cellule après un moment d'absence, elle trouve ladite boîte entièrement remplie de ces authentiques découpés. Elle s'adresse alors à toutes les sœurs de la communauté pour savoir qui était entré dans sa cellule et lui avait apporté cette nouvelle provision, mais personne ne l'avait fait.

[Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

[648r] J'ai reçu au parloir bien des visites de personnes qui me témoignaient avoir reçu des grâces singulières par l'intercession de la Servante de Dieu. Je signale entre autres: 1° Un prêtre venu du diocèse de Nantes m'a raconté qu'à La Chevrolière, localité de ce diocèse, où il venait de prêcher une première communion, il avait vu, parmi les communiantes, une petite fille du nom de Marie Freuchet, qui avait été guérie subitement d'une coxalgie par l'intercession de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Cette enfant souffrait beaucoup et était absolument immobilisée par le mal que trois médecins avaient inutilement tenté de guérir. Pendant une neuvaine faite à la Servante de Dieu, celle-ci apparut à l'enfant et lui annonça que le lendemain elle serait guérie, ce qui eut lieu. 2° J'ai aussi reçu au parloir madame Mallière, de Trouville-sur-Mer, diocèse de Bayeux, accompagnée d'une huitaine de pèlerins, parmi lesquels sa petite fille âgée d'environ 11 ans. Madame Mallière m'a raconté que sa petite fille Thérèse Mallière avait été atteinte, quelques jours seulement avant la première communion solennelle, d'une entérite aiguë, qui devait l'empêcher de prendre part avec ses compagnes à cette cérémonie. On invoque sœur Thérèse; la guérison se produit aussitôt et l'enfant peut prendre part [648v] à toutes les cérémonies pendant la journée entière. 3° J'ai vu aussi au parloir la petite Fauquet, guérie d'une kératite phlycténulaire, comme il est rapporté dans la « Pluie de roses » annexée à l'édition de 1910 de l'« Histoire d'une âme » (n. 50) J'ai aussi reçu au parloir le jeune Cadieu, âgé d'environ onze ans, fils d'un employé du chemin de fer à Lisieux et qui habite maintenant à Caen. Cet enfant a été guéri subitement d'une coxalgie tuberculeuse avec suppuration, à l'intercession de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Bref, tous les genres de nécessités spirituelles ou temporelles, toutes les douleurs physiques ou morales sont secourues ou soulagées par la Servante de Dieu.

Au parloir, l'ancienne maîtresse des novices de l'Abbaye aux Bois, de la Congrégation de Notre-Dame (Paris), m'a raconté comment le volume de l'« Histoire d'une âme » répandit dans leur monastère un parfum d'abord extrêmement fort, qui s'atténua ensuite et se localisa dans la première gravure représentant la Servante de Dieu en carmélite; cette gravure resta parfumée pendant près de deux ans, et une sœur qui accompagnait notre visiteuse ajouta: « Toute la communauté l'a [649r] sentie.» Bien entendu, des explications naturelles avaient été cherchées et n'ont pu être trouvées. De nombreux faits de ce genre nous ont été rapportés dans des lettres. Ici au Carmel de Lisieux, à peu près toutes les religieuses ont perçu une fois ou l'autre ces sortes de parfums, et dans des circonstances qui ne me semblent pas laisser place à une explication naturelle. Je l'ai moi-même éprouvé plusieurs fois alors que je n'y songeais aucunement. Ces phénomènes de parfums sont ordinairement accompagnés d'une impression intérieure de grâces qui portent les âmes à une plus grande ferveur.

Je veux terminer cette déposition en rapportant les grâces intérieures très précieuses que je dois à la protection de la Servante de Dieu. Je n'ai pas connu sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, mais c'est la lecture de l'« Histoire d'une âme » qui m'a amenée au Carmel de Lisieux. J'ai lu ce livre au commencement de l'automne 1901. Je fus conquise dès les premières pages par la pureté et la simplicité de cette âme. Je garde de cette lecture le souvenir d'heures célestes, pleines de lumière, de rafraîchissement et de paix. A cette époque, je voulais déjà être carmélite, et j'avais rêvé des monastères d'Espagne fondés par Sainte Thérèse. Ce rêve fit place à un autre: être carmélite [649v] à Lisieux. Il me semblait qu'après le passage d'une pareille sainte, le Carmel de Lisieux devait être le couvent le plus fervent de l'univers. Soeur Thérèse, par son enseignement basé sur la confiance en Dieu, répondait à l'attrait de mon âme. Je recueillais toutes ses paroles comme si l'Esprit Saint lui-même m'avait parlé; elle s'emparait complètement de moi et je me sentis portée à faire à son exemple l'acte « d'offrande en victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux.» La dévotion à la Servante de Dieu devint comme une partie essentielle de ma vie intérieure. Par un concours de circonstances providentielles, j'entrai au Carmel de Lisieux, malgré bien des obstacles. Ici l'assistance intérieure de la Servante de Dieu continue sur mon âme, mais sous une autre forme: le temps des douceurs spirituelles était passé et ma petite sœur Thérèse m'exerçait à la suivre par la voie de l'abnégation. C'est le souvenir de ses exemples que l'on évoquait au noviciat pour nous former à la vie religieuse: « Sœur Thérèse - disait-on - conseillait d'agir ainsi en telle circonstance »; ou bien, lorsque j'étais répréhensible: « Ce n'est pas ainsi que sœur Thérèse aurait fait », etc. Mon estime pour sa doctrine est toujours allée croissant. Cette doctrine est profonde et ce n'est pas une étude superficielle qui suffit [650r] pour la saisir. Mais à mesure que mon âme s'en pénètre davantage, j'éprouve par les fruits que sa doctrine est vraie et que sa voie est sainte. Cette voie et cette doctrine donnent en effet à l'âme la paix et la joie laissées en héritage par notre Seigneur à ses apôtres. Elles mettent dans le cœur la charité fraternelle, de laquelle Jésus Christ disait: « On reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres » (Jn. 13, 35). Je consacre ma vie à la glorification de la Servante de Dieu, et je ne crois pas pouvoir l'employer à une œuvre plus sainte et plus méritoire. La glorification de la Servante de Dieu me semble être le triomphe de l'Amour miséricordieux du Cœur de Jésus, la ratification solennelle par l'Eglise d'une doctrine spirituelle capable de faire éclore des fleurs merveilleuses de sainteté, et de peupler le ciel de nombreux élus.

[Réponse à la trentième demande]:

Je n'ai rien omis.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Témoin j'ai déposé comme ci-dessus, selon la vérité, je le ratifie et le confirme.

Signatum. Sœur ISABELLE DU SACRÉ-COEUR, religieuse carmélite indigne.

 

[652r] [Texte des copies des lettres remises par le témoin, mère Isabelle du Sacré-Cœur, copies dont les notaires ont reconnu l'authenticité après collation faite avec les originaux conservés dans les archives du monastère]. [Voici (f.652r-1064r) ces lettres, présentées et numérotées comme suit]:

1. - FRANCE - CARMELS: n. 1, Carmel de Gravigny; n. 2, Carmel de Saint-Germain en Laye; n. 3, Carmel de Bourges; n. 4, Carmel de Chambéry; n. 5, Carmel de Pontoise; n. 6, Carmel de Meaux; n. 7, Carmel de Troyes; n. 8, Carmel de Draguignan; n. 9, Carmel de Morlaix; n. 10, Carmel de Nantes; n. 11, le même; n. 12, Carmel de Moissac, n. 13, Carmel d'Angers; n. 14, du même Carmel; n. 15, du même Carmel; n. 16, Carmel d'Oloron; n. 17, Carmel d'Abbeville.

Il. - FRANCE - RELIGIEUSES DE DIVERS ORDRES: n. 18, de notre monastère du Mans; n. 119, la supérieure générale des religieuses de Saint Thomas de Villeneuve; n. 20, mademoiselle Thérèse Durnerin,... fondatrice de l'Œuvre des « Amis des Pauvres »; n. 21, bénédictines de Notre-Dame, Argentan; n. 22, couvent du Bon Secours, Paris; n. 23, monastère du Saint Cœur de Marie, Marseille; n. 24, monastère de Notre-Dame-de-Charité, Caen; n. 25, la supérieure générale des religieuses augustines de l'Immaculée-Conception à Auteuil; n. 26, monastère de Sainte Clare de la Passion, Perpignan; n. 27, du même monastère; n. 28, la supérieure de l'Hospice Brézin, Garches; n. 29, la supérieure de l'Hôtel-Dieu, Congrégation de Saint-Joseph, Laval; n. 30, de notre monastère (Visitation) de Boulogne-sur-Mer.

111. - FRANCE - SÉCULIERS: nn. 31-43, 44 (cette lettre a été écrite par mademoiselle Victoire Pasquer, qui fut pendant plusieurs années bonne de la Servante de Dieu), nn. 45-63.

IV. - FRANCE - SÉMINARISTES: nn. 64-78.

V. FRANCE - PRÊTRES RÉGULIERS ET SÉCULIERS: nn. 79-130.

VI. ITALIE: nn. 131-148.

VII. BELGIQUE: nn. 149-184.

VIII. ESPAGNE ET ILE DE MALTE: nn. 185-202.

IX. - PORTUGAL: nn. 203-219.

X. - ALLEMAGNE: nn. 220-240.

XI. SUISSE: nn. 241-245.

XII. AUTRICHE - HONGRIE: nn. 246-261.

XIII HOLLANDE: nn. 262-269.

XIV TURQUIE D'EUROPE: nn. 270-277.

XV. AFRIQUE: nn. 278-300.

XVI. ASIE MINEURE: nn. 301-306.

XVII. - ASIE - INDES: nn. 307-314.

XVIII. - TONKIN - CHINE - COCHINCHINE: nn. 315-322.

XIX. - JAPON - ASIE: nn. 323-325.

XX. - AMÉRIQUE Du NORD - CANADA: nn. 326-331.

XXI. - AMÉRIQUE DU NORD - ETATS UNIS: nn. 332-335.

XXII. - AMÉRIQUE CENTRALE ET MÉRIDIONALE: nn. 336-343.

XXIII. OCÉANIE: nn. 344-349.

XXIV. TRADUCTIONS DIVERSES: nn. 350- 355.

XXV. CARTHAGE: n. 356, lettre du premier des deux frères missionnaires dont il est question dans la Vie de la Servante de Dieu, B. Bellière.

XXVI. TRADUCTION ANGLAISE: nn. 357- 362.

XXVII. ILES BRITANNIQUES: nn. 363-376.

XXVIII: nn. 377-379.

Témoin 17 - Soeur Marie de la Trinité

Sœur Marie de la Trinité fut la novice préférée de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus.

Marie-Louise-Joséphine Castel naquit à Saint-Pierre-sur-Dives (diocèse de Bayeux) le 12 août 1874, la treizième de dix-neuf enfants. Elle fut élevée à Paris et pensa rapidement à la vie religieuse. Elle entra au Carmel de l'avenue de Messine, à Paris, le 30 avril 1891 sous le nom d'Agnès de Jésus et y reçut l'habit le 12 mai 1892, mais dut retourner dans le monde le 8 juillet 1893 pour raison de santé. L'air natal s'avérant plus propice, elle sollicita son admission au Carmel de Lisieux où elle entra comme postulante le 16 juin 1894. Elle porta d'abord le nom de Marie-Agnès de la Sainte-Face, puis devint Marie de la Trinité en 1896, pour la fête du Saint Suaire.

« Son ton très peu conformiste, ses allures gavroches et, surtout, l'expérience malheureuse d'un premier échec - écrit le P. Piat - l'entourèrent dans la communauté d'un certain halo de défiance. Pour cette raison, on la mit sous la direction de sœur Thérèse, qui la prit en charge, au point de la considérer un moment comme son 'unique novice'... La tâche [de Thérèse]... ne fut guère... aisée. Il fallait venir à bout d'un esprit trop léger, d'une émotivité maladive, d'une mobilité et d'une vivacité déroutantes. Mais Thérèse avait perçu ce qu'une nature de ce genre offrait de ressources pour la mise en œuvre de sa petite doctrine. L'élève ne sera pas ingrate.» (Sainte Thérèse de Lisieux à la découverte de la voie d'enfance, c. 7, p. 172). Sœur Thérèse l'aimera particulièrement et, comme Marie de la Trinité le dira au cours des Procès, Thérèse confessera à la novice qu'elle comptait personnellement le jour de sa profession (30.IV.1896) « parmi les plus beaux jours de sa vie.»

Le témoignage de Marie de la Trinité nous révèle de façon naturelle et spontanée, comment la Sainte formait les novices et comment elle sut intervenir auprès du témoin de manière appropriée, en toute sagesse surnaturelle.

Les « Conseils et souvenirs » apparus pour la première fois dans la seconde édition de l'Histoire d'une âme (1899), sont en grande partie de Marie de la Trinité (cf. f. 1070v). «La joueuse de quilles sur la Montagne du Carmel » c'était elle-même, comme c'était elle encore la novice qui, sur l'ordre de Thérèse, devait recueillir ses larmes dans une coquille chaque fois qu'elle voulait pleurer, ce qui n'était pas rare.

En présence de Thérèse qui l'y avait encouragée, Marie de la Trinité s'offrit en victime à l'Amour miséricordieux le 30 novembre 1895, entrant toujours davantage dans les confidences de la sainte, qui la formait à suivre sa voie de confiance et d'abandon, comme elle le lui répéta dans un billet du 12 août 1897: « Que votre vie soit toute d'humilité et d'amour afin que bientôt vous veniez où je vais, dans les bras de Jésus!.» Aide infirmière, elle était trop jeune pour pouvoir assister Thérèse de manière habituelle au cours de sa dernière maladie, mais elle put quand même l'approcher fréquemment et recueillir ainsi ses enseignements jusqu'à la fin.

Caractère positif, douée pour le calcul, elle rendit un concours très précieux quand il fallut organiser la vente des ouvrages concernant son ancienne maîtresse, dont elle fut au monastère la première archiviste.

Au cours de ses dernières années, elle supporta de manière admirable une douloureuse infirmité, en continuant de travailler dans la mesure de ses forces. Elle mourut le 16 janvier 1944.

Le témoin a déposé les 13-15 mars 1911, au cours des sessions 64-66, f. 1066-1001r – i.e. 1101 - de notre Copie publique..

[Session 64: - 13 mars 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1066r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Louise Castel, en religion sœur Marie de la Trinité et de la Sainte Face. Je suis née à Saint-Pierre-sur-Dives (diocèse de Bayeux) le 12 août 1874, du légitime mariage de Victor Castel et de Léontine Lecomte. Je suis religieuse professe du Carmel de Lisieux, où je suis entrée le 16 juin 1894 et où j'ai fait profession le 30 avril 1896.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Je témoigne en présence de Dieu [1066v] et selon ma conscience; j'ai le cœur très libre de tout sentiment humain et l'esprit aussi.

TÉMOIN 17: Marie de la Trinité O.C.D.

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu personnellement la Servante de Dieu pendant les trois dernières années de sa vie, c'est-à-dire depuis mon entrée au Carmel de Lisieux jusqu'en 1897. Nos relations étaient très intimes, parce que on me l'avait donnée pour « ange »; ses conseils me faisaient beaucoup de bien et je recherchais sa conversation. Elle, de son côté, se montrait à mon égard très bonne et très expansive. J'ai préparé ma déposition en réfléchissant sur les souvenirs personnels recueillis durant ces trois années. La lecture de l'« Histoire d'une âme » ne m'a appris que fort peu de choses, parce que la Servante de Dieu m'avait confié bien des détails de la vie de son âme.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une dévotion très grande pour sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Cette dévotion est toute motivée sur sa sainteté. J'espère et je demande à Dieu sa béatification, parce que j'ai confiance qu'elle sera un modèle pour [1067r] les âmes simples et qu'elle fera connaître et aimer Dieu davantage.

[Réponse de la dixième à la dix-septième demande inclusivement]:

Je n'ai pas connu la Servante de Dieu pendant les années qui ont précédé sa profession au Carmel.

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Lorsque j'entrai au Carmel en 1894, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était déjà professe depuis environ quatre ans. Cependant, sur sa demande, on l'avait laissée au noviciat où les assujettissements de la Règle sont plus rigoureux. Mère Agnès de Jésus, qui était alors prieure, sachant que les conseils de la Servante de Dieu et ses exemples me seraient très utiles ainsi qu'à d'autres novices, la chargea de nous diriger et surtout de nous reprendre de nos manquements. Le titre de maîtresse de novices appartenait alors à mère Marie de Gonzague, ancienne prieure. Devenue de nouveau prieure en 1896, mère Marie de Gonzague retint pour elle-même le titre de maîtresse des novices et laissa à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus son rôle d'auxiliaire pour la formation des novices.

[1067v] [Réponse à la dix-neuvième demande]:

Je n'ai pas su, pendant la vie de la Servante de Dieu, qu'elle composât, par obéissance, l'« Histoire de son âme.» En fait d'écrits, je ne connaissais que les poésies et les petites pièces qu'elle composait pour nos fêtes. Après sa mort, j'ai lu l'« Histoire d'une âme » et j'ai été frappée de la parfaite conformité de cet écrit avec ce qu'elle m'avait raconté et ce que j'avais moi-même observé de sa vie.

[Réponse à la vingtième demande]:

N'ayant point fait d'études, je ne saurais bien expliquer ce qu'est l'héroïcité des vertus; il me semble pourtant que je le comprends sans savoir le dire. C'est pousser la pratique des vertus au-delà de la mesure ordinaire. Mon sentiment sincère est que la sainteté de sœur Thérèse dépassait ce que l'on observe chez les religieuses même les plus ferventes. Ce que l'on dit d'elle maintenant, même ce que disent ses propres sœurs, me semble être toujours au-dessous de ce que j'ai observé. Comme elle me reprenait de mes fautes, j'avais envie de trouver aussi [1068r] en elle quelque imperfection pour m'excuser; mais je n'y ai jamais réussi.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

SUR LA FOI. - Il était facile de s'apercevoir que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne perdait pas la présence de Dieu. On en jugeait facilement par la perfection et l'attention qu'elle mettait dans tous ses actes. Elle avait d'autant plus de mérite à agir ainsi que la communauté étant en désarroi de son temps, à cause du gouvernement regrettable de mère Marie de Gonzague, elle aurait pu se laisser aller comme les autres, à faire les choses n'importe comment. Et bien souvent, j'ai pensé combien elle méritait la louange que nous adressons à certains saints dans l'office divin: « Bienheureux celui qui a pu transgresser la loi et ne l'a fait » - *Eccli. 31, 10 - . Elle ne pouvait supporter en moi la moindre négligence. Un jour entre autres, voyant que la couverture de notre lit était mise toute de travers, elle m'en fit de grands reproches, me disant que je ne devais guère être unie au bon Dieu pour faire ainsi les choses: « Alors que faites-vous donc au Carmel, si vous n'agissez pas avec esprit intérieur... » - Source pre. - '. Ainsi me reprenait-elle. Mais [1068v] sitôt qu'elle voyait que je reconnaissais mes torts, elle s'adoucissait et me parlait comme une sainte des mérites de la foi, de la fidélité que Jésus attend de notre amour, après toutes les marques qu'il nous a données du sien. Dans ses rapports avec moi pendant mon noviciat, elle n'a jamais cherché à attirer mon coeur d'une façon naturelle; cependant, elle l'a toujours possédé tout entier, et je sentais que plus je l'aimais, plus aussi j'aimais le bon Dieu, et si à certains jours mon amour pour elle se refroidissait, je sentais diminuer d'autant mon amour pour Dieu. Je trouvais cela étrange et ne savais comment me l'expliquer, lorsqu'un jour elle me donna une image au verso de laquelle elle avait écrit cette parole de saint Jean de la Croix: « Quand l'amour que l'on porte à la créature est une affection toute spirituelle et fondée sur Dieu seul, à mesure qu'elle croît l'amour de Dieu croît aussi dans notre âme... » - Nuit obscure liv.1 ch IV - . Je ne pus m'empêcher de croire qu'elle avait lu dans ma pensée, en me copiant ce passage si à propos. Je ne lui ai jamais confié mes peines sans en retirer un grand avancement pour mon âme: « La principale cause de vos souffrances, de vos combats - me disait-elle - vient de ce que vous regardez trop les choses du côté de la [1069r] terre et pas assez avec des vues surnaturelles. Vous recherchez trop vos satisfactions en toutes choses. Et pourtant, savez-vous quand vous trouverez le bonheur, c'est quand vous ne le chercherez plus.»

Sa foi en ses supérieurs, représentants de Dieu, était remarquable. Quels qu'ils fussent, elle les respectait et leur donnait sa confiance. « Quand on agit avec eux avec esprit de foi - me disait-elle - le bon Dieu ne permet jamais qu'on soit trompé.» Quand mère Marie de Gonzague était prieure, elle ne me permettait pas de la critiquer. Quelquefois je l'appelais « le loup », mais sœur Thérèse de l'Enfant Jésus m'en reprenait toujours dans le même esprit de foi. Me rencontrant un jour allant en direction chez notre mère, elle m'arrête et me dit: « Avez-vous eu le soin de recommander votre direction au bon Dieu? C'est très important de renouveler son esprit de foi à ce moment-là, de prier pour obtenir que les paroles de notre mère prieure soient pour nous l'organe de la volonté de Dieu. Si vous n'avez pas fait cela, vous allez perdre votre temps.» - Source pre. -

Pendant qu'elle était sacristine, j'ai été témoin de l'esprit de foi avec lequel elle remplissait son emploi. Elle me parlait de son bonheur d'avoir comme les prêtres le privilège [1069v] de toucher les vases sacrés; elle les baisait respectueusement, et me faisait baiser la grande hostie qui allait être consacrée. Mais son bonheur fut à son comble le jour où retirant la petite plaque dorée de la table de communion, elle vit qu'une parcelle assez notable y était tombée. Je la rencontrai sous le cloître portant son précieux trésor qu'elle abritait soigneusement:« Suivez-moi - me dit-elle - je porte Jésus.» Arrivée à la sacristie, elle déposa avec honneur la plaque sur une table, me fit mettre en prières à côté d'elle jusqu'à ce que le prêtre qu'elle avait fait prévenir arrivât. Elle avait une soif ardente de la sainte communion, et sa plus grande souffrance était de ne pouvoir la recevoir tous les jours. Elle aurait préféré toutes les souffrances plutôt que d'en omettre une seule. Un jour de communion, étant très malade, elle reçut de notre mère prieure l'ordre de prendre un remède. Or, dans ce cas, c'était l'usage ici de perdre la communion. Devant cette décision, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus fondit en larmes et elle plaida si adroitement sa cause auprès de la mère prieure, que non seulement elle obtint de ne prendre ce remède qu'après la messe, mais qu'à partir de ce jour l'usage fut aboli de perdre la communion [1070r] en pareil cas.

SUR L'ESPÉRANCE. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait fait sienne cette parole de saint Jean de la Croix: « On obtient de Dieu autant qu'on espère » - St Jean de la Croix poème - , et elle me la redisait souvent. Je lui demandais un jour si notre Seigneur n'était pas mécontent de moi en voyant toutes mes misères. Elle me répondit: « Rassurez-vous, celui que vous avez pris pour Epoux a certainement toutes les perfections désirables; mais, si j'ose le dire, il a en même temps une grande infirmité, c'est d'être aveugle! et il est une science qu'il ne connaît pas: c'est le calcul... S'il fallait qu'il vit clair et qu'il sût calculer, croyez-vous qu'en présence de tous nos péchés, il ne nous ferait pas rentrer dans le néant? Mais non, son amour pour nous le rend positivement aveugle! Voyez plutôt: si le plus grand pécheur de la terre, se repentant de ses offenses au moment de la mort, expire dans un acte d'amour, aussitôt, sans calculer d'une part les nombreuses grâces dont ce malheureux a abusé, de l'autre tous ses crimes, il ne compte plus que sa dernière prière et le reçoit sans tarder dans les bras de sa miséricorde ». -  H.A. Conseils et Souvenirs -

[1070v] [Savez-vous pourquoi et comment votre attestation correspond mot à mot avec le texte de l'« Histoire d'une âme», édition in 8°, sous le titre de « Conseils et souvenirs», pages 275 etc.]:

Ce qui a été inséré dans l'édition complète de l'« Histoire d'une âme » sous ce titre: « Conseils et Souvenirs», a été pour la plus grande partie pris dans les notes que j'ai moi-même rédigées d'après mes souvenirs et dont je me sers de nouveau aujourd'hui pour ma déposition.

[Suite de la réponse]:

Dans une circonstance, la Servante de Dieu me dit pour m'éprouver, en parlant de la « petite voie de spiritualité » qu'elle m'avait enseignée: « Après ma mort, quand vous n'aurez plus personne pour vous encourager à suivre 'ma petite voie de confiance et d'amour', vous l'abandonnerez sans doute?.» «Sûrement non - répliquais-je -, j'y crois si fermement qu'il me semble que si le Pape me disait que vous vous êtes trompée, je ne pourrais le croire.» « Oh! reprit-elle vivement - il faudrait croire le Pape avant tout; mais n'ayez pas la crainte qu'il vienne vous dire de changer de voie, je ne lui en laisserai pas le temps, car si en arrivant au ciel j'apprends que je vous ai induite en erreur, j'obtiendrai du bon Dieu la permission de venir immé-[1071r]diatement vous en avertir. Jusque-là, croyez que ma voie est sûre et suivez-la fidèlement.»

[Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

Je demandais un jour à la Servante de Dieu comment elle se préparait à ses communions. Elle me répondit: « Au moment de communier, je me représente quelquefois mon âme sous la figure d'une enfant de trois ou quatre ans qui, à force de jouer, a ses cheveux et ses vêtements salis et en désordre. Ces malheurs m'arrivent en bataillant avec les âmes. Mais bientôt la Vierge Marie s'empresse autour de moi. Elle a vite fait de me retirer mon petit tablier tout sale, de rattacher mes cheveux et de les orner d'un [1071v] joli ruban ou simplement d'une petite fleur... et cela suffit pour me rendre gracieuse, pour me faire asseoir sans rougir au festin des anges » -  H.A. C.& S. - . « Quand vous êtes malade - me disait-elle - dites-le tout simplement à la mère prieure, puis abandonnez-vous au bon Dieu, sans trouble, soit que l'on vous soigne ou que l'on ne vous soigne pas. Vous avez fait votre devoir en le disant, cela suffit, le reste ne vous regarde plus, c'est l'affaire du bon Dieu. S'il vous laisse manquer de quelque chose, c'est une grâce, c'est qu'il a confiance que vous êtes assez forte pour souffrir quelque chose pour lui.» Comme j'étais aide infirmière, je m'apercevais bien qu'elle suivait en tout cette ligne de conduite. Elle n'aurait jamais dit qu'elle souffrait, si on ne l'y obligeait. Rien ne lui coûtait comme de voir qu'on s'occupait d'elle. Elle confiait son état au bon Dieu, cela lui suffisait. « Un soir - m'a-t-elle raconté - l'infirmière vint me mettre aux pieds une bouillotte d'eau chaude et de la teinture d'iode sur la poitrine. J'étais consumée par la fièvre. En subissant ces remèdes, je ne pus m'empêcher de me plaindre à Notre Seigneur: 'Mon Jésus, lui dis-je, vous en êtes témoin, je brûle et l'on m'apporte encore de la chaleur et du feu! Ah! si j'avais au lieu de tout cela un demi- verre d'eau!... Mon Jésus, votre petite fille a bien [1072r] soif! Mais elle est heureuse pourtant de trouver l'occasion de manquer du nécessaire, afin de mieux vous ressembler et pour sauver des âmes'. Bientôt l'infirmière me quitta et je ne comptais plus la revoir que le lendemain, lorsque à ma grande surprise, elle revint quelques minutes après apportant une boisson rafraîchissante. Oh! que notre Jésus est bon! qu'il est doux de se confier à lui » - HA 12 - . Quand j'avais des peines de famille, elle me disait: « Confiez-les au bon Dieu et ne vous en inquiétez pas davantage: tout tournera à bien pour eux... Si vous vous en inquiétez vous-même, le bon Dieu ne s'en inquiétera pas, et vous priverez vos parents des grâces que vous leur auriez obtenues par votre abandon.»

SUR LA CHARITÉ ENVERS DIEU. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus transformait toutes ses actions, même les plus indifférentes, en actes d'amour. Elle m'excitait constamment à faire de même et elle me suggéra de m'offrir comme elle en victime à l'amour miséricordieux du bon Dieu. Je l'ai vue souvent répandre des larmes en me parlant de l'amour de Jésus pour nous et de son propre désir d'aimer Jésus et de le faire aimer. [1072v] je lui fis de la peine un jour en ne voulant pas reconnaître les torts qu'elle me reprochait. La cloche nous appelant, nous nous quittâmes brusquement pour nous rendre à une réunion de communauté. Je commençai alors, à regretter ma conduite, et m'approchant d'elle, je lui dis tout bas: « J'ai été bien méchante tout à l'heure....» Je ne lui en dis pas davantage et je vis aussitôt ses yeux se remplir de larmes. Me regardant avec beaucoup de tendresse, elle me dit: «... Non, jamais je n'ai senti si vivement avec quel amour Jésus nous reçoit quand nous lui demandons pardon après l'avoir offensé. Si moi,- sa pauvre petite créature, j'ai senti tant d'amour pour vous au moment où vous êtes revenue à moi, que doit-il se passer dans le cœur du bon Dieu quand on revient vers lui?... » - HA c.& s. -

Elle avait le don de tirer profit de tout pour alimenter en son cœur le feu de l'amour divin. Je lui parlai un jour de magnétisme, lui racontant des phénomènes extraordinaires dont j'avais été témoin. Le lendemain, elle me dit: «... Oh! que je voudrais me faire magnétiser par Jésus!... Avec quelle douceur je lui ai remis ma volonté! Oui, je veux qu'il s'empare de mes facultés, de telle sorte que je ne fasse plus des actions humaines et [1073r] personnelles, mais des actions toutes divines, inspirées et dirigées par l'Esprit d'amour» - HA c & s. -

Un jour, je lui dis que j'allais expliquer sa «petite voie d'amour» à tous mes parents et amis, et leur faire faire son « Acte d'offrande » afin qu'ils aillent droit au ciel. « Oh! - me dit-elle - s'il en est ainsi, faites bien attention! car notre petite voie mal expliquée ou mal comprise, pourrait être prise pour du quiétisme ou de l'illuminisme.» Ces mots, inconnus pour moi, m'étonnèrent et je lui en demandai la signification. Elle me parla alors d'une certaine Madame Guyon qui s'était égarée dans une voie d'erreur, et elle ajouta: « Qu'on ne croie pas que suivre notre 'petite voie', c'est suivre une voie de repos, toute de douceur et de consolations. Ah! c'est tout le contraire! S'offrir en victime à l'amour, c'est s'offrir à la souffrance, car l'amour ne vit que de sacrifice, et quand on s'est totalement livré à l'amour, il faut s'attendre à être sacrifié sans aucune réserve.»

Je ne saurais trop regretter de n'avoir pas pris au fur et à mesure des notes sur toutes les lumières qu'elle recevait dans ses oraisons et qu'elle me communiquait dans mes directions pour le bien de mon âme. C'est avec une facilité inouïe qu'elle interprétait les livres de la Sainte Ecriture. On eût dit que ces livres divins n'avaient plus de sens caché pour elle, tellement elle savait en [1073v] découvrir toutes les beautés. Un jour, elle fut plus particulièrement frappée, à l'oraison, de ce passage du Cantique où l'Epoux dit à sa bien-aimée: « Nous vous ferons des chaînes d'or marquetées d'argent » - *Cant. 1,10 - . « Quelle chose étrange - me dit-elle - on comprendrait que l'Epoux dise: nous vous ferons des colliers d'argent marquetés d'or, ou des colliers d'or marquetés de pierres précieuses, car, habituellement on ne rehausse pas un bijou de prix avec un métal inférieur. Jésus m'a donné la clef du mystère: Il m'a fait comprendre que ces colliers d'or étaient l'amour, la charité, mais que ces colliers d'or ne lui étaient agréables qu'autant qu'ils étaient marquetés d'argent, c'est-à-dire, de simplicité et d'esprit d'enfance. Oh! - ajouta-t-elle toute pénétrée - qui pourra dire la valeur que Dieu attache à la simplicité, puisque seule elle est trouvée digne de rehausser l'éclat de la charité?.» « J'avais désiré être très riche - me dit un jour sœur Thérèse de l'Enfant Jésus - afin d'avoir la joie de sacrifier au bon Dieu tous les plaisirs que j'aurais pu me procurer avec une belle fortune. Le bon Dieu qui exauce tous mes désirs, combla aussi celui-là: Au moment de ma profession, j'appris qu'une entreprise où mon père avait placé une forte somme, était sur le point de réussir. Je ne saurais dire combien mon cœur était heureux de pouvoir, en m'of-[1074r]frant à Jésus, lui sacrifier la fortune que j'aurais pu espérer à ce moment.»

Son amour pour Dieu lui donnait un zèle ardent pour le salut des âmes, particulièrement pour les âmes des prêtres; elle offrait tous ses mérites pour leur sanctification et m'exhortait à faire de même. Elle appelait les pécheurs « ses enfants » et prenait au sérieux son titre de « mère » à leur égard. Elle les aimait passionnément et travaillait pour eux avec un dévouement inlassable. Un jour de lessive, je me rendais à la buanderie sans me presser, regardant en passant les fleurs du jardin. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus y allait aussi, marchant rapidement. Elle me croisa bientôt et me dit: « Est-ce ainsi qu'on se dépêche quand on a des enfants à nourrir et qu'on est obligé de travailler pour les faire vivre?.» Et m'entraînant: « Allons, venez avec moi et dépêchons-nous, car si nous nous amusons, nos enfants mourront de faim » - HA C.& S. - '. Elle me disait encore: « Autrefois, dans le monde, en m'éveillant le matin, je pensais à ce qui devait probablement m'arriver dans la journée, et si je ne prévoyais que des ennuis, je me levais triste. Maintenant, c'est tout le contraire... Je me lève d'autant plus joyeuse et pleine de courage [1074v] que je prévois plus d'occasions de témoigner mon amour à Jésus et de gagner la vie de mes enfants, les pauvres pécheurs. Ensuite, je baise mon crucifix, je le pose délicatement sur l'oreiller tout le temps que je m'habille, et je lui dis: « Mon Jésus, vous avez assez travaillé, assez pleuré, pendant les trente-trois années de votre vie sur cette pauvre terre! Aujourd'hui, reposez-vous, c'est à mon tour de combattre et de souffrir » -  HA C&S. -

Dans son « Acte d'offrande à l'Amour miséricordieux », sœur Thérèse de l'Enfant Jésus demande à Notre Seigneur de rester toujours en son cœur sous les espèces sacramentelles, comme au tabernacle. Voici ses paroles: « je le sais, ô mon Dieu, plus vous voulez donner, plus vous faites désirer: je sens en mon cœur des désirs immenses, et c'est avec confiance que je vous demande de venir prendre possession de mon âme. Je ne puis recevoir la sainte communion aussi souvent que je le désire; mais Seigneur, n'êtes-vous pas tout-puissant? Restez en moi comme au tabernacle, ne vous éloignez jamais de votre petite hostie... » - Pri 6 - . Pour moi, j'ai l'intime conviction qu'elle a été exaucée. Elle disait à ce sujet: « Si le bon Dieu m'a inspirée de lui faire cette demande, c'est qu'il veut l'exaucer... Pour ses 'petites victimes d'amour' le bon Dieu fera des [1075r] prodiges... mais ils s'opéreront dans la foi, autrement elles ne pourraient pas vivre.» Dans le cantique qu'elle m'a composé pour ma profession, et qui a été imprimé dans ses poésies sous le titre « J'ai soif d'amour », il y a une strophe qui commence ainsi:

«Toi, le grand Dieu que tout le ciel adore,
Tu vis en moi, prisonnier nuit et jour » - PN 31 12 -

Une sœur lui fit remarquer qu'elle avait dû se tromper et qu'il fallait dire. « Tu vis pour moi, etc... », mais elle reprit: « Non, non, j'ai bien dit », et elle me jeta un coup d'œil qui voulait dire: « nous nous comprenons.»

SUR LA CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait un cœur très compatissant pour les souffrances du prochain et le manifestait en toute occasion. Elle me disait: « Quand je m'aperçois qu'une de nos sœurs a de la peine, et que je n'ai pas permission de lui parler, alors je prie Jésus de la consoler lui-même.» Elle m'invitait à faire de même, m'assurant que cela faisait beaucoup de plaisir à Jésus. J'ai remarqué plus d'une fois que dans les travaux communs, elle se mettait de préférence à côté des sœurs qu'elle voyait un peu tristes. Ne devant pas parler, elle leur souriait [1075v] avec affection et cherchait tous les moyens de leur rendre service. Nous avions une de nos sœurs affligée de la plus noire mélancolie (elle est maintenant rentrée dans le monde). Personne ne put jamais tenir dans un emploi avec elle. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, prenant compassion de cette âme malheureuse, et voyant là une occasion magnifique de s'immoler davantage pour le bon Dieu, conjura notre mère de la mettre avec elle pour l'aider dans son emploi. Cet acte héroïque lui coûta bien des peines qu'elle supporta toujours avec une humilité et une douceur qui ne se démentirent jamais.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus fut pendant deux ou trois ans seconde portière. Elle avait comme première d'emploi une sœur ancienne, très bonne religieuse, mais d'un tempérament à faire perdre la patience d'un ange, d'une lenteur désespérante et avec cela beaucoup de manies. Un jour que je lui avais manifesté de l'impatience, elle me dit que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne lui avait jamais parlé ainsi. La Servante de Dieu à qui j'allai raconter la chose me répondit:« Oh! soyez bien douce avec elle: elle est malade; puis c'est de la charité de lui laisser croire qu'elle nous fait du bien, et cela nous donne l'occasion de pratiquer la [1076r] patience. Si vous vous plaignez déjà pour quelques paroles, comment feriez-vous si comme moi vous étiez obligée de l'écouter toute la journée? Eh! bien, ce que je fais, vous pouvez le faire, c'est très facile: il n'y a qu'à adoucir son âme par des pensées charitables; après cela on a tant de paix qu'on ne sent plus du tout d'agacement.»

« A la récréation, plus peut-être que partout ailleurs - me disait sœur Thérèse de l'Enfant Jésus - on trouve des occasions de se sanctifier en pratiquant la charité. Si vous voulez en profiter, n'y allez pas avec la pensée de vous récréer, mais avec celle de récréer les autres » - HA C&S - . A la lettre elle mettait en pratique tout ce qu'elle me disait, et je remarquais en effet qu'elle ne cherchait qu'à se rendre agréable aux autres, et elle le faisait si aimablement qu'on aurait pu croire qu'elle le faisait par plaisir. Quand on avait besoin d'une sœur pour  un travail ennuyeux et fatigant, toujours elle se proposait. A la lessive, surtout, elle était ingénieuse à se renoncer. Un jour, je lui demandai ce qui était le mieux, d'aller rincer à l'eau froide ou de rester dans la buanderie pour laver à l'eau chaude. Elle me répondit: « Oh! ce n'est pas difficile à savoir! Quand cela vous coûte [1076v] d'aller à l'eau froide, c'est signe que cela coûte aussi aux autres; alors, allez-y; si, au contraire, il fait chaud, restez de préférence à la buanderie. En prenant les plus mauvaises places, on pratique à la fois la mortification pour soi et la charité pour les autres, puisqu'on leur abandonne les meilleures.» Après cela, je m'expliquai pourquoi je la voyais se mettre à la buanderie quand il faisait chaud, et précisément à la place qui a le moins d'air. J'ai été témoin des actes de charité héroïque qu'elle pratiqua avec la sainte religieuse dont elle parle dans sa Vie (page 172) - MSC 13,2-14,1 - et qui avait le talent de lui déplaire en tout. Elle lui prodiguait tant d'égards et d'affection que c'était à croire qu'elle avait pour elle une affection particulière.

Elle voulait que j'aie pour nos sœurs et particulièrement pour notre mère prieure un amour tout surnaturel. Dans une circonstance, j'avais vu notre mère Agnès de Jésus parler de préférence à l'une de nos sœurs et lui témoigner plus de confiance qu'à moi. Je racontai ma pensée à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, croyant recevoir de sympathiques condoléances, lorsque, à ma grande surprise, elle me dit: « Vous croyez aimer beaucoup notre mère?.» - « Mais certainement [1077r] - répondis-je - si je ne l'aimais pas, il me serait indifférent de lui voir préférer les autres à moi.» - « Eh! bien, je vais vous prouver que vous vous trompez absolument: ce n'est pas notre mère que vous aimez, c'est vous-même. Lorsqu'on aime réellement, on se réjouit du bonheur de la personne aimée... Si vous aimiez notre mère pour elle-même, vous vous réjouiriez de lui voir trouver du plaisir à vos dépens, et puisque vous pensez qu'elle a moins de satisfaction à parler avec vous qu'avec une autre, vous ne devriez pas avoir de peine lorsqu'il vous semble être délaissée.» A mesure qu'elle me parlait,, je comprenais, pour la première fois, ce qu'était l'amour désintéressé, et je constatais que jusqu'à présent je n'avais pas su aimer.

[Session 65: - 14 mars 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1079r] [Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

SUR LA PRUDENCE. - On eût dit que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait l'expérience des années, tant sa prudence était consommée. Pourtant la situation était souvent épineuse, à cause des précautions qu'il fallait prendre pour ne pas exciter la susceptibilité de mère Marie de Gonzague, et à cause aussi de certains mauvais esprits qui régnaient alors dans la communauté. [1079v] Elle avait une réponse juste et sûre à toutes mes difficultés, et sans hésitation elle me montrait clairement ce que j'avais à faire pour accomplir la volonté du bon Dieu. Un jour, je voulais me priver de la sainte communion pour une infidélité dont je me repentais amèrement. Je lui écrivis ma résolution et voici le billet qu'elle m'envoya: « Petite fleur chérie de Jésus, cela suffit bien que par l'humiliation de votre âme, vos racines mangent de la terre... il faut entrouvrir ou plutôt élever bien haut votre corolle afin que le pain des anges vienne comme une rosée divine vous fortifier et vous donner tout ce qui vous manque » - LT 240 - .

A la fin d'une grande retraite, je lui parlai de mes résolutions et de la nouvelle ferveur dont j'étais animée. Mais elle me dit: « Prenez garde à vous. J'ai toujours remarqué que l'enfer est déchaîné contre une âme qui sort de retraite. Les démons... s'unissent pour... nous faire tomber dès nos premiers pas, afin de nous décourager. En effet, une fois tombées, nous disons: Comment pourrai-je tenir mes résolutions puisque dès à présent... J'y ai manqué? Si nous raisonnons ainsi, les démons sont vainqueurs. Il faut donc, chaque fois qu'ils vous renverseront, vous relever sans étonnement et dire à Jésus avec humilité: S'ils m'ont fait tomber, je [1080r] ne suis pas vaincue, me voilà encore debout, prête à recommencer le combat pour votre  amour. Alors Jésus, touché de votre bonne volonté, sera lui-même votre force.» Un jour, je voulais me priver de l'oraison pour me dévouer à un travail pressé; elle me dit: « A moins d'une grande nécessité, ne demandez jamais permission de manquer les exercices de communauté pour un travail quelconque, c'est là un dévouement qui ne peut pas faire plaisir à Jésus. Le vrai dévouement, c'est de ne pas perdre une minute et de se dépenser entièrement pendant les heures destinées au travail.» Ma trop grande sensibilité me faisait pleurer souvent et pour des riens. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus fit une guerre constante à cette impressionnabilité, cherchant tous les moyens de me rendre forte et virile.

