Carmel
Sr Marie de l’Eucharistie à sa mère – 21 juillet 1898

DE  
GUÉRIN Marie, Soeur Marie de l'Eucharistie
À 
GUÉRIN Céline née FOURNET

21/07/1898

Marie Guérin à sa Mère
                                                                 J.M.J.T.                         21 Juillet 98
+ Jésus !
                             Ma chère petite Mère,
Je devais écrire à Jeanne aujourd'hui, mais comme je désire lui envoyer une longue lettre et que je n'ai pas le temps de le faire, je remets à Dimanche, à moins que je n'aie q.q. dérangement, car ma seconde fille arrive Samedi prochain.
   C'est notre cellule qu'elle va occuper, aussi je suis dans un déménagement complet. Le déménagement n'est pas long, il se compose d'une paillasse, de trois planches et d'un petit banc, mais il faut que je lave, que je frotte, et que j'aménage la cellule de ma fille.
C'est à toi, ma chère petite Mère, que j'écris ma première lettre dans notre nouvelle cellule. Une cellule ravissante, je m'y plais mieux que dans l'autre, très gaie, donnant sur la
communauté, je suis moins exilée, et en plus, moins aux ardeurs du soleil, et tu sais combien je suis ennemie de la chaleur.
   Je suis très contente de ce changement sous bien des rapports. D'abord, ne connaissant pas les autres cellules, je m'étais attachée à notre ancienne petite cellule, au fond cela me coûtait de la quitter et cela me grattait la conscience, car c'est contre le voeu de pauvreté d'être attachée à quoi que ce soit. ; plusieurs fois j'avais dit ma crainte à notre Mère en lui demandant de changer de cellule et cela n'arrivait jamais. Enfin, c'est fait. Le bon Dieu a accepté mon petit sacrifice que je lui ai fait généreusement, et Il me récompense largement, car maintenant que je connais notre nouvelle cellule, je ne regrette certainement pas l'autre, au contraire, je choisirai celle-ci de préférence. Comme horizon, il est moins vaste, mais je suis moins exilée, je suis plus dans la Communauté, notre fenêtre donne sur le préau que tu connais par les photographies, puis je vois la maison du bon Dieu. Je vois encore le chemin du cimetière. Enfin je ne suis pas à plaindre car je suis bien contente.
   Vois-tu, ma chère petite Mère, je te confie que je regarde, soit les changements d'emploi, soit les changements de cellule, comme une seconde vocation, je ne voudrais pas mettre un brin de paille en disant soit mon attrait, soit mon aversion pour telle ou telle cellule, soit pour tel emploi, afin que la volonté du bon Dieu s'accomplisse sans que j'y mette le plus petit obstacle.
   Maintenant, ma chère petite Mère, je te dirai qu'au Carmel on va en bateau. C'est ma fille qui a fait cette invention. Représente-toi grand comme la salle à manger de la Musse, c'est une sorte de réservoir en somme, comme profondeur de 20 à 30 centimètres d'eau courante. Or au milieu de ce vaste cours d'eau ma Sr Béatrix de Jésus , fille d'un marin comme son attrait l'indique, a mis un baquet sur l'eau et est montée dedans. Et toutes les petites novices de l'imiter. Deux longs bâtons formaient les rames ; il y avait trois baquets montés par trois novices et la course a commencé. Cela était parfait et surtout fort amusant, le reste de la Communauté était assis autour de la fontaine, comme spectatrices. J'ai fait ainsi plusieurs courses, et notre Mère donnait un baiser à qui remportait le prix, avant elle nous avait donné sa bénédiction pour qu'il n'y ait pas de naufrage..
Mais voilà le comique de l'affaire. Tu sais que ta petite fille n'est pas la moins entreprenante lorsqu'il s'agit de plaisirs et d'aventures ? Au bout de trois ou quatre courses où nous voguions à pleine voiles, ma Sr Marie de la Trinité qui était montée dans une grande cuve (les baquets faisant défaut) avait plus de mal à faire avancer sa barque, à cause de son poids, elle me demande de lui donner un bon coup qui la pousse au large. Je rends ce service avec plaisir sans penser que j'étais dans un frêle esquif. Le coup que je donne me donne un contre-coup, et voilà mon baquet qui commence à faire naufrage. Le plaisir était au complet, n'y ayant aucun danger à craindre. Je crie au secours, mais je ne perds pas mon sang-froid et à la place de jeter beaucoup de cris d'alarmes, je trouve plus sûr de me tirer du péril, seule, sans faire grand vacarme. J'avise donc un petit mur et je m'enlève dessus à la force des poignets. Le coup a été si lestement fait que l'on savait à peine que j'avais fait naufrage, j'en ai été quitte pour un bain de pieds et de ce temps ce n'est pas à dédaigner. A la place de venir à mon secours pour te prouver combien le danger était peu grand, toute la Communauté riait tellement aux éclats, qu'elle se trouvait dans l'impossibilité de venir à mon aide et j'ai reçu des félicitations de mon sang froid et surtout de la manière dont je m'étais tirée lestement. Je me rends bien compte maintenant que dans le danger je saurai toujours me tirer d'affaire, parce que je ne perds pas la tête.