Un jour, je voulais lui faire valoir un acte de vertu que j'avais pratiqué: « Grand dommage! - me dit-elle que vous ayiez agi ainsi. Quand on pense à toutes les lumières, à toutes les grâces que Jésus vous accorde, vous auriez été bien coupable d'agir autrement. Qu'est-ce que cela en comparaison de ce qu'il a le droit d'attendre de votre fidélité? Vous devriez plutôt vous humilier de laisser échapper [1080v] tant d'occasions de pratiquer la vertu » - HA C&S  - . Sa répartie me fut une leçon salutaire; maintenant encore elle m'empêche d'avoir de l'amour-propre quand je fais quelque chose de bien. Un jour de fête, au réfectoire, on avait oublié de me donner du dessert. Après le dîner, j'allai voir sœur Thérèse de l'Enfant Jésus à l'infirmerie, et trouvant là ma voisine de table, je lui fis comprendre assez adroitement que j'avais été oubliée. Sœur Thérèse de  l'Enfant Jésus m'ayant entendue, m'obligea d'aller en avertir la sœur chargée du service, et comme je la suppliais de ne pas me l'imposer: « Non - me dit-elle - ce sera votre pénitence, vous n'êtes pas digne des sacrifices que le bon Dieu vous demande. Il vous demandait la privation de votre dessert, car c'est lui qui a permis qu'on vous oublie. Il vous croyait assez généreuse pour ce sacrifice, et vous trompez son attente en allant le réclamer.» Je puis dire que sa leçon porta des fruits et me guérit pour toujours de l'envie de recommencer. Dans les directions que j'avais avec la Servante de Dieu, je ne pouvais m'empêcher d'admirer son tact et sa délicatesse. Aucune question gênante ou curieuse, même sous prétexte de me faire du bien. J'ai remarqué plus d'une fois la vérité de ce qu'elle dit dans sa Vie [1081r] (page 184): « Quand je parle avec une novice, je veille à me mortifier; j'évite de lui adresser des questions qui satisferaient ma curiosité... car il me semble qu'on ne peut faire aucun bien en se recherchant soi-même » - MSC 32v -

SUR LA JUSTICE. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait pour l'office divin une dévotion toute particulière. Une recommandation sur laquelle elle insistait beaucoup, c'était la bonne tenue au chœur. Elle ne se lassait pas de me répéter qu'étant là en présence du Roi des rois, je ne devais pas me permettre le plus petit laisser-aller. Et je remarquai combien sa tenue à elle-même était irréprochable. Elle faisait le moins de mouvement possible et ne touchait ni son visage ni ses vêtements. « Ces petits assujettissements - me disait-elle - touchent extrêmement le bon Dieu. Il constate avec plaisir qu'on fait attention à lui et qu'on le respecte.» Sa dévotion à la Sainte Face de Jésus était très grande; elle me parlait constamment de son désir de lui ressembler. Très heureuse de voir en moi la même dévotion, ainsi qu'en sœur Geneviève, ma compagne de noviciat, elle composa pour nous trois une consécration à la Sainte Face, ainsi qu'un cantique sur le même sujet. Ces deux pièces ont été imprimées dans l'édition [1081v] complète de l'« Histoire d'une âme » (pages 304 et 375) - Pri 12 et PN 20 - . Elle aimait beaucoup à faire le Chemin de la Croix. « L'âme en retire tant de profit et les âmes du purgatoire tant de soulagement - me dit-elle - que ma dévotion serait, si je le pouvais, de le faire tous les jours.»

Sa dévotion envers Marie était touchante; elle avait recours à elle dans toutes ses difficultés et m'engageait à faire de même. Quand j'allais en direction et que j'avais des choses coûteuses que j'hésitais à lui dire, elle me conduisait devant la statue miraculeuse qui lui avait souri dans son enfance et me disait: « Ce n'est pas à moi que vous allez dire ce qui vous pèse, mais à la Sainte Vierge. Allez, commencez vite!.» Elle écoutait près de moi tout ce que je disais, et quand j'avais fini, elle me faisait baiser la main de Marie, me donnait ses conseils, et la paix renaissait dans mon âme. Elle avait une affection filiale en notre Mère Sainte Thérèse et notre Père Saint Jean de la Croix. Les Œuvres de ce dernier surtout l'enflammaient d'amour. Mais, par-dessus tout, c'était le Saint Evangile et l'Ecriture Sainte qu'elle citait constamment et avec un tel à-propos qu'on eût dit que ses conversations n'étaient que le commentaire des Livres saints. [1082r] La Servante de Dieu avait un culte particulier pour les Saints Anges et me disait que par respect pour eux nous devions toujours avoir une tenue digne. Elle ne pouvait souffrir la moindre contraction sur mon visage, comme de plisser le front. « Le visage est le reflet de l'âme - me disait-elle -, il doit toujours être calme, comme celui d'un petit enfant toujours content, même lorsque vous êtes seule, parce que vous êtes constamment en spectacle à Dieu et aux Anges.» Tous les Saints étaient pour elle l'objet d'un amour particulier; elle se considérait comme leur enfant et se plaisait à leur demander « leur double amour » - *Cfr. 2 R 2, 9 - , ainsi qu'elle en fait mention dans sa Vie (page 215) - MSB 4r - . Parmi eux, ceux qu'elle affectionnait le plus étaient: les Saints Innocents, sainte Agnès, sainte Cécile, le bienheureux Théophane Vénard et la bienheureuse Jeanne d'Arc; elle me citait souvent leurs exemples pour m'exciter à les imiter.

SUR LA FORCE. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était d'un courage incomparable; elle a suivi sa Règle jusqu'à complet épuisement de ses forces sans que la prieure mère Marie de Gonzague y fasse aucune attention. Bien que ces vérités soient pénibles à dire et [1082v] presque incroyables, je dois le faire néanmoins pour montrer sa vertu et combien elle a souffert. On devine déjà bien des choses dans le livre de sa vie, notamment dans ce passage où elle raconte la joie qu'elle éprouva le Vendredi Saint 1896, lorsque mère Marie de Gonzague lui permit si facilement de continuer les austérités de la Semaine Sainte, alors qu'elle venait d'avoir pour la première fois un abondant crachement de sang (page 157) - MSC 5r - . Donc, ce Vendredi Saint, elle jeûna toute la journée, ne mangeant comme nous qu'un morceau de pain sec et ne buvant que de l'eau. De plus, elle ne cessa de travailler aux nettoyages. L'ayant vue laver des carreaux, sa figure pâle et défaite me fit une telle compassion que je la suppliai de me laisser faire son ouvrage, mais elle ne le voulut pas. Le soir, elle prit comme nous la discipline durant trois Miserere. Ce traitement lui réussit si bien, qu'en se couchant elle fut reprise d'un nouveau crachement de sang. Depuis ce temps, elle fut de plus en plus malade, ce qui n'enlevait rien à sa douceur habituelle. Comme j'étais aide-infirmière, je ne saurais dire tout ce que j'ai souffert de n'avoir pu la soulager, comme je l'aurais voulu. Quand j'allais, à son insu, demander à [1083r] mère Marie de Gonzague la permission de laisser reposer la Servante de Dieu pendant les Matines, elle me repoussait en disant: « jamais on n'a vu  une jeunesse pareille, pour s'écouter dans ses maux comme vous le faites! Autrefois; on n'aurait jamais manqué Matines!... Si soeur Thérèse de l'Enfant Jésus n'en peut plus, qu'elle vienne me le dire elle-même!.» Il n'y avait pas de danger que la Servante de Dieu allât se plaindre, et quand je m'apercevais de sa fatigue, elle me suppliait de ne pas en parler: « Notre mère sait bien que je suis fatiguée - me disait-elle -, c'est mon devoir de lui dire tout ce que j'éprouve, et puisqu'elle veut bien me permettre quand même de suivre la communauté, elle est inspirée du bon Dieu qui -veut exaucer mon désir de ne pas m'arrêter et d'aller jusqu'au bout.» Elle alla en effet jusqu'à complet épuisement de ses forces. La veille du jour où elle ne devait plus se relever, elle vint encore à la récréation du soir.

Ce n'est pas seulement dans la maladie que la Servante de Dieu donnait des preuves de sa force - aucun événement fâcheux n'était capable de troubler sa sérénité d'âme. Pendant que mère Agnès de Jésus était prieure (1893-1896), le caractère ombrageux et jaloux de mère Marie de Gonzague se manifestait [1083v] sans cesse à son égard par des procédés blessants. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne perdait pas son calme habituel malgré le contrecoup douloureux qu'elle ressentait en voyant « sa petite mère » si malheureuse. « Elle aura certainement au ciel la couronne des martyrs - me disait-elle -, c'est une sainte, voilà pourquoi le bon Dieu ne l'épargne pas.» Nous parlions un jour du bonheur des martyrs et de notre espérance de le devenir à cause des persécutions religieuses. Elle me disait: «Pour moi, je m'exerce déjà à souffrir joyeusement; par exemple, lorsqu'on prend la discipline, je m'imagine être sous les coups des bourreaux pour la confession de la foi. Alors, plus je me fais de mal, plus je prends un air joyeux. J'agis de même pour toute autre souffrance corporelle: au lieu de laisser mon visage se contracter par la douleur, je fais un sourire.» Une autre fois, elle vint toute rayonnante me dire: « Notre mère vient de me raconter la persécution qui sévit de toutes parts contre les communautés religieuses... Quelle joie! Le bon Dieu va réaliser le plus beau rêve de ma vie!... Quand je pense que nous vivons dans l'ère des martyrs!... Ah! ne nous faisons plus de peine des petites misères de la vie, appliquons-nous à les porter généreusement pour mériter une si [1084r] grande grâce!.» Un jour que je pleurais, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus me dit de m'habituer à ne pas laisser paraître ainsi mes petites souffrances, ajoutant que rien ne rendait la vie de communauté plus triste que l'inégalité d'humeur. - « C'est vrai - lui dis-je -, désormais je ne pleurerai plus qu'avec le bon Dieu....» - Elle reprit vivement: Pleurer devant le bon Dieu! gardez-vous d'agir ainsi! Vous devez paraître triste devant lui bien moins encore que devant les créatures. Comment! ce bon Maître n'a pour réjouir son coeur que nos monastères; il vient chez nous pour se reposer, pour oublier les plaintes continuelles de ses amis du monde, car le plus souvent sur la terre, au lieu de reconnaître le prix de la croix, on pleure et on gémit; et vous feriez comme le commun des mortels!... Franchement, ce n'est pas de l'amour désintéressé! C'est à nous de consoler Jésus, ce n'est pas à lui de nous consoler! Je le sais, il a si bon cœur que si vous pleurez il essuiera vos larmes, mais ensuite il s'en ira tout triste n'ayant pu reposer en vous sa tête divine. Jésus aime les cœurs joyeux, il aime une âme toujours souriante. Quand donc saurez-vous lui cacher vos peines ou lui dire en chantant que vous êtes heureuse de souffrir pour lui? » -  HA C&S -

[1084v][Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

SUR LA TEMPÉRANCE. - La mortification de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était très cachée et cependant elle la pratiquait continuellement. Elle suivait la vie commune avec une simplicité telle qu'elle ne se faisait remarquer en rien; mais moi qui vivais toujours avec elle et recevais ses conseils, je ne pouvais m'empêcher de l'admirer en toute circonstance. Jamais je ne lui ai vu commettre la plus petite imperfection et toujours je l'ai vue faire ce qu'elle croyait être le plus parfait. Au réfectoire, elle mangeait de tout indifféremment, et comme j'étais placée à côté d'elle, jamais je n'ai pu remarquer, malgré [1085r] toute mon attention, ce qu'elle aimait ou n'aimait pas, ou ce qui pouvait lui faire mal. C'est peu de temps seulement avant sa mort que l'infirmière l'obligeant de dire ce qui lui convenait le mieux, elle avoua que certains aliments lui avaient toujours fait mal, et moi, je l'avais vue les manger chaque fois qu'on lui en servait avec la même indifférence que n'importe quelle autre portion. Elle me recommandait de ne pas faire de mélanges qui rendraient la nourriture meilleure. « Nous devons agir comme des pauvres », me disait-elle... Puis, elle me recommandait de ne pas m'appuyer contre le mur; les tables sont si rapprochées du mur que, sans une extrême attention, on s'appuie naturellement. Elle m'engageait aussi à terminer mes repas sur quelque chose qui ne flatte pas le goût. « Ces petits riens n'attaquent pas la santé - me disait-elle -, ils ne nous font pas remarquer et ils procurent à notre âme l'avantage de ne pas se relâcher et de se maintenir dans un état surnaturel.» Il n'est pas nécessaire de répéter ici ce que je devrais dire à chaque page de cette déposition, à savoir que la Servante de Dieu ne nous donnait jamais aucun conseil sans le pratiquer elle-même très exactement.

Elle m'a avoué que la mortification [1085v] corporelle qui lui avait été la plus pénible au Carmel, c'était d'avoir souffert du froid: « J'en ai souffert tellement - me disait-elle - que je crois qu'il n'est pas possible d'en souffrir davantage....» Et c'est sans se permettre le moindre soulagement qu'elle l'avait supporté. J'en eus un jour une preuve évidente: j'avais mis nos alpargates à sécher sur une chaufferette et les avais mises chaudes à mes pieds. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'en étant aperçue, me dit: « Si j'avais fait ce que vous venez de faire, j'aurais pensé commettre une grande immortification; à quoi nous servirait d'avoir embrassé une vie austère si nous cherchons à nous soulager dans tout ce qui peut nous faire souffrir, nous ne devons donc pas, sans un ordre exprès de l'obéissance, nous soustraire à la plus petite pratique de mortification... Il ne faut pas même laisser paraître qu'on a froid, ne pas se courber en marchant, ne pas grelotter, etc....»

SUR L'OBEISSANCE. - L'obéissance de la Servante de Dieu était héroïque. Quand mère Marie de Gonzague était prieure, elle imposait une foule de petits règlements quelle détruisait ou changeait selon ses caprices, de sorte que souvent on en tenait peu de compte. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus les accomplissait tous [1086r] scrupuleusement et m'obligeait à faire de même. Elle était d'une fidélité exemplaire aux plus petits assujettissements. Il est recommandé dans nos règlements de ramasser les petits morceaux de bois qu'on rencontre par la maison, parce qu'ils peuvent servir à allumer le feu. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus poussait la fidélité jusqu'à ramasser soigneusement les petits bois provenant de la taille de ses crayons. Son obéissance était telle qu'il fallait que notre mère fit grande attention à ce qu'elle lui disait, tellement elle obéissait en aveugle. Après ma prise d'habit, comme elle m'apprenait à m'asseoir sur mes talons, comme c'est l'usage au Carmel, elle me dit de le faire de la façon qui me serait le plus commode et de changer de côté quand je serais fatiguée. Je lui dis de m'enseigner sa méthode à elle; elle parut un peu embarrassée et me dit: « Il ne faut pas suivre ma méthode, elle est toute particulière: après ma prise d'habit, notre mère m'avait dit de m'asseoir du côté droit, ce que j'ai toujours fait; je ne me serais pas permis de moi-même de changer de côté; quand je m'en trouve trop fatiguée, je me délasse en me tenant à genoux.» Un jour que j'avais un violent mal [1086v] de tête, soeur Thérèse de l'Enfant Jésus voulut que j'aille le dire à notre mère; comme je m'y opposais, alléguant que ce serait une façon de demander du soulagement, elle me dit: « Que diriez-vous si l'on vous imposait l'obligation qu'on m'avait faite quand j'étais postulante et novice? Notre maîtresse me commanda alors de lui dire chaque fois que j'aurais mal à l'estomac. Or cela m'arrivait tous les jours et ce commandement fut pour moi un véritable supplice. Quand le mal d'estomac me prenait, j'aurais préféré recevoir cent coups de bâton, plutôt que d'aller le dire; mais je le disais chaque fois par obéissance. Notre maîtresse, qui ne se souvenait plus de l'ordre qu'elle m'avait donné, me disait: 'Ma pauvre enfant, jamais vous n'aurez la santé de faire la Règle, c'est trop fort pour vous!.- Ou bien elle demandait pour moi quelque remède à mère Marie de Gonzague, qui répondit mécontente: 'Mais enfin, cette enfant-là se plaint toujours! On vient au Carmel pour souffrir; si elle ne peut pas porter ses maux, qu'elle s'en aille!'. J'ai pourtant continué bien longtemps par obéissance à confesser mes maux d'estomac au risque d'être renvoyée, jusqu'à ce qu'enfin le bon Dieu, prenant en pitié ma faiblesse, permit qu'on me déchargeât de l'obligation de faire cet aveu.»

[1087r] SUR ]LA PAUVRETÉ. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne souffrait à son usage que les objets strictement indispensables, et plus ils étaient laids et pauvres, plus elle était contente. Elle disait qu'il n'y avait rien de plus doux que de manquer du nécessaire, parce qu'alors on peut se dire vraiment pauvre. Elle me recommandait de ne jamais rien faire acheter avant de m'être bien assurée qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, et de choisir alors, sans hésiter, ce qui coûtait le moins cher, ainsi que le font les vrais pauvres. C'est par esprit de pauvreté qu'elle choisissait de préférence du papier à lignes rapprochées; malgré l'incommodité, elle écrivait sur toutes les lignes, pour dépenser moins de papier. C'est par ce même esprit de pauvreté qu'elle baissait très bas la mèche de sa petite lampe, de façon à n'en recevoir que très juste ce qu'il lui fallait de lumière. De même, au réfectoire, j'ai remarqué que s'il lui arrivait de prendre quelques grains de sel de trop, au lieu de les jeter, elle les gardait soigneusement sous sa serviette afin de s'en servir à un autre repas.

SUR LA CHASTETÉ. - Dans mes rapports intimes avec sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, j'ai eu l'occasion de recueillir quelques [1087v] traits sur son angélique pureté. A ce moment, nous avions comme aumônier monsieur l'abbé Youf, qui était atteint d'une anémie cérébrale et ne pouvait supporter qu'on lui demandât la moindre direction en dehors de la confession. D'autre part, le caractère de notre prieure, mère Marie de Gonzague, ne me donnait guère la confiance de m'adresser à elle. Dans cette extrémité, un jour que je souffrais de quelque trouble au sujet de la pureté, je me décidai à m'en ouvrir à la Servante de Dieu: « je crains bien -- lui dis-je - que vous ne compreniez rien aux peines de mon âme!.» Elle sourit et me dit: « Croyez-vous que la pureté consiste à ignorer le mal... Vous pouvez sans crainte me confier tout ce que vous voudrez, rien me m'étonnera.» Et après m'avoir consolée et m'avoir rendu la paix, elle me fit cet aveu: « Il n'y a qu'une chose que je n'ai jamais éprouvée, c'est ce qu'on appelle le plaisir en cette matière.» Cette âme si pure me dit dans une autre occasion: « je fais toujours une extrême attention quand je suis seule, soit en me levant, soit en me couchant, à avoir la réserve que j'aurais si j'étais devant d'autres personnes. Et ne suis-je pas toujours en présence de Dieu et de ses anges? Cette modestie m'est devenue [1088r] tellement habituelle qu'il me serait impossible d'agir autrement.»

SUR L'HUMILITÉ. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus m'exhortait continuellement à devenir de plus en plus humble et petite. « Quelle grâce que l'humiliation! - me disait-elle -; si on comprenait combien cette nourriture est substantielle à l'âme, on la rechercherait avec avidité.» Très souvent, en récréation, ou ailleurs, quand je lui disais: « Qu'est-ce que vous pensez? dites-moi quelque chose », elle répondait avec une expression angélique: « Ce que je pense?... Ah! que je voudrais être inconnue et comptée pour rien. Que mon visage soit caché à toute créature comme celui de Jésus, afin qu'ici-bas personne ne puisse me reconnaître.» Un jour, je lui racontais certains procédés à mon égard que je trouvais injustes. Elle me dit: «... C'est une chose  très juste qu'on nous méprise, qu'on ait pour nous des manques d'égard, c'est nous traiter comme nous le méritons.» Jamais elle ne faisait valoir son travail, ni ne parlait de ses difficultés. Pour m'aider à accepter une humiliation, elle me fit cette confidence: « Si je [1088v] n'avais pas été acceptée au Carmel, je serais entrée dans un Refuge pour y vivre inconnue et méprisée au milieu des pauvres repenties. Mon bonheur aurait été de passer pour telle, je me serais faite l'apôtre de mes compagnes, leur disant ce que je pense de la miséricorde du bon Dieu.» Et comme je lui demandais comment elle serait parvenue à cacher son innocence à son confesseur, elle me répondit: « Je lui aurais dit que j'avais fait dans le monde une confession générale et qu'il m'était défendu de la recommencer ». Une religieuse ancienne ne pouvait pas comprendre que soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, si jeune, s'occupât des novices, et elle lui faisait sentir sans ménagement l'opposition qu'elle ressentait à son égard. Un jour, à la récréation, elle lui dit des paroles amères, entre autres « qu'elle avait plus besoin de se diriger elle-même que de diriger les autres.» De loin j'examinais attentivement la scène: l'air d'angélique douceur de la Servante de Dieu contrastait singulièrement avec l'air passionné de son interlocutrice et je l'entendis lui répondre: « Ah! ma soeur, vous avez bien raison, je suis encore bien plus imparfaite que vous ne le croyez.» Je remarque que dans les poésies qu'elle m'a composées, toujours elle me propose [1089r] l'humilité de Jésus pour modèle, par exemple dans celle-ci:

« Pour moi, sur la rive étrangère, quels mépris n'as-tu pas reçus!
Je veux me cacher sur la terre, être en tout la dernière pour toi, Jésus! » - PN 31 - .

Le 30 novembre 1895, elle me fit connaître son « Acte d'offrande comme victime à l'Amour » dont elle parle dans sa Vie (page 148) - MSA 84r° - . Je lui manifestai alors un grand désir de l'imiter. Elle approuva ma résolution, et il fut décidé que je ferais cet acte le lendemain. Mais restée seule et réfléchissant à mon indignité, je conclus qu'il me fallait une plus longue préparation. Je retournai donc voir sœur Thérèse et lui expliquai les raisons pour lesquelles je voulais différer mon offrande. Aussitôt son visage prit une expression de grande joie: «... Oui - me dit-elle - cet acte est encore plus important que ce que nous pouvons imaginer, mais savez-vous la préparation que le bon Dieu demande de nous? Eh bien! c'est de reconnaître humblement notre indignité. Ah! puisqu'il vous fait cette grâce, livrez-vous à lui sans crainte.» Ce qu'elle appelait « sa petite voie d'enfance spirituelle » était le sujet continuel de nos entretiens « Les privilèges de Jésus sont [1089v] pour les tout petits » - me répétait-elle. Elle ne tarissait pas sur la confiance, l'abandon, la simplicité, la droiture, l'humilité du petit enfant, et me le proposait toujours comme modèle. Un jour que je lui manifestais mon désir d'avoir plus de force et d'énergie pour pratiquer la vertu, elle reprit: « Et si le bon Dieu vous veut faible et impuissante comme un enfant... croyez-vous que vous aurez moins de mérite?... Consentez donc à trébucher à chaque pas, à tomber même, à porter vos croix faiblement, aimez votre impuissance, votre âme en retirera plus de profit que si, portée par la grâce, vous accomplissiez avec élan des actions héroïques qui rempliraient votre âme de satisfaction personnelle et d'orgueil.»

Un trait que je vais rapporter prouve qu'elle n'écrivit que par obéissance le récit de sa vie. Très peu de temps avant l'époque où elle commença cette composition, je lui avait dit: «L'histoire de ma vocation est si intéressante, que je vais l'écrire pour ne pas l'oublier; en la relisant plus tard, elle pourra me faire du bien.» - « Gardez-vous de faire une chose pareille - me dit-elle -; d'ailleurs vous ne pouvez pas le faire sans permission, et je vous conseille de ne pas la demander. Pour moi, je ne voudrais rien écrire sur ma vie sans un ordre spécial, [1090r] et sur un ordre que je n'aurais pas sollicité. C'est plus humble de ne rien écrire sur soi. Les grandes grâces de la vie, comme celles de la vocation, ne peuvent s'oublier; elles vous feront plus de bien en les repassant dans votre mémoire qu'en les relisant sur le papier.»

[Session 66: - 15 mars 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1092r] [Réponse à la vingt-deuxième demande] :

Il y avait une chose en sœur Thérèse de l'Enfant Jésus qui me frappait particulièrement, c'est qu'elle lisait dans mon âme ce qui s'y passait. Quand j'entrai ici, après avoir passé plus de deux ans dans un Carmel de Paris, j'eus du mal à m'habituer à la différence des usages; la comparaison que je faisais constamment entre ces deux Carmels me rendait bien malheureuse. La Servante de Dieu vit clairement que ces pensées feraient échouer ma vocation et les combattit de toutes ses forces. Lorsque je m'étais entretenue dans ces pensées, j'étais bien sûre d'être reprise par elle sans que je lui en aie rien dit. Si au contraire je les avais repoussées, elle me faisait part de son contentement. Lui ayant demandé comment elle devinait ainsi mes pensées, elle me répondit: « Voici mon secret: je ne vous fais jamais d'observations sans invoquer la Sainte Vierge, je lui demande de m'inspirer ce qui doit vous faire le plus de bien. Après cela, je vous avoue que souvent moi-même je suis étonnée de certaines choses que je vous dis sans réflexion de ma part. Je sens seulement, en vous les disant, que je ne me trompe pas et que Jésus vous parle par ma bouche.»

J'ai été subitement et merveilleu[1092v]sement consolée plus d'une fois par la seule puissance de sa prière. Avant ma profession, je me trouvai un jour brisée de fatigue et accablée de peines intérieures. Le soir, avant l'oraison, je  voulus lui en dire deux mots, mais elle me répondit: « L'oraison sonne, je n'ai pas le temps de vous consoler, d'ailleurs je vois clairement que j'y prendrais une peine inutile, le bon Dieu veut que vous souffriez seule pour le moment.» Je la suivis à l'oraison dans un tel état de découragement que, pour la première fois, je doutai de ma vocation. J'étais à genoux depuis quelques minutes, accablée de ces tristes pensées, quand tout à coup sans avoir prié, sans même avoir désiré la paix, je sentis un changement subit dans mon âme, je compris les charmes de la souffrance et je sortis de l'oraison absolument transformée. Le lendemain, je racontai à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ce qui s'était passé, et comme elle paraissait très émue, je voulus en savoir la cause. « Que Dieu est bon - me dit-elle alors -, hier au soir vous me faisiez une si profonde pitié que je ne cessai point au commencement de l'oraison de prier Notre Seigneur de changer votre âme et de vous montrer le prix des souffrances: Il m'a exaucée.»

[1093r] Avant de quitter sa charge en 1896, mère Agnès de Jésus devait nous faire faire profession à sœur Geneviève et à moi, car notre temps de noviciat était expiré. Les difficultés soulevées alors par mère Marie de Gonzague furent si grandes que je dus être retardée après les élections. J'eus le pressentiment de cette épreuve. Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus à qui je communiquai mes appréhensions, m'engageait inutilement à en faire le sacrifice. Un soir, je ne cessais de pleurer, remplie de cette triste pensée, lorsque tout à coup mes idées changèrent. Je me figurai être au dernier jour, et je voyais que le bon Dieu ne me demanderait pas si j'avais fait profession avant telle ou telle, mais si je l'avais beaucoup aimé et profité des occasions de le lui prouver. Le lendemain, je demandai à la Servante de Dieu si elle avait prié pour moi. « Oh! oui - me répondit-elle -, je m'y sentais fortement poussée, hier soir, pendant le silence.» L'heure où elle avait tant prié était précisément celle où la grâce avait surabondé dans mon coeur.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait l'intuition qu'elle serait le modèle d'une légion de « petites âmes.» Elle l'exprimait souvent avec une simplicité ravissante. Un jour je lui dis: « Je voudrais que vous mourriez pendant votre action de grâces après la communion.» « Oh! [1093v] non - me répondit-elle -, ce n'est pas ainsi que je désire mourir, ce serait une grâce extraordinaire qui découragerait les 'petites âmes', parce qu'elles ne pourraient pas imiter cela » - DEA 15-7 -

Elle me parla bien des fois de son espérance de « passer son ciel à faire du bien sur la terre.» Dans sa dernière « Composition récréative » qu'elle écrivit en janvier-février 1897, elle mit dans la bouche de saint Stanislas Kostka l'expression de ses pensées à ce sujet: « Ce qui me plaît le plus dans cette pièce - me dit-elle ensuite - c'est que j'ai pu exprimer ma certitude qu'après la mort on peut encore travailler sur la terre au salut des âmes. Saint Stanislas m'a servi admirablement pour dire mes pensées et mes inspirations à ce sujet.»

Voici le passage copié textuellement (Saint Stanislas s'adressant à la Sainte Vierge qui vient lui annoncer sa mort prochaine):

« Je ne regrette rien sur la terre et cependant j'ai un désir... un désir si grand que je ne saurais être heureux dans le ciel, s'il n'est pas réalisé... 0 Marie, dites-moi que les bienheureux peuvent encore travailler au salut des âmes... Si je ne puis travailler dans le paradis pour la gloire de Jésus, je préfère rester dans l'exil et combattre encore pour lui.

(La Sainte Vierge): [1094r] Tu voudrais augmenter les gloires de Jésus, ton unique amour; pour lui, dans la céleste cour, tu remporteras des victoires... Oui, mon enfant, les bienheureux peuvent encor sauver des âmes; de leur amour les douces flammes attirent des cœurs vers les cieux.

(Saint Stanislas): Oh! que je suis heureux... douce Reine du ciel, je vous en prie, quand je serai près de vous dans la Patrie, permettez-moi de revenir sur la terre, afin de protéger des âmes saintes, des âmes dont la longue carrière ici-bas complétera la mienne... Ainsi par elles je pourrai présenter au Seigneur une abondante moisson de mérites.

(La Sainte Vierge): Cher enfant, tu protégeras des âmes luttant en ce monde, plus leur moisson sera féconde et plus au ciel tu brilleras... » - RP 8 (finale) - .

Une autre fois je dis à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, en regardant le ciel: « Que nous serons heureuses, quand nous serons là-haut! » - « C'est vrai - reprit-elle -, mais pour moi, si j'ai le désir d'aller bientôt dans le ciel, ne croyez pas que ce soit pour me reposer! le veux passer mon ciel à faire du bien sur la terre [1094v] Jusqu'à la fin du monde. Après cela seulement, je jouirai et me reposerai. Si je ne croyais fermement que mon désir pût se réaliser, j'aimerais mieux ne pas mourir et vivre jusqu'à la fin des temps et sauver plus d'âmes.» Elle avait un air inspiré et plein de certitude en prononçant ces paroles. Vers 1895 ou 1896, avant de composer son manuscrit, la Servante de Dieu m'a raconté, dans une conversation intime, la vue prophétique qu'elle avait eue, dans son enfance, des épreuves qui signalèrent les dernières années de la vie de son père. Elle m'a aussi raconté comment la Très Sainte Vierge l'avait guérie miraculeusement d'une étrange maladie, et comment dans cette circonstance la statue de la Sainte Vierge avait disparu à ses yeux et avait été remplacée par la vision distincte de la Mère de Dieu elle-même.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Pendant sa vie au Carmel, la Servante de Dieu passa à peu près inaperçue dans la communauté. Quatre ou cinq religieuses seulement, et j'étais de ce nombre, pénétrant davantage dans son intimité, se rendirent compte de ce qui se cachait de perfection sous les dehors de son humilité et de sa simplicité. [1095r] Pour la masse, on l'estimait une religieuse très régulière, et on ne trouvait aucun reproche à lui faire. Elle eut à souffrir d'un certain sentiment de jalousie qui animait bon nombre de religieuses contre ce groupe des « quatre sœurs Martin.» Néanmoins, celles même qui ne se défendaient pas contre ce sentiment d'antipathie, faisaient une différence entre la Servante de Dieu et ses trois sœurs. Mère Marie de Gonzague, étant prieure, avait tout fait pour favoriser cette dérogation aux règles et obtenir de monseigneur l'évêque l'entrée des quatre sœurs. La chose faite, mère Marie de Gonzague fut la première à souffrir du sentiment d'antipathie dont j'ai parlé. Or, elle-même m'a dit à plusieurs reprises, interprétant bien le sentiment de toutes les autres. « S'il y avait à choisir une prieure dans toute la communauté, sans hésiter je choisirais sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, malgré son jeune âge. Elle est parfaite en tout; son seul défaut c'est d'avoir ses trois sœurs.» Quant au petit groupe de celles qui l'observaient mieux et l'appréciaient sans préjugés, je puis résumer leurs impressions en exposant les miennes. J'ai toujours considéré comme héroïque la sainteté de sœur Thérèse et je n'ai pas eu à modifier mon appréciation après sa mort. Dès le commencement de 1896, quand [1095v] je la vis souffrante, je commençai à recueillir soigneusement des souvenirs d'elle et particulièrement de ses cheveux. Ce n'était pas pour moi ni par une affection ordinaire que je recueillais ces souvenirs, mais dans la conviction qu'on en aurait besoin pour servir de reliques après sa mort.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

N'étant plus infirmière quand sœur Thérèse de l'Enfant Jésus fut mise à l'infirmerie, je n'ai pu l'approcher que rarement durant ses derniers mois. Je lui demandai un jour par écrit si elle avait de la joie à la pensée de sa mort prochaine. Elle m'écrivit ce billet: « Vous voulez savoir si j'ai de la joie d'aller en paradis? J'en aurais beaucoup si j'y allais, mais... Je ne compte pas sur la maladie, c'est une trop lente conductrice. Je ne compte plus que sur l'amour. Demandez au bon Jésus que toutes les prières qui sont faites pour moi servent à augmenter le feu qui doit me consumer » - LT 242 - , Le 12 août 1897, jour de mes 23 ans, elle m'écrivit sur une image, d'une main tremblante: « Que votre vie soit toute d'humilité et d'amour afin que bientôt vous veniez où je vais... dans les bras de Jésus » - LT 264 -

[1096r] Après le dernier lavage qu'on fit dans la maison avant sa mort, j'allai la voir; elle avait souffert plus qu'à l'ordinaire. Elle me dit en souriant: « Je suis bien contente d'avoir été si malade aujourd'hui, pour compenser les fatigues du lavage que je n'ai pu partager avec vous, ainsi que je n'ai rien à vous envier.» La voyant si malade, je lui dis un jour: « Oh! que la vie est triste! » - « Mais non, la vie n'est pas triste dit-elle -; si vous disiez: 'l'exil est triste', je vous comprendrais. On fait une erreur en donnant le nom de vie à ce qui doit finir. Ce n'est qu'aux choses du ciel, à ce qui ne doit jamais finir qu'il faut donner ce vrai nom, et à ce titre la vie n'est pas triste, mais gaie, très gaie » - CSM - . Trois jours avant sa mort, je la vis dans un tel état de souffrances que j'en avais le cœur déchiré. Je m'approchai de son lit, elle fit un effort pour me sourire, et d'une voix entrecoupée par l'étouffement elle me dit: « Ah! si je n'avais pas la foi, je ne pourrais jamais supporter tant de souffrances. Je suis étonnée qu'il n'y en ait pas davantage parmi les athées qui se donnent la mort.» La voyant si calme et si forte au milieu d'un tel martyre, je ne pus m'empêcher de lui dire qu'elle était un ange. « Oh! non - reprit-elle -, je ne suis pas un ange... Ils ne sont [1096v] pas si heureux que moi!.» Elle voulait me faire entendre qu'ils n'avaient pas comme elle le privilège de souffrir pour le bon Dieu.

Le jour de sa mort, après les vêpres, je me rendis à l'infirmerie où je trouvai la Servante de Dieu soutenant avec un courage invincible les dernières luttes de l'agonie la plus terrible. Ses mains étaient toutes violettes, elle les joignait avec angoisse et s'écriait d'une voix que la surexcitation d'une violente souffrance rendait claire et forte: « 0 mon Dieu... ayez pitié de moi!... 0 Marie, venez à mon aide!... Mon Dieu, que je souffre!... Le calice est plein... plein jusqu'au bord!... Jamais je ne vais savoir mourir!... » - « Courage - lui dit notre mère -, vous touchez au terme, encore un peu et tout va être fini.» « Non, ma mère, ce n'est pas encore fini... Je le sens bien... Je vais encore souffrir ainsi peut-être pendant des mois.» - « Et si c'était la volonté du bon Dieu de vous laisser aussi longtemps sur la croix, l'accepteriez-vous?.» Avec un accent d'héroïsme extraordinaire, elle dit: « Je le veux bien!.» Et sa tête retomba sur l'oreiller avec un air si calme, si résigné que nous ne pouvions plus contenir nos larmes. Elle était absolument comme une martyre attendant de nouveaux supplices. Je quittai l'infirmerie n'ayant pas le courage de supporter plus longtemps un spectacle [1097r] si douloureux. Je n'y revins qu'avec la communauté pour les derniers moments, et je fus témoin de son beau et long regard extatique au moment où elle mourut, le jeudi 30 septembre 1897, à 7 heures du soir'.

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

[1097v] Je ne sais rien autre chose sur son tombeau et sur le concours des fidèles au cimetière, sinon ce qu'on nous en rapporte ici dans des lettres ou les visites du parloir. Il résulte de ces communications que le concours des pèlerins à la tombe de la Servante de Dieu est un fait public et notoire.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Je suis émerveillée du courrier que l'on reçoit chaque jour au Carmel. Il vient de toutes les parties du monde. Je suis obligée d'en prendre connaissance étant chargée de collectionner ces lettres et de faire expédier les commandes de livres et d'images. Je dirai en général que je suis frappée de voir comme la dévotion qu'on porte à la Servante de Dieu s'accroît et s'étend chaque jour davantage; je le constate par le nombre des lettres qu'on voit toujours croissant. Actuellement, la moyenne est de cent par jour. Chacun a recours à elle avec une confiance touchante, et personne n'est déçu dans son espérance. Si certains constatent qu'ils n'ont pas été exaucés comme ils l'entendaient, ils avouent que les grâces spirituelles qu'ils ont reçues en échange surpassent les grâces matérielles qui leur ont été refusées, Tous font des vœux pour sa prompte glorification; beaucoup de prêtres offrent le saint sa-[1098r]crifice à cette intention; bref, il est rare de voir une sainte si universellement aimée. Et cet amour n'est pas de l'enthousiasme, puisque, au lieu de se ralentir, il va toujours en progressant. Il y en a même quelques-uns qui n'appréciaient pas d'abord sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, l'appelaient par dédain: « une enfant », « une petite sainte à l'eau de rose», mais, après une étude plus approfondie de sa vie et de sa petite voie d'enfance, ils sont devenus ses plus chauds admirateurs et ses plus fervents amis. Dans les lettres particulières que je reçois de mes parents et de mes amis, il y a souvent des actions de grâces adressées à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus pour des faveurs signalées. Mon ancien directeur dans le monde, monsieur l'abbé Charles, curé de Bagnolet (diocèse de Paris), écrivait le premier juillet 1908: « Je fais ma lecture spirituelle dans ces deux précieux écrins: « Histoire d'une âme » et « Pensées de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus », où l'on trouve des perles d'une grande valeur, et j'y puise de grands bienfaits pour mon âme. Tous les éloges qu'on pourrait en faire resteront toujours au-dessous de la vérité. Nous y avons, parfaitement exposée, la pratique simple et à la portée de tous, des conseils évangéliques, etc....»

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

[1098v] Je ne connais aucune opposition sérieuse à cette réputation universelle de sainteté.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Le souvenir des vertus que j'ai vu pratiquer à la Servante de Dieu m'est toujours un véritable stimulant. Lorsque je veux m'encourager à bien faire, je n'ai qu'à me demander ce qu'elle ferait à ma place; aussitôt je connais la ligne de conduite à tenir pour agir dans la plus grande perfection. Ma confiance en elle est telle que chaque jour je fais cette prière à l'Enfant Jésus: « Imprime en moi tes grâces et tes vertus enfantines, afin qu'au jour de ma naissance au ciel, les anges et les saints reconnaissent en ta petite épouse la fidèle image de ma petite sœur Thérèse de l'Enfant Jésus.» En toutes circonstances je recours à son intercession, et je remarque avec reconnaissance que je ne l'ai jamais fait en vain, non seulement pour moi, mais pour tous ceux que je lui recommande. Si sa puissance ne se manifeste pas toujours par des faveurs temporelles, elle se fait sentir par des grâces spirituelles beaucoup plus précieuses.

Voici quelques faveurs qui me sont [1099r] personnelles. Pour plus de commodité, j'avais fait à notre robe un gros pli, solidement cousu, à point de piqûre, afin de n'être pas obligée de former ce pli chaque matin, en mettant notre ceinture. Quelques jours avant la mort de la Servante de Dieu, je lui en parlai; aussitôt elle me dit de découdre ce pli, parce que c'était contre les usages. Néanmoins, je le laissai encore, remettant à plus tard de le découdre. Le lendemain de la mort de sœur Thérèse, ce malheureux pli ne me quittait pas l'esprit, et je me disais: « Elle voit que je l'ai encore, et peut-être en a-t-elle de la peine?.» Enfin je lui fis cette prière: « Chère petite sœur, si ce pli vous déplaît, défaites-le vous-même, et je vous promets de ne plus le refaire.» Chose étonnante! Dès le lendemain, je m'aperçus que le pli n'existait plus. J'en eus comme un sentiment de frayeur et en même temps de grande consolation. Ce me fut un avertissement de bien mettre en pratique tous ses conseils et ses recommandations. Le 28 février 1909, elle m'a guérie subitement d'une dilatation d'estomac qu'aucun remède ne pouvait vaincre. J'en souffrais depuis plus de deux ans et le mal allait toujours en empirant. Je voyais le moment où la nécessité m'obligerait d'abandonner l'austérité de la Règle. Dans ma détresse et pleine de foi, je me fis une onction sur l'estomac avec l'huile qui [1099v] brûle devant la Vierge qui a souri à la Servante de Dieu dans son enfance, suppliant ma petite sœur Thérèse d'avoir pitié de moi et de me guérir de façon à ce que je puisse suivre la Règle. Immédiatement tout malaise disparut, et cette grâce m'a été continuée jusqu'à ce jour 15 mars 1911.

Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus m'a aussi favorisée de ses parfums à différentes reprises: parfum de violettes, spécialement un jour où je venais de pratiquer un acte d'humilité; parfum de roses, émanant un jour des placards où sont renfermés ses livres et ses images; parfum d'encens, dans des circonstances où j'allais rendre service à son sujet. Le 15 septembre 1910, je me rendis au tour vers 6 heures du soir, pour prendre un colis arrivé de Bar-le-Duc. Sur la table j'aperçus une planche humide et vermoulue. Comme je m'en approchais, pour saisir le colis qui était sous la table, il s'échappa de ce morceau de bois, que je considérais comme une planche de rebut, une très forte et très délicieuse odeur d'encens. La pensée me vint alors que c'était un fragment du cercueil exhumé neuf jours auparavant. J'allai prévenir notre mère prieure pour la faire jouir de ce prodige, mais elle ne sentit rien. Une novice avertie reconnut l'odeur d'encens. Voyant cela, notre mère alla chercher une autre soeur, mais [1100r] sans la prévenir aucunement: celle-ci en approchant du tour fut frappée de la même  odeur d'encens. Notre mère emporta cette précieuse relique à la récréation pour la montrer à la communauté, mais nos soeurs ne sentirent rien que l'humidité et la moisissure, bien qu'elles fussent averties que c'était une planche du cercueil de la Servante de Dieu. Cette planche était en effet celle du côté de la tête du cercueil qui était tombée et qu'on n'avait pu retrouver. Monsieur le docteur La Néele, témoin expert à l'exhumation, à qui nous l'avons montrée, a parfaitement reconnu ce fragment. Il est à noter que ces parfums ne sont pas perçus aux moments où on s'y attendrait davantage: ainsi on a apporté à la communauté, le jour même de l'exhumation, le couvercle entier du cercueil et des fragments des vêtements, personne de nous n'a senti alors aucun parfum provenant de ces objets.

J'ai aussi senti visiblement le secours de la Servante de Dieu dans de grandes épreuves tombées sur ma famille. Elle n'a enlevé aucune souffrance, aucune humiliation à mes parents; mais elle leur a obtenu de porter chrétiennement ces épreuves, et chacun en a retiré un grand profit pour son âme. J'attribue aussi à la protection de la Servante de Dieu la conversion complète et [1100v ] bien nécessaire de ma plus jeune sœur, ainsi que sa vocation au Carmel. Elle m'écrivait l'année dernière: « Je n'en reviens pas moi-même de mon changement; je voudrais vivre comme autrefois dans l'indifférence que je ne le pourrais pas. Et dire que tout cela est venu à la suite d'une neuvaine à sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Petit à petit, j'ai aimé le bon Dieu, et je m'en suis sentie aimée; voilà tout le mystère de ma conversion etc....»

Les lettres que nous recevons au Carmel et que je parcours chaque jour, comme je l'ai dit ci-dessus, sont remplies non seulement de témoignages d'admiration pour la sainteté de la Servante de Dieu, mais un grand nombre renferme le récit de grâces temporelles et spirituelles obtenues par son intercession. Au cours de l'année 1909, j'ai compté 1830 actions de grâces de ce genre, provenant de tous les pays. En 1910 et 1911, j'ai renoncé à les dénombrer, à cause du travail intense que m'imposait cette charge de la correspondance.

[Réponse à la trentième demande]:

Je n'ai conscience d'aucun oubli, ni d'aucune erreur dans ma déposition.

[1101r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

Signatum: Soeur MARIE DE LA TRINITÉ ET DE LA SAINTE FACE, religieuse carmélite indigne.

Témoin 18 - Soeur Marie-Madeleine du Saint-Sacrement

Sœur Marie-Madeleine du Saint-Sacrement, converse, fut novice de la Sainte.

Mélanie-Marie-Françoise Lebon naquit à Plouguenast (diocèse de Saint-Brieuc) le 9 septembre 1869 et connut une enfance pauvre et laborieuse. Entrée au Carmel le 22 juillet 1892, en la fête de sainte Marie-Madeleine, elle en prit le nom. Elle reçut l'habit le 7 septembre 1893 et fit profession le 20 novembre 1894. C'est à cette occasion que sœur Thérèse composa la poésie Histoire d'une bergère devenue reine, que l'on chanta en récréation.

Confiée aux soins de la Sainte elle lui fut un sujet de préoccupations et de désagréments à cause de son caractère ombrageux et fermé, comme elle le fut d'ailleurs pour toute la communauté: « Une inquiétude secrète, que son inexpérience grossissait démesurément, et dont elle ne se débarrassera que tardivement, malgré toutes les avances de mère Agnès - écrit le P. Piat - la rendra sombre, fermée, sauvage, au point qu'il sera question de la renvoyer dans le monde. Avec cela, intelligente, active, faisant preuve de dons réels. Ici encore, un rude écheveau à débrouiller. Thérèse, en dépit de ses efforts héroïques, ne parviendra pas à capter la confiance de cette sœur, qui en conviendra humblement devant les juges ecclésiastiques: Je la fuyais. Ce n'était pas manque d'estime, au contraire, c'est que je la trouvais trop parfaite; si elle l'avait été moins, cela m'aurait encouragée'. 'Elle devinait tout ce qui se passait en mon âme', dira-t-elle encore... » (Sainte Thérèse de Lisieux à la découverte de la voie d'enfance, c. 7, p. 171).

Plus tard, en 1908, par l'intercession de sœur Thérèse elle fut guérie à la jambe, d'une furonculose pernicieuse. Elle se remit alors à travailler à la cuisine avec un grand dévouement jusqu'à un an avant sa mort (11 janvier 1916) *.

Le témoin déposa le 16 mars 1911 au cours de la 67ème session, f. 1103r-1110r de notre Copie publique.

TÉMOIN 18: Marie-Madeleine du Saint-Sacrement O.C.D.

[Session 67. - 16 mars 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1103r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Mélanie-Marie-Françoise Lebon, en religion sœur Marie-Madeleine du Saint Sacrement, religieuse converse du Carmel de Lisieux, née à Plouguenast (diocèse de Saint-Brieuc) le 9 septembre 1869, du légitime mariage de Eugène Lebon et de Marie-Louise Bidan. Je suis entrée au Carmel en juillet 1892, où j'ai fait profession le 20 novembre 1894.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Je fais tout pour le bon Dieu dans cette déposition et je ne suis influencée par aucun sentiment humain.

[Réponse à la huitième demande]:

[1103v] J'ai connu sœur Thérèse depuis mon entrée au Carmel jusqu'à sa mort; je l'ai beaucoup observée et je rapporterai mes souvenirs dans ma déposition. J'ai lu le livre de l'« Histoire d'une, âme.» Ce que sœur Thérèse y dit d'elle-même me paraît tout à fait conforme à ce que j'ai observé, mais je ne me servirai pas de ce livre pour mon témoignage.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une grande dévotion pour la Servante de Dieu, parce que je sens qu'elle m'obtient des grâces et qu'elle me protège. Je prie tous les jours et j'offre de petits sacrifices pour le succès du procès de sa béatification.

[Réponse de la dixième à la dix-septième demande]:

Je ne sais rien de particulier sur la vie de la Servante de Dieu avant la date de mon entrée au Carmel.

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Au commencement de 1893, six mois après mon entrée, mère Agnès étant devenue [1104r] prieure, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus devint maîtresse des novices.

[Demande du promoteur: la rév. mère Marie de Gonzague avait-elle alors le titre et remplissait-elle alors l'office de maîtresse des novices? Réponse]:

Oui, mère Marie de Gonzague, ancienne prieure, avait été nommée officiellement maîtresse des novices; mais c'était pour avoir la paix. Elle ne pouvait pas former les novices comme il fallait, et sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait reçu la mission officieuse de la suppléer d'une manière aussi discrète que possible dans ce ministère de formation. Il me semble qu'elle avait tout ce qu'il fallait pour diriger et nous faire devenir des saintes. On voyait qu'elle faisait tout ce qu'elle disait, aussi cela inspirait de l'imiter. Lorsqu'on l'interrogeait, elle réfléchissait toujours un instant avant de répondre. Toujours elle arrangeait les choses pour que le bon Dieu soit content. Ses décisions étaient très claires et très justes. Elle apportait dans notre formation beaucoup de zèle et de désintéressement. « Quoiqu'il puisse arriver - disait-elle -, je vous dirai la vérité; j'aime mieux être obligée de quitter la communauté que de laisser une âme dans l'ignorance. Si vous ne voulez pas pratiquer la vertu, [1104v] retournez dans le monde », disait-elle à l'une de mes compagnes - Source pre. -

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Je savais, comme toutes nos sœurs, qu'elle composait des poésies pour nos fêtes. Je n'ai su qu'après sa mort qu'elle avait écrit l'« Histoire de sa vie.»

[Réponse à la vingtième demande]:

Dès le début de mon entrée au Carmel, je remarquai que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne ressemblait pas aux autres religieuses. Il est vrai qu'en entrant au Carmel de Lisieux, je trouvai la communauté dans un état qui me donna une grande déception. Je croyais que toutes les carmélites étaient des saintes; mais petit à petit, je m'aperçus qu'il y avait, en ce temps-là, beaucoup de religieuses très imparfaites; on manquait notablement au silence, à la régularité et surtout à la charité mutuelle; il y avait entre les religieuses des divisions lamentables. La direction imprimée à la communauté était pour une grande part dans ces désordres. Dans ce milieu si peu édifiant, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne commettait jamais [1105r] le plus petit manquement. Non seulement elle n'imitait pas les religieuses imparfaites, mais elle me paraissait toute différente de plusieurs qui étaient cependant très édifiantes. Sa vertu était sans défaillance aucune et toujours fervente. Je me proposai même de me rendre compte par moi-même s'il ne serait pas possible de la trouver en défaut, car j'entendais sur son compte bien des critiques inspirées par l'esprit de parti. Je l'examinais donc partout, au lavage, à la vaisselle, dans les travaux communs, en récréation; j'essayais même parfois de mettre sa régularité à l'épreuve: jamais je n'ai pu réussir à la trouver en défaut.

TÉMOIN 18: Marie-Madeleine du Saint-Sacrement O.C.D.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

FOI. - Dans son grand esprit de foi, la Servante de Dieu nous rappelait sans cesse que nous devions voir Dieu dans notre mère prieure, même quand celle-ci était mère Marie de Gonzague.

CHARITÉ ENVERS DIEU. - Un jour que j'étais près d'elle dans sa cellule, elle me dit avec un ton qu'on ne peut rendre: « Le bon Dieu n'est pas assez aimé!... Il est si bon, pourtant!... Ah! je voudrais mourir!... », et elle éclata en sanglots. Je la regardai stupéfaite, me demandant devant quelle créature extraor-[1105v] dinaire je me trouvais, ne comprenant pas un amour de Dieu aussi véhément.

Je me rappelle l'avoir vue un matin, alors qu'elle était déjà très malade, assise près de l'avant chœur, avant la messe de huit heures. Elle paraissait épuisée et prêt de se trouver mal. Mais elle restait là malgré tout, parce qu'elle n'aurait pas voulu manquer une communion.

Cet amour du bon Dieu la portait à un zèle ardent pour les âmes, surtout pour les prêtres. Pour cela, elle cherchait toutes les occasions de faire des sacrifices. Elle nous disait: « Nous devions aimer à souffrir pour les prêtres. Plus vous avez de travaux, d'ennuis, de souffrances de tout genre, plus vous devriez être heureuses. Le bon Dieu nous demandera compte des prêtres que nous aurions pu sauver par nos prières et nos sacrifices et que nous n'aurons pas sauvés, à cause de notre infidélité et de notre lâcheté. Ne perdons pas un seul de nos petits sacrifices pour eux.»

CHARITÉ ENVERS LE PROCHAIN. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus s'occupait de préférence à faire du bien à celles de qui elle n'attendait ni joie, ni consolation, ni tendresse. J'étais de celles-là. Depuis les premiers jours jusqu'à sa mort, je ne me sentis jamais attirée vers [1106r] elle d'une manière sensible. Je la fuyais même. Ce n'était pas manque d'estime, au contraire, c'est que je la trouvais trop parfaite; si elle l'avait été moins, cela m'aurait encouragée. Je ne crois pas lui avoir jamais fait éprouver quelque consolation à mon égard. Pourtant, elle ne m'abandonna pas pour cela, au contraire elle me témoignait beaucoup de bonté. Lorsque je souffrais, elle s'ingéniait à me distraire et à m'égayer; elle ne cessait de me poursuivre pour me faire du bien, mais toujours avec une parfaite discrétion. Lorsque c'était mon tour d'essuyer la vaisselle, elle s'arrangeait souvent de manière à venir la laver pour me parler en tête à tête. Elle me témoignait de la confiance, afin de m'en donner aussi pour elle.

Sa charité pour le prochain était toute surnaturelle, comme le témoigne sa conduite à l'égard de ses trois sœurs carmélites et spécialement à l'égard de mère Agnès de Jésus, qu'elle aimait très tendrement. Un jour, il venait d'y avoir une scène violente entre notre mère Agnès de Jésus et mère Marie de Gonzague, et comme je me lamentais, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus me dit: « Je jubile: plus je vois souffrir notre mère, plus je suis heureuse. Ah!, sœur Marie-Madeleine, vous ne connaissez pas le prix de la souffrance, si vous saviez le bien que cela fait à son [1106v] âme »! Dans des occasions comme celle dont je parle, jamais elle ne s'écartait de la communauté, ne fut-ce qu'un instant, pour aller consoler ses sœurs; ce n'était que lorsqu'on l'envoyait chercher qu'elle sortait pour aller remettre la paix.

JUSTICE. - Elle aimait beaucoup la droiture et la vérité. Un jour, par plaisanterie, je voulus lui faire peur, et je feignis d'apercevoir une grosse araignée dont elle avait grande frayeur. Elle me reprit et me dit que les mensonges joyeux ne conviennent pas à des religieuses; qu'il faut être toujours « vrai.»

MORTIFICATION. - La Servante de Dieu était si mortifiée que, lorsqu'on avait à la cuisine un reste qu'on ne savait à qui offrir, on le lui donnait et elle le mangeait sans se plaindre. Elle nous disait (aux sœurs du voile blanc): « Il ne faut jamais goûter un plat inutilement.» Elle n'était pas traitée comme une malade et manquait des soins que réclamait son état. Cependant, je ne l'ai jamais entendue se plaindre. On aurait dit que plus elle souffrait, plus elle était contente. Jamais elle ne laissait rien paraître des souffrances du froid et des autres incommodités. Elle nous prêchait à nous cet amour de la souffrance et disait qu'il faut aller au devant du sacrifice et rechercher la mortification.

TEMPÉRANCE. - La Servante de Dieu [1107r] avait toujours le même visage. Jamais je ne l'ai vue de mauvaise humeur; jamais je n'ai pu deviner en elle un sentiment de colère contre moi, quoique jamais ses avances charitables n'aient été par moi payées de retour, par suite de la timidité dont j'ai parlé. A son lit de mort, elle dit à mère Agnès de Jésus, en parlant de moi: «Vous lui direz qu'au ciel je prierai pour elle, et je l'aimerai autant que les autres novices.» Elle n'aurait pas voulu d'ailleurs qu'on s'attachât à elle d'une façon naturelle.

J'ai remarqué aussi combien elle était silencieuse: je ne me rappelle guère l'avoir vue parler, même par nécessité, dans le temps du silence. Même quand elle parlait, elle évitait les paroles inutiles. Un jour, en direction, je lui disais des inutilités. Elle me dit: « Nous perdons notre temps toutes les deux; allons-nous-en.»

OBÉISSANCE. - J'ai remarqué la constante fidélité de la Servante de Dieu à tout quitter au premier son de la cloche, pour se rendre aux exercices.

PAUVRETÉ. - Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus cherchait constamment les vêtements et les objets les plus pauvres; ses chaussures étaient presque toujours en mauvais état. La sœur chargée de les raccommoder lui laissait toujours des alpargates toutes tordues et très incommodes.

[1107v] HUMILITÉ. - Dans son humilité, la Servante de Dieu se trouvait toujours assez bien traitée, trop bien même parfois. Je me rappelle qu'un jour elle me fit des reproches parce que je lui avais fait une soupe exprès pour elle. Comme quelques jours après je recommençais malgré sa recommandation, elle m'en témoigna une véritable peine; elle était pourtant très malade à cette époque. Il y avait à la cuisine une sœur qui ne l'aimait pas et parlait d'elle avec mépris (cette religieuse est morte). Voyant venir la Servante de Dieu, elle disait: « Regardez-la marcher, elle ne se presse pas! Quand va-t-elle commencer à travailler? Elle n'est bonne à rien!.» Quand sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, qui l'avait entendue, entrait, elle faisait un beau sourire à ma sœur... sans laisser deviner la moindre peine et la moindre rancune.

[Réponse à la vingt-deuxième demande]:

Ce qui augmentait ma timidité envers la Servante de Dieu et me rendait muette à son égard, c'est que je la trouvais trop éclairée: j'avais peur d'être devinée. Surtout lorsque j'avais été imparfaite, j'avais peur qu'elle ne lise dans mon âme.

[1108r] [Réponse à la vingt-troisième demande ]:

La Servante de Dieu a été d'une manière très générale inconnue ou même méconnue dans notre maison. A part quelques novices qui la voyaient de très près, personne ne remarquait l'héroïcité de sa vie. J'ai dit, en répondant à la question vingtième, que pour mon compte, je l'avais observée avec le plus grand soin, et dès ce temps, j'ai été convaincue de la sublimité de ses vertus; je savais qu'elle souffrait beaucoup, sans jamais le laisser paraître; qu'elle aimait extraordinairement le bon Dieu. Ce que j'ai appris de ses vertus depuis sa mort n'a guère ajouté à mon estime qui était aussi grande pendant sa vie. Mon jugement n'était pas influencé par aucune affection naturelle, puisque j'ai dit qu'au contraire, je me suis toujours tenue à son égard dans une attitude de réserve et presque de défiance. Parmi les autres religieuses, une moitié environ disait que c'était une bonne petite religieuse, bien douce, mais qui n'avait rien à souffrir et dont la vie était plutôt insignifiante. Le reste de la communauté partageant les animosités de parti, dont j'ai parlé, se montrait plus défavorable, disant qu'elle était gâtée par ses sœurs sans articuler d'ailleurs aucun reproche bien précis.

[1108v] [Réponse de la vingt-quatrième à la vingt-sixième demande]:

J'ai vu rarement la Servante de Dieu pendant les derniers mois de sa vie. Appelée avec la communauté au moment de sa mort, j'ai remarqué avec étonnement comment elle releva la tête alors qu'elle paraissait morte et fixa en haut un regard comme étonné et ravi. J'ai souvent assisté nos sœurs mourantes et je n'ai jamais rien remarqué de semblable.

[Réponse de la vingt-septième à la vingt-huitième demande]:

Depuis la mort de la Servante de Dieu, la conviction de sa sainteté est devenue [1109r] absolument unanime dans le monastère. La plupart des sœurs qui l'estimaient peu durant sa vie sont mortes. Les deux ou trois qui survivent, non seulement ne font plus opposition, mais loin de trouver exagéré ce qu'on dit de la sainteté de la Servante de Dieu, elles l'aiment de tout leur cœur et la prient avec une entière confiance. Je ne connais que par ce qui en est dit en récréation ce qui se passe hors du monastère touchant la réputation de sainteté de la Servante de Dieu. L'unanimité qui s'est faite parmi nous à ce sujet, me paraît déterminée par la certitude que nous avons toutes acquise de l'efficacité de sa protection et de son intercession auprès de Dieu.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'ai été témoin immédiate d'un fait bien singulier qui s'est passé à la cuisine dans l'été de 1910. J'avais à remplir un réservoir d'eau qui contient quatre grands brocs. Ma sœur Jeanne-Marie me proposa de m'aider. Elle commença par vider complètement le peu d'eau qui restait dans le réservoir. Je remplis, à la pompe, un premier broc que sœur Jeanne Marie versa dans le réservoir. Lorsqu'elle vint pour verser le second, elle trouva le réservoir rempli. Je suis [1109v] sûre de trois choses: l° que le réservoir avait été vidé, 2° que je n'avais pompé qu'un seul broc, 3° que le réservoir, que je remplissais deux fois par jour, contient quatre brocs. Sœur Jeanne Marie me dit qu'ayant beaucoup d'ouvrage, et se sentant fatiguée, elle avait invoqué la Servante de Dieu la priant de venir à son aide.

Au mois de septembre 1907, je dus m'immobiliser à l'infirmerie par suite d'un mal de jambe qui persista et s'aggrava durant huit mois. Ce mal consistait en une série ininterrompue d'abcès ou furoncles (35 en ces huit mois) avec amaigrissement du membre et dépérissement général. Au milieu de mai 1908, mère prieure, Marie-Ange, me proposa d'invoquer sœur Thérèse de l'Enfant Jésus pour obtenir de pouvoir reprendre mon travail à la cuisine. Pendant une première neuvaine, le mal empira plutôt. Nous commençâmes alors une seconde neuvaine qui amena la guérison complète. Le premier dimanche de juin, je repris mon service que je n'ai plus quitté depuis.

[A la trentième demande, le témoin répond n'avoir rien à déclarer].

[1110r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme,

Signatum: Soeur MARIE-MADELEINE

Témoin 19 - Claude-Marcel Weber

Né à Lorcelette, en Lorraine, le 25 avril 1835, Claude-Marcel Weber fut ordonné prêtre à Metz le 11 avril 1861. Au cours de sa déposition le témoin se reconnaît coupable de certaines fautes qui l'avaient conduit devant le tribunal civil allemand (la Lorraine étant alors annexée par l'Allemagne) et lui avaient valu d'être par deux fois suspens a divinis. Mais il témoigne aussi de sa conversion sincère, de sa tentative de se faire cistercien à Lérins et enfin de l'activité apostolique qu'il exerçait à Saint-Jean-de-Luz (diocèse de Bayonne), lorsqu'il reçut la triple grâce qui fait l'objet de sa déclaration. Il mourut le 20 octobre 1915.

Le témoin déposa les 22 et 23 mars 1911, au cours des sessions 69-70, f. 1127r- 1141r de notre Copie publique.

[Session 69: - 22 mars 1911, à 2h. de l'après-midi]

[1127r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[1127v] [Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Claude Marcel Weber né à Lorcelette, diocèse de Metz, le 25 avril 1835, du légitime mariage de Mathias Weber, propriétaire, et de Marguerite Albrecht. Je suis prêtre, ayant été ordonné à Metz le 11 avril 1861. J'ai exercé le ministère comme vicaire, puis curé jusqu'en 1873. A cette époque j'ai quitté le ministère et après avoir travaillé quelques années comme précepteur à l'éducation des enfants j'ai vécu dans le patrimoine de ma famille jusqu'en 1899; à cette époque j'ai fait neuf mois de noviciat chez les cisterciens de Lérins; obligé par ma santé de renoncer à cette vocation, j'ai passé deux ans dans une maison de retraite au Dorat, diocèse de Limoges; depuis ce temps je suis prêtre habitué à Saint-Jean-de-Luz, diocèse de Bayonne, où je suis approuvé pour la confession et la prédication dans toute l'étendue du diocèse.

[Le témoin répond correctement à la troisième demande].

[Réponse à la quatrième demande]:

Vers 1884, j'ai eu à répondre [1128r] devant les tribunaux civils d'Allemagne d'une accusation d'immoralité et à tort ou à raison j'ai été condamné à un emprisonnement de six années.

[Réponse à la cinquième demande]:

J'ai encouru deux fois la suspense a divinis vers l'année 1873, et j'ai été absous de cette censure l'année suivante 1874. Je confesse que j'ai eu autrefois de grands torts; je les avoue humblement. Mais depuis le bon Dieu m'a ramené à lui; je suis dans les dispositions les meilleures et dans les relations les plus régulières avec mes supérieurs ecclésiastiques, comme en font foi les lettres testimoniales de monseigneur l'évêque de Bayonne, que je présente au tribunal.

[Le témoin répond correctement à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Aucun motif humain, mais seulement le désir d'obéir à l'Eglise pouvait me déterminer à venir déposer, prévoyant que j'aurais à faire les aveux correspondants aux questions IV et V.

[1128v] [Réponse à la huitième demande]:

Tout mon témoignage est uniquement fondé sur mes observations personnelles. Je n'ai pas connu la Servante de Dieu, mais je rendrai témoignage: l° des grâces insignes qu'elle m'a obtenues; 2° de la diffusion de son renom de sainteté et de la puissance de son intercession dans le sud-ouest de la France et dans le nord de l'Espagne.

[Réponse à la neuvième demande]:

Si je n'avais une grande dévotion à la Servante de Dieu, je n'aurais pas fait un si long voyage pour apporter ma déposition. Je lui dois une grande reconnaissance parce qu'elle m'a rendu la vue miraculeusement, et des faveurs spirituelles infiniment plus précieuses. Je désire sa béatification, parce que alors on l'invoquera davantage et on obtiendra, par son intercession, beaucoup de grâces.

[Réponse de la dixième à la vingt-quatrième demande]:

Jusqu'à l'an dernier 1910, j'ignorais même l'existence de la Servante de Dieu: je n'ai donc rien de spécial à témoigner [1129r] sur toutes ces questions.

TÉMOIN 19: Claude-Marcel Weber

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

Hier, 21 mars, ma première démarche en débarquant du train à Lisieux, a été de me rendre au cimetière de la ville, pour témoigner ma reconnaissance à ma céleste bienfaitrice. C'était vers midi: j'ai trouvé, priant très fervemment près de la tombe, un soldat en tenue militaire. Comme je le félicitais de sa piété, il me dit qu'il venait remercier la Servante de Dieu de ce qu'elle avait guéri sa mère d'un cancer. J'ai aussi remarqué sur cette tombe un certain nombre de lettres et de billets adressés à la Servante de Dieu et déposés sur la terre parmi les fleurs. J'en ai moi-même déposé un paquet qui m'avait été confié par diverses personnes du pays basque, d'où j'étais parti pour venir à Lisieux.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Saint-Jean-de-Luz où j'habite (diocèse de Bayonne) est une station balnéaire, estivale et hivernale. Il y vient beaucoup de prêtres de toutes les régions de la France et de l'Espagne. A la suite de la guérison miraculeuse dont j'ai été [1129v] favorisé, je m'étais fait un devoir de répandre la connaissance des vertus et de la puissante intercession de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. A cet effet, j'offrais aux prêtres des images de le Servante de Dieu, à mettre dans leur bréviaire. Or, presque toujours on me répondait: « Oh! sœur Thérèse! nous la connaissons bien; on l'aime et on l'invoque dans notre pays.» Aux environs de Saint-Jean-de-Luz, et dans tout l'arrondissement de Bayonne, les prêtres du ministère portent des souvenirs et des images de la Servante de Dieu auprès des malades qu'ils vont visiter, près de ceux surtout dont ils poursuivent la conversion. Quant aux fidèles de cette région, sachant que j'ai été l'objet de faveurs particulières par l'intercession de la Servante de Dieu, ils s'adressent sans cesse à moi pour que je fasse prier à leur intention dans les Carmels de Lisieux et de Zarauz. Monseigneur l'évêque de Bayonne lui-même, ainsi que monseigneur Diharse son vicaire général et monsieur le chanoine Daranatz son secrétaire, sont d'ardents apôtres de la dévotion à sœur Thérèse: ils recommandent aux prêtres de l'invoquer surtout pour obtenir des guérisons spirituelles. J'ai voulu me rendre compte, pour en référer au tribunal, de la réputation de la [1130r] Servante de Dieu dans les nombreuses communautés françaises exilées à Zarauz et dans la province de Guipuzcoa. J'ai visité à cet effet non seulement le monastère du Carmel de Zarauz (exilé de Bordeaux), mais encore les maisons des visitandines, des ursulines et plusieurs communautés d'hommes. Partout j'ai recueilli les témoignages d'une dévotion intense. A la Visitation, en particulier, on m'a assuré que le souvenir de la Servante de Dieu et l'exemple de ses vertus est un stimulant très efficace de la ferveur. On veut imiter sœur Thérèse, et à la pensée du moindre manquement, on craint de résister à ses inspirations et de se rendre indigne de sa protection.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai connaissance d'aucune opposition à la réputation de sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Au printemps 1900, monsieur le docteur Baradat de Cannes (Alpes-Maritimes) que je consultais au sujet d'une anémie, me regardant incidemment dans les yeux, me dit: « Savez-[1130v] vous que vous êtes menacé d'une cataracte? » - « D'une cataracte? moi? - lui répliquai-je -; mais je vois encore assez bien pour mon âge et jamais personne de ma famille n'a été affligé de ce mal.» -« Dites tout ce que vous voulez - insista-t-il -, vous avez un commencement de cataracte bien caractérisée.» Je crus à une erreur de la part du médecin. Cependant, me trouvant en septembre suivant à Paris, je suis allé consulter le distingué oculiste Abbadie, du boulevard Saint Germain. Je fus reçu par l'un de ses aides: « Je ne vois rien - me dit celui-ci; mais venez », et il m'introduisit dans la chambre noire. Là, il m'examina minutieusement les yeux à la lumière électrique. « Oui - convint-il alors-, vous avez un commencement de cataracte; mais que cela ne vous inquiète pas, ça vous viendra plus tard... plus tard... et dans une dizaine d'années, quand elle sera mûre, vous viendrez nous trouver et l'on vous fera l'opération gratuitement.» « La belle fiche de consolation! - pensai-je en m'en allant -. Vivre dix ans dans la perspective d'avoir les yeux gratuitement charcutés! Et quel en sera le résultat?.» Depuis lors je n'ai plus consulté aucun oculiste ni aucun médecin au sujet de [1131r] mes yeux, ni employé aucun remède. J'attendais que la cataracte fut « mûre.» Cependant, le pronostic de l'aide de monsieur Abbadie ne tarda pas à se réaliser. Faible d'abord, le trouble de ma vue devint petit à petit tel que dès l'année 1906 je ne pouvais plus que difficilement lire et écrire, même avec de fortes lunettes. J'avais comme un voile sur les yeux et ce voile s'épaississait de plus en plus les années suivantes. A partir du commencement de 1908, j'avais constamment devant les regards une buée, un brouillard qui, en plein jour, m'empêchait de reconnaître à 12 pas mes meilleurs amis. Le crépuscule venu, je n'osais plus me hasarder dehors de peur de heurter les passants, de manquer le trottoir et de me faire écraser par les voitures. En mai 1909, un opticien de passage, voulant me vendre des lunettes, me fit avec ses instruments lire, à des distances variées, des imprimés à caractères gradués, tour à tour des deux yeux et de chaque œil à part. Il finit par me déclarer « l'œil droit complètement éteint et l'autre œil bien malade.» Il avait quelque peu exagéré, car d'une personne placée à deux pas de moi, je voyais encore, de ce seul œil droit, l'ombre, mais une [1131v] ombre vague, imprécise, informe, dont je n'aurais pas pu dire si elle était d'homme ou de quoi. La vision de l'œil gauche était devenue si faible que le Dimanche des Rameaux 1909 je suis tombé en bas des degrés du chœur que je ne distinguais plus, et cela devant toute la paroisse. Depuis lors, je tremblais de descendre les marches de l'autel que j'étais obligé de chercher au tâtonnement du pied. Bref, j'étais menacé de cécité complète à proche échéance et me sentais à la veille de ne pouvoir plus ni réciter mon bréviaire ni dire la sainte messe. J'envisageais déjà avec angoisse le voyage de Paris pour la fameuse opération gratuite, opération en elle-même scabreuse et de chance douteuse. Mais la divine Providence, qui dispose toutes choses avec suavité, m'avait, à mon insu, mis en relation avec les consœurs d'une « oculiste » qui sait rendre la vue aux aveugles sans onguent ni scalpel chirurgical.

TÉMOIN 19: Claude-Marcel Weber

Bien qu'apiphile passionné, je dus l'année dernière me défaire de toutes mes chères avettes que la faiblesse toujours croissante de ma vue ne me permettait plus de soigner. Et la révérende mère prieure de Zarauz avait acquis quelques unes de mes colonies. Or, au printemps dernier (1910), elle [1132r] m'exprima le désir d'avoir une reine d'abeilles italiennes, mais à la condition que je vinsse moi-même l'apposer à l'une de ses ruchées indigènes. Je lui répondis que je n'étais plus à même de faire une opération apiculturale aussi délicate et lui exposai le triste état de ma vue. Là-dessus, elle, avec sa robuste foi de carmélite, me répondit textuellement: « Ah! mais pas de ça! Les apiculteurs ont encore besoin de vous et nous carmélites surtout. Puisque la prière est toute puissante, nous allons faire violence au bon Dieu, et il sera bien obligé de vous rendre la vue.» Quelques jours après, je fus tout étonné de la facilité avec laquelle je pouvais lire et distinguer à mes pieds les marches de l'autel. Le même jour, je commandai la reine en question à un apiculteur d'Italie et prévins la mère prieure de la commande et de ma prochaine arrivée (mars 1910). A Zarauz, j'appris que la communauté avait fait une neuvaine pour obtenir la guérison de ma vue par l'intercession de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, dont jusque-là j'avais ignoré l'existence. C'est donc à un prêtre qui ne la connaissait pas, qui ne lui avait, lui personnellement, rien demandé, que l'angélique sœur [1132v] avait obtenu de son divin Epoux une insigne amélioration de ma vue. Je dis « amélioration », car, pour grand et surprenant que fût ce changement en mieux, je n'avais (pas) recouvré la vision claire et pleine. Nous convînmes donc, la révérende mère et moi, de faire une seconde neuvaine et elle me remit une image relique de celle que dès lors j'appelais ma « céleste oculiste », me recommandant de l'appliquer sur mes yeux chaque soir de la neuvaine (mai 1910). Or, cette neuvaine n'était pas finie que déjà je pouvais lire aisément les « Décrets de la S. Congrégation des Rites » qui se trouvent imprimés en caractères très fins en tête du Bréviaire Romain (édition in. 12 de 1902 de la Société de Saint Jean l'Évangéliste, Tournay) et qui auparavant ne présentaient à mes yeux qu'une page maculée indéchiffrable. Bien plus, je reconnais, depuis lors, les personnes à plus de cent pas. Nous avions commencé cette neuvaine le jeudi dans l'octave de la Pentecôte (19 mai). Vers la mi-juin je suis retourné en Espagne pour mettre ordre aux ruchées du Carmel. Nous décidâmes alors de faire une troisième neuvaine en action de grâces celle-là, et en même temps pour obtenir une plus parfaite lucidité de vue. Et. cette fois encore, ma [1133r] céleste oculiste exauça nos prières, ou plutôt celles de ses consoeurs de Zarauz, ainsi que l'atteste le fait suivant. Ayant recouvré la vue, je voulais redevenir apiculteur. J'achète donc une colonie d'abeilles dans une ruche du pays et la transvase, peuple et rayons, dans une de mes élégantes villas à cadres mobiles. Quelques jours après, je visite ma ruchée pour voir si tout est en ordre et j'y trouve plusieurs cellules royales dont les unes contenaient des larves déjà écloses et d'autres de simples oeufs. Oh! la vue de ces minimes oeufs d'abeilles, pareils à de petits bouts de tenu fil à coudre d'un blanc bleuâtre. Depuis des années, il m'avait été impossible de les apercevoir même avec de puissantes lunettes, et maintenant je les voyais de nouveau à l'oeil nu! Aussi avec quelle reconnaissance mes yeux se sont instantanément levés vers le ciel où ma céleste oculiste venait de réaliser, en ma faveur, sa résolution de faire du bien sur la terre.

Il n'y a donc plus de doute possible: la guérison de ma vue est réelle et persévérante. Je n'ai pas sans doute la vue d'un jeune homme de 20 ans, mais l'état de mes yeux est redevenu ce qu'il était avant l'apparition des premiers symptômes de cataracte en 1899. En somme, ma vue est meilleure que la vue normale d'un vieillard de mon âge (76 ans). Et cette guérison, incontestablement [1133v] merveilleuse, puisque obtenue sans l'intervention d'aucun secours ni remède humains, je la dois évidemment à l'intercession de celle qu'à cet effet nous avions invoquée: sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, morte en 1897 au Carmel de Lisieux. Gloire à Dieu! et reconnaissance à ma céleste oculiste!!

Je puis communiquer au tribunal une lettre de monsieur le docteur Baradat, à Saint-Gervais-les-Bains, Haute-Savoie, en date du 7 septembre 1910. Voici cette lettre: « Mon cher abbé: je me souviens fort bien d'avoir vu une certaine opacité, un nuage dans votre cristallin (gauche ou droit, je ne m'en souviens plus), qui me permit de présager l'apparition plus ou moins lointaine d'une cataracte. Il y a dix ans de cela! les souvenirs sont trop imprécis pour que je puisse les formuler dans un certificat. Cependant, malgré les milliers de malades dont j'ai eu à m'occuper, je me rappelle très bien cette constatation; j'ai vu quelque chose dans ce sens, et j'ai dû sûrement vous le dire. Je vous prie d'agréer, mon cher abbé, l'assurance de mes sentiments les plus cordiaux. Docteur Baradat.» Je puis aussi remettre au tribunal, [1134r] pour être insérée à la suite de ma déposition, l'attestation autographe de la révérende mère prieure du Carmel de Zarauz, relatant les circonstances dans lesquelles ont été faites les prières qui ont obtenu ma guérison.

[Ayant reconnu l'authenticité de ce document, les juges et le promoteur décident de l'insérer à la fin de la déposition, comme il suit]:

[Relation de la prieure du monastère de Zarauz]:

« J.M.J.T.

Je soussignée, prieure du Carmel du Bon Pasteur à Zarauz, Guipuzcoa, Espagne, déclare avoir fait avec toute la communauté trois neuvaines, la première en mars, puis en mai et juin 1910, à la Servante de Dieu sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, carmélite de Lisieux, pour obtenir le recouvrement de la vue de monsieur l'abbé C.M. Weber, prêtre lorrain du diocèse de Metz, domicilié à Saint-Jean-de-Luz, diocèse de Bayonne, dont un œil était perdu depuis plus d'un an et l'autre atteint de cataracte. Au cours de ces neuvaines, il a recouvré progressivement la claire vision des deux yeux, aussi bien de l'œil éteint [1134v] que de l'autre.

TÉMOIN 19: Claude-Marcel Weber

En foi de quoi j'ai signé avec les mères du conseil.

Signé: Sœur Thérèse Aimée du Cœur de Jésus, prieure

Sœur Marie-Thérèse de Jésus, sous-prieure

Sœur Marie de la Croix, 3e dépositaire,

Sœur Marie de la Trinité 1ère dépositaire,

Sœur Marie Joseph du Sauveur. Carmel du Bon Pasteur à Zarauz Le 10 août 1910.»

[Session 70: - 23 mars 1911, à 8h. 30]

[1138r] [1138v] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

[Demande du promoteur: faisant défaut l'attestation des médecins relative à cette maladie des yeux avant la guérison miraculeuse, pourriez-vous fournir au moins une attestation de la notoriété publique de cette infirmité? Réponse]:

Je n'ai pas prévu l'utilité de cette pièce, mais si le tribunal le désire, rien ne me sera plus facile que de l'obtenir après mon retour à Saint-Jean-de-Luz et de l'envoyer à monsieur le juge président. Tout le clergé de la ville et de la région sait en effet comment, avant mars 1910 mes confrères étaient souvent obligés de me conduire quand le temps devenait un peu sombre.

[Les juges admettent cette proposition en accord avec le promoteur et décident que ce document, authentifié par la curie épiscopale de Bayonne, sera joint aux Actes, à la fin de la présente déposition].

[Le témoin poursuit]:

J'ai appris de monsieur le chanoine [1139r] Daranatz, secrétaire de l'évêque de Bayonne, que deux faits miraculeux étaient attribués à l'intercession de 1a Servante de Dieu dans la région: l° La conversion, sur son lit de mort, d'un père de famille réfractaire aux pratiques religieuses. 2° La guérison d'une petite fille de six ans. J'ai moi-même fait une neuvaine à la Servante de Dieu, associant cette neuvaine quelques personnes, pour obtenir la conversion d'un athée niant publiquement l'existence de Dieu et paraissant inaccessible à toute idée religieuse. Or, pendant notre neuvaine, à la grande surprise de son entourage, il a spontanément commencé à parler de Dieu et à implorer sa miséricorde, en répétant: « Seigneur, ayez pitié de moi. »

Un calviniste sectaire de ma connaissance, ayant consenti à lire la « Vie de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus», a été tellement touché par cette lecture, qu'il va maintenant à l'église catholique, assiste aux instructions et paraît s'acheminer visiblement vers une prochaine conversion. Je connais, soit au Carmel de Zarauz, soit chez les ursulines de Getharia [sic], soit chez les visitandines de Zarauz, un certain nombre de guérisons et d'autres grâces temporelles et spirituelles attribuées par les religieuses et les supérieures de ces maisons, qui me l'ont elles [1139v]-mêmes rapporté, à l'intercession de la Servante de Dieu.

[Réponse à la trentième demande]:

J'ai exposé tout ce dont je me souviens.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ego testis, ita pro veritate deposui, illud ratum habeo et confirmo.

Signatum: CI. M. WEBER

Témoin 20 - Jeanne Guérin (La Néele)

Marie-Elisa-Jeanne Guérin était cousine de Thérèse. Fille d'Isidore Guérin, frère de la mère de la Sainte, elle naquit à Lisieux le 24 février 1868 et épousa le 1er octobre 1890 le docteur Francis La Néele. Ce fut pour elle une grande tristesse de n'avoir aucun enfant, mais elle accepta chrétiennement cette lourde épreuve et y fut aidée par Thérèse qui lui avait écrit le 17 octobre 1891: « J'espère que bientôt le bon Dieu enverra un petit Isidore aussi parfait que son papa, ou bien une petite Jeanne ressemblant exactement à sa maman », et encore à la mi-octobre 1895: « Bientôt j'en ai l'intime confiance, tu recevras un centuple plus abondant, un petit ange viendra réjouir ton foyer et recevoir tes baisers maternels.» Mais la Sainte l'exhorta, aussi, à l'abandon total à la Providence (lettre du 16 juillet 1897 à monsieur et madame Guérin).

Thérèse réconforta encore sa cousine lorsqu'elle dut accepter la séparation d'avec sa jeune sœur Marie qui entra au Carmel de Lisieux sous le nom de sœur Marie de l'Eucharistie (1870-1905). Ayant perdu son mari le 19 mars 1916, madame La Néele se dévoua davantage encore aux œuvres charitables et mourut le 24 avril 1938 à Nogent-le-Rotrou (Eure-et-Loir), où elle s'était retirée *.(Annales 14, 1938)

Au cours de son enfance et de son adolescence, tant en famille que chez les bénédictines, le témoin vécut avec la Sainte comme si elle avait été sa sœur. De plus au cours des dernières semaines de la vie de Thérèse, ses parents reçurent de leur autre fille carmélite, Marie de l'Eucharistie, des lettres du plus vif intérêt, lettres jointes par madame La Néele à son propre témoignage. On les trouve maintenant au 1er volume des Derniers entretiens, sous le titre de Lettres de témoins.

Madame La Néele déposa le 28 mars 1911, au cours de la 71ème session f. 1144v-1155r de notre Copie publique.

[Session 71: - 28 mars 1911, à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[1144v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Elisa-Jeanne Guérin, épouse de monsieur le docteur Francisque La Néele. Je suis née à Lisieux le 24 février 1868, du légitime mariage de Isidore-Victor-Marie Guérin pharmacien et de Céline Fournet. Je suis la cousine germaine de la Servante de Dieu, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus.

[Réponse à la troisième demande]:

J'ai la coutume de me confesser et de communier plusieurs fois par mois.

[1145r] [Le témoin répond correctement de la Quatrième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Bien que des liens de parenté m'attachent à la Servante de Dieu, j'espère que les sentiments d'affection que j'ai pour elle et pour toute sa famille n'obscurcissent pas mon jugement à son sujet. Je demande d'ailleurs au bon Dieu de rendre un témoignage sincère à la vérité.

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai surtout fréquenté la Servante de Dieu dans la période qui s'est écoulée depuis son arrivée à Lisieux (1877) jusqu'à son entrée au Carmel (1888). Elle avait quatre ans et demi et j'avais neuf ans et demi quand elle vint à Lisieux après la mort de sa mère. Nos relations pendant cette période furent constantes, d'autant plus que monsieur Martin était précisément venu à Lisieux après la mort de sa femme, sœur de mon père, pour se rapprocher de notre famille. Après l'entrée au Carmel de la Servante de Dieu, je ne l'entretins plus que de temps à autre au parloir, et nos relations devinrent nécessai-[1145v]rement moins intimes. Je n'utiliserai pas dans ma déposition l'« Histoire d'une âme », quoique j'aie l'impression que ce livre exprime la vérité. Je me servirai surtout de mes souvenirs personnels et des lettres échangées entre la Servante de Dieu et les membres de notre famille.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'invoque la Servante de Dieu, mais je constate qu'elle m'envoie plutôt des croix que des consolations. Depuis quelques années, je constate que de nombreuses grâces sont obtenues de tous côtés par l'intercession de la Servante de Dieu et j'en conclus que sa béatification est dans les vues de la Providence. J'avoue que, dans les premières années qui ont suivi sa mort, je ne prévoyais pas cette expansion de surnaturel qui m'a révélé une sainteté que je ne savais pas si grande.

[Réponse de la dixième à la treizième demande]:

Je n'ai pas sur tous ces points de souvenirs bien personnels.

[1146r]

TÉMOIN 20: Jeanne Guérin

[Réponse de la quatorzième à la quinzième demande]:

Etant petite, Thérèse était une enfant très pieuse, d'une sagesse exemplaire; je ne me rappelle pas jamais l'avoir vue désobéir, ni faire le plus petit mensonge. Elle fut entièrement formée par Pauline, qui grava en elle l'empreinte de toutes les vertus. Notre petite sainte avait une prédilection pour cette sœur (Pauline), qu'elle avait choisie pour remplacer sa mère. Mes parents aimaient Thérèse comme leur propre fille, et elle leur rendait leur affection, comme en témoignent les lettres qu'elle leur écrivait et que nous avons précieusement conservées. Je ne me rappelle pas l'avoir vue faire la plus petite peine à mon père et à ma mère, qui étaient dans l'admiration de ses vertus et de sa vie angélique. Souvent j'entendais dire autour de moi: « Cette enfant ne vivra pas longtemps, elle est trop angélique.» L'expression de sa figure était en effet celle d'un ange.