Quant à ma Sr Geneviève quand on la lançait en pleine mer, elle faisait de grands cris et des gesticulations qui lui faisaient perdre l'équilibre, c'était là le difficile de notre navigation, c'est qu'il fallait se tenir en équilibre dans nos baquets, sans cela on faisait naufrage, à la fin elle s'était aguerrie et remportait les prix.
Notre Mère a vu que nous avions tant de plaisir qu'elle nous a promis de faire couper une barrique en deux pour nous faire deux bateaux parce qu'elle trouve que c'est la santé des novices, la gaîté et la gymnastique dans les bras. Mais depuis cette aventure, nous avons toutes souffert d'une grande courbature à force de nous être si démenées, et cela diminue notre ardeur. Si nous étions dans le monde et que nous puissions nous reposer et dormir à notre aise, ce serait parfait, mais il faut soutenir la fatigue de la règle et la fatigue du travail qui n'est pas petite, et je vois avec peine que si nous avons grâce pour soutenir ces fatigues, nous ne l'avons point pour les fatigues de plaisirs.
Puis une nouvelle postulante va arriver et cela va nous donner du sérieux . Ma fille disait : « Je n'aurais jamais cru qu'on s'amusât tant au Carmel, on s'y amuse mieux que dans le monde. ».
Tu sais, ma chère petite Mère, pour te rassurer, je te dirai que notre Mère est aussi peureuse que toi, et que si elle nous a permis ce plaisir c'est qu'il n'y avait aucun danger. On pourrait tomber dans l'eau, on en aurait à peine jusqu'aux genoux, puis nos habits sont si épais que l'eau ne pourrait les traverser. Tranquillise-toi, tu verrais notre organisation, tu t'amuserais toi-même avec nous.
   Je reçois à l'instant ta lettre qui n'a pas été sans me donner une grande émotion au récit du grand malheur qui a failli nous arriver. Je t'en supplie, recommande bien à Francis de la part de toutes ses petites soeurs de ne jamais rire en mangeant, il lui arrivera malheur un beau jour, car je me souviens que c'est un de ses défauts, et qu'il me faisait toujours peur quand je le voyais rire ainsi pendant les repas. Du reste, je crois que cet accident va lui donner de la prudence. Tu sais, ma chère petite Mère, si nous allons remercier le bon Dieu, toute la journée je récite des Laudate tout en travaillant, et notre Mère me charge de te dire que toute la Communauté va réciter des prières d'action de grâces, on a lu ta lettre tout haut au réfectoire. Dis à ma chère petite Jeanne que je vais bien prier pour qu'il n'arrive plus d'accident à son Francis. S'ils savaient tous les deux ce qu'on les aime, le récit de cet accident nous a dévoilé tout l'amour fraternel que nous avons pour eux.
Merci pour le bon poisson envoyé par notre petit Ange, elle continue toujours à nous faire de petits miracles : le jour où ma fille a été séparée de son ange, le coup était rude pour son coeur. Le matin je priais ma Sr Th. de l'Enf. Jésus de la prendre sous sa protection d'une manière spéciale et de lui obtenir la force de supporter cette épreuve. L'après-midi, au noviciat, elle nous raconte que le matin pendant la messe, elle n'avait pas vu ma Sr Th. de l'Enf. Jésus d'une manière visible, mais qu'elle l'avait sentie s'approcher d'elle et la remplir de force et de courage, et depuis ce moment elle sentait la joie envahir son coeur. A ces paroles, toutes les petites novices disent avec émotion que le matin sans s'être concertées, elles avaient prié notre petit Ange d'une manière spéciale pendant la messe. Et ce qu'il y a de plus curieux c'est que ma Sr Geneviève n'était au courant de rien, elle ne connaissait pas l'épreuve que ma Sr Béatrix de Jésus traversait, et elle a avoué qu'elle s'était sentie, pendant la messe, forcée de prier pour elle d'une façon spéciale et avec grande ferveur ma Sr Thérèse de l'Enf. Jésus. Notre Mère a trouvé cette petite grâce obtenue par les novices, charmante, un vrai petit miracle de grâce.
Je te quitte, ma chère petite Mère, après ce long journal, je suis entrée dans des histoires qui n'ont pas de fin, mais qui, je sais, vont t'intéresser. Pardonne-moi ce long griffonnage, je ne savais pas en écrire si long.
   De bons baisers bien affectueux à Papa, aux petites soeurs et au grand Frère.
   Garde pour toi les meilleurs baisers de ta petite fille chérie
                                                       Marie de l'Eucharistie                                                                        
                                                                               r.c.i.  
21 Juillet 98 
La fête de Ste Marthe tombant le vendredi est renvoyée au Dimanche 31 Juillet.
   Je te prie d'offrir mon respect tout filial à mon bon Père [M. le Curé de Navarre – son Directeur] qui, je le sais, d'après ta lettre, va passer la journée à la Musse. Dis-lui que je grille du désir de le voir et que sa promesse de venir bientôt m'encourage souvent.
   Ne lui raconte pas mon histoire de bateau, cela m'humilierait, ah ! après tout, tant mieux ! c'est cela qu'il aime : l'humiliation ; puis il connaît toutes mes noirceurs, un peu plus, un peu moins ; il me trouvera bien enfant et c'est vrai, mais il ne peut pas m'en vouloir, il me prêche toujours la simplicité des petits enfants.

Retour à la liste