Je dois noter pourtant que la différence d'âge a fait que je n'ai peut-être pas autant connu la Servante de Dieu que ne l'a [1146v] connue ma jeune sœur Marie. Thérèse avait cinq ans de moins que moi, ce qui est beaucoup quand on est enfant; aussi, elle allait toujours avec ma jeune sœur, tandis que Céline et moi étions toujours ensemble. La Servante de Dieu n'était pas expansive et parlait très peu; je ne me rappelle l'avoir vue que très rarement prendre plaisir au jeu. Comme elle se plaignait fréquemment de maux de tête, je me figurais que c'était la souffrance qui la rendait si sérieuse. Jamais je n'aurais soupçonné, à cette époque, qu'elle était aussi sainte; elle était très impressionnable et pleurait pour rien.

A l'âge de 10 ans, elle fut prise d'une maladie terrible que nous attribuâmes au grand chagrin qu'elle eut du départ de sa sœur Pauline pour le Carmel: je me rappelle fort bien qu'elle en avait un chagrin très profond et que rien ne pouvait la consoler. Toutes les phases de cette maladie sont aussi très présentes à ma mémoire. Le docteur qui la soignait appelait cette maladie « Danse de Saint Guy.» Néanmoins, il me semble bien qu'il paraissait hésitant dans son diagnostic et laissait deviner qu'il y avait autre chose; mais quoi?... Il ne le savait pas lui-même, car certainement il l'eût dit à mon père.

[1147r] [Réponse de la seizième à la dix-huitième demande]:

Quand je vis entrer Thérèse au Carmel à 15 ans, tout en étant très édifiée de ses vertus, je pensai au fond de moi-même qu'elle entrait dans ce couvent pour y rejoindre Pauline, pour laquelle elle avait une si grande affection; mais mon père et ma mère ne pensaient pas comme moi. Mon père fut très mêlé aux détails de cette entrée au Carmel, et j'entendais mes parents dire que cette enfant était prédestinée. Mais c'est surtout pendant sa vie religieuse que ses vertus éclatèrent. J'étais mariée à Caen, et je ne voyais Thérèse qu'au parloir quand je venais à Lisieux; je devrais plutôt dire que j'y devinais sa présence, mais je ne la voyais ni ne l'entendais. L'inflexible Règle me condamnait à assister au parloir la grille complètement close; et je ne pouvais guère non plus entendre notre petite sainte, parce qu'elle parlait très peu et qu'elle s'effaçait complètement pour laisser parler ses soeurs. La prieure du Carmel (mère Marie de Gonzague) écrivait à mes parents, en parlant de Thérèse: « Jamais je n'aurais pu croire à un jugement aussi avancé en quinze années d'âge; pas un mot à lui dire: tout est parfait.» [1147v.1 Ma jeune soeur Marie étant entrée au Carmel en 1895, y vécut deux ans avec la Servante de Dieu. Souvent j'entendais dire à mes parents combien ils étaient heureux que soeur Marie de l'Eucharistie (c'était le nom de religion de ma soeur) l'ait eue comme modèle au début de sa vie religieuse. Les lettres que j'ai conservées de mes parents et de ma jeune sœur témoignent de l'admiration qu'ils avaient des vertus de Thérèse; et les lettres que nous recevions de la Servante de Dieu montrent aussi à quel degré de perfection elle était élevée.

[Réponse de la dix-neuvième à la vingt-troisième demande]:

Je ne sais rien de plus sur ces points que ce que j'ai témoigné en répondant aux questions précédentes.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

Quand elle fut bien malade (1896-1897) j'entendais dire par les carmélites et par les personnes qui l'approchaient, que sa résignation était très grande et qu'elle avait hâte de s'en aller avec le bon Dieu. Elle désirait mourir d'amour. Elle souffrit beaucoup pendant cette dernière maladie et sans aucun [1148r] soulagement. Quand elle fut morte, j'étais tellement persuadée qu'elle était avec le bon Dieu, que j'étais absolument convaincue qu'elle allait m'accorder toutes les grâces que je désirais. J'ai conservé toute une correspondance de cette époque, provenant de mes parents et de ma soeur carmélite: elle montre bien quelles étaient les dispositions de la Servante de Dieu vers la fin de sa vie. Voici les passages les plus remarquables de ces lettres:

(Lettre de ma mère, madame Guérin, à sa nièce, Céline Martin, soeur de la Servante de Dieu):

18 juin 1897

« Je pense que notre chère petite malade est toujours dans le même état; je me prends à espérer que le bon Dieu nous la laissera quelque temps encore. Ce n'est pas son désir à notre Thérèse! je le sais; mais il devient le sien néanmoins si c'est la volonté du bon Dieu... Il me vient quelquefois à la pensée de lui écrire. Je me dis: 'Peut-être serait-elle contente.. mais elle ne le dirait pas, elle est trop parfaite!'. Puis, je réfléchis et je pense que pour parler à ce cher petit ange il me faudrait prendre un langage angélique: je sens que les choses de la terre sont au-dessous d'elle, et je garde le silence. Mais dis-lui, ma Céline, que ce silence... est un si-[1148v] lence d'admiration et d'amour pour Dieu et pour la pauvre petite chère créature qu'il a élevée à une si haute perfection. Dis-lui que mon grand bonheur serait que mes chères filles lui ressemblent. Elle est si parfaite, cette enfant, que quand je pense à elle, les larmes me montent aux yeux....»

TÉMOIN 20: Jeanne Guérin

(Lettre de ma jeune sœur carmélite, Marie de l'Eucharistie, à notre père, monsieur Guérin):

« 8 juillet 1897

Lorsqu'on va voir Thérèse, elle est bien changée, bien amaigrie, mais toujours le même calme, et le mot pour rire. Elle voit arriver la mort avec bonheur, et n'en a pas la moindre peur. Cela va bien t'attrister, mon cher petit père: cela se comprend, nous perdons tous le plus grand des trésors; mais qu'elle n'est pas à plaindre! aimant le bon Dieu comme elle l'aime, comme elle sera bien reçue là-haut! Elle ira certainement tout droit au ciel. Quand nous lui parlions du purgatoire pour nous, elle nous disait: 'Oh! que vous me faites de peine! Vous faites une grande injure au bon Dieu en croyant aller en purgatoire: quand on aime, il ne peut y avoir de purgatoire'. Il y a quelque temps, notre mère (prieure) avait donné [1149r] à monsieur de Cornières (le médecin) sa poésie Vivre d'amour. Elle n'était pas encore malade à ce moment, elle avait simplement son état muqueux. Mais lorsqu'il l'eut lue, il dit à notre mère: Je ne vous la guérirai jamais: c'est une âme qui n'est pas faite pour la terre' ».

(Lettre de ma jeune sœur Marie de l'Eucharistie à notre mère, madame Guérin):

« 10 juillet 1897

Oh! elle n'est pas à plaindre, notre petite soeur, elle sera si heureuse! Elle est si bien préparée! Ce sera une si grande protection pour nous au ciel... Notre père (supérieur) lui disait hier: 'Aller bientôt au ciel? mais votre couronne n'est pas faite, vous ne faites que de la commencer!'. Alors, elle lui a répondu si angéliquement: 'Oh! mon père, c'est bien vrai, je n'ai pas fait ma couronne, mais c'est le bon Dieu qui l'a faite'! - Ah! oui, sa couronne est faite! c'est à nous maintenant de la faire aussi belle que la sienne et lorsqu'on a connu une aussi belle âme, on serait bien responsable de ne pas marcher sur ses traces »

(Lettre de madame Guérin à sa fille, soeur Marie de l'Eucharistie):

[1149v] « 12 juillet 1897 Nous commençons à espérer que cet accident va passer, et que notre chère petite reine (la Servante de Dieu) va le surmonter. Nous sommes dans l'admiration de tout ce qu'on nous dit d'elle. Mais cela ne suffit pas: il faut l'imiter, et comment arriver à un tel détachement, un tel bonheur de mourir? Jusqu'ici, je n'avais lu cela que dans la vie des saints; aujourd'hui, nous en avons l'exemple devant nous.»

(Lettre de soeur Marie de l'Eucharistie à monsieur Guérin, son père):

« 31 juillet 1897

Notre père supérieur est arrivé à 6 heures: il lui a administré l'Extrême Onction, et après il lui a apporté le bon Dieu... C'était bien touchant, je t'assure, de voir notre petite malade toujours avec son air calme et pur... Jamais on n'a vu mourir avec tant de calme. 'Que voulez-vous - nous disait-elle -, pourquoi la mort me ferait-elle peur? le n'ai jamais agi que pour le bon Dieu'. Et lorsqu'on lui dit: 'Vous mourrez peut-être le jour de telle fête', 'je n'ai pas besoin de choisir un jour de fête pour mourir - nous répond-elle -: le jour de ma mort sera le plus grand des jours de fête pour moi' » '.

[1150r] [Suite de la réponse à la vingt-quatrième demande]:

(Lettre de madame Guérin à sœur Marie de l'Eucharistie)

« Juillet 1897

... Pauvre petite reine! comme nous sommes tous avec elle par l'esprit et par le coeur! Comme elle envisage la mort avec joie! Ton petit père n'a pu retenir ses larmes en lisant le passage où elle parle de son entrée au ciel. C'est si joli! Il me semble que le bon Dieu doit contempler avec bonheur l'image de son Fils dans ce coeur d'épouse qu'il s'est choisi. Elle est si pure, notre petite [1150v] Thérèse, si sainte! Pour moi, elle est entrée au Carmel avec son innocence baptismale, et quels degrés elle a dû parcourir en si peu d'années! Ma chère petite Marie, je me prends souvent à remercier le bon Dieu que tu aies pu voir de près cette chère petite âme, que tu aies vécu de sa vie, trop peu de temps, hélas!... Mais Dieu sait bien ce qu'il fait. Cela n'empêche pas que nous cherchons, par nos prières, à garder au milieu de nous ce cher trésor... » '.

(De la même à la même):

« 24 juillet 1897

Je me demande encore comment notre petite Thérèse a pu, étant si faible, nous écrire une aussi belle lettre dont non seulement les pensées étaient sublimes, mais encore l'écriture très bien formée? le suis sûre qu'elle a dû être très fatiguée de cet effort dont nous lui savons un gré infini, car nous conserverons cette lettre-là dans nos archives. Elle le mérite... ».

(Lettre de monsieur Guérin à la Servante de Dieu, sa nièce, en réponse à la lettre dont il est parlé ci-dessus):

«25 juillet 1897

Mon cher petit ange,

[1151r]... Ta lettre nous a causé une surprise et une joie indicibles, elle a mouillé mes yeux de larmes. De quelle nature étaient-elles? je ne puis l'analyser. Une foule de sentiments divers les provoquaient: la fierté d'avoir une telle fille d'adoption, l'admiration d'un si grand courage et d'un si grand amour pour Dieu, et je ne puis te le cacher, ma chérie, la tristesse dont la nature humaine ne peut se défendre en face d'une séparation qui lui paraît éternelle. La foi et la raison protestent, l'on se rend à leurs arguments, mais elles ne peuvent empêcher les gémissements douloureux du corps qui se voit enlever un de ses membres les plus précieux. Tu étais la petite perle, tard venue, de ta bonne mère, tu étais la petite reine de ton vieux père, et tu es le fleuron le plus beau de cette couronne de lys qui m'entoure, m'embaume et me donne un avant-goût des perfections du ciel. Quelque soit la douleur qui, à certains moments, m'obsède et m'étreint, jamais il ne m'est venu à la pensée de chercher à te disputer aux tendresses de l'Epoux qui t'appelle... On dit que le cygne, toujours muet et silencieux pendant sa vie, exhale un chant sublime lorsqu'il voit la mort approcher. Ta lettre, ma chérie, est sans doute le dernier chant que tu nous as dédié. Nous le conserverons [1151v] comme un précieux dépôt. Les pieuses pensées qu'il nous inspire, nous apprendront peut-être à ressentir un peu la flamme du divin amour qui te consume, et à laquelle tu désires d'être unie plus intimement. Pauvre petit oiseau bleu qui a vu le buisson ardent depuis sa plus tendre enfance, qui a été fascinée par son éclat et qui s'en est tellement approchée qu'elle va bientôt se trouver confondue avec lui!

A Dieu, mon enfant bien-aimée, perle précieuse que m'avait confiée ta bonne mère, le souvenir de tes vertus et de ton innocence ne me quittera jamais, et j'espère que tes prières me vaudront d'être un jour réuni avec tous les miens dans le séjour éternel!

Celui qui a peut-être un peu le droit de se dire ton second père, et qui t'embrasse du plus profond de son cœur.

I. Guérin »

TÉMOIN 20: Jeanne Guérin

(Lettre de sœur Marie de l'Eucharistie à monsieur Guérin, son père):

« 17 août 1897

... Il ne faut pas croire que son désir d'aller au ciel soit un enthousiasme. Oh! non, c'est bien paisible. Elle me disait ce matin: 'Si l'on me disait que je vais guérir, ne croyez pas que je serais attrapée, [1152r] je serais contente tout autant que de mourir. J'ai un grand désir du ciel, mais c'est surtout parce que je suis dans une grande paix que je suis heureuse, car pour ressentir une joie immense comme quelquefois lorsque le coeur vous bat de bonheur, oh! non; je suis en paix, voilà pourquoi je suis heureuse' »

(De la même au même):

« 27 août 1897

... Maintenant, mon cher petit père, tu attends impatiemment des nouvelles de ta petite reine. Elles sont toujours les mêmes, de plus en plus faible, ne pouvant plus supporter le moindre bruit autour d'elle, même le froissement du papier, ou quelques paroles dites à voix basse. Il y a bien du changement dans son état, depuis le jour de l'Assomption. Et même, nous en sommes venues à désirer sa délivrance, car elle souffre le martyre. Elle nous disait hier: 'Heureusement que je n'ai pas demandé la souffrance, car si je l'avais demandée, je craindrais de ne pas avoir la patience de la supporter; tandis que me venant de la pure volonté du bon Dieu, il ne peut me refuser la patience et la grâce nécessaires pour la supporter'. L'oppression la fait toujours beaucoup souffrir... Elle disait hier: 'je dis au [1152v] bon Dieu que toutes les prières qui sont faites pour moi ne servent pas à alléger mes souffrances, mais qu'elles soient toutes pour les pécheurs'... »

(Lettre de madame Guérin à madame La Néele, sa fille aînée):

« 30 septembre 1897

... En effet, ce matin l'état est le même, la nuit n'a pas été bonne, mais l'état est le même. C'est vraiment une petite victime que le bon Dieu s'est choisie. Au milieu de ses souffrances, elle a toujours la même figure, le même air angélique. Monsieur l'abbé Faucon, qui l'a vue hier, m'a fait dire qu'il était dans l'admiration. Il a dû la confesser, puis elle lui a demandé sa bénédiction, mais toujours avec son petit air souriant et angélique qui ne l'abandonne jamais. Elle a toujours sa connaissance aussi lucide... ».

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

Je vais souvent prier au cimetière de la ville sur la tombe de la Servante de Dieu. Toujours, ou à peu près, j'y rencontre des personnes de toutes conditions qui viennent aussi prier. J'y ai vu des prêtres, des religieux et des laïques. Ce [1153r] concours de peuple a commencé vers l'époque où la publication de l'« Histoire d'une âme » a fait connaître la Servante de Dieu; il s'est beaucoup accentué depuis l'ordonnance de monseigneur l'évêque de Bayeux pour la recherche des écrits de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, et il va se développant tous les jours.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Les lettres et les relations qui parviennent au Carmel établissent que la réputation de sainteté de la Servante de Dieu est devenue universelle. Je connais l'ensemble de ces correspondances par ce que m'en disent mes cousines carmélites. De plus, à cause de la parenté qui m'unit à soeur Thérèse, je reçois personnellement un grand nombre de visites ou de lettres pour me demander mes souvenirs sur la vie de la Servante de Dieu, ou solliciter des images, des reliques, etc. Mon mari, monsieur le docteur La Néele, ayant acquis la maison des Buissonnets où la Servante de Dieu a passé son enfance, je sais qu'on vient, par dévotion, visiter cette propriété.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

[1153v] Je n'ai jamais entendu formuler contre la sainteté de la Servante de Dieu aucune critique ni opposition. Plusieurs personnes ont reconnu, comme moi, que la réserve et la simplicité de soeur Thérèse les avaient empêchées de discerner, pendant sa vie, toute l'héroïcité de sa vertu. Si ce qu'elles en ont appris depuis sa mort a été pour elles comme une révélation, elles n'ont pas songé pour cela à mettre en doute la vérité de cette perfection.

TÉMOIN 20: Jeanne Guérin

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Outre les relations, faites au Carmel, des grâces nombreuses et de tous genres obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu, j'ai reçu personnellement confidence d'un grand nombre de bienfaits obtenus par des personnes de ma connaissance. On me parlait de grâces spirituelles, de faveurs temporelles, de guérisons, etc. Je n'en ai pas noté le détail: je disais à ces personnes d'en faire le rapport au Carmel. Mais je puis attester d'une manière générale que la persuasion qu'on peut obtenir de grandes grâces par l'intercession de sœur Thérèse est très répandue. Pour me restreindre à ce qui intéresse directement les membres de ma famille, nous [1154r] avons attribué à l'intercession de la Servante de Dieu la paix et le calme inattendus dans lesquels est morte ma mère. Pendant sa dernière maladie, le souvenir de sœur Thérèse lui était très présent. Pendant une nuit de grandes souffrances, elle dit à mon mari, monsieur le docteur La Néele: « Il est vrai, je souffre beaucoup, mais je sens là, tout près de moi, ma petite Thérèse , sa présence me donne du courage, cela m'aide à supporter mes souffrances.» Ma mère avait une grande appréhension de la mort, et nous redoutions à cause de cela que sa fin ne fût très douloureuse; au contraire, elle s'abandonna à la volonté de Dieu avec le plus grand calme. Ses dernières paroles furent celles-ci: « Mon Jésus, je vous fais le sacrifice de ma vie pour les prêtres, comme ma petite Thérèse de l'Enfant Jésus.»

Il faut regarder aussi comme une grâce précieuse, l'influence sanctifiante qu'exerça la Servante de Dieu, principalement après sa mort, sur l'âme de ma jeune soeur carmélite, Marie de l'Eucharistie. Voici une lettre d'elle qui montre bien quel secours elle en obtenait pour sa perfection.

(Lettre de sœur Marie de l'Eucharistie à monsieur Guérin, son père):

[1154v] « 3 juillet 1898

... Puisque les récits des petites grâces obtenues par notre petit ange te font plaisir, je vais t'en raconter une qui m'est arrivée cet hiver et que je ne t'avais pas dite. Une jour qu'il faisait très grand froid, vers 5 heures du soir, j'avais tellement les pieds glacés qui c'était à peine si je pouvais marcher, je ne me les sentais plus. Il faut que je te dise avant, pour l'éclaircissement de mon histoire: 1° que les semelles de nos alpargates étant en corde, prennent très facilement l'humidité et que l'on est obligé de les faire sécher sur une chaufferette; mais la chaufferette chauffe simplement les alpargates lorsqu'on n'a pas les pieds dedans, l'usage des chaufferettes pour se chauffer les pieds étant interdit au Carmel; 2° second éclaircissement: A ce moment, je saignais fréquemment du nez, et notre mère m'avait obligée de mettre de temps en temps des alpargates chaudes; mais depuis quelques jours, les saignements de nez paraissant terminés, je trouvais l'obligation suspendue aussi. Donc ce soir-là, mes alpargates étant à sécher, je pouvais sans péché les mettre très chaudes puisque j'en avais la permission, mais je préférai en faire la mortification; je me disais: 'Si ma petite Thérèse était là, que me dirait-elle? [1155r] Oh! sa réponse serait catégorique, elle voudrait que je change nos alpargates pour en prendre de chaudes, parce que, pour ses petites novices, elle était toujours remplie de tendresse et les empêchait bien souvent de souffrir. Mais à ma place aussi, qu'aurait-elle fait? Ah! la petite coquine, elle aurait sauté sur ce moyen pour se mortifier, et serait restée les pieds glacés par amour pour le bon Dieu'. Alors, je m'adressai à elle et je lui dis: 'Puisque tu aurais fait cela, moi je vais le faire aussi; il ne fallait pas nous donner l'exemple, si tu ne veux pas qu'on le suive !. Ma résolution était donc prise, heureuse de donner quelque chose au bon Dieu. Je passai en chantant devant l'appartement où chauffaient nos alpargates. A peine avais-je passé la porte de l'appartement, crac!... Voilà que je sens quelque chose craquer à l'une de nos alpargates; je regarde... c'était irraccommodable; sur le moment il m'était impossible de continuer ma marche avec ces alpargates-là. Je fus donc obligée d'aller mettre des alpargates bien chaudes, puisque je n'en avais plus d'autres. Le bon Dieu a quelquefois de ces petites délicatesses, quand on se prive pour lui. Je reconnais là un des tours de ma petite Thérèse; c'était ainsi souvent qu'elle agissait, elle nous laissait faire ainsi de bon gré nos sacrifices, puis trouvait toujours quelque moyen pour les diminuer, lorsqu'ils étaient plei- [1155v ] nement acceptés.»

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne crois pas avoir rien oublié.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Témoin, j'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

Signatum: J. LA NÉELE

Témoin 21 - Étienne Frapereau

Etienne Frapereau naquit à La Jumellière (diocèse d'Angers) le 12 avril 1831.

Curé de Beaucouzé (1870-1876) et de La Salle-de-Vihiers (1876-1908), il se retira ensuite dans la communauté sacerdotale Saint-Martin de Beaupréau (Maine-et-Loire) où il mourut le 27 décembre 1913.

L'abbé Frapereau témoigna d'une apparition de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus à un prêtre âgé, monsieur Rossignol, qui avait été ainsi libéré de l'angoisse qui l'éprouvait à la pensée du jugement de Dieu.

Le témoin déposa le 30 mars 1911, au cours de la session 72ème, f. 1161v-1164r de notre Copie publique.

[Session 72: - 30 mars 1911 à 8h. 30]

[1161v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Etienne Frapereau né à La Jumellière, diocèse d'Angers, le 12 avril 1831, du légitime mariage de Charles Frapereau horloger et de Jacquine Colaisseau. Je suis prêtre, aujourd'hui retraité à la communauté de Saint-Martin de Beaupréau, diocèse d'Angers. Ma vie sacerdotale s'est écoulée dans l'exercice du ministère paroissial, ayant été successivement curé de Beaucouzé (1870-1876) et de La Salle de Vihiers, diocèse d'Angers (1876-1908); depuis 1908 je suis à Beaupréau.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[1162r] [Réponse à la huitième demande]:

Mon témoignage portera seulement sur un fait miraculeux que j'ai appris de celui-là même qui en a été l'objet, comme je l'exposerai en racontant le fait.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je ne puis pas dire que j'aie une dévotion particulière pour la Servante de Dieu. On en a beaucoup parlé à la communauté où j'habite et j'ai lu sa Vie qui m'a beaucoup édifié.

[De la dixième à la vingt-huitième inclusivement, les demandes sont omises, car pour la citation de ce témoin le vice-postulateur n'a insisté que sur un seul fait, à savoir l'assertion de l'apparition de la Servante de Dieu. On en arrive donc aussitôt à la vingt-neuvième demande. Le témoin répond]:

Celui qui a été favorisé de cette apparition est monsieur l'abbé Rossignol, âgé d'environ 76 ans. Il avait été professeur au grand séminaire de Luçon, pendant environ 26 ans; il y avait enseigné successivement la théologie dogmatique et morale. Depuis quatre ans environ, il faisait partie de notre commu- [1162v ] nauté de prêtres retraités à Saint-Martin de Beaupréau. Monsieur Rossignol jouissait dans tout le diocèse de Luçon d'une réputation de professeur très distingué et de prêtre d'une haute sainteté. A la communauté, nous le considérions tous comme un « saint.» C'était une âme timorée; l'ombre d'un péché véniel l'aurait fait trembler. Il passait chaque jour deux heures entières auprès du Très Saint Sacrement, et pendant tout ce temps il se tenait à genoux, malgré son âge et ses infirmités. Après sa mort, on a trouvé plusieurs instruments de pénitence dont il faisait usage, et personne n'en a été étonné. Il était d'un jugement très calme et très sûr, c'était un homme positif de grande expérience et n'était pas porté aux écarts d'imagination. Il souffrait depuis longtemps d'une affection chronique des intestins, mais cet état ne l'empêchait pas de prendre part à toute la vie commune et ne faisait nullement prévoir, à la date de l'apparition, la mort presque subite qui eut lieu deux jours après. La lecture de la vie de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus lui avait inspiré une très grande dévotion pour la Servante de Dieu. Voici maintenant le simple récit du fait extraordinaire dont il a été l'objet:

Le 16 janvier dernier, au matin, [1163r] je lui demandai des nouvelles de sa santé; il me répondit: « Merci, la nuit a été bonne, bien bonne, vu mon état habituel, mais ce qui a été bon surtout, très bon, c'est mon réveil et mon lever de ce matin, J'ai vu à ce moment la petite sœur Thérèse, c'est bien elle, je l'ai bien vue et reconnue telle que nous la donne sa photographie; elle se tenait au chevet de mon lit; elle me regardait en souriant et me fit comprendre par ses signes et l'expression de tout son visage qu'elle venait me dire: je m'occupe de votre affaire... de l'affaire; ça va venir bientôt, comptez-y'. Il a ajouté: ce n'est pas un rêve, j'étais parfaitement éveillé.»

TÉMOIN 21: Etienne Frapereau

Que signifiaient ces paroles de monsieur Rossignol? La discrétion m'empêcha de le lui demander. Il s'éloigna l'air heureux, en me recommandant de ne parler de cela à personne. La mort de ce saint prêtre, arrivée soudainement le surlendemain, m'a délié de ma promesse et me permet de dire aujourd'hui ce qu'il voulait tenir caché - je n'en doute nullement - par esprit d'humilité. On m'a dit que monsieur Rossignol avait une terreur exagérée des jugements de Dieu, d'où l'on a inféré que l'apparition de la Servante de Dieu avait pour objet de [1163v] lui annoncer sa mort prochaine et de le rassurer. Le fait est qu'au moment de mourir, il a fait, en ma présence, le sacrifice de sa vie avec des transports de joie extraordinaire, sans aucune manifestation de frayeur ou de crainte. Mais ces appréhensions intérieures de son âme, je dois dire qu'il ne me les avait jamais manifestées, je les ai connues par ce que m'en a dit le père Arsène, religieux trappiste de Belle-Fontaine, son confesseur ordinaire, et aussi monsieur l'abbé Gaignet qui avait été son collègue à Luçon pendant 16 ans, je tiens aussi du même père Arsène que monsieur Rossignol lui avait fait le 16 janvier le même récit de l'apparition qu'il m'avait fait à moi-même. D'ailleurs, j'ai en main, pour la verser au Procès, l'attestation écrite et légalisée de ce dit père Arsène, pièce rédigée sur la demande de monseigneur de Teil, vice-postulateur.

[Les juges reconnaissent l'authenticité de ce document et après l'avoir montré au promoteur de la foi, ils ordonnent que moi, notaire, je l'insère au terme de la présente attestation].

[1164r][Réponse à la trentième demande]:

J'ai dit tout ce que je sais.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Signatum:Testis deposui ut supra secundum veritatem, ratum habeo et confirmo.

ETIENNE FRAPEREAU, presbyter

[1164v] [Relation authentique du révérend père Arsène]:

Je soussigné, atteste que le seize janvier 1911, j'ai reçu la visite de monsieur l'abbé Rossignol qui s'adressait à moi pour les confessions. Il m'a dit avoir vu ce matin-là, à son réveil, la Servante de Dieu soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, qui se tenait près de son lit. Je sais personnellement aussi la grande dévotion qu'il avait pour elle. Il m'avait fait le confident des terreurs qu'il avait des jugements de Dieu, après sa mort. J'ai été heureux d'apprendre que, deux jours après, quelques heures avant sa mort, il avait offert avec enthousiasme à Dieu le sacrifice de sa vie.

Signé: Frère MARIE ARSÈNE, O.C.R., presbyter.

Témoin 22 - Jean-Jules-Pierre Gaignet

Jean-Jules-Pierre Gaignet naquit à Gué-de-Velluire (diocèse de Luçon) le 11 mai 1839. Professeur de théologie dogmatique et d'Ecriture Sainte au grand séminaire de Luçon, puis, devenu sulpicien, professeur de théologie morale à Dijon et supérieur du grand séminaire de Limoges, résidant enfin à Issy, monsieur Gaignet témoigne au sujet de l'apparition de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus à l'abbé Rossignol le 16 lévrier 1911, dont il vient d'être question. Il apporte des compléments d'information.

Le témoin déposa les 30 et 31 mars 1911, au cours des sessions 72 et 73, f. 1165r-1172r de notre Copie publique.

[Session 72: - 30 mars 1911, à 3h. de l'après-midi]

[1165r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Jean-Jules-Pierre Gaignet, né au Gué-de-Velluire, diocèse de Luçon, le 11 mai 1839, du légitime mariage de Jean Gaignet, cultivateur, et de Modeste Freté. Je suis prêtre du diocèse de Luçon; après avoir été professeur pendant quelques mois au petit séminaire des Sables-d'Olonne (18621863), j'ai été appelé au grand séminaire de Luçon, où j'ai été professeur d'Ecriture Sainte, puis de théologie dogmatique (1863-1884). Je suis ensuite entré dans la Congrégation de Saint Sulpice (1884); après avoir enseigné la théologie morale à Dijon (1884-1885) à titre d'auxiliaire j'ai fait mon noviciat (18851886) et j'ai été envoyé comme supérieur au grand séminaire de Limoges (1886-1905). Depuis ce temps, [1165v] je suis à la résidence de Saint Sulpice à Issy, diocèse de Paris.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

TÉMOIN 22: Jean Gaignet

[Réponse à la huitième demande]:

Mon témoignage se limite au cas de monsieur l'abbé Rossignol, favorisé à Beaupréau d'une apparition de la Servante de Dieu. Je puiserai la matière de ma déposition dans la connaissance personnelle que j'ai eue des dispositions de monsieur Rossignol qui a été d'abord mon professeur, puis mon collègue au grand séminaire de Luçon. A ce double titre, j'ai vécu dans son intimité pendant 25 ans.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une dévotion particulière pour la Servante de Dieu, dont j'ai lu la vie avec beaucoup d'édification. J'ai reconnu en elle une âme d'élite et d'une sainteté héroïque dont je désire et espère la béatification.

[Comme à la requête du vice[1166r]postulateur le témoin avait été cité pour donner son témoignage sur l'apparition de la Servante de Dieu, les demandes sont omises de la dixième à la vingt-huitième inclusivement, et l'on passe tout de suite à la vingt-neuvième. Réponse du témoin]:

J'ai connu intimement pendant 25 ans monsieur l'abbé Jules Rossignol, directeur au grand séminaire de Luçon, où il a successivement enseigné et avec un égal succès la théologie dogmatique et morale. Il avait l'esprit ferme et élevé; son enseignement était précis et d'une parfaite orthodoxie: c'était un professeur hors ligne. Il était prudent dans ses conseils et ne manifestait aucune tendance à un mysticisme exagéré; ses vertus, et notamment son humilité, écartent la pensée et même le soupçon qu'il ait voulu se rehausser dans l'estime de ceux auxquels il a confié le secret de l'apparition dont il dit avoir été favorisé. Cette faveur surnaturelle d'une vision de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, il en a fait confidence à deux personnes différentes, dont le témoignage m'est parvenu comme je vais dire. Le premier confident de cette grâce fut monsieur l'abbé Frapereau, ancien curé de la Salle de Vihiers, son collègue de pension à la communauté de Saint-Martin de Beaupréau. J'ai eu entre les mains et j'ai lu le rapport écrit [1166v] que ledit monsieur Frapereau avait fait de cette communication au vice-postulateur de la Cause. De plus, j'ai vu ces jours derniers le même monsieur Frapereau qui m'a fait verbalement et avec encore plus de détails le même récit. Il m'a dit que le matin du 16 janvier 1911, comme il demandait à monsieur Rossignol des nouvelles de sa santé, celui-ci lui avait répondu que la nuit avait été bonne et même très bonne, et surtout son réveil, car alors il avait vu distinctement au chevet de son lit la Servante de Dieu soeur Thérèse de l'Enfant Jésus qui lui était apparue souriante, lui faisant comprendre que l'affaire qu'il lui avait confiée, était en bonne voie.

L'autre confident de monsieur Rossignol fut le père Arsène, trappiste de Bellefontaine, son confesseur. J'ai vu en effet, au Carmel de Lisieux, un rapport écrit et signé de la main dudit père Arsène, avec la signature légalisée, dans lequel ledit père Arsène atteste que monsieur Rossignol lui a déclaré le fait de l'apparition près de son lit de la Servante de Dieu. Dans cette pièce, le père Arsène parle aussi des grandes craintes qu'avait monsieur Rossignol des jugements de Dieu. Je ne doute pas que monsieur le vice-postulateur se propose de verser un jour cette pièce au dossier du Procès. La connaissance que j'ai de la valeur morale de monsieur Rossignol me fait affirmer que [1167r] son témoignage est très recevable quand il atteste que la sœur Thérèse de l'Enfant Jésus lui est apparue et qu'il l'a parfaitement reconnue à sa ressemblance avec ses portraits. Je tiens donc ce fait comme réel sans aucune hésitation.

[Demande du juge: savez-vous si ledit monsieur Rossignol jouissait encore à la fin de sa vie de la remarquable lucidité d'esprit dont vous avez parlé? Réponse]:

Je n'en doute pas et n'en puis douter, vu les témoignages que j'en ai reçus de ceux qui l'ont connu jusqu'au dernier moment, notamment monsieur Frapereau et le propre neveu de monsieur Rossignol, prêtre distingué et très grave du clergé de Luçon.

[Puis le témoin poursuit]:

Quant au sens à attacher à cette parole de monsieur Rossignol: « Elle m'a fait comprendre que mon affaire était en bonne voie », tout le monde a regretté que monsieur Frapereau n'ait pas insisté pour savoir de lui quelle était cette affaire. Ceux qui connaissaient bien monsieur Rossignol ont interprété dans deux sens, qui d'ailleurs ne s'excluent pas, et sont également à l'honneur de cet excellent prêtre: l° la Servante de Dieu veut le rassurer contre les craintes qu'il avait des jugements de [1167v] Dieu. Ces craintes, il me les avait souvent manifestées, soit comme ami, soit comme directeur de sa conscience (j'étais en effet son confesseur entre 1870 et 1884). Or, au dire des témoins de sa mort, l'épanouissement insolite de son visage, la cessation subite de ses craintes, le sacrifice de sa vie fait avec enthousiasme, sont des faits qui contrastent tellement avec l'état habituel de monsieur l'abbé Rossignol, qu'on a toute raison de les considérer comme les effets de l'apparition de sœur Thérèse. 2° Dans cette apparition, monsieur Rossignol a pu voir l'annonce de sa fin prochaine et, par le fait même de sa mort, la solution d'une affaire qui lui était fort à cœur et qu'il recommandait à la Servante de Dieu. Voici la nature de cette affaire telle qu'elle m'est exposée dans une lettre que monsieur l'abbé Camille Rossignol, son neveu, m'a écrite. Il avait fondé une belle école chrétienne et comptait pour l'entretenir sur ses ressources personnelles. La prolongation de sa vie, diminuant ses ressources, paraissait compromettre l'avenir de son œuvre. « Dans sa pensée -m'écrit son neveu - il devait mourir pour que son école vécût.»

TÉMOIN 22: Jean Gaignet

[Session 73: - 31 mars 1911, à 8h. 30]

[1171v] [Réponse à la trentième demande]:

Je crois avoir dit tout ce que je sais concernant la Cause.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum [1172r] habeo et confirmo.

Signatuni: J. GAIGNET, prêtre

Témoin 23 - Anatole-Armand-Marie Flamérion, S.J.

Anatole-Armand-Marie Flamérion naquit à Paris le 7 octobre 1851. Il entra dans la Compagnie de Jésus, enseigna pendant dix ans dans divers collèges en s'adonnant aussi à la prédication et fut nommé directeur de la «Villa Manrèse», maison de retraites sise à Clamart, près Paris. Il était là bien placé pour se rendre compte du profond attrait exercé sur les prêtres par sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Il succédait en 1909 au père de Haza comme exorciste du diocèse de Paris.

Le père Flamérion souligne avec combien de prudence il faut savoir mesurer les paroles des obsédés.

Rappelons que mère Agnès avait écrit le 12 janvier 1911 au père postulateur: «Nous recevons de plus en plus de lettres de tous côtés qui témoignent de la confiance qu'inspire l'intercession de notre petite sœur; elle continue à guérir les corps et à convertir les âmes. Le démon dans les exorcismes est obligé d'en convenir. Un père jésuite très sérieux m'en écrivait dernièrement en confidence: La Providence et l'obéissance m'ont confié la même mission qu'au vénéré père de Haza et sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus se montre bien puissante dans les luttes dont je suis chargé contre l'esprit malin. A plusieurs reprises, le démon pris de peur et forcé d'en faire l'aveu humiliant s'est écrié, montrant un point de l'horizon: « Ah! la voilà! » «Qui donc?» - «La petite carmélite! » - « Dis son nom! » - « Thérèse de l'Enfant-Jésus! » - Et, à une autre reprise, il ajoute furieux: « Elle est là, la petite mangeuse des prêtres! Oh! qu'elle m'en a arrachés! » (Arch. Gen. OCD, 398d: 9). Le père Flamérion déposera aussi au Procès Apostolique le 25 août 1916.

Le présent témoignage a été donné le 3 avril 1911, au cours de la 74ème session, f. 1175v- 1180r, de notre Copie publique.

TÉMOIN 23: Anatole Flamérion S.J.

[Session 74: - 3 avril 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1175v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Anatole-Armand-Marie Flamérion, né à Paris paroisse Saint-François-Xavier, le 7 octobre 1851, du légitime mariage de Nicolas-Alexandre Flamérion, employé à la ville de Paris, et de Louise Adélaïde Charlotte Sicart. Je suis religieux profès de la Compagnie de Jésus. J'ai été appliqué pendant 15 ans à l'enseignement dans un collège et simultanément aux œuvres et à la prédication; ensuite j'ai été spécialement appliqué à la prédication, jusqu'en 1900, A cette époque, j'ai été appelé à diriger la maison dite « Villa Manrèse » à Clamart, diocèse de Paris, où se donnent des séries de retraites sacerdotales. Depuis 18 mois, j'ai été désigné par monseigneur l'archevêque de Paris pour exercer dans ce diocèse les fonctions d'exorciste.

[1176r] [Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

Je n'ai pas connu la Servante de Dieu si ce n'est par la lecture de l'« Histoire d'une âme », je ne me servirai d'ailleurs pas de cet ouvrage dans ma déposition. Les détails que j'ai à faire connaître au tribunal se rapportent à des grâces obtenues par la Servante de Dieu, depuis sa mort, et je les ai connues par mon observation personnelle dans l'exercice de mon ministère, soit d'exorciste, soit aussi de directeur des prêtres dans les retraites qu'ils viennent faire à la « Villa Manrèse.»

[Réponse à la neuvième demande]:

Vers 1906, je fis une lecture très hâtive, superficielle et incomplète de l'« Histoire d'une âme », et j'en retirai une impression plutôt défavorable: cette Biographie me paraissait mièvre et puérile. Quelques années après, en 1909, apprenant de personnes graves et très chrétiennes que la [1176v] lecture de ce même livre leur faisait beaucoup de bien, je me décidai à en faire une étude réfléchie, et ma première impression changea du tout au tout. J'y trouvai une spiritualité très profonde et très forte. D'autre part, je constatai des grâces précieuses obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu, soit par des prêtres ou d'autres personnes que je dirigeais, soit par moi-même. Depuis ce temps, j'ai pour la Servante de Dieu une grande dévotion et j'espère que le Procès de sa béatification aura une heureuse issue.

[Réponse de la dixième à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai rien de spécial à dire sur ces questions.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Pour l'intelligence de ce que j'aurai à dire de la Servante de Dieu, je dois exposer en quelques mots ce qu'on appelle l'« Œuvre de la Mère toute miséricordieuse et des Victimes du Cœur de Jésus.» Pour venir en aide à l'Eglise et aux âmes contre un déchaînement particulièrement [1171r] redoutable des démons, auxquels le Souverain Pontife Léon XIII fait allusion dans la prière qu'il a prescrit de dire après la messe, la très Sainte Vierge « Mère toute miséricordieuse » a choisi un certain nombre de « victimes volontaires » sur lesquelles le démon reçoit une puissance spéciale de possession et qui, par leur générosité à supporter et à offrir à Notre Seigneur ces terribles épreuves, usent la puissance des démons, et ainsi servent l'Eglise en préservant ou délivrant les autres âmes. Le père de Haza, mon prédécesseur dans la fonction d'exorciste qu'il remplit durant 36 ans, reconnut ce plan miséricordieux dans l'exercice même de son ministère. Ayant été son « socius » pendant neuf ans dans cette fonction d'exorciste officiel, puis son successeur depuis 1909, j'ai moi-même constaté par des faits multiples la réalité de ce dessein. En 1900, le révérend père de Haza fit présenter au Saint Office, par monseigneur l'archevêque de Tours, une relation des constatations qu'il avait faites. En 1901, le Saint Office répondit à monseigneur l'archevêque de Tours en ces termes: « On a trouvé cet ouvrage intéressant au suprême degré; tout ce qui y est raconté est conforme à la doctrine de l'Eglise. On a particulièrement [1177v] remarqué que tout l'ensemble est en conformité avec ce que supposent les prières prescrites par le Saint Père sur une sorte de déchaînement des démons.»

TÉMOIN 23: Anatole Flamérion S.J.

[Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je dois remarquer encore que les auteurs de théologie mystique reconnaissent qu'au cours des exorcismes, les démons sont souvent contraints, en dépit même de leur tendance au mensonge, de faire, à leur confusion, l'aveu de vérités intéressant la gloire de Dieu et le bien des âmes; ces mêmes auteurs donnent des règles sûres pour discerner la vérité du mensonge entre ces diverses as-[1178r]sertions. Il y a de même des règles sûres, sanctionnées par l'Eglise, pour reconnaître les effets divins dans les âmes et les distinguer des phénomènes d'imagination. Or, dans l'exercice de mon ministère d'exorciste, j'ai reconnu sans pouvoir en douter, soit par l'aveu des démons, toujours concordants dans des exorcismes multiples, intéressant des sujets divers, totalement inconnus les uns des autres, soit par les déclarations conformes de ces mêmes âmes sous l'action divine, j'ai reconnu, dis-je:

1°. Que la très Sainte Vierge a orienté l'« Œuvre des Victimes », dont j'ai parlé ci-dessus, très particulièrement vers la sanctification des prêtres et la réparation des outrages faits à Notre Seigneur, dans la sainte Eucharistie, par les prêtres indignes.

2°. Que dans cette œuvre de miséricorde et d'amour, entreprise pour la sanctification des prêtres, la Sainte Vierge s'est associée d'une manière toute spéciale la Servante de Dieu Thérèse de l'Enfant Jésus, laquelle s'emploie: l° à aider ceux qui travaillent à la sanctification des prêtres; 2° à délivrer les prêtres des démons qui les tentent ou même les asservissent, en enchaînant ces démons aux seules « Victimes » dont les vertus font leurs tourments et les [1178v] réduisent à l'impuissance.

3°. Que les démons redoutent comme particulièrement contraires à leurs entreprises et favorables au progrès des âmes, les actes d'obéissance, d'humilité, de petitesse, d'abandon confiant et d'amour, faits dans l'esprit de la « Petite voie » de sœur Thérèse.

A l'appui de ces assertions, voici, entre beaucoup d'autres, quelques-uns des faits que j'ai relevés:

A) Le démon a déclaré, par la bouche de plusieurs possédées, tout-à-fait inconnues les unes aux autres, que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus m'assiste dans mon ministère, précisément parce que je m'occupe de la sanctification des prêtres. « Thérèse t'était préparée depuis longtemps - C'est elle qui dirige ton bras - C'est la Vierge qui te l'a envoyée » (Exorcisme du 20 janvier 1910 sur j.... Paris). - « Thérèse est l'ange de ton sacerdoce et de ton ministère auprès des prêtres » (Cette réponse du démon m'a été faite en maintes circonstances diverses, notamment le 30 juillet 1910). « Thérèse t'a été donnée, elle est tienne et t'assiste toujours, à cause de ta mission sacerdotale » (9 février 1911, exorcisme de J... ). - « Thérèse t'a été donnée à cause de ta mission... elle t'aide pour les [1179r] prêtres » (Exorcisme de M... le 8 décembre 1910 - M... complètement inconnue de J... ).

B) Le démon a déclaré de même que sœur Thérèse lui avait arraché beaucoup d'âmes de prêtres. « Elle est là, la petite carmélite, Thérèse de l'Enfant Jésus, cette petite mangeuse de prêtres:

Oh! qu'elle m'en a arrachés » (Exorcisme de J... 25 novembre 1909 - item 27 janvier 1910: « Thérèse de l'Enfant Jésus! elle m'en a arraché des prêtres! »).

C) Le démon déclare ailleurs que Thérèse l'a arraché de l'âme d'un prêtre, et que la Vierge l'a relégué dans le corps d'une « victime volontaire »: « Oui, c'est ta Thérèse qui m'a arraché cette âme et qui est cause que je suis enfermé par la Vierge.»

D) Le démon confesse que la voie de perfection par l'humilité et l'obéissance qu'enseigne Thérèse de l'Enfant Jésus lui est particulièrement odieuse: il l'appelle avec dédain « suprême imbécillité.» « Qu'est-ce donc - disais-je au démon - qui a attiré le Cœur de Jésus vers cette petite Thérèse? » - « Parce que - répond-il - c'était une âme qui se détruisait!... Une âme détruite! Ah! Jésus vient et y demeure; un [1179v] prêtre, qui aurait l'âme détruite, sauverait le monde; il serait un Christ vivant » (Exorcisme de J... 10 mars 1910). « Thérèse est parvenue à la suprême imbécillité », disait un jour le démon; et comme je lui demandais: « Qu'entends-tu donc par cette suprême imbécillité? », il répondit: « Parce qu'elle était petite.»

En dehors de ce ministère d'exorcisme, j'ai pu constater aussi dans le ministère ordinaire des retraites de prêtres à la « Villa Manrèse », que la dévotion à la Servante de Dieu leur inspire un grand désir de progresser dans la sainteté. Il vient à la « Villa Manrèse » de 400 à 500 prêtres par an, et beaucoup d'entre eux m'entretiennent de leur confiance en la Servante de Dieu. D'aucuns même la considèrent comme une auxiliaire et comme associée à leur ministère et à leur vie spirituelle.

[Réponse à la trentième demande]:

Je n'ai rien à ajouter.

[1180r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Testis deposui ut supra pro veritate, ratum habeo et confirmo.

Signatum: A. FLAMÉRION, S.J.

Témoin 24 - Victor Madelaine

Victor Madelaine naquit à Le Tourneur (diocèse de Bayeux) le 14 novembre 1842 et entra, jeune encore, chez les prémontrés de l'abbaye de Mondaye (Calvados) où il reçut le prénom de Godefroy et fit profession le 7 février 1864. Ordonné prêtre, il fut rapidement très apprécié comme prédicateur en Normandie. Il fut prieur de son abbaye de 1879 à 1899, année en laquelle il fut élu abbé de Saint-Michel-de-Frigolet (Bouches-du-Rhône). Expulsé de France comme religieux en 1903, il se réfugia en Belgique à l'abbaye de Leffe près Namur. Après la première guerre mondiale, il se retira à Mondaye où il mourut le 22 septembre 1931.

Lorsqu'il résidait à Mondaye, le père Godefroy eut maintes occasions de se rendre au Carmel de Lisieux où on l'estimait beaucoup, soit comme prédicateur, soit comme directeur. Il y donna la retraite annuelle en 1890, 1892 et 1896. Mère Marie de Gonzague pouvait lui parler avec admiration de son « petit ange» dont il connaissait bien la famille, étant ami de monsieur Martin pour lequel il avait une vénération. Le père entendit plus d'une fois sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus au confessionnal et dans sa vieillesse il se rappelait encore avec admiration l'entretien qu'il avait eu avec elle en 1896 et comment avec une sérénité extraordinaire, elle s'était alors ouverte à lui de sa grande épreuve concernant la foi. Il fut heureux de pouvoir suivre les étapes de la glorification de la Sainte et c'est sur l'ordre de monseigneur Lemonnier, évêque de Bayeux, qu'il écrivit « Mes souvenirs » (Annales de Sainte Thérèse de Lisieux, 2 [1926] 16-18, 27-29, 40-42) où il eut l'occasion de confirmer quelques-uns des points de sa déposition *.

Très estimé de mère Marie de Gonzague dont il pensait qu'elle était douée « d'un jugement particulièrement droit » (f. 1219r), c'est à lui qu'alors prieure, celle-ci s'adressa quand elle voulut, moins d'un mois après la mort de Thérèse, publier ses manuscrits. Le père Godefroy Madelaine en lut et en relut attentivement le texte, et, aidé de l'un de ses confrères, le père Norbert Paysant, indiqua d'y faire quelques corrections et suppressions, intervint pour la division des chapitres et suggéra de retenir le titre Histoire d'une âme, en s'inspirant de Thérèse elle-même qui avait écrit au début de ses souvenirs: « Je viens confier l'histoire de mon âme... » (MA « A » 1r).

Il réussit non sans peine à obtenir l'Imprimatur de l'évêque de Bayeux qui se défiait « de l'imagination des femmes.» Il rédigea personnellement dès la première édition une lettre-introduction vraiment prophétique qui lui fait honneur.

Le témoin déposa à Lisieux les 23 et 24 mai 1911, au cours des sessions 77-78, f. 1205r-1223r de notre Copie publique.

[Session 77: - 23 mai 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi

[1205r] [1205v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Victor Madelaine, en religion frère Godefroy, abbé de Saint Michel de Frigolet, diocèse d'Aix. Je suis né à Le Tourneur, diocèse de Bayeux, le 14 novembre 1842, du légitime mariage de Jean-Baptiste Madelaine, cultivateur, et de Marie Hamel. Je suis religieux profès de l'Ordre de Prémontré. J'ai fait profession le 7 février 1864, à l'abbaye de Mondaye, diocèse de Bayeux, où je suis resté jusqu'en 1899. J'ai été élu et bénit abbé de Saint Michel de Frigolet. Expulsé de cette abbaye en 1903 par le gouvernement français, je me suis réfugié avec ma communauté en Belgique, à l'abbaye de Leffe, diocèse de Namur, où je réside actuellement.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande].

Je suis venu témoigner sur [1206r] l'appel du vice-postulateur; je le fais très volontiers à cause de mes relations anciennes avec la Servante de Dieu; mais je dépose très librement et ne voudrais, pour rien au monde, avancer quoi que ce soit qui ne fût conforme à la vérité. Les saints d'ailleurs n'ont besoin que de la vérité.

TÉMOIN 24: Godefroy Madelaine 0. Praem.

[Réponse à la huitième demande]:

Avant l'entrée de la Servante de Dieu au Carmel, je n'ai eu avec elle aucunes relations personnelles; je connaissais bien son père, que j'avais rencontré plusieurs fois au presbytère de Saint Jacques de Lisieux. Après l'entrée au Carmel de la Servante de Dieu (1888) j'eus avec elle des relations de conscience, qui me permirent de lire bien avant dans son âme; je fus en effet appelé à prêcher et à diriger plusieurs retraites dans la communauté du Carmel. Immédiatement après sa mort (1897) la révérende mère Marie de Gonzague, prieure, m'envoya le manuscrit de l'« Histoire d'une âme », pour en faire l'examen. Depuis ce temps j'ai entretenu des relations assidues avec la communauté du Carmel, et plus spécialement avec les prieures successives. [1206v] Dans ma déposition, je ferai état surtout de mes observations personnelles, portant soit directement sur la Servante de Dieu, soit sur son autobiographie. Je n'exclurai pas cependant les connaissances qui me sont venues par les entretiens que j'ai eus avec diverses personnes. Touchant la valeur du manuscrit de l'« Histoire d'une âme », je m'en expliquerai tout à l'heure, en rendant compte de l'examen que j'ai été appelé à en faire.

[Réponse à la neuvième demande]:

Dès que je connus par les confidences de ses retraites cette âme privilégiée, je conçus pour elle une vénération que je pourrais appeler un culte, qui dans la suite n'a fait que s'affirmer et s'accroître. Je regarde comme une des grandes grâces de ma vie d'avoir connu cette âme. J'espère et je demande au bon Dieu sa béatification, m'en remettant d'ailleurs au jugement de la Sainte Eglise.

[Réponse à la dixième demande]:

Sur les toutes premières années de la Servante de Dieu, je ne connais que ce qui en est rapporté dans son autobiographie.

[1207r] [Réponse à la onzième demande]:

J'ai personnellement connu monsieur Martin, le père de la Servante de Dieu. C'était un père de famille exemplaire et si profondément chrétien, qu'il ne cherchait point pour ses filles un établissement dans le monde, mais souhaitait de les voir toutes se consacrer à Dieu. Je me rappelle, en particulier, que le 19 mars 1887, me trouvant près de lui à la table de monsieur le curé de Saint Jacques, supérieur du Carmel de Lisieux, à l'occasion de la prise d'habit d'une de ses filles, il dit: « Je suis bien heureux, voilà déjà deux de mes filles dont le salut est assuré; j'en ai encore une qui n'a que 14 ans, et qui déjà brûle de les suivre.»

[Réponse à la douzième demande]:

Je n'ai, sur ce point, aucune information personnelle.

[Réponse de la treizième à la seizième demande]:

Ce qui concerne la Servante de Dieu pendant les premières années de sa vie jusqu'à son entrée au Carmel inclusivement, ne m'est connu, pour le détail, que [1207v] par des conversations ultérieures ou par l'étude de son manuscrit. Je me souviens néanmoins que dès lors on parlait de la jeune Thérèse Martin comme d'une âme d'élite.

[Réponse de la dix-septième à la dix-huitième demande]:

J'ai prêché et dirigé les retraites du Carmel de Lisieux en 1890, 1892 et 1896; de plus, j'ai aussi prêché plusieurs triduum dans cette communauté pendant la vie de la Servante de Dieu. Dans ces occasions, la mère Marie de Gonzague, prieure, m'entretenait de l'état de sa communauté, et notamment de la Servante de Dieu qu'elle appelait couramment son « petit ange.» Je sus ainsi qu'elle avait fait son noviciat, puis sa profession, enfin qu'elle exerçait la charge de maîtresse des novices, mais on ne lui en donna pas le titre à cause de son âge. Monsieur l'abbé Delatroëtte, curé de Saint Jacques et supérieur du Carmel, me parlait aussi dans ces circonstances de l'état du monastère, et me signalait, avec une réelle vénération, les vertus exceptionnelles de la « petite sœur Thérèse », c'est ainsi qu'on l'appelait toujours. En somme, je sais peu de choses sur le « curriculum vitae » de la Servante de Dieu. Quant à ses états d'âme, j'en parlerai [1208r] en traitant de ses vertus.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Le 29 octobre 1897, quelques semaines seulement après la mort de la Servante de Dieu, la mère Marie de Gonzague, prieure, me confia qu'elle détenait des notes biographiques écrites par sœur Thérèse elle-même, et me pria de les examiner; voici un passage de sa lettre: « Les derniers événements arrivés chez nous (la mort de la Servante de Dieu) me laissent presque inerte, je ne sais trop où je suis, où je vais. La mort de notre ange me laisse un vide qui ne se comblera jamais; plus je découvre de perfections dans cette enfant de bénédiction, plus j'ai de regret de l'avoir perdue. Par obéissance, elle m'a laissé des pages délicieuses que je suis en train de relever avec mère Agnès de Jésus, et je crois que nous pourrons les faire connaître. Ceci est un secret pour vous... Vous voudrez bien nous le corriger (le manuscrit) ou le faire corriger si vos occupations ne vous le permettent pas. Personne ne le sait, même dans la communauté; il n'y a que monsieur le supérieur qui m'a permis.»

J'étudiai le manuscrit pendant [1208v] trois mois environ; je le distribuai en chapitres et fis quelques petites corrections de forme, mais qui n'intéressaient aucunement le fond. La révérende mère prieure du Carmel m'a remis les lettres que j'écrivis alors à cette occasion. Il me suffira d'en communiquer des passages au tribunal pour rétablir avec précision l'histoire de ce manuscrit.

Du 1° mars 1898:

« Abbaye de Mondaye.

Ma révérende mère , j'ai lu tout le manuscrit ainsi que les poésies... Je le garde encore, car je tiens à le relire et c'est alors que je marquerai au crayon bleu ce que je croirai devoir être omis pour l'impression. Tout, absolument tout est précieux pour vous dans ce manuscrit; mais pour le public, il y a des détails si intimes, si élevés au-dessus du niveau commun, qu'il vaut mieux, je crois, ne pas les faire imprimer. Il y a aussi des fautes légères de français ou de style; ce ne sont que de petites' taches qu'il est facile de faire disparaître. Enfin, nous avons aussi, de place en place, remarqué des longueurs; pour les lecteurs il vaudra mieux supprimer certaines [1209r] redites que je signalerai.

TÉMOIN 24: Godefroy Madelaine 0. Praem.

Voilà la part de la critique; mais, ma bonne mère, je ne saurais vous dire avec quel plaisir, avec quel goût spirituel, j'ai lu ces pages tout embaumées de l'amour divin. Avant Pâques, j'espère pouvoir vous remettre le cher manuscrit avec nos observations, et alors, vous pourrez commencer à faire recopier pour l'impression.» Le 8 mars 1898 j'écrivais:

« Ma bonne mère,

vous pouvez être tranquille au sujet de l'Imprimatur: nous l'avons. Hier, je vis monseigneur, et sur mon rapport (verbal) il voulut bien nous le donner.»

Voici ce qui s'était passé: Monseigneur entendant parler d'un manuscrit de sœur Thérèse, objecta de prime abord qu'il fallait se défier de l'imagination des femmes; mais je pus lui assurer en toute conscience, et après une étude approfondie que, dans le cas présent, j'avais été à même de reconnaître que tout le manuscrit portait des traces évidentes de l'esprit de Dieu et qu'on n'y pouvait relever aucune erreur de doctrine. Sur ce témoignage, monseigneur donna, séance [1209v] tenante, l'autorisation d'imprimer.

D'une lettre, écrite quelques mois après, j'extrais ce passage:

« Abbaye de Mondaye, 3 janvier 1899.

Ma révérende mère... il y a trois jours, à Bayeux, un chanoine des plus intelligents me disait qu'il a lu l'« Histoire d'une âme » jusqu'à trois fois; et que cette lecture le rend à chaque fois meilleur. Il ajoutait qu'au grand séminaire les élèves dévorent le cher livre. Deo gratias! C'est la réalisation de la belle parole 'Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre '.» (La Providence a voulu que ledit chanoine soit devenu aujourd'hui le président du tribunal de la Cause).

Quant à la valeur de ce manuscrit, j'estime qu'il est le témoin le plus autorisé des dispositions de son âme. Je remarque qu'elle n'a entrepris et exécuté ce travail que par obéissance à sa supérieure. De plus, j'y relève l'expression d'une humilité tellement candide qu'elle garantit la véracité de ses dires. « C'est pour vous seule, ma mère - dit-elle -, que je vais écrire l'his-[1210r]toire de la petite fleur cueillie par Jésus: cette pensée me fera parler avec abandon, sans m'inquiéter ni du style, ni des nombreuses digressions que je vais faire. Si une petite fleur pouvait parler, il me semble qu'elle dirait simplement ce que le bon Dieu a fait pour elle, sans essayer de cacher ses dons » - MSA 3v - . Une troisième observation porte sur le désintéressement dont elle fait preuve touchant le sort de son manuscrit: « Si vous brûliez ce manuscrit sous mes yeux - dit-elle - avant même de l'avoir lu, je n'en éprouverais aucune peine » - MSA 33r - . J'ai relevé dans ce manuscrit une élévation et une précision de doctrine qui témoignent de lumières évidemment surnaturelles. Sans entrer dans tous les détails, je signalerai en particulier l'heureux emploi qu'elle fait sans cesse de la Sainte Ecriture, et les merveilleux développements qu'elle donne sur la charité fraternelle.

[1210v] [Suite de la réponse à la dix-neuvième demande]:

Si l'on posait la question de véracité touchant le contenu du manuscrit, je dirais qu'à mon avis on ne peut douter de la parfaite exactitude de tout ce qui est contenu dans cette autobiographie: l° parce que la sincérité, l'horreur du mensonge et comme un besoin d'absolue franchise étaient chez la Servante de Dieu des qualités naturelles qui se révèlent dès sa plus petite enfance: elle n'avait point la paix qu'elle n'eût manifesté ses petites peccadilles d'enfant. 2° Il est à remarquer que l'étude de toute sa vie montre qu'elle n'était nullement portée aux excès d'imagination et aux dangers d'illuminisme; tout dans son récit est simple et raisonnable.

[Réponse à la vingtième demande]:

La fidélité de la Servante de [1211r] Dieu à la grâce se révèle dès sa petite enfance et ne se dément jamais. Elle a pu dire, vers la fin de sa vie, et nous pouvons l'en croire, étant donnée sa sincérité parfaite: « Depuis l'âge de trois ans, je n'ai jamais rien refusé au bon Dieu » - CS  ? ? - . Dans tout ce que j'ai connu d'elle, j'ai constaté qu'elle réalisait pleinement cet idéal de perfection qu'elle décrit en ces termes: « Comme aux jours de mon enfance en présence d'une corbeille de jouets j'avais dit: Je choisis tout, je me suis écriée: Mon Dieu, je choisis tout, je ne veux pas être une sainte à moitié; cela ne me fait pas peur de souffrir pour vous, mon Dieu; je veux être une grande sainte » - MSA 10v - . Dans la lecture de son manuscrit, on constate une progression constante et très remarquable, soit dans la sublimité des vertus qu'elle pratique, soit dans l'élévation de la doctrine qu'elle expose; et le chapitre onzième qui est le dernier, est comme le chant du cygne; jamais elle ne s'est élevée plus haut.

[Réponse à la vingt-et-unième demande]:

A) DE FIDE HEROICA. - La Servante de Dieu a excellé dans l'héroïcité de la foi, à un degré d'autant plus élevé qu'elle eut, par la permission de Dieu, [1211v] des assauts terribles et prolongés à soutenir contre cette vertu. J'ai été le confident de son âme, tout particulièrement dans ces épreuves par lesquelles Dieu purifiait son âme. Je sais pertinemment qu'elle dit la vérité quand elle s'exprime ainsi dans son manuscrit: « J'ai prononcé plus d'actes de foi depuis un an, que pendant toute ma vie » - MSC 7r - . J'ai été très frappé de la paix qui régnait dans la partie supérieure de son âme, au milieu de toutes ses angoisses, et je me souviens très bien qu'elle ne perdait rien alors, ni de sa gaieté, ni de son expansion habituelles. J'ai toujours regardé cette grande épreuve comme la préparation providentielle aux grâces extraordinaires que Dieu lui accorda dans la dernière période de sa vie.

TÉMOIN 24: Godefroy Madelaine 0. Praem.

B) DE SPE HEROICA. - Ce que j'ai trouvé de remarquable dans l'état d'âme de la Servante de Dieu, c'est que, portée par l'attrait de la grâce, aux actes d'amour pur et désintéressé, jamais elle n'est tombée dans les illusions du quiétisme: l'espérance chrétienne reste en elle avec tous ses droits; elle pratique l'abandon le plus filial, mais elle ne tombe jamais dans cette passivité quiétiste, qui exclut les actes. Elle réclame des autres dans sa direction, et pra[1212r]tique elle-même jusqu'au bout, l'exercice des vertus chrétiennes.

C) DE HEROICA CARITATE IN DEUM. La vraie vocation de la Servante de Dieu, comme elle le dit elle-même, c'était l'amour affectif de Dieu, et pour décrire exactement l'état de son âme, il faudrait citer toute la fin du chapitre onzième de l'« Histoire d'une âme.» Je ne puis m'empêcher de le comparer au chapitre huitième du troisième livre de l'Imitation: « de mirabili affectu divini amoris.» L'offrande à l'Amour miséricordieux qu'elle fit d'elle-même le 9 juin 1895, est comme le point culminant de toute sa vie. C'est alors qu'elle s'écrie: « Maintenant je n'ai plus aucun désir, si ce n'est d'aimer Jésus à la folie; oui, c'est l'amour seul qui m'attire, je ne désire plus ni la souffrance ni la mort, cependant je les chéris toutes les deux » - MSA 82v-83r -

D) DE HEROICA CHARITATE IN PROXIMUM, - Il est notoire au Carmel qu'elle était au milieu de ses sœurs un ange de paix et de charité. On m'a rapporté bien souvent à quel point elle était serviable à l'égard de toutes les sœurs, et tout spécialement à l'égard de celles que des défauts et des infir- [1212v] mités rendaient plus incommodes. Mais ce que je veux surtout attester, c'est son héroïque amour des âmes. La Servante de Dieu m'a souvent exprimé les ardents désirs qu'elle avait de se dépenser pour gagner des âmes. Il y avait dans son âme une flamme apostolique. Ces aspirations n'étaient pas chez elle pure théorie, elles se traduisaient par des actes constants de prières, de bonnes œuvres et de mortifications, je crois que l'intention de sauver des âmes était une de ses intentions les plus habituelles. Elle eut voulu être missionnaire et c'est avec une générosité très active qu'elle accepta d'unir sa vie spirituelle aux travaux de deux missionnaires, qu'elle appelait ses « frères.» J'ai appris ce dernier détail, non seulement par l'« Histoire de sa vie », mais par le récit que m'en ont fait les parents d'un de ces missionnaires, le révérend père Roulland, des Missions Etrangères.

DE VIRTUTIBUS CARDINALIBUS: A) DE PRUDENTIA. - Il me semble évident que la Servante de Dieu avait reçu du ciel des lumières spéciales pour la direction de sa propre vie spirituelle et la conduite des autres. C'est là certainement ce qu'elle appelait « sa voie », « sa petite voie », « sa mission.» Elle [1213r] a une doctrine ascétique et mystique bien caractérisée. En étudiant sa vie et ses écrits, on arrive à la résumer en un petit nombre de formules d'une grande simplicité. Au point de départ, est le «néant de la créature.» Au point d'arrivée, le « pur amour de Dieu porté jusqu'à l'héroïsme.» Et comme moyen de passer de l'un à l'autre, l'exercice des vertus les plus simples, les plus modestes, mais toujours animées du plus vif amour de Dieu. Elle donne à toutes les vertus chrétiennes un cachet de simplicité et d'enfance évangélique. C'est ainsi que, parlant de la prière, elle dit: « En dehors de l'office divin, je n'ai pas le courage de chercher dans les livres de belles prières; je fais comme les enfants qui ne savent pas lire, je dis tout simplement au bon Dieu ce que je veux lui dire, et toujours il me comprend. Pour moi, la prière est un élan du cœur, un simple regard jeté vers le ciel, un cri de reconnaissance et d'amour, au milieu de l'épreuve comme au sein de la joie, quelque chose d'élevé et de surnaturel, qui dilate l'âme et l'unit à Dieu» - MSC 25r-v - Cet esprit d'enfance chrétienne la portait à prendre à l'égard de Dieu et à conseiller aux autres une attitude d'abandon et de confiance sans bornes, qui est encore une caractéristique de sa spiritualité.

[1213v] [Le promoteur demande: pensez-vous que le caractère absolu de cette disposition de confiance et de démission concorde de quelque manière avec le quiétisme? Réponse]:

La pratique qu'elle adoptait pour elle-même dans l'exercice des vertus et qu'elle imposait aux novices, montre qu'il n'y avait dans sa doctrine rien de tel. Elle entendait certainement que l'âme devait faire, de sa part, tout ce qui était en son pouvoir pour se garder dans l'innocence et s'exercer dans les vertus.

B) DE JUSTITIA ET PARTIBUS EJUS. Je puis attester, d'une manière spéciale, le caractère très filial de sa dévotion et de son culte envers la Très-Sainte Vierge. J'ai recherché dans ses écrits quelles pouvaient être ses « intimités spirituelles » et les objets plus ordinaires de ses dévotions. Il me paraît que l'Humanité sainte de Notre Seigneur remplissait constamment sa pensée et son cœur. On voit, en particulier dans ses poésies, qu'elle devait vivre dans le sentiment constant de la présence de Jésus-Christ. Après Notre Seigneur et la Sainte Vierge, on peut affirmer que saint Jean de la Croix occupait dans sa spiritualité une place d'honneur. [1214r] On trouve aussi dans ses écrits qu'elle aimait particulièrement sainte Thérèse, sainte Agnès, sainte Cécile, la bienheureuse Jeanne d'Arc, les saints Innocents et le bienheureux Théophane Vénard.

C) DE FORTITUDINE. -Je sais peu de choses des souffrances extérieures de la Servante de Dieu, sauf ce qui m'a été rapporté de sa dernière maladie; mais je sais, par les confidences qu'elle m'en a faites lors de ses retraites. que le bon Dieu l'a presque constamment soumise à de très grandes peines intérieures qui, à certaines époques surtout, ont constitué pour elle un véritable martyre. Ce furent d'abord de très pénibles scrupules; puis de très violentes tentations contre la foi et spécialement en ce qui concernait son salut éternel; puis, elle subit son « martyre d'amour », que je me sens impuissant à décrire, mais où la pensée de l'offense de Dieu lui causait d'indicibles souffrances. A toutes ces épreuves particulières s'ajoutait un état habituel d'aridité et de délaissement intérieur. Or, ce qui m'a toujours paru extrêmement remarquable, c'était sa force d'âme à supporter toutes ces peines. Sa gaieté, sa bonne [1214v] humeur, son amabilité envers tous étaient si constants que, dans la communauté, personne ne soupçonnait tout ce qu'elle avait à souffrir.

[Session 78: - 24 mai 1911, à 8h. 30]

[1218r][Suite de la réponse à la vingt-et-unième demande]:

DE VOTIS RELIGIONIS, SPECIATI M DE OBEDIENTIA. - Dans mes relations avec la Servante [1218v] de Dieu, il m'a été facile d'observer, d'une manière générale, qu'elle avait à un haut degré dans la pratique de ses vœux, l'esprit de régularité et de renoncement. Mais pour ce qui est du détail, il m'est difficile de le connaître, puisque je ne venais au Carmel qu'à de rares intervalles. Toutefois, en ce qui concerne l'obéissance, la mère Marie de Gonzague, prieure, m'a confié que, pour exercer la vertu de sœur Thérèse, elle s'étudiait à l'éprouver, en affectant à son égard une sorte d'indifférence et quelque apparence de sévérité. La même Marie de Gonzague m'a attesté que ce rebut apparent avait été certainement très pénible à la Servante de Dieu dans les premières années; que, par la suite, elle s'était absolument rendue maîtresse de ces impressions, dont elle faisait joyeusement une occasion de sacrifice. Au reste, même dans les premières années, la peine qu'elle ressentait ne l'a jamais détournée en quoi que ce soit de l'obéissance parfaite.

[Le juge demande: savez-vous quelque chose du caractère de ladite prieure, mère Marie de Gonzague? Réponse].-

Je la connaissais particulièrement: j'ai eu avec elle des relations multiples, [1219r] soit par correspondance, soit par des entretiens au parloir. Elle me paraissait d'un jugement particulièrement droit. Dans l'administration de sa communauté, elle était très désireuse du bien. A en juger par les relations extérieures que j'ai eu longtemps avec elle, son caractère me semblait excellent. Il ne m'est pas possible d'apprécier quelle était sa manière d'être dans l'intimité de la vie du cloître. Ses réélections nombreuses à la charge de prieure m'ont toujours fait augurer que les sœurs appréciaient favorablement sa manière de gouverner. Elle m'a bien confié que son caractère et celui de mère Agnès de Jésus ne sympathisaient pas naturellement, et qu'elles se faisaient souffrir l'une l'autre, malgré une estime mutuelle très sincère. Au reste, elle ne mettait dans ses confidences aucune nuance d'amertume.

DE HUMILITATE. - Il suffit de lire attentivement l'autobiographie de la Servante de Dieu, pour se convaincre que l'humilité était sa vertu fondamentale. Mes conversations avec elle me l'ont toujours montrée comme une âme exceptionnellement ingénue et petite à ses propres yeux. Je ne crois pas avoir jamais [1219v] rencontré dans mon ministère une âme à la fois plus humble et plus magnanime.

[Réponse à la vingt-deuxième demande]:

On est frappé, en lisant sa vie, du petit nombre de faits extraordinaires qui y sont relatés; et je crois qu'effectivement sa vie fut très simple et que les faits extraordinaires y sont très rares. au moins pour ce qui est des manifestations extérieures. Pour sa vie intérieure, c'est tout autre chose. Mes conversations avec elle et l'étude de ses écrits me font croire qu'elle a été élevée par Dieu aux degrés les plus élevés de la vie d'union. J'ai voulu relire ce que sainte Thérèse a écrit à ce sujet dans « Le Château de l'âme », et j'ai reconnu avec émotion que la description qu'elle fait, même des états les plus élevés, correspondait exactement à ce que j'avais observé chez la Servante de Dieu. En particulier, ce que la Servante de Dieu dit elle-même au chapitre onzième de sa Vie -reproduit presque dans les mêmes termes ce que sainte Thérèse dit de la sixième demeure du « Château de l'âme.» Voici ce texte de soeur Thérèse de l'Enfant Jésus: « Il me semblait qu'une force invisible me plongeait tout entière dans le feu. Oh! quel [1220r] feu! quelle douceur!... une minute, une seconde de plus, mon âme se séparait du corps » - HA 12 -

Je n'insiste pas sur une apparition de la Sainte Vierge dont la Servante de Dieu fut favorisée à l'âge de 10 ans, non plus que sur la vision prophétique qu'elle eut de la maladie de son père, parce que je ne connais ces détails que pour les avoir lus dans l'« Histoire d'une âme », ou les avoir entendus raconter par ses sœurs carmélites.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

Bien des fois, pendant la vie de la Servante de Dieu, je l'ai entendue apprécier comme une merveille de vertu. Au presbytère de Saint Jacques de Lisieux, où j'allais fréquemment; au Carmel, et en bien d'autres endroits, j'entendais parler alors avec admiration de la « petite carmélite.» On disait qu'il y avait au Carmel une « petite sainte », mais on était loin de prévoir l'expansion que devait prendre en si peu de temps sa réputation de sainteté.

TÉMOIN 24: Godefroy Madelaine 0. Praem.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

Je n'ai pas été témoin direct de ses dernières souffrances, mais j'en ai entendu [1220v] le récit de la part de mère Marie de Gonzague et des autres carmélites. On retrouve dans cette circonstance ce qui a fait la caractéristique de sa vie: une très haute sublimité de vertu jointe à la plus grande simplicité.

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

Je ne sais rien sur ce point sinon ce qui est de notoriété publique: l'existence de son tombeau au cimetière de Lisieux et les fréquentes manifestations de la piété des pèlerins.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Outre ce que l'on sait par les relations publiques de la diffusion universelle de la réputation de sainteté de la Servante de Dieu, je puis attester pertinemment qu'en Belgique « cette petite sainte » est très populaire, non seulement dans les Carmels et les communautés religieuses, mais dans les séminaires et dans le monde. Au petit séminaire de Floreffe, diocèse de Namur, établissement de 300 élèves environ, je prêchais la retraite avec un confrère vers 1904 ou 1905; j'eus occasion de dire un mot de la Servante de Dieu; il en résultat comme un enthousiasme dans toute la [1221r] communauté. La plupart des élèves voulurent lire et méditer la vie de sœur Thérèse, et quelque temps après, le supérieur me disait: « On ne saurait imaginer quel bien cette lecture a produit dans mon séminaire.» Quand j'ai eu l'occasion d'aller en Angleterre, j'ai tout de suite constaté que la « Petite Fleur de Jésus », comme ils appellent la Servante de Dieu, était très connue dans ce pays, même dans les milieux protestants. Tout récemment les journaux anglais, même non catholiques, ont relaté la conversion du docteur Grant, ministre presbytérien, conversion que lui-même attribue publiquement à la « Petite Fleur de Jésus », sœur Thérèse de l'Enfant Jésus.

Touchant les causes de cette diffusion, on a mis quelquefois en avant l'activité de propagande émanant du Carmel de Lisieux. Quand même il y aurait quelque vérité dans cette allégation, j'estime que cette propagande n'aurait rien produit de durable, si elle n'eût eu pour objet une vie d'une sainteté vraiment extraordinaire. Je ne doute pas que l'action de Dieu ne soit la cause profonde de cette diffusion. En cherchant les raisons de cette action providentielle, j'en relève deux principales: l° la grande humilité de la Servante [1221v] de Dieu: « Qui se humiliat, exaltabitur » - *Matt., 23 12 - ; 2° le zèle extraordinaire dont elle était animée lui faisait ardemment désirer de continuer à faire du bien aux âmes après sa mort: le bon Dieu l'aura exaucée en cela. On peut ajouter que le charme pénétrant de cette vertu, si simple, contribue à lui gagner la sympathie des lecteurs de sa vie.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu critiquer la conduite de la Servante de Dieu, ni sa doctrine, ni même révoquer en doute la sublimité de sa vertu. J'ai seulement entendu contester quelquefois l'opportunité, pour un Carmel, de publier l'autobiographie d'un de ses membres. On a surtout blâmé, dans quelques Carmels, l'intensité de propagande faite par le Carmel de Lisieux. Ces critiques d'ailleurs se limitent à quelques maisons religieuses, et je pourrais en citer une qui, depuis, est revenue de ces préventions exagérées, et la prieure de cette maison a elle-même écrit une lettre postulatoire très motivée.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

[1222r] Pour répondre à cette question, je relaterai trois ou quatre faits que je ne qualifierai pas de « miraculeux », mais qu'on a tenus pour des « faveurs très spéciales », obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu. Un jeune religieux de ma communauté, frère Vincent de Paul, âgé de 25 ans environ, souffrait d'une neurasthénie profonde et persistante depuis plusieurs années. Le régime hydrothérapique, suivi depuis deux mois, n'avait donné à peu près aucun résultat. Il fait une neuvaine à la Servante de Dieu et lui demande sa guérison pour un jour fixe, 14 octobre 1910; au jour dit, il s'est trouvé en état de prêcher, et depuis, il va très bien et se livre à l'étude et à la prédication, sans aucune fatigue.

Le révérend père Ernest, maître des novices de l'abbaye de Leffe, souffrait d'une laryngite tenace, qui lui rendait très pénible, et même, depuis quelques semaines, impossible, la psalmodie, l'enseignement et même la conversation. Au cours d'une neuvaine à la Servante de Dieu, il s'est trouvé complètement guéri; la guérison dure depuis le mois d'octobre 1910. Cette guérison est d'autant plus remarquable que les remèdes conseillés par plusieurs médecins n'avaient donné aucun [1222v] résultat. Le révérend père Ernest exerce maintenant sans fatigue les fonctions de maître des novices, de chantre et de professeur.

Une novice norbertine de l'abbaye de Bonlieu, diocèse de Valence, souffrait depuis plusieurs années d'une entérite qui s'aggrava au point que l'appétit et le sommeil ayant complètement disparu, on envisageait sa fin comme prochaine. Les douleurs internes étaient devenues très vives, et deux médecins appelés déclarèrent que l'état était grave, sans pouvoir s'entendre ni sur la cause du mal, ni sur la médication. L'abbesse songeait à rendre la novice à la famille. Sœur Alexandra, qui tenait beaucoup à sa vocation, eut alors la pensée de recourir à l'intercession de la Servante de Dieu. Au cours d'une neuvaine à laquelle s'associa toute la communauté, elle se trouva subitement guérie. Ce fait s'est passé le 12 janvier 1911 à Grimbergen (Brabant) où cette communauté est réfugiée depuis 1901. Depuis lors la sœur Alexandra est florissante de santé, et elle a pu soutenir les rigueurs du carême dans cette communauté, dont la règle est très austère. J'ai en main une relation de ce fait, conforme à la présente déposition et qui porte les signatures de l'abbesse et des [1223r] religieuses dignitaires.

TÉMOIN 24: Godefroy Madelaine 0. Praem.

[Le témoin montre alors aux juges le dit document].

[Réponse à la trentième demande]:

Je n'ai rien à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Signatum: Fr. GODEFRIDUS MADELAINE, abbas, testis deposui ut supra secundum veritatem; ratum habeo et confirmo.

Témoin 25 - Alexandre-Charles Maupas

Alexandre-Charles Maupas naquit à Mesnil-Auzoul (Calvados) le 27 août 1850 et fut ordonné prêtre à Bayeux le 29 juin 1874. Vicaire à Saint-Jean de Caen (1876) et curé de Bretteville-sur-Odon (1889) il succéda à son cousin, le chanoine Delatroëtte, en 1895 comme curé de Saint-Jacques de Lisieux et comme supérieur délégué du Carmel. Il fut donc à bonne source pour être informé de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, et eut avec elle des contacts directs au cours surtout de ses deux derniers mois. Cette assistance revenait, de droit, à l'abbé Louis-Auguste Youf (né en 1842), mais qui était déjà bien malade et devait mourir en 1897, quelques jours seulement après la Sainte. C'est pourquoi monsieur Maupas put visiter Thérèse, la confesser et lui donner l'Extrême-Onction le 30 juillet 1897. Il mourut à Lisieux, chanoine honoraire, le 19 février 1920. Le témoin déposa le 7 août 1911. au cours de la 79ème session, f. 1228r-1235r de notre Copie publique.

[Session 79: - 7 août 1911 à 8h. 30]

[1228r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

[1228v] Je m'appelle Alexandre-Charles Maupas, né à Mesnil-Auzouf le 27 août 1850 du légitime mariage de Alexandre Maupas, cultivateur, et de Jeanne Marie. Je suis prêtre, chanoine honoraire, curé de la paroisse de Saint Jacques de Lisieux depuis novembre 1895; je suis aussi supérieur ecclésiastique du Carmel de Lisieux depuis la même époque. J'ai donc commencé à exercer cette dernière fonction deux ans environ avant la mort de la Servante de Dieu.

TÉMOIN 25: Alexandre Maupas

[Le témoin répond correctement à la troisième demande].

[Réponse à la quatrième demande]:

J'ai comparu devant les juges civils, au moment de la séparation de l'Eglise et de l'Etat en France (décembre 1906) pour répondre du délit d'avoir célébré la messe sans la déclaration exigée par le gouvernement. C'est un délit dont je me fais gloire.

[1229r] [Le témoin répond correctement de la cinquième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

Je crois inutile de reproduire dans mon témoignage ce que je sais par la lecture de l'« Histoire d'une âme », cet ouvrage étant connu de tous. Je dirai seulement mes informations personnelles: j'ai eu avec la Servante de Dieu quelques rapports directs dans l'exercice de ma charge de supérieur du Carmel. Ces rapports ont été un peu plus fréquents dans les derniers mois de sa maladie. Le chapelain étant alors lui-même gravement malade, j'ai visité cinq ou six fois la Servante de Dieu et lui ai administré les derniers Sacrements. J'ai aussi recueilli alors les témoignages des supérieures carmélites et de l'aumônier du monastère sur la Servante de Dieu.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une dévotion confiante [1229v] pour la Servante de Dieu et j'espère que l'Eglise la mettra un jour sur les autels; mon espérance est fondée sur l'estime que j'ai de sa sainteté et sur la puissance de son intercession constatée, non seulement chez les autres, mais encore personnellement.

[Réponse de la dixième à la dix-septième demande]:

Je n'aurais rien à dire sur tous ces points sinon ce que j'en ai lu dans son autobiographie. Mes informations personnelles ne datent, en effet, que de l'époque où j'ai été nommé supérieur du Carmel (1895).

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Mes fonctions de supérieur ecclésiastique ne me mettaient pas en rapport bien direct avec chacune des religieuses de la communauté. Mais je me souviens que la révérende mère prieure. Marie de Gonzague, m'entretenant de l'état de la communauté, signalait sœur Thérèse de l'Enfant Jésus comme une religieuse [1230r] exemplaire et exceptionnellement fervente. Je crois qu'elle l'avait chargée du soin des novices, bien qu'elle n'eût alors que 22 ans. L'aumônier du Carmel, monsieur Youf, me parlant de sœur Thérèse, me disait qu'il la tenait pour une religieuse d'une vertu exceptionnelle.

[Réponse à la dix-neuvième demande]:

Je me souviens qu'au moment de rédiger la circulaire nécrologique habituelle, après la mort de la Servante de Dieu, la révérende mère prieure me dit qu'elle possédait sur la vie de sœur Thérèse des notes très précieuses rédigées par elle-même sur l'ordre qu'elle lui en avait donné.

[Réponse de la vingtième à la vingt-troisième demande]:

Je n'ai pas connu assez intimement la Servante de Dieu pour faire sur chacun de ces points en particulier une déposition plus précise que ce que j'ai dit en réponse à la question dix-huitième.

[Réponse à la vingt-quatrième demande]:

La Servante de Dieu est morte d'affection tuberculeuse à l'infirmerie du Carmel de Lisieux, le 30 sep-[1230v] tembre 1897. Je fus appelé à la visiter, pour la première fois, deux mois environ avant sa mort. Je la trouvai alors toute radieuse et souriante. Comme je lui exprimais ma surprise de trouver une malade si épanouie, elle me répondit qu'elle était joyeuse à la pensée d'aller bientôt voir Jésus dans le ciel. Des quelques visites que je lui fis à cette époque, j'ai retenu cette impression générale, mais très nette, d'une candeur d'enfant, et d'un abandon très simple aux desseins de Dieu. Quand je lui donnai l'Extrême-Onction et l'indulgence de la Bonne-Mort, je lui dis que « ces grâces allaient rendre son âme pure comme au jour de son baptême.» Je trouve dans sa Vie que ces paroles l'avaient frappée et rendue très heureuse.

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

Je sais qu'il est de notoriété publique que le tombeau de la Servante de Dieu, au cimetière de notre ville de Lisieux, est constamment visité par des pèlerins qui viennent de tous [1231r] pays pour prier et remercier. Mes vicaires vont plusieurs fois par semaine au cimetière pour le service de la paroisse et me rendent témoignage que la plupart du temps ils trouvent des fidèles priant sur le tombeau de la Servante de Dieu. Ce mouvement de piété dure depuis longtemps et ne se ralentit pas.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

De tous côtés les fidèles invoquent la Servante de Dieu comme on invoque une sainte.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai rien entendu dire contre le renom de sainteté de la Servante de Dieu.

TÉMOIN 25: Alexandre Maupas

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Comme curé de la paroisse Saint Jacques de Lisieux, je constate que la confiance des fidèles dans l'intervention miraculeuse de la Servante de Dieu est, pour ainsi dire, universelle. Dès que se déclare une maladie, on pense le plus souvent à se recommander à elle par des neuvaines et autres pratiques de piété. Parmi les faveurs particulières attribuées à l'intercession de la Servante de Dieu, je puis apporter un témoignage spécial sur deux cas:

1° Mon vicaire, monsieur l'abbé Lamy, m'a fait personnellement le récit de ses constatations dans la guérison du jeune Legot, atteint de méningite déclarée [1231v] incurable par le médecin, Ce cas est relaté dans les « Articles » du vice-postulateur sous le n.132 et le récit que m'a fait mon vicaire est de tout point conforme à cette relation.

2° Monsieur l'abbé Anne, dont la guérison est rapportée dans les mêmes « Articles » (n. 126) était, lors de sa maladie, domicilié sur ma paroisse. J'ai pu constater qu'il était « à toute extrémité.» Sa guérison était désespérée; elle a surpris son entourage; je continue de le voir de temps à autre, maintenant qu'il est vicaire de Pont l'Evêque, et je constate qu'il jouit d'une bonne santé. Je sais aussi que sa guérison est attribuée par lui à l'intercession de la Servante de Dieu qu'il invoquait. Néanmoins, d'autres personnes qui s'intéressaient à lui, priaient en même temps Notre Dame de Lourdes pour son rétablissement.

Dans l'exercice de mon ministère pastoral, j'ai plusieurs fois recommandé à la Servante de Dieu des mourants, dont la conversion était particulièrement difficile. Dans trois cas différents, j'ai attri-[1233r]( * La Copie publique passe du f. 1231 au f. 1233, omettant donc le f. 1232.) bué le retour à Dieu de ces malades à l'intercession de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Un surtout de ces mourants, compromis dans la spoliation des biens d'Eglise en France, et qui n'eût pu, sans une rétractation publique, recevoir la sépulture ecclésiastique, avait, une première fois, refusé cette rétractation. Je le recommandai à la Servante de Dieu, lui demandant comme un signe de son intervention que ce pécheur me fit appeler de lui-même; c'est ce qui arriva. Spontanément il envoya sa garde-malade me chercher, rétracta ses scandales, reçut tous les Sacrements, et mourut chrétiennement. Dans les quelques voyages que j'ai eu l'occasion de faire en France et en Suisse, j'ai remarqué que la renommée de sainteté de soeur Thérèse était répandue un peu partout. Il y a six ou sept ans, alors que les chartreux étaient encore dans leur monastère de la Grande-Chartreuse, l'économe qui me reçut, dans un de mes voyages, me déclara que la lecture de la vie de soeur Thérèse exerçait sur les frères une influence très marquée pour [1233v] les porter à la ferveur.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne vois rien de particulier à ajouter.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: A. MAUPAS.

Témoin 26 - Victor-Louis Domin

Né à Caen le 1er octobre 1843, Victor Louis Domin passa à Lisieux presque tout le temps de sa vie sacerdotale. Il y fut chapelain de l'Abbaye des bénédictines pendant plus de quarante ans, chargé non seulement de l'assistance des sœurs mais aussi de l'enseignement religieux des élèves et de la direction de diverses associations pieuses. C'est ainsi que la petite Thérèse Martin fit avec lui sa première retraite, celle de la préparation à sa première communion en 1884. «J'écoutais avec beaucoup d'attention les instructions que nous faisait monsieur l'abbé Domin et j'en écrivais même le résumé », nous dit Thérèse (MA « A » 34r), qui notera un peu plus loin: « (il) m'appelait son petit docteur, à cause de mon nom de Thérèse » (f. 37v). Elle fit une autre retraite avec lui en 1885. Monsieur Domin, prêtre exemplaire, mourut à Lisieux, chanoine honoraire, le 13 juin 1918.

Son témoignage est fait de sincérité. Il note que tout en étant déjà profondément une âme de prière, Thérèse enfant avait difficulté à s'adapter à la prière liturgique. En outre et surtout, soit comme enfant, soit comme religieuse, Thérèse lui donna toujours l'impression d'être une créature trop « flattée.» De la part et de son père, monsieur Martin, et de mère Marie de Gonzague, et de l'abbé Youf, ce n'était qu'éloges sur éloges, ce qui finit par l'indisposer au point de ne plus mettre le pied au Carmel.

Le témoin déposa le 7 août 1911, durant la 79ème session, f. 1234r-1239r de notre Copie publique.

TÉMOIN 26: Louis Domin

[Session 79: - 7 août 1911, à 2h. de l'après-midi]

[1234r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Victor-Louis Domin, né à Caen, paroisse Saint Sauveur, [1234v] le premier octobre 1843, du légitime mariage de Louis Domin, imprimeur, et de Euphémie Delos. Je suis prêtre, chanoine honoraire, aumônier du monastère des religieuses bénédictines de Lisieux depuis l'année 1874.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu la Servante de Dieu: 1° par quelques relations de famille, étant cousin au troisième degré avec sa tante, madame Guérin. 2° Je l'ai surtout connue dans le temps qu'elle était élève demi-pensionnaire de l'Abbaye des bénédictines. A titre d'aumônier, j'étais chargé de donner l'instruction religieuse à ces élèves; j'étais aussi leur confesseur; je présidais les réunions de l'Association des Saints Anges et de la Confrérie de la Sainte Vierge, établies en cette école. 3° J'ai aussi recueilli sur la Servante de Dieu le témoignage de différentes personnes, en particulier de quelques religieuses ses anciennes maîtresses et de quelques-unes de ses [1235r] compagnes de pensionnat. 4e je ne me servirai que peu et accidentellement du témoignage de la Servante de Dieu consigné dans son autobiographie.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une dévotion particulière pour la Servante de Dieu: je la prie tous les jours. Cette dévotion remonte à l'époque où j'ai lu sa Vie (vers 1898). Je désire le succès de sa Cause de béatification, parce que l'ensemble des événements qui se passent aujourd'hui me persuade qu'elle est une âme particulièrement bénie de Dieu. Les rapports particuliers que j'ai eus avec elle me font aussi souhaiter cette béatification, sans que ce désir toutefois puisse influer sur la sincérité de ma déposition.

[Réponse de la dixième à la quatorzième demande]:

Thérèse Martin est entrée au pensionnat, tenu par les bénédictines de Lisieux, au mois d'octobre 1881; elle avait donc huit ans et demi. Elle en sortit, je crois, vers Pâques 1886. Elle ne figure plus sur mon registre à partir d'octobre [1235v] 1886. Cela fait donc environ quatre ans et demi de pension, mais ce temps fut coupé par de nombreuses absences. J'ai peu de choses à dire, bien que j'aie eu des rapports assez intimes avec plusieurs membres de la famille Martin, alliée à la mienne. J'ai rencontré l'enfant bien des fois dans des réunions de famille, mais sans que mon attention se soit jamais bien fixée sur elle. Au pensionnat, je ne la voyais guère en dehors du catéchisme; mais je dois dire qu'elle s'y tenait parfaitement bien, et savait ses leçons admirablement. Je pensais, avec beaucoup d'autres personnes, je crois, qu'elle était trop flattée, trop adulée par les membres de sa famille, et surtout par son père, qui semblait ne pas pouvoir se séparer d'elle, et l'appelai sans cesse « ma petite reine.» J'estimais qu'on s'exposait à la rendre vaniteuse et pleine d'elle-même comme tant d'autres jeunes filles. Je me suis laissé dire que ses compagnes de pension n'avaient pas pour elle une bien grande sympathie, pas de liaison affectueuse; elle n'était que demi-pensionnaire et s'absentait souvent. Elle [1236r] était très pleureuse, comme elle le dit elle-même, et comme je l'ai constaté un jour au catéchisme. Elle passait pour suivre assez mal la messe le dimanche; mais ceci exige une explication. On demande généralement aux enfants de suivre les différents points de la messe en lisant dans leur livre. On le demandait donc à Thérèse comme aux autres; mais la chère enfant ne le faisait pas. Quand on lui indiquait ce qu'elle devait lire, elle remerciait avec un gracieux sourire, baissait les yeux sur son livre pendant quelques secondes, et bientôt elle relevait la tête comme si elle eût été distraite. Mais non, sans doute, elle n'était pas distraite, elle faisait une prière bien meilleure que celle de ses compagnes, en se livrant à l'oraison contemplative... D'ailleurs, on m'a quelquefois parlé de l'expression de son visage qui, pendant les offices et les cérémonies religieuses, avait quelque chose d'absolument céleste.

[Réponse à la quinzième demande]:

Je n'ai pas suivi de près la Servante de Dieu pendant la période [1236v] comprise entre sa sortie du pensionnat et son entrée au Carmel.

[Réponse de la seizième à la dix-neuvième demande]:

Je me rappelle que cette pensée, à savoir, qu'on flattait et adulait la Servante de Dieu, me poursuivit encore après son entrée au Carmel. Un jour, pendant son noviciat, je la vis au parloir, accompagnée de la mère Marie de Gonzague, et je fus vivement surpris d'entendre la supérieure vanter la générosité de la petite novice: je me dis en moi-même qu'il n'était pas prudent de louer ainsi une jeune personne en sa présence. J'ai pensé depuis qu'elle devait être fortement ancrée dans l'humilité, puisqu'elle ne fut pas ébranlée par toutes ces louanges. L'aumônier du Carmel de cette époque, monsieur l'abbé Youf, me parla aussi quelquefois des qualités extraordinaires de sœur Thérèse, mais ce n'était pas en sa présence. Il me disait textuellement ceci: « Quoiqu'elle soit bien jeune, si la communauté avait besoin d'une prieure, on pourrait la nommer sans crainte.» [1237r] Cette parole de mon confrère me semblait être du « bluff », comme disent les anglais, et il en résulta que je n'allai guère la voir au Carmel; je me suis toujours tenu dans une grande réserve parce que je trouvais exagérée l'opinion que l'on avait de cette enfant, et que je ne voulais pas entrer dans ce concert de louanges. Hélas! C'est moi qui étais dans l'erreur en ne croyant pas à sa vertu extraordinaire: je le reconnais maintenant.

TÉMOIN 26: Louis Domin

[Réponse de la vingtième à la vingt-quatrième demande]:

Je ne saurais rendre sur ces questions un témoignage détaillé. J'ai dit ci-dessus ce que j'en avais remarqué pendant sa vie.

[Réponse de la vingt-cinquième à la vingt-sixième demande]:

J'ai été environ dix ou douze fois prier sur le tombeau de la Servante de Dieu. J'y étais porté par un sentiment de dévotion et de confiance. J'ai pu constater alors que les mêmes sentiments amenaient d'autres pèlerins au tombeau. J'en ai vu [1237v] de toutes les classes de la société, des prêtres, des religieuses, des séculiers, des militaires. Leur attitude n'était point celle de simples curieux, mais exprimait la piété et la religion.

[Réponse de la vingt-septième à la vingt-huitième demande]:

Pendant la vie de la Servante de Dieu, comme je l'ai déjà dit, j'ai toujours cru que l'on était trop en admiration devant elle et que cette admiration n'était pas justifiée, mais mes sentiments ont complètement changé à partir de l'époque où j'ai pris connaissance de l'« Histoire d'une âme.» Dès lors, je commençai à l'invoquer chaque jour et je ne crois pas y avoir jamais manqué. Je fus tout particulièrement impressionné par ces paroles prononcées sur son lit de mort: « Je sens que ma mission va commencer, ma mission de faire aimer le bon Dieu comme je l'aime... de donner ma petite voie aux âmes » - DEA 17-7 - . Pour moi, de deux choses l'une: ou ces paroles sont celles d'une jeune fille sottement ou même follement orgueilleuse, [1238r] ou c'est une prophétie qui ne peut venir que du ciel. Impossible de s'arrêter un instant à la première hypothèse; force est donc de se ranger à la seconde et de voir en cette jeune carmélite une sainte dans toute l'acception du mot.

J'ai plus d'une fois admiré ce que j'appellerais sa doctrine, ce qu'elle appelle elle-même sa « petite voie » et qui peut se résumer en trois points.- 1) rester petite ou pratiquer l'humilité; 2) accomplir souvent de légères mortifications, des petits sacrifices, ce qu'elle appelle « jeter des fleurs » - DEA 17-7 - 3) pratiquer la confiance en Dieu et le saint abandon. J'ai même été si impressionné de ce petit exposé que je me souviens y avoir puisé mes résolutions dans une de mes retraites annuelles.

Si j'ai trouvé des enseignements pour moi-même dans les paroles de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, j'en ai trouvé aussi pour les âmes qui me sont confiées. J'en ai parlé dans mes conférences ou mes entretiens particuliers aux religieuses, bien convaincu maintenant de la voie extraor-[1238v]dinaire qu'il a plu à Dieu d'enseigner à cette âme: « Qui te revelas parvulis... Beati mundo corde, quoniam ipsi Deum videbunt » - *cfr. Luc. 10, 21; Matt. 5, 8) - . Il y a plusieurs années (7 ans, je crois) je demandai à la mère prieure des bénédictines l'autorisation d'offrir à chaque religieuse un exemplaire de l'« Appel aux petites âmes » ou abrégé de la vie de sœur Thérèse: je me permis de dire à toutes que je ne prétendais pas leur offrir un simple souvenir, mais bien plutôt un manuel et une sorte de traité de théologie mystique. Dans divers voyages que j'ai faits, soit en Belgique, soit dans les Pyrénées, j'ai constaté que le renom de sainteté de la Servante de Dieu s'était étendu jusqu'en ces pays.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je crois innombrables les faveurs obtenues par l'intercession de la Servante de Dieu, car j'en entends parler de tous côtés. Les uns racontent des faveurs temporelles, les autres des grâces spirituelles, comme en témoignent les relations multiples envoyées chaque jour au Carmel et dont plusieurs ont [1239r] été publiées.

[Réponse à la trentième demande]:

J'ai dit ce que je savais.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ego testis deposui ut supra secundum veritatem, ratum habeo et confirmo.

Signatum: L. DOMIN.

Témoin 27 - Alexander-James Grant

Alexandre-James Grant, dont Thomas Nimmo Taylor a parlé en sa déposition, naquit à Latheron-Caithness (Ecosse) en 1854 et fut pasteur de l'Eglise libre-unie d'Ecosse à Lochranga (île d'Arran). Le 20 septembre 1900 il épousa une anglicane, Ethel Dalley (1874-1956) qui, convertie au catholicisme (20 juillet 1908), devint bientôt une fervente admiratrice de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Elle laissa dans le bureau de son mari le n° du Catholic Herald qui donnait les grandes lignes de la biographie de Thérèse et annonçait aussi la parution de la version anglaise de l'Histoire d'une âme. Le pasteur Grant coupa cette annonce publicitaire et la mit dans son portefeuille. Il lut le livre dès 1909 et en fut bouleversé. Il avertit (sentit ?) plusieurs fois la présence de Thérèse, mais la lutte fut dure. Très cultivé - il parlait huit langues -, le texte grec biblique l'accompagnait toujours et il l'étudiait avec passion. Il se donnait à tous avec une exquise charité et recherchait en même temps la vérité avec ardeur et sérénité. Après des mois et des mois de lutte intérieure il abjura le 20 avril 1911 et entra ainsi dans l'Eglise catholique sous le nom de François-Marie-Thérèse. Il témoigna à Lisieux, au Procès Ordinaire, quelques mois après et c'est alors qu'on lui proposa de venir avec sa femme habiter Alençon comme gardiens de la maison natale de Thérèse, ainsi qu'il le fit savoir en déposant au Procès Apostolique le 31 mai 1915. Il se fixa donc à Alençon, rue Saint-Blaise, le 3 juin 1912, comme humble serviteur et guide des pèlerins de soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus (Annales 1956, n°4).

Le témoin déposa le 8 août 1911, au cours de la 80ème session, f. 1249v-1256v de notre Copie publique

[Session 80: - 8 août 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1249v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Alexandre-Jacques Grant, né en 1854 (j'ignore la date précise, parce qu'alors on ne tenait pas régulièrement les registres paroissiaux) à Latheron Caithness, Ecosse, du mariage de Louis Grant et de Marguerite Macpherson. Jusqu'à ma récente conversion, j'étais membre et ministre de l'église libre-unie d'Ecosse. J'ai été ministre depuis 1890 jusqu'à ma conversion, 20 avril 1911. Je suis domicilié aujourd'hui à Edimbourg (Ecosse), 34 Warrender Park [1250r] Terrace.

[On omet la troisième demande. Réponse donnée à la quatrième demande]:

Je n'ai jamais été traduit devant aucun tribunal.

[Réponse à la cinquième demande]:

J'ai fait mon abjuration canonique le 20 avril 1911.

[Réponse à la sixième demande]:

Je donne mes réponses en toute liberté.

[Réponse à la septième demande]:

C'est la vérité seule qui me dicte mon témoignage.

[Réponse à la huitième demande]:

Comme je témoigne sur le fait personnel de ma conversion, je prendrai mes réponses dans mon expérience personnelle.

[Réponse à la neuvième demande]:

Le succès de la Cause de la Servante de Dieu est mon désir cordial, [1250v] parce que je crois qu'elle pourrait déterminer la conversion des autres, comme elle a déterminé la mienne.

[Les demandes sont omises de la dixième à la vingt-huitième inclusivement. On en arrive à la vingt-neuvième qui donne au témoin l'occasion de parler de sa conversion miraculeuse à la foi catholique. Il répond ainsi à l'interrogation]:

C'est à la lecture de la Vie de sœur Thérèse que je dois ma conversion.

[Demande du promoteur de la foi: aviez-vous déjà pensé quelque peu à embrasser la foi catholique avant d'entendre parler de la Servante de Dieu? Réponse]:

Aucunement; les lectures et les études auxquelles je me livrais ne faisaient que m'attacher plus fortement à ma foi protestante.

TÉMOIN 27: Alexander-James Grant

[La conversion de votre femme qui eut lieu aux environs de 1908 a-t-elle eu quelque influence sur la vôtre? Réponse]:

[1251r] Cet événement n'eut aucune influence sur ma pensée. Ma femme était très religieuse et très bonne avant sa conversion; elle le demeura depuis. Je ne remarquai aucun changement qui pût me faire réfléchir.

[Quelqu'un du moins a-t-il tenté de vous orienter vers la foi catholique avant que vous n'ayez lu en son entier l'Histoire de la Servante de Dieu? Réponse]:

Deux fois je rencontrai des prêtres catholiques qui, par occasion, me dirent quelques mots de la Religion Romaine, mais j'étais absolument réfractaire à leurs insinuations.

[Aviez-vous lu du moins des livres traitant de la religion catholique? Réponse]:

J'en lisais, mais pour y trouver des objections contre le catholicisme.

[Comment avez-vous été conduit à lire l'« Histoire de sœur Thérèse»? Réponse]:

J'avais lu, comme par hasard, dans le journal «Catholic Herald.» [1251] que ma femme recevait chaque semaine, une courte esquisse biographique, rédigée par le révérend père Taylor; on y mentionnait la prochaine publication de l'édition complète en anglais de l'« Histoire de sœur Thérèse.» Cet article m'intéressa très vivement. Je découpai l'annonce que je portai dans ma poche près d'un an, m'informant souvent si enfin la biographie complète était parue. Une amie de ma femme emprunta l'ancienne édition à des religieuses catholiques. Au temps de Noël 1909, revenant de prêcher une mission, je dus m'aliter par suite de l'influenza, et je trouvai ce livre déposé sur ma table, et je le lus avec avidité.

[Quel fut l'effet moral de cette lecture? Réponse]:

Je trouvai qu'il m'était tombé entre les mains l'œuvre d'un génie, d'un théologien, aussi bien que d'un poète de premier ordre. Je ne puis rendre l'impression extraordinaire que me causa la lecture de cette vie. [1252r] Je ressentis alors ce qu'éprouverait une personne devant laquelle s'ouvrirait tout à coup le monde invisible. Un soir, étant pleinement éveillé, j'éprouvai une sensation extraordinaire, et je dis à ma femme qui entrait en ce moment dans ma chambre: « Cette petite fille est là » - « Qui? », me demanda-t-elle -. « La petite Fleur - répondis-je -, je suis sûr qu'elle est dans cette chambre.» Rien ne m'avait préparé à cette sensation, ni ne motivait un pareil fait. Voici ce que je ressentis en mon esprit: le monde extérieur parut comme disparaître à mes yeux, et c'est intérieurement, dans mon intelligence, que je vis la Servante de Dieu. Je repoussai de moi sa pensée, et je me disais à moi-même: « Vous êtes superstitieux et idolâtre »; mais c'était en vain que j'essayais de la repousser; elle revenait et s'entrelaçait autour de mon cœur, refusant de me quitter, et voici ce qu'il me semblait entendre: « Voici comment les saints catholiques aiment Jésus, choisissez ma petite voie » -. «Eh bien! - lui répondis-je -, je tâcherai de la suivre, si vous m'aidez », car je désirais ardemment y arriver. [1252v] Ceci se passait vers la fin de l'année 1909.

C'est vers cette même époque que j'ai lu l'« Apologia de Newman », et après l'avoir lue, je me souviens d'avoir dit à ma femme: « Je crois maintenant des choses que je n'avais jamais pu croire auparavant.» Néanmoins, je ne voulais pas alors devenir catholique et suivre sœur Thérèse. La santé étant revenue, je recommençai à prêcher et à lire de nouveau des livres rationalistes, perdant ainsi peu à peu toute ma foi. C'est alors que, pour la seconde fois, sœur Thérèse apparut d'une façon extraordinaire dans ma vie. Cela arriva au mois d'août 1910. Cette fois encore, sans que rien m'ait fait prévoir cette visite ou m'y ait préparé, je sentis la Servante de Dieu près de moi, et lorsque le charme de cette présence eut disparu, il me resta ces mots qui semblaient résonner à mon esprit: « Est-ce que le rationalisme peut être vrai, et une vie d'une telle beauté et d'une telle douceur peut-elle être un mensonge?.» J'eus la conviction que c'était impossible et que la Religion qui produit une telle vie devait être une grande réalité.

[1253r] Le mois suivant, j'achetais la vie complète de sœur Thérèse en français. Par une coïncidence providentielle, j'achetais cette vie le jour même où se terminait une neuvaine à sœur Thérèse, que des amis faisaient pour moi à mon insu. C'est en lisant la vie en français que j'ai commencé d'invoquer l'aide de la sœur Thérèse. Pour un ministre protestant, ce n'était pas d'abord chose facile. Mes préjugés étaient là pour me le défendre. Après quelques efforts cepen-[1253v]dant, j'ai pu continuer avec grandes délices. Sœur Thérèse changea complètement mes sentiments à l'égard de la Très-Sainte Vierge. Le changement fut d'autant plus frappant que c'était sur ce point de la doctrine catholique que j'avais, quelques mois auparavant, interrompu la controverse commencée avec une religieuse d'Édimbourg. Voici comment, il me semble, que sœur Thérèse opéra ce changement. J'entendis ces paroles: « Pourquoi me demandez-vous de prier pour vous, et ignorez-vous la Sainte Vierge?.» Je vis alors toute l'inconséquence d'un pareil procédé et je me mis à invoquer Marie. Le résultat m'étonna. A l'instant, un amour extraordinaire remplit mon cœur. Où me conduisait-elle? Je n'en savais rien alors; mais j'étais parfois étonné des sentiments qui me possédaient et du changement qui s'opérait dans mes idées à l'égard de la foi catholique.

TÉMOIN 27: Alexander-James Grant

L'influence que prit sur moi sœur Thérèse fut très grande et me faisait braver sarcasmes et moqueries. Entre autres faits, voici un des plus touchants. J'avais [1254r] suspendu au-dessus de ma cheminée une photographie agrandie de la « Petite Fleur »; elle était placée de telle façon que personne ne pouvait manquer de l'observer. Eh bien! un jour que nous attendions la visite d'un ministre protestant et de sa femme, je fus tenté de décrocher le tableau, mais, lorsque je fus au moment de le faire, il me fut impossible d'y toucher. « Auriez-vous honte - me dis-je à moi-même - d'une personne dont Dieu et les anges font leur société? » Et je me dis: « Le tableau restera là, le monde entier dut-il me visiter!.» Il plut à sœur Thérèse de me témoigner de la reconnaissance pour cet acte, en me poussant dans l'Eglise. De plus, j'ai presque continuellement joui de la présence de sœur Thérèse auprès de moi. Elle m'invitait à des actes de générosité, et lorsque je résistais, elle me quittait aussitôt. Cependant, la douceur et le secours sensible de cette présence disparurent presque entièrement dans le mois qui précéda immédiatement mon abjuration, et il ne me resta que la lutte, le doute et l'obscurité.

[1254v] La sœur Thérèse se servit d'un moyen humain pour détruire les préjugés que j'avais encore contre le catholicisme, et pour m'instruire des vérités de la foi. Désirant aller à Lisieux, je voulus étudier plus à fond la langue française, et ma femme obtint de la supérieure d'un couvent d'Édimbourg qu'une religieuse me donnât des leçons de français. Par une grâce de Dieu, les leçons se changèrent bientôt en controverse religieuse, et pendant de longues heures, chaque semaine, nous discutions la présence réelle, l'institution divine de la messe, ce qui en constituait le sacrifice, et aussi l'autorité et l'institution de l'Eglise par Notre Seigneur Jésus Christ. J'attribue à ces leçons une grande partie du changement qui s'opéra en moi à cette époque. Les études faites dans les « Conférences sur l'Ecriture Sainte » du père Leroy, dans la « Messe » du père Hoppenot, et même simplement dans la Bible catholique, contribuèrent aussi à m'éclairer. Dieu semblait parfois donner une lumière spéciale aux choses que j'avais déjà lues plusieurs fois, comme lorsque, en lisant les Conférences du père [1255r] Leroy sur l'Eucharistie, je m'écriais: « Il me fait plus comprendre que tout ce que j'avais lu jusque là!.» Cependant, je ne pouvais arriver à croire à la présence réelle. Un jour, vers la fin de mars 1911, pendant la neuvaine que je faisais alors à sœur Thérèse pour obtenir cette foi tant désirée, après une discussion longue et ardente sur l'Eucharistie, la religieuse qui m'instruisait me proposa une visite à la chapelle. Là, j'eus comme le sentiment de la présence de Notre Seigneur dans le tabernacle, et en sortant je dis à la même religieuse qui m'attendait: « Maintenant je crois qu'il est là. Je l'ai senti; une chose qui n'était pas là pour moi auparavant y est maintenant.»

Après bien des luttes, des doutes, des angoisses, sœur Thérèse me fit faire un premier pas décisif le 9 avril, jour où elle-même brisait les liens qui la retenaient dans le monde, pour s'en aller au Carmel. J'ignorais alors cette coïncidence de date: on me la fit remarquer plus tard. Ce jour-là donc, j'écrivis à mes supérieurs ecclésiastiques que je ne pouvait continuer [1255v] à demeurer dans l'église presbytérienne, mes convictions n'étant plus en rapport avec sa doctrine. Enfin, le 20 avril 1911, je rompis définitivement mes liens et fus reçu dans l'Eglise Catholique par le père Widdowson, S.J., qui m'avait vu et aidé les quinze derniers jours qui précédèrent mon abjuration, et dont les instructions me semblaient comme des révélations divines. J'ai été baptisé ce même jour, 20 avril 1911, dans l'église du Sacré-Coeur d'Édimbourg (Lauriston); par reconnaissance pour ma céleste bienfaitrice, j'ai voulu prendre au baptême les noms de François-Marie-Thérèse. Depuis, j'ai eu encore un sentiment extraordinaire de la présence de soeur Thérèse, suivi d'une épreuve matérielle. Par le fait de mon entrée dans l'Eglise Catholique, j'avais perdu mes moyens d'existence; un jeudi du mois de mai, étant seul dans ma chambre à Edimbourg pendant le jour après-midi, je vis soeur Thérèse debout à mon côté et regardant dans la direction de Glasgow; en même temps j'eus le sentiment intérieur qu'elle faisait dans cette ville quelque chose pour moi. Ma [1256r] femme entrant à ce moment, je lui dis: « Thérèse s'occupe en ce moment de nous.» Le jeudi suivant, un secours extraordinaire et inespéré m'arrivait de Glasgow. Depuis, je continue à avoir grande confiance en la petite carmélite de Lisieux et elle continue de m'assister dans les besoins spirituels et temporels.

Ces interventions, cette présence invisible, ces touches de la grâce me paraissent venir du ciel, car rien dans mon éducation première, ni dans ma religion, ne me disposait à éprouver ces impressions; 2° j'ai lu très peu de livres mystiques: la Vie de Sainte Thérèse d'Avila écrite par elle-même, et un auteur du XVIe siècle, que je lus il y a une trentaine d'années et dont j'ai oublié le nom, sont les seuls ouvrages mystiques que j'aie lus; 3° ces interventions m'ont poussé à tous les sacrifices; elles m'ont aidé à braver le respect humain et les sarcasmes de mes amis protestants. Ces motifs entre autres me persuadent de la vérité de cette action sur-[1256v]naturelle.

[Réponse à la trentième demande]:

Je n'ai rien à ajouter ni sur les interrogatoires, ni sur les Articles.

[Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum- A. J. GRANT

Témoin 28 - Hélène Knight

Le témoignage qui suit celui du pasteur Grant est d'Hélène Knight, veuve Dorans, dont avait parlé Thomas Nimmo Taylor. Il est ici omis car il ne comporte d'allusion ni aux vertus de Thérèse, ni à sa renommée de sainteté.

Dans sa déposition du 9 août 1911, au cours de la 81ème session, f. 1261r-1266v de notre Copie publique, le témoin, mère de douze enfants, se réfère uniquement aux vicissitudes de sa maladie dont la guérison est attribuée à l'intercession de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus.

Témoin 29 - Soeur Saint-André, O.S.B.

Née aux Chapelles (diocèse de Laval) le 21 janvier 1863, Eugénie-Marie Barbé arriva à l'Abbaye bénédictine Notre-Dame-du-Pré de Lisieux en janvier 1882, comme sous-maîtresse séculière du pensionnat. Elle y rencontra Thérèse Martin qui y venait comme élève depuis peu de mois. Elle fut admise au noviciat en 1884 et fit profession le 22 juillet 1886. La déposition présente peu d'intérêt.

Rappelons que la glorieuse institution bénédictine de Lisieux fondée au tout début du Xlème siècle, puis dispersée à la Révolution de la fin du XVIIIème, avait repris une nouvelle vie en 1808. Elle fut totalement détruite par les bombardements des 6-7 juin 1944.

Le témoin déposa le 11 août 1911, au cours de la 84ème session, f. 1287r-1290r de notre Copie publique.

[Session 84: - 11 août 1911, à 8h.30]

[1286v] [ Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

[1287r] Je m'appelle Eugénie Virginie Marie Barbé, en religion sœur Saint André. Je suis née le 21 janvier 1863 aux Chapelles (diocèse de Laval) du légitime mariage de Michel Barbé, cultivateur, et de Anne Bigot. Je suis entrée à l'« Abbaye » (monastère des bénédictines de Lisieux), d'abord comme sous-maîtresse séculière au pensionnat (janvier 1882). Entrée au noviciat le 11 août 1884, j'ai fait profession le 22 juin 1886. Je suis actuellement prieure du monastère depuis le 18 août 1896.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai surtout connu la Servante de Dieu en exerçant ma charge de sous-maîtresse au pensionnat. Lorsque j'y arrivai en janvier 1882, Thérèse Martin y était élève depuis quelques mois déjà. Mes rapports avec elle continuèrent jusqu'à mon entrée au noviciat, en août 1884. Elle ne faisait pas partie de la classe dont j'étais sous-maîtresse, [1287v] mais j'avais occasion de la voir et lui parler tous les jours en récréation, au réfectoire, dans les études, etc. Pour ces deux années de la vie de la Servante de Dieu, je rapporterai ce que j'ai pu observer personnellement. Je dirai aussi quelques confidences qui m'ont été faites depuis la mort de la Servante de Dieu sur des faveurs obtenues par son intercession. J'ai relu, pour préparer mon témoignage, l'« Histoire d'une âme écrite par elle-même », mais seulement pour me remémorer ce que j'avais observé directement. J'ai pu remarquer que notamment dans ces parties, objet de mes observations directes, le récit de la Servante de Dieu est bien conforme à la vérité.

[Réponse à la neuvième demande]:

Je désire que le Procès aboutisse à la béatification de la Servante de Dieu, parce que je crois et j'ai constaté que sa doctrine et ses exemples font du bien aux âmes. J'ai une certaine dévotion pour la Servante de Dieu, mais ce [1288r] sentiment me laisse entièrement libre dans mes appréciations et mon témoignage.

[Réponse de la dixième à la treizième demande]:

Je n'ai pas connu la Servante de Dieu avant mon arrivée comme sous-maîtresse séculière à l'« Abbaye » de Lisieux. Je ne connaissais pas non plus ses parents, ni la manière dont elle était élevée dans sa famille.

TÉMOIN 29: Soeur Saint-André O.S.B.

[Réponse à la quatorzième demande]:

La Servante de Dieu était déjà élève à l'« Abbaye », lorsque j'y arrivai. Je puis témoigner que, comme élève, elle était d'une régularité remarquable et toujours à son devoir. Mes observations sur ce point me paraissent avoir d'autant plus de poids que n'étant pas, à proprement parler, sa maîtresse, puisqu'elle ne faisait pas partie de ma section, je la voyais pour ainsi dire plus au naturel. Comme j'étais alors maîtresse séculière, je me trouvais plus mêlée aux élèves, et je traitais avec [1288v] elles plus d'égale à égale que ne le faisaient les maîtresses religieuses. J'ai compris depuis lors que cette fidélité procédait de son grand désir de plaire à Dieu, mais, à l'époque dont je parle, j'étais tentée d'y voir de l'exagération et comme la marque d'un état d'âme inquiet et scrupuleux. Je n'ai pas été mêlée directement à sa préparation à la première communion, et elle ne me faisait pas part de ses états d'âme. Je pouvais seulement observer son attitude pendant la retraite et le jour même de sa première communion dans la chapelle de l'« Abbaye », le 8 mai 1884. Je me souviens à ce sujet que sa tenue et l'expression de son visage témoignaient d'une piété tendre, et je puis dire exceptionnelle; on la remarquait entre toutes les autres qui, cependant, ne manquaient pas de piété. Après cette époque, je ne l'ai pas suivie assez intimement pour rien relever de particulier; j'entrai d'ailleurs au noviciat en août 1884, et je la perdis de vue, bien qu'elle continuât à être élève de la maison. [1289r] Les novices, en effet, n'avaient pas de rapports avec le pensionnat.

[De la quinzième à la vingt-sixième demande, le témoin répond n'avoir rien à déclarer].

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Celles de nos sœurs qui ont connu au pensionnat la Servante de Dieu, rendaient toutes d'elle un bon témoignage; mais depuis sa mort, elles ont, comme moi d'ailleurs, mieux compris ce qu'il y avait de profond et d'élevé dans sa vertu.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu aucune protestation contre le renom de sainteté qui s'établit touchant la Servante de Dieu. Une ou deux de nos religieuses disent seulement qu'au temps de son séjour au pensionnat, elle était d'une sensibilité excessive qui la portait à se chagriner outre mesure.

[1289v] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Dans ma charge de prieure, j'ai observé que la lecture de la vie et des écrits de sœur Thérèse exerçait une bienheureuse influence dans la formation des âmes. Je noterai en particulier que la méditation de cette vie procure une meilleure intelligence et une pratique plus fervente de la charité fraternelle, de la mortification de la sensibilité, des petits sacrifices et de l'abandon à Dieu. On m'a plusieurs fois communiqué des faveurs surnaturelles obtenues par l'influence de la Servante de Dieu. Il s'agissait plutôt de grâces intérieures que de faveurs temporelles. On les traduisait ainsi: « Je me sens plus près de Dieu, lorsque je la prie.» Ce témoignage m'a été communiqué par plusieurs de nos religieuses (pas moins de six) et par deux personnes du dehors.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne connais plus rien.

[1290r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: Sœur SAINT ANDRÉ, O.S.B.

Témoin 30 - Soeur Saint-François de Sales

Marie-Joséphine-Aurélie Pierre naquit à Saint-Désir de Lisieux le 15 mars 1848. Entrée chez les bénédictines de Notre-Dame-du-Pré, elle y fit profession le 17 mai 1871. Nommée au pensionnat presqu'aussitôt après sa profession, elle y resta jusqu'en 1888. Elle connut donc bien Thérèse au cours de sa fréquentation scolaire étant son professeur pour la classe ordinaire et aussi sa maîtresse pour l'enseignement religieux. Elle souligne qu'on aurait eu tort de prendre Thérèse pour une enfant gâtée et que celle-ci était très appliquée à l'étude. Elle évoque les difficultés rencontrées par suite des compagnes de classe. Elle met en relief avec quel soin, avec quel amour Thérèse approfondissait la doctrine des dons du Saint-Esprit pour se bien préparer à la confirmation et comment elle s'ouvrait progressivement à la théologie de la miséricorde et de la volonté salvifique universelle de la divine Providence.

Le témoin déposa le 11 août 1911, au cours de la 84ème session f. 1290v-1296r de notre Copie publique.

[Session 84: - I1 août 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1290v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Joséphine-Aurélie Pierre, en religion sœur Saint-François de Sales. Je suis née le 15 mars 1848, à Saint Désir de Lisieux, du légitime mariage de Jean-Edouard Pierre, artisan, et de Francoise-Alexandrine Etienne. Je suis religieuse professe du monastère des bénédictines de Lisieux, où j'ai fait profession le 17 mai 1871. J'ai été professeur au pensionnat depuis octobre 1871 jusqu'en 1888. Présentement, je suis chargée du temporel du monastère.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu personnellement la Servante de Dieu et je l'ai suivie de très près pendant son séjour au pensionnat. J'étais en effet son professeur pour la classe ordinaire et aussi sa maî-[129lr] tresse pour l'enseignement religieux. J'ai connu aussi assez intimement ses sœurs, particulièrement Léonie et les autres membres de la famille, que je voyais au parloir. J'ai pu recueillir le témoignage de plusieurs de nos sœurs et des compagnes de classe de la Servante de Dieu; mais ces communications ne m'ont, à proprement parler, rien appris de nouveau; elles n'ont fait que corroborer mes observations personnelles. Quant au livre l'« Histoire d'une âme », je ne m'en servirai pas, à proprement parler; je constate seulement que sur les points que j'ai été en mesure de contrôler par moi-même, il exprime très exactement la vérité.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une dévotion profonde pour la Servante de Dieu, et je désire sa béatification, parce que je crois qu'elle glorifiera le bon Dieu; mais je puis affirmer en conscience que ce désir n'affecte en rien la sincérité de mon témoignage.

[1291v][Réponse à la dixième demande].

Je ne sais rien d'une connaissance directe sur les premières années de la Servante de Dieu.

[Réponse à la onzième demande]:

Je n'ai pas connu madame Martin. J'ai entretenu souvent monsieur Martin au parloir de la communauté. C'était vraiment un grand chrétien et même en traitant d'affaires temporelles, il trouvait toujours moyen de ramener la conversation sur la pensée de Dieu.

[Réponse à la douzième demande]:

La Servante de Dieu m'a souvent rapporté la date de son baptême à Alençon, le 4 janvier 1873.

[Réponse à la treizième demande]:

L'affection de monsieur Martin pour la petite Thérèse était certainement très intense, pleine de sollicitude et de démonstrations de tendresse. Ses sœurs aussi l'aimaient beaucoup. On eût pu croire aisément, en jugeant par les apparences, que c'était une enfant gâtée, [1292r] mais je puis témoigner qu'il n'en était pas ainsi, et que l'élément surnaturel qui entrait dans son éducation la préservait des effets fâcheux de cette prédilection dont elle était l'objet.

TÉMOIN 30: Soeur Saint-François de Sales

[Réponse à la quatorzième demande]:

J'ai suivi Thérèse presque tout le temps qu'elle a passé au pensionnat. Comme professeur de sa classe, j'ai remarqué qu'elle était toujours à son devoir; jamais je n'ai eu à lui faire un reproche formel. La pensée de Dieu lui était habituelle et tout dans ses études la ramenait à ce souvenir; elle était [sic] particulièrement frappant dans ses petites compositions de style, où toujours elle introduisait une note surnaturelle, malgré la naïveté enfantine du récit. On a noté en elle, à cette époque, une sensibilité excessive, elle-même en fait l'aveu; cependant, au fond de cette sensibilité que beaucoup prenaient pour de l'amour-propre, je retrouvais presque toujours un sentiment surnaturel, comme la crainte d'avoir mal édifié ou [1292v] d'avoir fait offenser Dieu. Sa conscience était en effet d'une délicatesse incroyable qui obligeait à toutes sortes de précautions pour éviter de la troubler. Un jour qu'elle s'était oubliée à aider une de ses compagnes qui récitait mal sa leçon, la maîtresse lui dit très vivement: « Thérèse n'a donc pas de conscience!.» Ce furent des larmes intarissables, et pendant 15 jours je ne parvins pas à la consoler. Quand elle me rencontrait, elle se jetait dans mes bras, et recommençait à pleurer en disant: « J'ai péché et j'ai fait péché » - Source pre. - .

[1293r] [Suite de la réponse à la quatorzième demande]:

Dans les classes d'instruction religieuse elle se montrait avide d'explications et me posait constamment des questions dont la profondeur pouvait quelquefois m'embarrasser. Son attention était, dès ce temps-là, particulièrement attirée par la pensée de la miséricorde de Dieu, et elle s'inquiétait de me faire résoudre les problèmes qui résultent du conflit apparent de cette infinie miséricorde avec la liberté humaine. Elle ne pouvait admettre (elle avait alors 9 ans) que les enfants morts sans le baptême fussent irrémédiablement privés de la vue de Dieu. Elle aurait voulu aussi que Dieu convertit tous les pécheurs puisqu'il le pouvait.

Elle insinue, dans son Histoire, qu'une de ses compagnes lui faisait subir comme une petite persécution. Le fait est vrai; cette élève avait un caractère quelque peu fantasque et très opposé à la gravité de celui de Thérèse. Mais jamais la Servante de Dieu ne se plaignait à nous de ces procédés, ni ne requérait de punition; si, à la suite de quelque fait plus grave et manifeste, il [1293v] nous arrivait de sévir, elle ne s'en réjouissait pas. Il y avait parmi les compagnes de son âge une petite fille peu douée des biens de la fortune et des autres avantages naturels. Cette enfant qui n'avait rien d'attrayant souffrait d'ailleurs de ce que laissait à désirer la situation religieuse de sa famille. La petite Thérèse était pleine de sollicitude et d'attentions pour faire plaisir à cette compagne et procurer son bien spirituel. Je suis convaincue qu'il n'entrait dans ces assiduités aucun attrait de nature, mais que la Servante de Dieu s'y portait par charité fraternelle et par zèle pour le bien de cette âme. Elle acceptait facilement d'être oubliée et si on la négligeait, elle ne faisait rien pour attirer l'attention; cette disposition est d'autant plus remarquable qu'elle était dans sa famille l'objet d'une sollicitude continuelle.

Sa retraite de première communion (mai 1884) fut très recueillie, mais ne présenta rien qui fût à signaler. Le jour de sa première communion (8 mai) je remarquai, comme d'ailleurs toutes ses compagnes purent s'en apercevoir [1294r] qu'elle versa une grande abondance de larmes, qui n'étaient certainement pas des larmes de chagrin: son visage était rayonnant. Pendant la petite retraite qui précéda sa confirmation (14 juin 1884) elle se montra très appliquée à étudier les dons du Saint-Esprit et, comme une circonstance inopinée retarda d'une journée la cérémonie, elle fut tout heureuse de prolonger sa préparation. Depuis cette époque surtout, elle se servit rarement de livre pour prier. Sa prière était toute intérieure et semblait être une contemplation. Cette forme de prière s'imposait à elle, de sorte qu'elle ne pouvait s'astreindre à lire dans son livre les prières de la messe, comme c'était l'ordre du pensionnat. Ce qu'elle rapporte dans son livre de l'emploi de ses jours de congé est bien exact; c'est à moi-même qu'elle fit cette réponse: « Je me cache dans la ruelle du lit et je pense... » - « Mais à quoi donc pensez-vous? » - « Au bon Dieu... enfin... je pense!...» - MSA 33,2 -

[1294v] [Réponse à la quinzième demande]:

Elle quitta le pensionnat de l'Abbaye plus tôt que ne le font communément les autres élèves, et alors même que ses sœurs plus âgées continuaient de rester avec nous. L'état défectueux de sa santé, la fatigue d'esprit que lui causaient de pénibles scrupules rendirent opportune la substitution de leçons particulières au régime du pensionnat. Il n'y eut de notre part aucun mécontentement qui pût motiver ce départ; elle continua de venir deux ou trois jours la semaine pour le travail manuel et pour se faire recevoir dans la congrégation des enfants de Marie. Dans cette période elle se rendait à la tribune de la chapelle dès que la leçon de travail était terminée, et restait en prières jusqu'au moment du départ c'est-à-dire pendant une heure, ou une heure et demie.

[De la seizième à la vingt-sixième demande inclusivement, le témoin répond ne rien savoir d'autre que ce qui est rapporté dans le livre de la Vie de la Servante de Dieu].

[1295r] [Réponse à la vingt-septième demande]:

Dans notre communauté qui se compose d'une quarantaine de religieuses, l'opinion universelle est que la Servante de Dieu a pratiqué une vertu sublime. Je suis moi-même particulièrement frappée de deux choses: l° la clarté de ses vues, pourtant très simples, sur les choses de la vie surnaturelle; 2° le fait qu'entourée de toutes parts d'attentions bienveillantes, elle ait gardé un parfait oubli d'elle-même.

TÉMOIN 30: Sœur Saint-François de Sales O.S.B.

[Réponse à vingt-huitième demande]:

Une ou deux de nos sœurs qui avaient été autrefois frappées de la sensibilité excessive de la petite Thérèse, notre pensionnaire, soupçonnaient que ces chagrins faciles témoignaient d'un fond d'amour-propre; mais depuis, en étudiant ses écrits et ses vertus, elles ont complètement modifié leur sentiment.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je ne connais pas dans mon entourage immédiat de faveurs sensibles et proprement miraculeuses dues à l'intercession de la Servante de Dieu; [1295v] mais nos sœurs témoignent d'une manière à peu près unanime que la dévotion à la Servante de Dieu est pour elles la source de nombreuses grâces intérieures qui les portent à plus de générosité et de ferveur dans la pratique de la perfection.

[Au sujet de la trentième demande, le témoin dit qu'il n'a rien omis].

[1296r] [Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: MARIE-JOSÉPHINE-AURÉLIE PIERRE, Sœur Saint-François de Sales.

Témoin 31 - Soeur Saint-Jean L'évangéliste

Marie-Blanche Dupont naquit à Balleroy (diocèse de Bayeux) le 11 mai 1867. Elle fut pendant quelque temps la compagne de Thérèse Martin à l'Abbaye des bénédictines où elle devait ensuite entrer comme religieuse. Elle y fit profession le 12 août 1890, peu de mois donc avant Thérèse au Carmel, la même année. Tandis que faisant un jour fonction de surveillante (car elle était un peu plus âgée), Marie-Blanche semblait mettre en doute la sincérité de Thérèse, elle en reçut cette riposte: « Marie!... je ne mens jamais » (f. 1297r).

Le témoin déposa le 11 août 1911, au cours de la 84ème session, f. 1296r-1298v de notre Copie publique.

[Session 84: -11 août 1911, à 2h. de l'après-midi]

[1296r] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marie-Blanche Dupont, en religion sœur Saint-Jean-l'Evangéliste, née à Balleroy, diocèse de Bayeux, le 11 mai 1867, du légitime mariage de Théodore Dupont, négociant, et de Léontine Domin. Je suis religieuse professe du monastère des bénédictines de Lisieux depuis le 12 août 1890.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[1296v] [Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu la Servante de Dieu: l° dans une entrevue de famille le jour de sa première communion; 2° pendant le séjour que je fis au pensionnat pour mes études, à partir de juin 1885.

[Réponse à la neuvième demande]:

TÉMOIN 31: Soeur Saint-Jean l'Évangéliste O.S.B.

J'ai bien confiance dans soeur Thérèse, bien que ma dévotion ne soit pas aussi enthousiaste que celle de plusieurs autres que je connais. J'espère qu'elle sera béatifiée, parce que j'admire en elle entre autres vertus sa fidélité dans les petites choses.

[De la dixième à la treizième demande inclusivement, le témoin répond qu'il n'a rien à dire de particulier sur ces points-là ].

[Réponse à la quatorzième demande]:

Le jour de sa première communion (8 mai 1884) je vins à l'Abbaye visiter deux petites cousines qui y faisaient aussi leur première communion. Comme [1297r] il y avait quelques liens entre ma famille et celle de la Servante de Dieu, on nous présenta la petite Thérèse, et ma mère remarqua qu'elle avait les yeux très rouges et semblait avoir pleuré. La lecture de sa vie m'a depuis remémoré cette particularité et m'en a révélé la signification.

[Réponse à la quinzième demande]:

Au mois de juin 1885, étant âgée de 18 ans, j'entrai au pensionnat de l'Abbaye, pour y préparer mes examens d'institutrice, j'y rencontrai la Servante de Dieu pendant l'année scolaire 1885-1886; je remarquai qu'elle était exceptionnellement édifiante et régulière. Elle se tenait un peu à l'écart des jeux de ses compagnes; son caractère était beaucoup plus grave que le leur. Comme j'étais beaucoup plus âgée, on me confiait quelquefois une part de surveillance; dans une de ces circonstances, je demandai à la petite Thérèse si elle n'avait pas manqué au silence; elle répondit qu'elle n'y avait pas manqué; et comme un peu par taquinerie je feignais de douter de sa sincérité, elle parut très affligée et me dit: « Marie!... je ne mens jamais » - Source pre. -

[1297v] [Réponse à la quinzième demande]:

Après son départ du pensionnat, la Servante de Dieu y revenait deux ou trois fois par semaine, pour pouvoir être inscrite dans l'association des enfants de Marie, dont j'étais présidente; on lui avait imposé cette condition. La directrice du pensionnat, sœur Sainte-Placide, décédée au mois de décembre 1909, nous dit à cette occasion: « Thérèse qui a quitté le pensionnat demande à être admise parmi les enfants de Marie; je le lui ai accordé à cette condition; nous n'aurons pas à regretter d'avoir son nom dans nos listes.» Je me souviens que pendant les après-midi qu'elle passait alors au pensionnat, j'avais grande envie de converser avec elle après l'heure de classe, mais je constatais sa disparition. L'histoire de sa vie m'a révélé qu'elle se cachait dans la tribune de la chapelle pour y prier. Elle fut reçue enfant de Marie le 31 mai 1887, en même temps que Marie Domin qui devait devenir plus tard ma belle-sœur. J'en ai un souvenir très précis et je conserve une petite image signée « Thérèse, enfant de Marie », qu'elle me donna à cette occasion. [1298r] je note ces détails pour réparer un oubli regrettable que je commis alors. J'étais présidente et secrétaire de la congrégation et chargée à ce titre de rédiger les procès verbaux de réception. Quand après quelques jours je voulus dresser la liste des nouvelles associées, je regardai autour de moi celles qui étaient dans la maison et oubliai Thérèse Martin qui ne faisait point partie du pensionnat. C'est après sa mort que j'ai remarqué et réparé cet oubli.

[De la seizième à la vingt-huitième demande inclusivement, le témoin répond qu'il ne sait rien].

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

J'entends dire de tous côtés, que l'on obtient des faveurs signalées par l'intercession de la Servante de Dieu. Je n'ai pas éprouvé personnellement le bienfait de ces faveurs; mais je sais que, parmi nos sœurs, un bon nombre reconnaissent qu'elles obtiennent en l'invoquant des grâces intérieures signalées. Sa doctrine m'a éclairée utilement sur certains points de la vie [1298v] spirituelle, notamment sur la pratique de l'humilité.

[Réponse à la trentième demande]:

Je crois avoir dit tout ce que je savais sur la Servante de Dieu.

[Au sujet des Articles, le témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum: Soeur SAINT-JEAN L'EVANGÉLISTE, O.S.B.

Témoin 32 - Soeur Marie du Saint Rosaire

Marguerite-Léonie-Augustine Leroy naquit à Lisieux le 27 juin 1867. Elle fut au pensionnat, pendant deux ans, la compagne de Thérèse Martin, sans être cependant de la même classe. Après la mort de la Sainte, elle entra comme bénédictine en cette Abbaye et elle y fit profession le 2 juillet 1900. On retiendra plus spécialement la demande qu'à neuf ans Thérèse fit à cette compagne: « Marguerite, je voudrais bien que vous m'appreniez à faire la méditation » (f. 1305r).

Le témoin déposa le 12 août 1911, au cours de la 85ème session, f. 1303v-1306v de notre Copie publique.

[Session 85: - 12 août 1911 à 8h.30]

[1303v] [Le témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Marguerite-Léonie-Augustine Leroy, en religion sœur Marie du Saint Rosaire. Je suis née à Saint Jacques de Lisieux, le 27 juin 1867, du légitime mariage de Ferdinand-Auguste Leroy, employé de commerce, et de Clémentine-Malvina Rivière. Je suis religieuse professe du monastère bénédictin de Lisieux, où j'ai fait profession le 2 juillet 1900.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai connu la Servante [1304r] de Dieu pour avoir été sa compagne de pensionnat pendant deux ans environ. Je ne faisais pas partie de la même classe, étant plus âgée qu'elle d'environ six ans. Je n'utiliserai dans mon témoignage que mes observations personnelles.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une sincère dévotion pour la Servante de Dieu; j'espère et je désire sa béatification. L'étude de sa vie me fait croire qu'elle est une sainte, et le bien que sa protection fait à mon âme me fait penser qu'elle est puissante auprès de Dieu.

[Réponse à la dixième demande]:

Je n'ai pas connu la Servante de Dieu ni sa famille avant leur arrivée à Lisieux (1877).

[Réponse à la onzième demande]:

J'ai vu très souvent monsieur Martin avec ses filles depuis leur arrivée à Lisieux. Il inspirait à ses enfants une profonde vénération; il était lui-même, comme chrétien, le modèle de [1304v ] toute la paroisse.

[Réponse à la douzième demande]:

Je n'ai point de témoignage spécial à fournir sur ce point.

[Réponse à la treizième demande]:

Avant mon entrée en religion, j'avais des relations suivies avec la famille de la Servante de Dieu. Aux yeux du monde, qui ne juge que superficiellement, il pouvait paraître que l'affection très délicate dont la Servante de Dieu était l'objet, ressemblait à de la « gâterie »; mais, les ayant moi-même observés plus intimement, je puis rendre témoignage qu'il n'en était pas ainsi. Les enfants de monsieur Martin, et particulièrement la petite Thérèse autant que ses autres sœurs, recevaient dans leur famille une éducation très sérieuse, très chrétienne et n'étaient pas livrées à leur propre volonté, je dirais plutôt que l'obéissance était stricte dans cette famille.

TÉMOIN 32: Marie du Saint Rosaire O.S.B.

[Réponse à la quatorzième demande]:

Pendant les deux années que j'ai connu Thérèse Martin à la pension des bénédictines (1882-1884), [1305r] elle me parut d'un caractère timide et très sensible. A cause de cela et aussi parce que j'étais plus âgée qu'elle de six ans, je la laissais avec les « petites » sans nouer avec elle des relations bien intimes. Malgré cela, je saisissais en elle, sans trop m'en rendre compte, une exceptionnelle délicatesse de conscience qui m'inspirait un vrai respect. Je me souviens qu'un jour la petite Thérèse, alors âgée de 9 ans, demanda à m'entretenir pendant la récréation. J'étais présidente d'une association de piété dans la maison, et à ce titre les petites élèves me demandaient parfois quelques conseils ou encouragements sur leur conduite extérieure. J'imaginais qu'il s'agissait d'une confidence de ce genre; mais je fus surprise et surtout très embarrassée lorsqu'elle me dit: « Marguerite, je voudrais bien que vous m'appreniez à faire la méditation.» - Source Pre. - J'ai de ce trait un souvenir très certain. Il me semble bien aussi qu'à cette occasion elle me dit à moi-même ce qu'elle répéta plus tard à l'une de ses maîtresses, à savoir que chez [1305v] elle, elle s'isolait dans la ruelle de son lit pour... « penser » - MSA 33,2 - . Ce qui voulait dire penser à Dieu. Mais ce trait a été si souvent raconté dans notre communauté que j'ai conçu quelque doute de savoir si vraiment elle me l'avait dit à moi-même. J'avais quitté le pensionnat avant sa première communion. Sœur Thérèse laisse entendre dans sa vie qu'elle a souffert pendant son séjour au pensionnat des bénédictines. Je crois pouvoir en donner la raison qui était le contraste entre l'exquise délicatesse des rapports mutuels et des formes de la piété dans son milieu familial et la composition du pensionnat qui, à cette époque, comprenait un certain nombre de sujets d'éducation plutôt vulgaire.

[Réponse de la quinzième à la vingt-sixième demande]:

Ayant quitté la Servante de Dieu avant sa sortie de pension, je ne puis rendre de témoignage précis sur la suite de sa vie à dater de cette époque.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

[1306r] Dans notre communauté toutes les religieuses ont étudié la « vie » de sœur Thérèse, et pensent d'une manière quasi unanime que c'est la vie d'une sainte.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Il y a bien une de nos sœurs qui lorsque nous exprimons notre admiration pour sœur Thérèse semble s'appliquer à refroidir notre enthousiasme. Mais elle n'apporte de son opposition aucune raison positive, et j'estime qu'elle le fait plutôt par une certaine habitude de contredire que par une conviction vraie.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je ne pourrais mentionner, en ce qui me concerne, aucune faveur temporelle obtenue par l'invocation de la Servante de Dieu; d'ailleurs je ne lui ai rien demandé de ce genre; mais la lecture de sa vie a éveillé en moi un plus grand désir de la perfection. Je puis dire que cette influence est très caractérisée; de plus, j'ai la conviction qu'en l'invoquant j'obtiens d'elle des secours précieux pour la réalisation de ces bons désirs.

[1306v] [Au sujet de la trentième demande, le témoin dit qu'il n'a rien omis].

[Au sujet des Articles témoin dit ne savoir que ce qu'il a déjà posé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Signatum-. Sœur MARIE DU SAINT ROSAIRE, O.B.

Témoin 33 - Nicolas Giannattasio di Francesco, Évêque de Nardo

Né à Bisceglie le 17 janvier 1871, Nicolas Giannattasio fut ordonné prêtre, fort jeune encore, le 21 décembre 1893. Docteur ès lettres, en philosophie et théologie, il enseigna successivement au séminaire pontifical régional de Bénévent puis en celui d'Ascoli Satriano et Cerignola dont il fut aussi le recteur. Il fut nommé évêque de Nardò le 30 novembre 1908, et sacré le 31 décembre suivant. N'acceptant pas plus tard d'être transféré au siège archiépiscopal d'Otrante, il devint alors archevêque titulaire de Pessinunte et se fixa à Rome, où, nommé chanoine de Saint Jean de Latran, consulteur de la Congrégation des Sacrements et examinateur du clergé, il s'adonnait aussi à l'étude et à l'apostolat. Bon connaisseur de Dante Alighieri, il était l'ami d'artistes et de lettrés, très intime avec Perosi. Il publia en 1916 Saggi di apologia cattolica, en 1942 Parusia storica secondo San Pietro, et en 1952 Cristologia Paolina. Il mourut à Frascati le 24 août 1959 *.

Le témoin déposa en italien. Son texte fut immédiatement traduit en français par monsieur Dubosq, promoteur de la foi. Il y est question des faits prodigieux survenus au Carmel de Gallipoli en 1910-1911, monastère avec lequel monseigneur Giannattasio était en contact pour raison de ministère. L'évêque appréciait déjà à sa juste valeur le message spirituel de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus et le voyait confirmé par la Servante de Dieu disant à mère Carmela du Sacré-Cœur lors de l'apparition du 16 janvier 1910: « La mia via è sicura, e non mi sono sbagliata seguendola » (« Ma voie est sûre et je ne me suis pas trompée en la suivant »), paroles que monseigneur Giannattasio mettait en relation avec la promesse faite par sœur Thérèse à sœur Marie de la Trinité: « Si en arrivant au ciel, j'apprends que je vous ai induite en erreur, j'obtiendrai du bon Dieu la permission de venir immédiatement vous en avertir. Jusque-là, croyez que ma voie est sûre et suivez-la fidèlement » **. - CSM -

Le témoin déposa les 21-22 août 1911, au cours des sessions 86-87, f. 1309v-1329v de notre Copie publique.

[Session 86: - 21 août 1911, à 8h. 30 et à 2h. de l'après-midi]

[1310v] [ Le témoin répond correctement à la première demande].

[1311r] [Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Nicolas Giannattasio di Francesco, né à Bisceglie, archidiocèse de Trani, province de Bari (Italie), le 17 janvier 1871, du légitime mariage de Francesco Giannattasio et de Lucretia Gramagna. Je suis évêque de Nardò, province de Lecce (Italie), limitrophe du diocèse de Gallipoli.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

J'ai à témoigner principalement au sujet des faits prodigieux qui se sont passés au Carmel de Gallipoli (Articles nn. 145, 145a, 145b). Je sais de science personnelle ce que je rapporterai sur ces faits. Je mentionnerai aussi, à l'occasion, l'autorité de témoins dignes de foi, desquels je puis tenir certains renseignements relatifs à ma déposition.

[1311v] [Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une vive dévotion pour la Servante de Dieu, et je souhaite beaucoup le succès de sa cause; mais ce n'est pour aucun sentiment humain. Je désire sa béatification pour la seule gloire de Dieu, et parce que je crois qu'elle contribuera à l'édification des âmes, surtout pour les temps présents.

[Réponse de la dixième à la vingt-sixième demande]:

Je ne sais rien de particulier sur ces points.

[Réponse aux vingt-septième et vingt-huitième demandes]:

Mon sentiment est que la Servante de Dieu a pratiqué dans sa vie une sainteté, non seulement éminente, mais je dirai « des plus éminentes qui soit dans l'Eglise.» De plus, cette sainteté me paraît « caractéristique » en ce sens qu'elle est destinée dans les vues de la Providence à tracer comme une voie nouvelle vers la perfection.

[En quel sens dites-vous de cette voie de sainteté qu'elle est une « voie nouvelle »?]:

Comme on dit d'un homme de génie qu'il a des vues « nouvelles » sur l'« immuable » vérité, c'est-à-dire « une nouvelle manière de saisir et d'exposer la vérité qui pourtant reste substantiellement la même.» C'est ainsi que les saints « typiques, comme saint François d'Assise, saint François de Sales, sainte Thérèse, etc., ont mis en lumière d'une manière spéciale une vertu et un point de vue de la doctrine évangélique, laquelle doctrine reste la voie unique de toute sainteté. Ce n'est pas seulement par leur enseignement que ces mêmes saints ont propagé la pratique spéciale de quelque vertu évangélique, mais surtout par la pratique de leur vie, ils sont devenus comme une « nouvelle cause exemplaire » de sainteté, sans que pour cela la cause principale et « autoritative » de toute sainteté cesse d'être unique.

TÉMOIN 33: Mgr Nicolas Giannattasio

[Selon vous, en quoi consiste cette voie spéciale de sainteté?]:

Dans l'amour de Dieu, [1312v] envisagé comme amour de confiance et d'abandon et dans la pratique des « petits actes » des vertus. Sa vie, en effet, présente une ténacité et une constance « héroïques » dans l'exercice attentif de ces « petits actes » de vertu: sa fidélité dans cette pratique ne s'est jamais démentie, et l'« Histoire de sa vie » nous la montre ainsi constante dès sa petite enfance, pendant son séjour dans le monde, puis au Carmel jusqu'à sa mort. Je crois que par la pratique constamment fidèle de ces « petits actes », elle est parvenue au sommet de la perfection et à un degré éminent d'amour de Dieu. Elle montre ainsi que la plus haute perfection est accessible même aux « petites âmes », et il me semble qu'aujourd'hui la plupart des âmes sont de « petites âmes » au sens que l'entend la Servante de Dieu.

[Pensez-vous que ce soit surtout au sujet de certaines vertus en particulier que la Servante de Dieu ait exercé de tels « petits » actes?]:

Je crois qu'elle s'appliquait spécialement à une exquise amabilité envers le prochain, à la patience dans [1313r] le support des défauts d'autrui, à une attention très minutieuse et très soutenue dans les témoignages de sa profonde piété et de sa religion envers Dieu.

[Comment avez-vous su tout cela?]:

Je le déduis de l'étude et de la méditation de « sa Vie ». Cet ouvrage me paraît un chef-d'œuvre dans l'hagiographie chrétienne; c'est un merveilleux « directoire » ascétique.

[Savez-vous quelle est la renommée de la Servante de Dieu en Italie méridionale?]:

Elle est connue d'un grand nombre d'âmes, surtout parmi les personnes pieuses et sérieuses. On considère sœur Thérèse de l'Enfant Jésus comme une sainte. Le fait prodigieux qui s'est passé à Gallipoli, et dont je parlerai plus loin, a contribué à répandre ce renom de sainteté. Je n'ai jamais entendu contester la vérité de cette réputation de vertu héroïque.

[1313v] [Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Les événements de Gallipoli peuvent se ramener, pour plus d'ordre, à trois chefs: l° le fait prodigieux du 16 janvier 1910; 2° le fait d'excédents se reproduisant dans les comptes à diverses reprises, après le 16 janvier 1910; 3° le fait, qui m'est plus particulièrement personnel, du 16 janvier 1911.

1°- Le fait du 16 janvier 1910 m'a été rapporté peu de jours après son accomplissement par monseigneur l'évêque de Gallipoli qui m'avait invité, le 6 février, à faire la fonction pontificale pour sainte Agathe, patronne de Gallipoli. De plus, le lendemain 7 février 1910, la prieure du Carmel de Gallipoli, qui avait été favorisée de ce prodige, me le rapporta elle-même en présence de monseigneur Muller, évêque de Gallipoli.

Je vais raconter le fait en rapportant cette relation que nous fit la mère Carmela du Sacré-Cœur de Jésus, prieure. Donc, monseigneur de Gallipoli, pour satisfaire le désir que je lui avais manifesté la veille, à la suite de son [1314r] récit, me conduisit, le 7 février, au parloir du Carmel et demanda à la mère prieure de nous faire le récit de l'événement du 16 janvier. Je dois noter que cette religieuse témoigna beaucoup d'hésitation et de répugnance à raconter ces détails: elle y procédait avec une grande réserve, et ce n'est que sous l'injonction que monseigneur de Gallipoli lui en fit au nom de l'obéissance qu'elle se résigna à nous satisfaire.

[Connaissez-vous la cause de cette répugnance?]:

Je n'ai jamais pensé que la conscience de dire une chose qui ne serait pas vraie pût être cause de ces hésitations. L'ensemble des circonstances que j'ai observées dans son attitude et son récit ne laisse pas la moindre place à un tel soupçon. Cette prieure est très vertueuse et incapable de mentir. J'ai eu l'impression, et je la crois vraie, que cette répugnance procédait d'un sentiment d'humilité qui lui rendait très pénible le récit de faits qui la concernaient personnellement. J'ai remarqué de plus, que pendant cet [1314v] entretien où la prieure se faisait évidemment violence pour obéir à l'ordre de son évêque, son visage se transformait à mesure qu'elle poursuivait son récit, et ses traits acquéraient une expression toute céleste qui me fit une profonde impression.

TÉMOIN 33: Mgr Nicolas Giannattasio

[Le témoin poursuit]:

La prieure nous raconta donc que, vers l'aurore du 16 janvier 1910, elle était dans son lit. Assez souffrante des suites d'une pleurésie, elle n'avait pas dormi de toute la nuit, et à ce moment-là, elle se trouvait à demi assise dans son lit. (Était-elle tout à fait éveillée, ou à demi endormie, elle ne le dit pas dans son récit). Il lui sembla que quelqu'un touchait vers sa poitrine les couvertures de son lit. Elle dit alors: « Ne faites pas cela, je suis toute en sueur.» Une voix répondit: « Ne craignez pas, ce que je fais n'est pas pour le mal, mais pour le bien.» Puis cette voix ajouta: « Dieu se sert des êtres du ciel comme de ceux de la terre: je vous apporte cinq cents livres pour subvenir aux [1315r] besoins de la communauté.» La prieure reprit: « La dette de la communauté n'est que de trois cents livres.» - « Eh bien - dit la voix -, vous garderez le reste pour les autres besoins de la communauté.» La prieure objecta: « Mais la Règle ne me permet pas de garder de l'argent dans ma cellule.» La voix répondit par une « locuzione mentale »: que l'on pouvait porter cet argent hors de la cellule, et que, la prieure ne pouvant se lever à cause de son état de transpiration, une « bilocation » lui permettrait de venir recevoir cet argent. (je dois noter ici que la prieure hésita beaucoup à répéter ce mot de « bilocation » et ne le fit qu'à force d'insistance de monseigneur Muller, lui enjoignant de dire toute la vérité).

[1315v] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

Alors la prieure fut conduite hors de sa cellule par une carmélite rayonnante d'une lumière qui éclairait leur marche à travers les corridors. Elle la conduisit à la salle du tour, toujours à l'intérieur de la clôture. Dans cet appartement se trouvait un bureau avec des tiroirs: ce bureau servait régulièrement aux comptes de l'administration temporelle du monastère. L'apparition fit ouvrir un des tiroirs dans lequel se trouvait une petite boîte d'environ dix centimètres de longueur. Elle déposa dans cette boîte la somme de cinq cents livres en billets de la banque de Naples. La prieure se trouva très émue et crut d'abord à une apparition de sainte Thérèse, fondatrice du Carmel. Elle [1316r] s'écria alors: « 0 Santa Madre.» La vision répondit: « Je ne suis pas la 'Santa Madre', je suis la Servante de Dieu sœur Thérèse de Lisieux: aujourd'hui, c'est fête dans le ciel et sur la terre » (c'était la fête du Saint Nom de Jésus). Il se fit un échange de quelques autres paroles; puis l'apparition donna à la prieure quelques témoignages d'amitié, en lui posant la main sur la tête, et rangeant les plis de son voile par manière de caresse; elle parut ensuite s'éloigner pour se diriger vers la porte de sortie. La prieure dit: « Attendez un instant, je vais vous conduire, car vous pourriez vous tromper, ne connaissant pas le chemin.» La vision répondit en propres termes ce qui suit: « La mia via è sicura, e non mi sono sbagliata seguendola.»

[Savez-vous si la prieure avait déjà connu quelque chose de la Servante de Dieu ou si elle en avait entendu parler?]:

Peu de temps auparavant, une religieuse marcelline de Milan, de la maison de Lecce, dans une visite au Carmel de Gallipoli, avait dit [1316v] quelques mots de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus; les carmélites de Gallipoli s'étaient résolues, dans une nécessité extrême, à invoquer la jeune carmélite dont on leur avait parlé, et vers le temps de l'apparition, elles faisaient un triduum ou une neuvaine pour obtenir par son intercession le secours de Dieu, dans l'extrémité où se trouvait le monastère.

[Le témoin poursuivit ainsi son exposé]:

La prieure fut très émue de cet événement étrange. Le matin, elle se leva par un grand effort, pour faire la communion et assister à la messe. Comme elle se retirait après l'action de grâces, les deux religieuses sacristines remarquèrent la pâleur de son visage qui paraissait indiquer un grand malaise. Elles voulaient à tout prix que leur mère prieure se remit au lit et qu'on appelât le médecin. Pressée par leur insistance, elle finit par leur dire qu'elle se trouvait encore sous l'impression d'un phénomène éprouvé pendant la nuit et qu'elle croyait être un songe; elle leur raconta alors [1317r] brièvement ce qui s'était passé concernant la petite boîte placée dans le tiroir du bureau. La prieure leur dit, comme se moquant d'elles -. « il ne faut pas croire aux songes.» Les religieuses insistent; mais, émues par une sorte de crainte religieuse, aucune d'elles n'ose ouvrir le tiroir. La prieure est contrainte de le faire elle même, et trouve en effet dans la petite boîte la somme de cinq cents livres.

[Savez-vous si la prieure en cause était plus ou moins somnambule ou souffrait de quelque trouble nerveux, de sorte qu'elle eût pu déposer en cette cassette la somme déjà présente à l'intérieur du monastère?]:

Cette hypothèse est absolument inadmissible: 1° ladite prieure est d'un esprit très sain et n'a jamais donné, ni avant ni depuis, le moindre signe de trouble nerveux; 2° il est également impossible qu'une pareille somme d'argent se soit trouvée dans le monastère ou que la prieure l'ait reçue de l'extérieur. [1317v] Je sais de science certaine et personnelle que le Carmel de Gallipoli est dans une pauvreté extrême: le pays lui-même est pauvre, peu religieux et peu généreux; aucun bienfaiteur ne se trouverait pour apporter de pareilles sommes. De plus, le créancier du monastère le poursuivait avec un extrême acharnement depuis 16 jours, réclamant chaque jour son dû. Si on avait eu le moindre argent disponible, on le lui eût aussitôt donné. Mais surtout, l'enquête extrêmement sévère de monseigneur de Gallipoli ne laisse place à aucun soupçon possible. Ce vénérable prélat, soit par une permission spéciale de Dieu, ou par mesure de sagesse dans la conduite d'une affaire si délicate, est dans une telle disposition qu'il saisirait le plus petit prétexte pour réduire à néant toute cette affaire. Or, monseigneur Muller a, dans son enquête, fait toutes les suppositions possibles d'erreur, d'illusion ou de tromperie; il a, sur place, tous les éléments d'information et il a constaté, comme d'ailleurs il me l'a dit, qu'aucune explication naturelle n'était admissible.

TÉMOIN 33: Mgr Nicolas Giannattasio

[1318r] 2°. - Quant aux faits plus ou moins prodigieux qui se sont passés au Carmel de Gallipoli entre le 16 janvier 1910 et le 16 janvier 1911, je n'attache pas à leur récit la même importance, parce que je ne les ai pas vérifiés par moi-même et que les circonstances dans lesquelles ils se sont réalisés ne sont pas aussi frappantes que celles de la première apparition. Je dirai seulement d'une manière générale que la prieure affirme avoir trouvé à plusieurs reprises dans ses comptes des excédents de recettes qui ne peuvent s'expliquer sans une intervention surnaturelle, et que monseigneur l'évêque de Gallipoli, qui fait de ces comptes une vérification très fréquente et très attentive, m'a avoué que la provenance de ces sommes était pour lui inexplicable. Il a d'ailleurs soumis cette prieure, à l'occasion de ces faits, à tant d'épreuves, d'examens et de vexations de toutes sortes qu'il estime lui-même qu'il n'y aurait pour la prieure aucun avantage à les soutenir s'ils n'étaient pas vrais. Monseigneur de Gallipoli constate d'ailleurs que les progrès de toute la communauté et de chacune des religieuses dans la vie spirituelle sont [1318v] extraordinaires et qu'on ne peut nier leur coïncidence avec les faits d'ordre matériel ci-dessus relatés: je sais par moi-même qu'il en est ainsi pour avoir dirigé les exercices spirituels de ce Carmel.

3°. - Le troisième fait m'est tout à fait personnel. J'ai la dévotion spéciale, basée sur les effets que j'en ai éprouvés, de recommander à la Servante de Dieu et de lui faire recommander par les carmélites la solution des difficultés exceptionnelles que je trouve dans l'administration de mon diocèse. Pour me rendre la Servante de Dieu plus propice, la pensée me vint de faire au Carmel de Gallipoli une aumône de cinq cents livres, somme égale à celle qu'avait apportée miraculeusement la Servante de Dieu, et de faire précisément cette aumône au jour anniversaire du prodige relaté au n. 1 ci-dessus. J'hésitais pourtant à offrir une somme si considérable à un monastère qui n'est pas de mon diocèse; mais, le jour de Noël, un bienfaiteur me remit inopinément une somme de mille livres à employer selon ma volonté. Immé-[1319r] diatement, je me dis: « Sœur Thérèse vient à mon aide », et je n'hésitai plus à réaliser mon projet d'aumône. Pour cela, ayant reçu le 28 décembre 1910 la visite d'une personne très sûre de Gallipoli, je profitai de sa venue pour transmettre par elle mon envoi. A cette fin, en dehors de la présence de cette personne et sans être vu de qui que ce soit, j'introduisis un billet de cinq cents livres dans une petite enveloppe, et j'y insérai en même temps une de mes cartes de visite, sur laquelle, pour rappeler l'événement du 16 janvier 1910, j'écrivis ces mots: « In memoriam... Ma voie est sûre, et je ne me suis pas trompée en la suivant » (Soeur Thérèse de Lisieux à soeur Maria Carmela à Gallipoli, 16 janvier 1910). Orate pro me quotidie ut Deus misereatur mei.» Je laissai cette enveloppe ouverte et j'écrivis dessus ces mots: « In memoriam.» Je renfermai cette petite enveloppe ouverte, avec son contenu, dans une de ces grandes enveloppes doubles, connues dans le commerce sous le nom d'enveloppes de sûreté. L'enveloppe intérieure était de papier fin, teinté de couleur bleue; l'enveloppe extérieure de papier fort et de couleur plus [1319v] claire. Je fermai soigneusement cette enveloppe double et la scellai d'un fort cachet de cire avec l'empreinte de mes armes. Alors, et en présence de la personne qui devait être commissionnaire, j'écrivis à l'extérieur de la grande enveloppe: « A déposer dans la petite boîte ordinaire, et à ouvrir par la mère prieure, soeur Carmela, à la date du 16 janvier 1911.» De plus, je priai de vive voix la commissionnaire de bien recommander que l'on se conformât aux indications écrites sur l'enveloppe. On ne pouvait absolument pas, à travers la double enveloppe, lire le mot « In memoriam», écrit sur la petite enveloppe intérieure; encore moins pouvait-on en connaître le contenu. De plus, je ne dis pas à la commissionnaire ce que contenait cette lettre: je lui recommandai seulement d'en prendre bien soin.

[Session 87: - 22 août 1911 à 8h.30 et à 2h. de l'après-midi]

[1323v] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

Sur l'invitation de monseigneur Muller, évêque de Gallipoli, je devais prêcher au Carmel les exercices spirituels de huit jours, à commencer le 16 janvier 1911. Donc, le 16 janvier, vers quatre heures de l'après-midi, je me rendis au parloir du Carmel sur l'ordre de monseigneur l'évêque, pour déterminer l'horaire des exercices. Ce 16 janvier était précisément la date que j'avais fixée pour l'ouverture de mon envoi: je pensais que la prieure en avait pris connaissance dès le commencement de cette journée; mais dans notre entretien au parloir, elle me dit que l'enveloppe était encore dans la petite boîte et intacte et qu'elle désirait que je l'ouvrisse moi-même. Pourquoi voulait-elle que j'ouvrisse moi-même l'enveloppe et avait-elle attendu ma venue? C'est, je crois, parce qu'elle soupçonnait qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire au sujet de cette enveloppe et qu'elle voulait, autant que possible, éviter d'être mêlée à cette nouvelle affaire qui ne manquerait pas de lui occasionner de nouveaux ennuis, et d'attirer encore sur elle l'attention du public. En effet, depuis un an, les religieuses de son monastère avaient eu la pensée de faire [1324v] à la Servante de Dieu, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, cette prière: « Puisque vous vous intéressez au bien matériel de la communauté, daignez vous intéresser aussi à un bien plus spirituel et nous procurer les moyens d'acquérir une garniture de fleurs pour l'autel de notre pauvre chapelle.» Elles estimaient à 300 livres cette dépense. La prieure avait d'abord refusé de s'associer à cette demande; puis elle avait fini par condescendre. et depuis quelque temps, elle priait pour cet objet avec les autres religieuses. Or, quelques jours avant le 16 janvier, la prieure. ayant occasion d'ouvrir la cassette où se trouvait mon enveloppe, avait remarqué que cette enveloppe était devenue plus volumineuse et elle avait eu l'intuition que quelque prodige relatif à la prière des sœurs s'était accompli. Telle est, à mon avis, la raison qui la faisait hésiter à ouvrir l'enveloppe; et elle m'avait écrit: « Ne manquez pas de venir vous-même le 16, il me semble que la Servante de Dieu veut vous donner un signe sensible quoique indirect de son action surnaturelle.»

TÉMOIN 33: Mgr Nicolas Giannattasio

[1325r] La prieure, sur ma demande, alla chercher la cassette et en retira l'enveloppe qu'elle me présenta, me demandant de l'ouvrir. J'insistai pour qu'elle l'ouvrît elle-même. Elle déchira avec un certain effort un angle de l'enveloppe qui était solide et bien gommée, puis avec son doigt elle l'ouvrit vers le haut. Alors, sans toucher au contenu, elle me la remit à travers la grille, en me disant: « Prenez-la donc, puisqu'elle est à vous.» Je crois qu'elle obéissait en cela au sentiment ci-dessus décrit et qu'elle voulait, autant que possible, se débarrasser de cette affaire qu'elle pressentait surnaturelle. Je pris donc l'enveloppe et je restai stupéfait en apercevant d'autres billets que le billet de cinq cents livres renfermé par moi dans la petite enveloppe intérieure, Il y avait deux billets de cent livres et deux de cinquante livres, placés à l'intérieur de la seconde enveloppe de papier fin. Ma petite enveloppe se trouvait au milieu de ces billets et je ne l'aperçus pas d'abord.

Ma première pensée instinctive fut qu'on avait changé mon billet de cinq cents livres, pour le remplacer [1325v] par des billets divisionnaires. La prieure me dit: « Comptez donc, ce sont peut-être les trois cents livres demandées par les sœurs? En tout cas, gardez tout cela et traitez vous-même cette affaire. Si vous voulez, je vais appeler les sœurs et vous allez leur donner cette somme comme de vous-même.» Elle pensait probablement que par ce moyen le miracle passerait inaperçu et qu'on n'en parlerait pas. Je comptai de nouveau les billets: un des billets de cinquante livres répandait une légère odeur de rose. Je le pris pour moi et le remplaçai par un autre de même valeur. On appela les sœurs: je leur remis cette valeur sans rien dire du miracle; elles me remercièrent et se retirèrent. La prieure me dit ensuite que la Servante de Dieu voulait agir dans ce cas par mon intermédiaire. Mais je répliquai que j'étais seulement témoin des faits. Ayant repris l'enveloppe, elle me dit avec vivacité: « Vérifiez donc si c'est bien votre sceau.» Elle me rendit alors la lettre que j'examinai avec grande attention. Le sceau était intact; je reconnus aussi, ce qui est important, l'identité de certaines [1326r] particularités dans la manière dont les rebords de l'enveloppe avaient été gommés par moi. J'avais en effet ajouté avec un pinceau un peu de gomme liquide, et il en était résulté certains petits plis que je retrouvais identiques. Je ne veux pas omettre de dire que mon billet de cinq cents livres avec ma carte de visite se trouvaient intacts dans leur enveloppe au milieu des autres billets.

Comme je devais faire la prédication immédiatement, je fis diversion, pour le moment, aux impressions que pouvait me faire cet événement; mais le soir, me trouvant seul dans ma chambre à l'évêché de Gallipoli, je réfléchis avec liberté d'esprit sur toutes ces circonstances et je demeurai convaincu jusqu'à l'évidence que le fait ne pouvait être que surnaturel, et j'en fus ému jusqu'aux larmes. L'hypothèse que la prieure ait inséré ces billets dans mes enveloppes est absolument inadmissible. 1° elle ne pouvait avoir cette somme au Carmel; le monastère est en effet dans un état de pauvreté qu'on peut appeler la « misère »; 2° les enveloppes étaient [1326v] absolument intactes; 3° la prieure est absolument incapable d'une pareille fraude: non seulement toutes ses religieuses en rendent le témoignage, mais monseigneur l'évêque de Gallipoli, qui, comme je l'ai dit, est à priori opposé à l'admission du surnaturel dans ces faits et qui serait heureux de relever le moindre indice pour infirmer la supposition du miracle, est lui-même contraint d'affirmer la parfaite moralité de cette prieure, il m'en a lui-même rendu ce témoignage, ajoutant que d'ailleurs la prieure n'aurait aucune raison, aucun avantage, d'échafauder ces mensonges. Le dernier jour des exercices spirituels, monseigneur de Gallipoli me demanda de lui faire une déposition canonique, sous la foi du serment, de tout ce qui était arrivé.

[1327r] [Suite de la réponse à la vingt-neuvième demande]:

Pour compléter mon témoignage, je dois noter que ce n'est pas par hasard, mais à dessein que j'avais écrit sur la carte de visite qui était jointe à mon billet de cinq cents livres, cette phrase dite par la Servante de Dieu, le 16 janvier 1910, à la mère prieure de Gallipoli: « Ma voie est sûre et je ne me suis pas trompée en la suivant.»

TÉMOIN 33: Mgr Nicolas Giannattasio

Dès le premier moment, cette parole m'avait paru très importante et je regrettais que les enquêtes canoniques faites au sujet de l'événement n'en aient pas assez fait ressortir la portée et n'en avaient pas saisi le sens spirituel. Pour moi, il n'y a jamais eu le moindre doute que cette phrase signifie: « La voie spirituelle de [1327v] sainteté que j'ai suivie moi-même et enseignée aux autres est sûre, etc....» Elle ne peut signifier autre chose, et notamment elle ne peut être interprétée dans ce sens purement matériel: « la voie à suivre à travers les corridors pour sortir du monastère m'est sûrement connue.» En effet, l'expression: «Mia via», «Ma voie», ne se comprendrait pas dans le sens matériel surtout en italien. De plus, l'expression « seguire la via » se dit plutôt, en italien, au sens figuré. Je ne savais pas d'abord ce que j'ai appris ensuite et qui m'a pleinement confirmé dans la conviction du sens spirituel de cette phrase; c'est-à-savoir, que cette même phrase avait été dite par la Servante de Dieu à trois novices, en parlant proprement de sa « petite voie de sainteté »: « je reviendrai vous dire si je me suis trompée et si ma voie est sûre » - HA 12 - '. A mon avis, la Servante de Dieu a réalisé sa promesse dans son apparition du 16 janvier 1910 et précisément dans cette parole « Ma voie est sûre, etc... »; et le motif théologique du second prodige du 16 janvier 1911, a été de mettre [1328r] en relief la vérité de cette interprétation; je l'infère de l'ensemble des circonstances et j'en ai eu dès le premier moment l'intuition immédiate. Bien qu'en écrivant cette phrase sur la carte de visite jointe aux cinq cents livres, je n'eûsse pas l'intention actuelle de provoquer un signe miraculeux pour confirmer le sens de cette phrase, j'étais néanmoins sous l'impression très vive des idées exposées ci-dessus, et invinciblement déterminé à mettre en jeu toute mon autorité et à prendre tous les moyens pour attirer l'attention sur l'importance de cette parole et sur sa véritable interprétation. Le prodige du 16 janvier 1911 a ainsi satisfait mon désir.

Je voudrais enfin rapporter brièvement un autre fait prodigieux qui s'est passé à Nardò dans la nuit du 2 au 3 janvier 1911: c'est la guérison de mademoiselle Santa Aprile, âgée d'environ 50 ans, demeurant en face de la cathédrale. Cette demoiselle était atteinte au visage et à la gorge d'érésipèle flegmoneuse de caractère gangreneux. Cette maladie l'avait saisie le 1er janvier, et en 48 heures l'avait conduite à l'arti-[1328v]cle de la mort. Au jugement de deux médecins, Zuccalà et Tarantino, il n'y avait aucun espoir d'une crise résolutive: la nécrose s'était déclarée dans la bouche; le visage était horriblement tuméfié et les médecins songeaient à pratiquer la trachéotomie pour permettre la respiration. La malade, consciente de son état et disposée à mourir, gardait cependant dans son âme la confiance qu'elle guérirait, mais seulement par l'intercession de la Servante de Dieu, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Pendant la nuit, alors qu'on avait tout préparé pour l'ensevelir, étant pleinement éveillée, mais les yeux clos par suite de l'enflure de son visage, elle vit mentalement une main très blanche et elle eut la sensation que cette main la touchait délicatement au visage; elle eut l'intuition que c'était sœur Thérèse, et elle ressentit un commencement de bien-être; le lendemain les médecins trouvèrent l'état meilleur; la nécrose commençait à se résoudre, et de ce moment, le mieux alla s'accentuant jusqu'à la guérison complète qui se réalisa bien que lentement et malgré une nouvelle crise de [1329r] deux ou trois jours. Je connais personnellement cette famille, et je tiens les faits ci-dessus du témoignage de la malade elle-même, de sa mère, de ses deux frères et de sa sœur.

J'ajoute enfin que je suis redevable à la protection de la Servante de Dieu, de grâces spirituelles extraordinaires dans le gouvernement très difficile de mon diocèse. Je considère sœur Thérèse de l'Enfant Jésus comme ma protectrice spéciale et je l'invoque en toute occasion.

[Réponse à la trentième demande]:

Je ne crois pas avoir oublié rien d'important.

[Au terme de l'examen relatif aux Interrogatoires, on en arriva aux Articles du vice-postulateur. Le témoin répondit alors]:

Il y a une petite inexactitude dans l'Article 145b, page 162. Cette légère inexactitude, ou plutôt cette ambiguïté, provient d'une traduction imparfaite de ma relation italienne envoyée au vice-postulateur. Ces paroles: « Monseigneur Nicolas [1329v] Giannattasio ignorait alors les paroles, etc... » sont vraies si on les entend de l'époque où je conçus le dessein d'envoyer l'aumône de cinq cents livres; elles ne seraient plus vraies si on les entend par rapport à la date où, de fait, je fis l'envoi, car j'avais appris ce détail peu de temps auparavant.

[Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin. Lecture des Actes est donnée. Le témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Ita pro veritate deposui, ratum habeo et confirmo.

Signatum.t NICOLAUS, episcopus neritonensis.

Témoins 34 à 45

Après Mgr Giannattasio, le Tribunal entendit encore onze témoins (dont l'un, deux fois, le docteur La Néele), qui déposèrent sur deux guérisons attribuées à soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus.

La première est celle du séminariste Charles Anne en 1906. Elle constitua le premier miracle pour la béatification (1923). Déposèrent à son sujet les témoins 34-39, à savoir:

1. Charles Anne, prêtre alors, exerçant le ministère (f. 1337v-1342r).

2. Soeur Marie de Saint-Ignace François, de la Congrégation de l'Immaculée-Conception de Nogent-le-Rotrou, infirmière très aimée et très appréciée de tout Lisieux, où elle se trouvait depuis 1877 (f. 1342r-1345v).

3. Joséphine-Reine Hare mère de Charles Anne (f. 1346r-1348v).

4. Prosper-Alexandre Anne, père de Charles (f. 1352v-1354v).

5. Paul Loisnel, médecin. (f. 1355v1356v).

6. Francis La Néele, médecin (f. 1357v1362v).

Furent encore entendus les docteurs Damasus-Alexandre de Cornière et Victor Viel, comme experts requis par le Tribunal pour avis sur l'état du malade au moment du Procès (f. 1368r-1370v).

Les témoins 40-45 déposèrent au sujet de la seconde guérison, celle du sexagénaire Ferdinand Aubry, de la maison des Petites Soeurs des Pauvres de Lisieux, qui souffrait d'un cancer de la langue, dont il fut délivré en 1910 par l'intercession de soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Ont déposé là quatre Petites Soeurs des Pauvres et deux médecins, à savoir:

1. Soeur Saint-Charles-Borromée Cario, supérieure de la maison (f. 1379r-1383r).

2. Soeur Laurentine-Thérèse Pinçon (f. 1383v-1387v).

3. Soeur Saint-Martin Laffargue (f. 1387v-1391r),

4. Soeur Domitille de Saint-Laurent Belpeer (f. 1391r-1392v).

5. Victor Viel, médecin (f. 1398r-1400v).

6. Francis La Néele, médecin (f. 1401r-1403r).

Les témoignages sont essentiellement d'ordre technique au plan médical, aussi bien les omettons-nous. Le docteur Damasus-Alexandre de Cornière (1841-1922) et le docteur Francis La Néele (1855-1916), mari de Jeanne Guérin cousine de la Sainte, qui s'approchèrent pourtant de sœur Thérèse au cours de sa dernière maladie, ne parlent là, eux aussi, qu'au plan médical (évolution et disparition de la maladie).

Retenons ceci seulement. D'une exquise charité à l'égard des malades que, souvent, elle visitait et qu'elle savait consoler d'une parole et d'un sourire, sœur Marie de Saint-Ignace François alla voir le 1er octobre 1897 l'abbé Louis-Auguste Youf (1842-1897), alors très gravement atteint et nous donne cet écho de leur rencontre: « Sans entrer, sur la vie de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, dans le récit de détails communs qui sont connus d'un grand nombre de témoins, je rapporterai une particularité qui montre quelle estime faisait de sa sainteté, au moment de sa mort, monsieur l'abbé Youf, aumônier du Carmel. Monsieur Youf était un prêtre d'une prudence remarquable et reconnue de tous. Le lendemain de la mort de sœur Thérèse, dans la matinée, je vins voir monsieur Youf, lui-même malade. On ne lui avait pas encore annoncé la mort de sœur Thérèse, survenue la veille au soir. Entendant sonner la cloche du Carmel, il me dit: 'Elle est morte... Elle ne tardera pas à venir me chercher: elle me l'a promis... Quelle perte pour le Carmel!... C'est une sainte'. Monsieur l'abbé Youf mourait lui-même huit jours après » (session 88 du 23 août 1911, f. 1345r).

Témoin d'office 1 - Armand-Constant Lemonnier

Le premier témoin d'office est le père Armand-Constant Lemonnier (ou Le Monnier, comme écrit le copiste des Procès). Né à Vassy (diocèse de Bayeux) le 1er novembre 1841, il entra très jeune dans la Congrégation de Notre-Dame de la Délivrande et fut ordonné prêtre le 15 juin 1867. Prédicateur et directeur très apprécié d'exercices spirituels, il jouissait de l'estime d'hommes éminents, parmi lesquels dom Vital Lehodey, abbé de la Trappe de Bricquebec, théologien de l'abandon à la Providence. La séparation de l'Eglise et de l'Etat, en 1904, causa la dissolution de la Congrégation de la Délivrande et le père Lemonnier dut quitter le sanctuaire marial de Bayeux. C'est ainsi qu'après avoir travaillé quelque quatorze ans dans les collèges de son Institut et une vingtaine d'années au service des missions diocésaines, il fut nommé aumônier des Religieuses de la Sainte Famille à Bayeux. Il déposa aux deux Procès thérésiens et mourut le 20 février 1917 *.

Il dirigea les exercices spirituels du Carmel de Lisieux en 1893, 1894 et 1895, ce qui lui donna l'occasion de prendre contact en profondeur avec le monastère, comme aussi d'entendre Thérèse en confession et de se mettre en rapport avec la famille Martin. Il fut aussi quelque temps le directeur de Céline et lui ouvrit les portes du Carmel. C'est à lui que mère Agnès soumit le texte de l'Acte d'Offrande à l'Amour miséricordieux au cours des exercices d'octobre 1895. Il le soumit, à son tour, à l'examen de son supérieur qui portait aussi le nom de Lemonnier et qui fut l'auteur du célèbre changement de l'expression « désirs infinis » en celle de « désirs immenses.»

Le témoin rappelle, entre autres, l'estime extraordinaire de l'abbé Youf pour la personne de Thérèse et pour sa manière de former les novices.

Il déposa le 7 avril 1911, au cours de la 75ème session, f. 1185v- 1189v de notre Copie publique.

TÉMOIN 1 D'OFFICE: Armand Le Monnier

[Session 75: - 7 avril 1911, à 8h. 30]

[1185v] [Le témoin d'office répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Armand-Constant Le Monnier, né à Vassy, diocèse de Bayeux, le premier novembre 1841, du légitime mariage de Auguste Le Monnier, cultivateur, et de Victoire Groult. Je suis prêtre, ordonné le 15 juin 1867. J'appar[1186r]tenais à la Congrégation des Missionnaires diocésains de Notre-Dame de la Délivrande. Depuis la dispersion (1904), je suis aumônier des religieuses de la Sainte Famille, à Notre-Dame de la Délivrande. La plus grande partie de ma vie sacerdotale a été employée dans nos maisons d'enseignement secondaire (environ 14 ans) et dans l'exercice des missions diocésaines (20 ans).

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande]

[Réponse à la huitième demande]:

A trois reprises, en 1893, 1894 et 1895, j'ai prêché et dirigé la retraite annuelle des carmélites de Lisieux. Dans ces circonstances, j'ai entendu en confession et en direction la Servante de Dieu et les autres religieuses du monastère, qui m'ont communiqué alors leurs impressions tant sur la Servante de Dieu que sur l'ensemble de la communauté. A cette même occasion, je me suis entretenu avec monsieur l'abbé Youf, aumônier ordinaire du Carmel, mort en octobre 1897; il me fit part aussi de ses appréciations sur sœur Thérèse de l'Enfant Jésus et sur la communauté. [1186v] J'ai connu aussi à cette même époque, outre les sœurs carmélites de la Servante de Dieu, d'autres membres de sa famille, notamment sa sœur Céline qui était encore dans le monde, et sa sœur Léonie, religieuse de la Visitation de Caen. J'ai lu en partie l'« Histoire d'une âme », mais je n'en ai pas fait usage pour ma déposition.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai confiance en la Servante de Dieu, mais je n'ai pas adopté de pratiques de dévotion personnelle à son égard. J'espère et je souhaite ardemment le succès de sa béatification, qui sera, je crois, pour la gloire de Dieu et le bien des âmes, car elle a déjà fait beaucoup de bien à ceux qui l'invoquent.

[Réponse de la dixième à la treizième demande]:

Je ne sais d'autres détails sur ces questions que ceux que j'ai lus dans l'« Histoire d'une âme.»

[Réponse à la quatorzième demande]:

[1187r]Parmi les religieuses que je dirige à la Sainte Famille, à La Délivrande, il en est une, sœur Alice Dumoulin, qui a été la compagne de la Servante de Dieu à la pension des bénédictines de Lisieux, dite l'« Abbaye.» Elle avait alors environ 7 ans et la Servante de Dieu 10 ou 11 ans. La sœur Alice Dumoulin m'a rapporté bien souvent que la Servante de Dieu se distinguait dès lors par une très grande piété et par sa charité pour ses petites compagnes. Sœur Alice a aujourd'hui une très grande dévotion envers la Servante de Dieu Thérèse de l'Enfant Jésus.

[De la quinzième à la dix-septième demande inclusivement, le témoin répond ne rien savoir de plus que ce qui est rapporté dans le livre « Histoire d'une âme»].

[Réponse à la dix-huitième demande]:

Lorsque dans les années 1893, 1894 et 1895 je prêchai et dirigeai les retraites du Carmel, j'appris par les confidences des religieuses que la Servante de Dieu, âgée alors de 20 à 22 ans, exerçait près d'elles la fonction de maîtresse des novices, sans en porter le titre. Je constatai que les novices [1187v] avaient en elle une grande confiance; elles la considéraient comme très vertueuse et très éclairée; ses jugements, surtout dans les choses de la vie surnaturelle, leur paraissaient particulièrement sages. Ma conviction personnelle, déterminée par la connaissance que j'avais pu prendre moi-même des dispositions de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, était aussi qu'on ne pouvait trouver meilleur guide, et j'encourageais les religieuses à suivre avec confiance ses avis et ses exemples. Ce qui est encore remarquable à ce sujet, c'est le jugement qu'en portait monsieur l'abbé Youf, aumônier du Carmel. C'était un prêtre et un directeur d'une spiritualité plutôt austère; la Servante de Dieu, par ailleurs, était une âme dilatée et qui prêchait en tout la confiance. Il semblerait donc que monsieur Youf dût professer une certaine réserve dans ses appréciations sur l'influence de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Or, tout au contraire, il m'a exprimé d'une manière très claire, et dont j'ai le souvenir très présent, qu'il avait une confiance absolue dans les conseils de direction que la Servante de Dieu donnait aux novices. Il avait aussi remarqué que tout ce qu'elle écrivait sur les choses spirituelles, portait l'empreinte d'une doctrine très sûre et très éclairée.

[1188r] [Réponse à la dix-neuvième demande]

La plupart de ses écrits ne me sont connus que par la publication qui en a été faite dans l'« Histoire d'une âme.» Toutefois, je puis rapporter un trait concernant l'« Acte d'offrande comme victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux », que la Servante de Dieu avait composé vers le mois de juin 1895. A la retraite qui se fit du 8 au 15 octobre suivant, la révérende mère prieure me soumit cet écrit, pour savoir si on pouvait le donner comme formule de consécration aux religieuses qui désiraient l'adopter. Pour en juger plus sûrement, j'emportai l'écrit et le communiquai au révérend père supérieur de notre congrégation. Il nous parut à tous les deux très beau et parfaitement conforme à la saine doctrine.

TÉMOIN 1 D'OFFICE: Armand Le Monnier

[Réponse de la vingtième à la vingt-deuxième demande]:

Dans ses communications de direction, la Servante de Dieu se montrait très simple et très oublieuse d'elle-même; elle ne me fit pas part des détails de grâces particulières qu'elle recevait de Dieu. Il était impossible, cependant, de ne pas reconnaître [1188v] en elle une grande ferveur et le souci constant d'être fidèle en toutes choses. Mes relations s'étant limitées à ces trois retraites de 8 jours chacune, je ne saurais donner plus de détails sur sa vie intérieure et ses vertus.

[Réponse à la vingt-troisième demande]:

J'ai dit ci-dessus, en réponse à l'interrogatoire dix-huitième, ce que pensaient de la Servante de Dieu, en 1893-1895, soit les religieuses de son monastère, soit monsieur Youf, aumônier du Carmel. Je puis ajouter que ce dernier m'a dit estimer que la présence de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus était un trésor pour le Carmel, non seulement à cause de la sagesse de ses conseils, mais encore par l'influence de sa ferveur.

[De la vingt-quatrième à la vingt-cinquième demande, le témoin répond qu'il ne sait rien]

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

Je suis allé une fois visiter la tombe de la Servante de Dieu, au mois de septembre 1910; j'ai remarqué que plusieurs personnes y vinrent prier pendant le quart d'heure [1189r] que j'y passai moi-même.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Dans la communauté de la Sainte Famille de La Délivrande dont je suis aumônier, on admet, pour les exercices spirituels, des personnes du monde qui viennent ainsi, à certaines époques, faire des retraites. Ce ministère me met en relations avec un bon nombre de personnes pieuses, venues de divers points du diocèse. Je suis frappé de la dévotion intense et de la confiance que la plupart de ces âmes témoignent pour la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu formuler aucune critique contre la Servante de Dieu ou contre ce qui se fait en vue d'obtenir sa béatification.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

Je connais la réputation générale de miracles répandue universellement et les faits relatés dans diverses publications, mais [1189v] je n'ai pas été en relation personnelle avec aucun de ceux qui ont été l'objet de ces faveurs.

[Réponse à la trentième demande]:

J'ai dit tout ce que je savais.

[Au sujet des Articles, le témoin d'office dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin d'office. Lecture des Actes est donnée. Le témoin d'office n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

Testis deposui ut supra secundum veritatem, ratum habeo et confirmo.

Signatum: Ar. LE MONNIER

Témoin d'office 2 - Alcide Ducellier

Alcide-Leonida Ducellier naquit à Chicheboville (diocèse de Bayeux) le 14 novembre 1849. Ordonné prêtre en 1874, il fut successivement vicaire à Saint-Gervais de Falaise (1874-1877) et à Saint-Pierre de Lisieux (1877-1884), puis curé de Mathieu (1884-1892), curé-doyen de Trévières (1892-1899) et archiprêtre de Saint-Pierre de Lisieux de 1899 jusqu'à sa mort (20 décembre 1916).

Vicaire à Saint-Pierre de Lisieux, il était ami de la famille Martin. Il entendit la première confession de Thérèse âgée d'environ sept ans - MSA, 16,2 - et demeura son confesseur jusqu'à son entrée comme demi-pensionnaire à l'Abbaye de Notre-Dame du Pré. Il prêcha à la prise d'habit de Pauline, qu'il dirigeait, et aussi aux prises d'habit et de voile de Céline. Curé-doyen de Trévières, il était resté en relation avec la famille Martin et le 30 juillet 1897 Thérèse pensait à lui avec délicatesse: « Ne dites pas à monsieur Ducellier que je n'en ai plus que pour quelques jours; je ne suis pas encore faible à mourir, et après cela, quand on vit on est bien « capot » (DE/1 [30.7.13] p. 290).

Monsieur Ducellier déposa aux deux Procès thérésiens. En son présent témoignage il se fait l'écho de ses souvenirs relatifs à l'enfance de Thérèse et conclut brièvement sur sa renommée de sainteté.

[Session 76: - 3 mai 1911, à 8h.30]

[1195r] [Le témoin d'office répond correctement à la première demande].

[1195v] [Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Alcide-Leonida Ducellier, né à Chicheboville, diocèse de Bayeux, le 14 novembre 1849, de Louis-Adolphe Ducellier, entrepreneur de maçonnerie, et de Céleste Philippe. Je suis prêtre, ordonné en 1874. J'ai exercé le saint ministère d'abord à titre de vicaire à Saint Gervais de Falaise (1874-1877), puis à Saint Pierre de Lisieux (18771884); ensuite j'ai été curé de Mathieu; puis curé doyen de Trévières, et enfin je suis curé archiprêtre de Saint Pierre de Lisieux depuis 1899.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la septième demande].

[Réponse à la huitième demande]:

Quand j'étais vicaire de Saint Pierre de Lisieux (1877-1884), j'eus l'occasion de connaître la famille de la Servante de Dieu; mais, à vrai dire, je ne connus guère que son père, monsieur Martin, et ses deux sœurs aînées, mesdemoiselles Marie et Pauline, dont j'étais le confesseur. La Servante de Dieu à mon arrivée n'avait que quatre ans et demi, et elle avait 11 ans quand je quittai Lisieux. Lors-[1196r] qu'elle eut sept ans, je l'entendis à sa première confession. Après, elle devint pensionnaire à l'Abbaye des bénédictines à Lisieux. Depuis que je suis revenu à Saint Pierre de Lisieux comme curé archiprêtre (1899), j'ai pu observer ce que l'on dit dans la ville, touchant la Servante de Dieu. J'ai lu en partie l'« Histoire d'une âme », mais je n'en ferai pas état dans ma déposition.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une vraie dévotion pour la Servante de Dieu, je l'invoque tous les jours; je désire et j'espère sa béatification, parce que je suis convaincu de sa sainteté et de la puissance de son intercession.

[Réponse à la dixième demande]:

La Servante de Dieu est née à Alençon (diocèse de Séez); elle ne vint à Lisieux qu'à l'âge de quatre ans et demi (en 1877), après la mort de sa mère. Son père, monsieur Martin, voulait ainsi se rapprocher de la famille Guérin, pour que madame Guérin, tante de ses filles, leur servit de mère.

[1196v][Réponse à la onzième demande]:

J'ai bien connu monsieur Martin: c'était, par excellence, un homme de foi, très loyal et aux sentiments élevés. Il me l'a bien montré en particulier à l'occasion de l'entrée de ses filles en religion. Certainement il souffrait de ces séparations, et pourtant il paraissait joyeux.

[Réponse à la douzième demande]:

Elle a dû être baptisée à Alençon, mais je ne sais rien de précis sur ce point.

TÉMOIN 2 D'OFFICE: Alcide Ducellier

[Réponse à la treizième demande]:

La première éducation de la Servante de Dieu a été surtout faite par sa seconde soeur, Pauline. Au point de vue religieux, cette éducation a été aussi parfaite qu'elle peut l'être. Cette enfant était très aimée de son père et de ses sœurs, mais je suis persuadé que cette affection ne nuisait en rien à sa formation. C'est à cette époque (1880) que j'entendis la première confession de la [1197r] Servante de Dieu, alors âgée de sept ans. Je la voyais aussi avec toute sa famille chaque dimanche aux offices de la paroisse. J'ai gardé l'impression que la petite Thérèse était une âme très pure. très pieuse, craignant grandement d'offenser le bon Dieu dans les moindres choses.

[Réponse de la quatorzième à la vingt-cinquième demande]:

Ayant quitté Lisieux quand la Servante de Dieu avait 11 ans, je n'y suis revenu qu'après sa mort. Je ne sais donc rien personnellement sur tous ces points. Je ne pourrais que redire ce que j'en ai appris depuis lors par quelques conversations avec ses sœurs carmélites, ce qui n'ajouterait rien aux informations du Procès.

[Réponse à la vingt-sixième demande]:

Je sais que le concours des pèlerins au tombeau de la Servante de Dieu est constant et considérable. Beaucoup de prêtres, de passage à Lisieux, se font un devoir de se rendre au cimetière distant de deux kilomètres, pour prier sur cette tombe. Je le sais en particulier de plusieurs prédicateurs que j'avais invités à [1 197v] différentes époques à prêcher dans l'église de ma paroisse; et aussi monseigneur Monnier, évêque de Troyes, qui était venu occasionnellement à Lisieux, a pareillement fait ce pèlerinage. Pendant la semaine de Pâques, quatre groupes, entre autres, sont venus prier au cimetière: l° le patronage de jeunes filles de Grenelle (Paris); 2° l'orphelinat de Rugles (diocèse d'Evreux) dirigé par les sœurs de Saint Vincent de Paul; 3° un groupe de jeunes filles de Serquigny (diocèse d'Evreux); et 4° enfin, cinq religieuses, directrices de l'asile de Trouville.

[Réponse à la vingt-septième demande]:

Outre les témoignages très nombreux reçus chaque jour au Carmel et dont on tient note dans le monastère, je puis attester par mes observations personnelles que la réputation de sainteté de la Servante de Dieu s'est établie, d'une manière générale, parmi les fidèles de ma paroisse et de la ville. Dans toutes les classes de la société on se recommande à elle, pour obtenir par son intercession des grâces temporelles et spirituelles.

[Réponse à la vingt-huitième demande]:

Je n'ai jamais entendu formu- [1198r] ler aucune critique sur la sainteté de la Servante de Dieu.

[Réponse à la vingt-neuvième demande]:

La pratique si universelle d'invoquer sœur Thérèse montre qu'elle a parmi les fidèles la réputation d'obtenir de Dieu des miracles ou des faveurs exceptionnelles, Sur ce point aussi des relations très nombreuses sont reçues chaque jour au Carmel. Personnellement, j'ai eu connaissance directe de plusieurs cas de faveurs extraordinaires. Je tiens de monsieur La Néele, docteur médecin à Lisieux, le récit suivant: « Appelé auprès d'un jeune homme, malade d'une péritonite, à Glos, près Lisieux, je constatai une perforation de l'intestin et je déclarai que le cas était désespéré. Devant cette extrémité, j'eus la pensée d'appliquer une relique de la Servante de Dieu, mais je me retirai bien persuadé que le malade serait mort le lendemain. Or, le lendemain, il se trouvait mieux, et dans les quinze jours il était guéri; c'est le seul cas que je connaisse, dans les annales de la médecine, d'une guérison de cette lésion.

[1198v] [Réponse à la trentième demande]:

J'ai dit tout ce que je savais.

[Au sujet des Articles, le témoin d'office dit ne savoir que ce qu'il a déjà déposé en répondant aux demandes précédentes. - Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce témoin d'office. Lecture des Actes est donnée. Le témoin d'office n'y apporte aucune modification et signe comme suit ]:

Ego testis ex officio deposui ut supra pro veritate, ratum habeo et confirmo.

Signatum: DUCELLIER, archiprêtre de Saint Pierre.

Co-Témoin 1 d'office - Aimée de Jésus et du Coeur de Marie

Le promoteur de la foi présenta d'abord deux co-témoins d'office le 16 mars 1911, au cours de la 67ème session (f. 1111v), à savoir deux carmélites déchaussées de Lisieux:

1. Sœur Aimée de Jésus (Léopoldine Féron).

2. Sœur Jeanne-Marie de l'Enfant-Jésus (Jeanne-Marie Halgaud).

Née le 24 janvier 1851 à Anneville-en-Saire (diocèse de Coutances), sœur Aimée de Jésus entra au Carmel de Lisieux le 13 octobre 1871 où elle prit l'habit le 19 mars 1872 et fit profession le 8 mai 1873. Physiquement forte, de caractère actif et dynamique, elle était d'un réalisme plutôt déconcertant: « il ne fallait pas d'artistes dans la communauté, il ne fallait viser qu'au pratique, et avoir de bonnes infirmières, robières, lingères, etc., et rien de plus » (Circulaire nécrologique, p. 5). Elle était irréductiblement opposée à l'entrée de Céline au Carmel. Elle ne voulait pas, en effet, que quatre sœurs vécussent ensemble dans un même monastère et elle avait peur des talents de celle qui était la dernière à se présenter. On sait que sœur Thérèse avait demandé à Dieu un signe manifestant que son papa était allé «tout droit au ciel» en formulant ainsi sa requête: « Si ma sœur A. de J. consent à l'entrée de Céline ou n'y met pas d'obstacle, ce sera la réponse que papa est allé tout droit avec vous », ce qui eut lieu (MA « A » 82v). Au fond, sous des apparences rudes et bourrues, sœur Aimée cachait un cœur vraiment généreux. Elle mourut le 7 janvier 1930 *.

Des plus sincères, elle révèle dès le début de sa déposition qu'elle n'avait pas avec Thérèse de « relations... particulièrement intimes » et déclare humblement avoir été « l'un des instruments dont Dieu s'est servi pour la sanctifier.» Elle estime que Thérèse « aurait été une excellente prieure, qu'elle eût agi toujours avec prudence et charité, sans jamais abuser des droits de l'autorité.» Elle rapporte une bonne riposte que lui fit un jour l'abbé Youf, aumônier du Carmel, au sujet de la présence de quatre sœurs et d'une cousine dans le même Carmel (f. 1117r).

Le témoin déposa le 17 mars 1911, au cours de la 68ème session, f. 1113r-1118r de notre Copie publique.

[Session 68: - 17 mars 1911, à 8h.30]

[1114v] [Averti de la portée et de la gravité du serment prêté, le co-témoin répond régulièrement et correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Léopoldine Féron, en religion sœur Aimée de Jésus et du Cœur de Marie. Je suis née à Anneville en Saire, diocèse de Coutances, le 24 janvier 1851, du légitime mariage de Ambroise Féron, cultivateur, et de Cécile Enault. Je suis religieuse professe du Carmel de Lisieux, où j'ai fait profession le 8 mai 1873.

[Le témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

J'aime toutes nos sœurs pour l'amour du bon Dieu et je ne crois pas qu'aucun sentiment humain puisse troubler la sincérité de mes réponses.

[1115r] [Réponse à la huitième demande]:

J'étais au monastère lorsque la Servante de Dieu y entra en 1888, et j'ai vécu avec elle dans la communauté jusqu'à sa mort. Cependant nos relations n'étaient pas particulièrement intimes, et à cause de cela bien des détails de sa vie ont dû m'échapper.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'estime et j'aime la Servante de Dieu comme une âme très sainte, cependant sans enthousiasme et sans attrait sensible.

[Les autres demandes ayant été omises, on passe à la vingt-et-unième et à la vingt-troisième demande, objets de la convocation du co-témoin. Réponse donnée à la vingt-et-unième demande]:

J'ai été un des instruments dont Dieu s'est servi pour la sanctifier, car mes défauts qu'elle a charitablement supportés, l'ont fait parvenir à un degré éminent de sainteté. Sa charité envers le prochain était désintéressée et surnaturelle. Sa conduite envers des sœurs capitulantes me parut héroïque, car lors de [1115v] l'élection de mère Agnès de Jésus, sa sœur, au priorat en 1893, les voix furent très partagées; ma sœur Thérèse de l'Enfant Jésus ne laissa jamais voir le plus petit sentiment d'animosité aux sœurs qui n'avaient point voté pour mère Agnès de Jésus, le secret du vote n'ayant pas été suffisamment gardé. Ma sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, jusque dans les bras de la mort, a eu le courage de se faire souffrir pour ne pas gêner les autres. Je me rappelle que le dimanche qui précéda sa mort, une de nos sœurs tourières vint la garder pendant la messe, et se plaça contre son lit de manière à la gêner, sa respiration étant alors très pénible. La Servante de Dieu n'en laissa rien paraître; ce ne fut qu'après la sortie de la sœur tourière que notre chère patiente, ayant eu une crise de suffocation, fut obligée d'en avouer la cause. Comme je l'ai dit, je n'ai eu que peu de rapports avec ma sœur Thérèse de l'Enfant Jésus; j'aurais donc dû lui paraître plutôt indifférente; cependant, je sentais, dans ces rapports peu fréquents, la tendresse de son affection pour moi et une charité qui provenait de son ardent amour pour Dieu et de sa profonde humilité. Une seule fois pendant sa maladie j'ai pu lui rendre un petit service: je n'oublierai jamais ni la douceur de son regard m'exprimant sa vive reconnaissance, ni son sourire angélique.

CO-TÉMOIN 1 D'OFFICE: Aimée de Jésus O.C.D.

[1116r] Sa force fut héroïque pendant l'épreuve de la maladie de son vénérable père, par son admirable soumission et par son exactitude à se rendre aux exercices de communauté, au moment où ses sœurs concertaient des affaires de famille. Je l'ai vue alors en récréation pendant que ses sœurs étaient absentes, et elle nous parlait avec une sérénité parfaite, tandis que des grosses larmes qui lui échappaient montraient bien qu'elle n'était pas insensible à ces souffrances.

Dès son entrée au Carmel elle se fit remarquer par son maintien religieux; dans son extérieur, rien de puéril ni de frivole, malgré son jeune âge. Elle ne donnait aucune prise à devenir le jouet de la communauté; son caractère très sérieux empêchait de la traiter comme une enfant. Son calme était imperturbable, et dans les contrariétés de la vie quotidienne elle laissait ses sœurs s'agiter, sans s'émouvoir. Une fois seulement j'ai vu ma sœur Thérèse de l'Enfant Jésus sortir un peu de ce calme: sa sœur (Geneviève de Sainte Thérèse) avait eu quelques semaines avant sa profession une vive contrariété, qu'elle ne put dissimuler; cette peine lui était arrivée de la part de mère Marie de Gonzague, alors maîtresse des novices. Je ne savais au juste pour quelle raison sœur Geneviève avait été humiliée, mais je dis d'une manière générale à ma [1116v] sœur Thérèse de l'Enfant Jésus: « Mère Marie de Gonzague a bien le droit d'éprouver ma sœur Geneviève, pourquoi s'en étonner?.» Sur ce, la Servante de Dieu me répondit avec émotion: « Il s'agit d'un genre d'épreuves qu'on ne doit pas donner » - Source Pre. - '. Cette réponse me surprit alors et me parut l'effet d'une affection trop naturelle, mais je n'en savais rien au juste, puisque j'ignorais de quelle épreuve il s'agissait. Aujourd'hui et depuis longtemps déjà, j'ai la conviction que ce fut par esprit de discernement qu'elle me répondit ainsi, je suis sûre qu'elle aurait été une excellente prieure, qu'elle eût toujours agi avec prudence et charité, sans jamais abuser des droits de l'autorité.

J'ai remarqué la délicatesse de l'humilité dans la Servante de Dieu par son silence à ne jamais dire un mot pour faire sentir que nous devions lui être reconnaissantes pour les bienfaits temporels dont sa famille nous comblait. Jamais elle n'a fait valoir, pour mortifier les autres, les dons naturels et surnaturels qu'elle avait si largement reçus du bon Dieu. Elle savait si bien s'effacer, qu'il fallait avoir des rapports intimes avec elle pour apprécier sa vertu; aussi j'avoue à ma confusion que je n'ai pas reconnu assez tôt toutes les rares qualités dont le bon Dieu l'avait douée.

[1117r] [Réponse à la vingt-troisième demande]:

La Servante de Dieu étant très simple et très modeste, appliquée à dissimuler sa vertu, on n'aperçut pas de son vivant, dans la communauté, toute la perfection de sa vie, telle qu'elle nous apparaît maintenant. Néanmoins, je puis attester que même pendant la vie de sœur Thérèse toutes nos sœurs la considéraient comme une âme exceptionnellement vertueuse, en qui se montraient particulièrement remarquables les vertus d'humilité, de charité et de douceur. À part la petite imperfection que j'ai signalée ci-dessus (et encore ce n'était peut-être pas une imperfection), je n'ai jamais relevé dans sa vie le moindre manquement.

Au temps de ma sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, nous avions pour aumônier monsieur l'abbé Youf; cela me fait plaisir de rappeler son souvenir, et de rendre témoignage de l'estime qu'il avait pour cette petite sœur. Un jour, où je croyais avoir à me plaindre de ses sœurs aînées, il me dit: « Ne vous plaignez pas; si vous avez, d'un côté, quelque chose à souffrir, vous devez vous trouver trop heureuse de posséder un trésor tel que la plus jeune: c'est une âme d'élite qui monte de vertus en vertus; elle serait la gloire du Carmel, si on la connaissait.» [1117v] Monsieur l'abbé Youf me disait cela vers la fin de la vie de la Servante de Dieu. La présence simultanée dans la communauté de quatre sœurs et d'une cousine germaine (sœur Marie de l'Eucharistie) a pu donner occasion à des froissements et à des appréciations parfois défavorables; jamais, à ma connaissance, on n'a mis en cause la perfection de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus.

CO-TÉMOIN 1 D'OFFICE: Aimée de Jésus O.C.D.

[Le co-témoin ajoute ceci au sujet de la vingt-neuvième demande]:

A l'époque de la première communion d'une de mes nièces en 1902, je conjurais notre petite sœur Thérèse de convertir le père de cette enfant (mon propre frère) et de le ramener à la pratique de la religion. Je ne fus pas exaucée pour cette date, mais je redoublai de confiance et la Servante de Dieu prit soin enfin de l'âme de mon frère bien aimé. Deux ans après j'eus la consolation de le voir revenir bien sincèrement au bon Dieu. Sa conversion fut remarquable car, pour réparer le mauvais exemple qu'il avait donné par son éloignement des sacrements, il voulut, malgré son état de grave maladie, sa faiblesse et ses souffrances, aller se confesser et communier à l'église. Il supporta généreuse-[1118r] ment les douleurs de son mal et édifia ceux qui l'entouraient par sa vive piété; c'est en pleine connaissance qu'il voulut recevoir les derniers sacrements et sa mort a été très édifiante. J'ai longtemps différé de publier cette grâce, notre angélique sœur sait combien mon cœur lui en a été reconnaissant, et aujourd'hui je lui offre de nouveau ma bien vive gratitude.

[Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce co-témoin. Lecture des Actes est donnée. Le co-témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

Signé: Sœur AIMÉE DE JÉSUS

Co-Témoin 2 d'office - Jeanne-Marie de L'enfant-Jésus et de la Sainte-Face

Jeanne-Marie Halgaud née sur le territoire de la paroisse de Crossac (diocèse de Nantes) entra à moins de vingt ans, comme sœur converse, au Carmel de Lisieux sous le nom de sœur Jeanne-Marie de l'Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. Elle y fit profession le 17 octobre 1907. « Ange de vertu et de piété », comme la définit sœur Marie des Anges (f. 613r), elle eut à s'occuper de la confection des images-reliques de la Servante de Dieu, dont la renommée de sainteté se répandait merveilleusement.

Son témoignage se rapporte à des faits qui semblent tenir du prodige, et particulièrement à celui-ci: l'inexplicable multiplication de petits écussons de l'Ordre que sœur Jeanne-Marie utilisait pour son office.

Le témoin déposa le 17 mars 1911, au cours de la 68ème session, f. 1118v-1122r de notre Copie publique.

[Session 68: - 17 mars 1911, à 2h. de l'après-midi]

[1118v] [Le co-témoin répond correctement à la première demande].

[Réponse à la seconde demande]:

Je m'appelle Jeanne Marie Halgaud, en religion sœur Jeanne Marie de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face. Je suis née le 17 octobre 1886 à l'Isle-Olivant, paroisse de Crossac, diocèse de Nantes, du légitime mariage de Denis Halgaud, pêcheur, et de Marie-Modeste Poulot. Je suis religieuse converse du Carmel de Lisieux où j'ai fait profession le 17 octobre 1907.

[Le co-témoin répond correctement de la troisième à la sixième demande].

[Réponse à la septième demande]:

Je ne crois pas qu'aucun sentiment humain puisse m'aveugler et influencer mon témoignage.

CO-TÉMOIN 2 D'OFFICE: Jeanne-Marie de l'Enfant-Jésus O.C.D.

[Réponse à la huitième demande]

Je connais sœur Thérèse de l'Enfant Jésus seulement par la lecture de sa vie et par tout ce que nos sœurs du Carmel m'en ont rapporté.

[Réponse à la neuvième demande]:

J'ai une très grande dévotion à la Servante de Dieu, parce que ses exemples et sa protection me font beaucoup de bien. Je prie tous les jours pour le succès de sa Cause.

[Les autres demandes ayant été omises, on passe à la vingt-neuvième demande, objet de la convocation du co-témoin. Réponse]:

J'ai adopté la pratique de recourir sans cesse à l'invocation de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus. Son souvenir et ses exemples sont pour moi un continuel encouragement à vivre dans la ferveur. Je confie à la Servante de Dieu toute la vie de mon âme et très souvent [1119v] j'éprouve d'une manière sensible l'effet de sa protection. Outre les bonnes pensées et les encouragements intérieurs que je lui attribue sans la moindre hésitation, j'ai éprouvé à diverses reprises des signes extraordinaires de son intervention. A diverses reprises, j'ai eu la sensation de parfums d'encens, de violettes ou de roses, dans des circonstances où rien de naturel ne pouvait les expliquer, et particulièrement lorsqu'il m'arrivait d'obéir à quelque bon mouvement qui me portait à imiter ses vertus. Voici quatre autres faits plus remarquables:

1° Pendant huit jours, en l'année 1907, je me trouvais seule au travail de la cuisine, une de mes compagnes étant malade. Je me proposai, pour l'amour du bon Dieu, de faire généreusement et sans murmurer le travail de deux, bien qu'ordinairement j'eusse peine à suffire, sans perdre un instant, à ma tâche ordinaire. Tous les matins, pendant ces huit jours, j'invoquais la Servante de Dieu pour qu'elle m'aidât à tenir ma résolution. Je lui disais: « Petite Thérèse, aidez-moi.» Je me sentais dès lors comme revêtue d'un courage incroyable; j'accomplis ma double tâche sans aucune fatigue; j'aurais voulu donner plus encore de travail ' rien ne me coûtait dans la pensée que [1120r] j'imitais sœur Thérèse et que je faisais plaisir à Jésus.

2° Ma chère petite sœur Thérèse veut que je sois fidèle en tout. Pendant trois jours, les 26, 27 et 28 septembre 1910, j'avais gardé par négligence dans notre cellule trois mouchoirs, alors qu'on n'en doit avoir que deux. Sans cesse la pensée me poursuivait que mon ange invisible, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, me faisait reproche de cette infidélité. Enfin le 29 septembre au matin, cette impression de reproche étant plus vive, je reportai sans tarder un mouchoir dans le placard réservé pour cela. Il ne m'en restait donc plus que deux. Le lendemain soir 30 septembre, anniversaire de la naissance au ciel de sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, j'allai à 8 heures du soir aider une sœur ancienne malade à se coucher. Elle me dit: « Ma petite fille, je n'ai point de mouchoir, voudriez-vous demander à la sœur infirmière de m'en donner?.» Comme j'y allais, il me sembla que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus me disait intérieurement: « C'est le grand silence! Au lieu de parler à la sœur infirmière, donne donc un des deux mouchoirs de ta cellule.» Ce que je fis sans rien dire et tout fut fini ce soir-là. Mais le lendemain matin ma surprise fut grande, quand je voulus prendre du [1120v] linge, de trouver très bien pliés et rangés l'un sur l'autre deux mouchoirs, et en même temps j'éprouvais un très grand désir d'être bien fidèle dans les petites choses et très empressée à rendre de petits services à l'exemple de la Servante de Dieu.

3° Dans la semaine de Noël 1910, le jeudi, j'employais une demi-heure de liberté à préparer de petits sachets où l'on renferme des souvenirs de la Servante de Dieu, et sur lesquels on colle les armoiries du vice-postulateur. Mon désir était, dans mes heures de liberté, de préparer un très grand nombre de ces sachets pour faire à notre mère prieure la surprise de ce travail au jour de sa fête (21 janvier). Tout en y travaillant, je m'entretenais intérieurement avec « ma sœur du ciel », je lui parlais de mon âme, je lui racontais mes misères, et surtout je lui disais ma crainte de n'avoir pas le temps de préparer tout le nombre de petits sachets que je désirais présenter à notre mère Agnès de Jésus; notamment je me préoccupais de ce qu'il n'y avait plus qu'une centaine de petites armoiries dans la boîte qui les contenait, et du temps qu'il me faudrait trouver pour en découper d'autres. A 10 heures je descends pour mon travail à la cuisine; lorsque à trois heures je reviens dans notre cellule, je fus très étonnée de trouver notre boîte toute remplie d'« authentiques découpées »; il y en avait sûrement huit ou neuf cents, alors que [1121r] le matin à 10 heures, il en restait cent à cent trente. Comme c'était « licence » ce jour-là, la pensée me vint que peut-être une de nos sœurs, de celles qui coupent des « authentiques », aurait voulu me faire cette surprise. Je m'informe auprès de chacune d'elles; mais aucune n'avait pensé à travailler pour moi. J'ai l'assurance que sœur Thérèse de l'Enfant Jésus avait ainsi répondu à la demande faite le matin. Je ne cesse de remercier ma « petite sœur du ciel », et je la prie de m'aider toujours en tout.

4° Le mercredi 23 février 1910 j'étais occupée à nettoyer des fenêtres, quand vers 4 heures, le soir, la pensée me vint d'aider ma sœur Marie-Madeleine, la cuisinière, à remplir la bouilloire du fourneau. Cela me coûtait beaucoup de me déranger de mon travail, mais ma petite sœur Thérèse, que j'ai pris l'habitude d'appeler sans cesse à mon secours, m'inspirait de le faire. Je descendis donc promptement. Ma sœur Marie-Madeleine me dit: « Prenez d'abord tout le peu d'eau chaude qui reste encore dans la bouilloire et ensuite nous la remplirons »; je fis ce qu'elle me disait jusqu'à ce que la bouilloire fût entièrement vide. Alors ma sœur Marie-Madeleine me dit: « C'est bien, remplissons-la d'eau froide maintenant. Je vais à la pompe remplir cette cruche (qu'elle tenait à la main), pendant ce temps-là vous al-[1121v]lez verser dans la bouilloire cette autre cruche qui est déjà pleine.» Je la versai donc toute entière, et la reportai vide à ma sœur Marie-Madeleine. Je pris alors la seconde cruche qu'elle venait de pomper et la portai pour la verser dans la bouilloire; mais, en m'approchant, je vis que la bouilloire était toute pleine. Je dis alors à ma compagne: « Mais venez donc voir! la bouilloire contient quatre cruches d'eau, je n'en ai versé qu'une, et elle est pleine! Qu'est-ce que cela veut dire?... Mais je n'y comprends rien!... l'avez-vous donc remplie?....» Elle me répondit: « Mais j'arrive! vous voyez bien! Je n'ai fait que pomper une seule cruche! mais c'est extraordinaire!.» « Le bon Dieu - nous disions-nous - a envoyé un ange, et cet ange-là, c'est notre chère petite Thérèse. Elle aimait tant la charité! Nous voulions nous entraider charitablement; notre petite sœur du ciel a tout fait.»

CO-TÉMOIN 2 D'OFFICE: Jeanne-Marie de l'Enfant-Jésus O.C.D.

[1122r] [Est ainsi terminé l'interrogatoire de ce co-témoin. Lecture des Actes est donnée. Le co-témoin n'y apporte aucune modification et signe comme suit]:

J'ai déposé comme ci-dessus selon la vérité, je le ratifie et je le confirme.

Signé: Sœur JEANNE-MARIE DE L'ENFANT JÉSUS, r.c.i.