Carmel
De Mme Martin à son frère Isidore Guérin CF 15 – 7 novembre 1865.

DE  
GUÉRIN Zélie, Madame Louis Martin
À 
GUÉRIN Isidore

07/11/1865

Lettre de Mme Martin à son frère Isidore CF 15
7 novembre 1865.
Mon père nous a communiqué ta lettre et il s'empresse de t'envoyer sous ce pli l'argent dont tu as besoin, afin que tu n'ailles pas chez M. D. [M. et Mme D. étaient commerçants en dentelles à Paris et passaient leurs commandes aux industriels. C'est ainsi que Mme Martin était en relations d'affaires avec eux au sujet du Point d'Alençon] qui, nous le savons, est encore très gêné, malgré les 3.ooo francs que nous lui avons prêtés. Les affaires ne sont pas brillantes depuis trois mois et si cela continue, il faudra abandonner le métier !
Tu auras ta caisse de linge d'ici quinze jours. C'est la plus fine ouvrière de la ville qui a travaillé pour toi. Je suis désolée de voir que tu en as si grand besoin, si j'avais su cela, tu l'aurais reçue plus tôt. C'est un peu de ma faute et de la tienne aussi. Je te dirai franchement que nous n'étions pas contents de toi, tu n'as pas daigné nous écrire, cela nous a un peu mortifiés, j'ai pensé que tu te souciais peu de nous
Parlons d'autre chose: je suis tout à fait désenchantée, je te voyais au Mans [M. Guérin, ayant renoncé à ses études de médecine, cherchait à acheter une pharmacie à Lisieux appartenant aux Fournet. Il épousera leur fille Céline] et je me faisais une fête d'aller de temps en temps te faire de petites visites ; c'eût été un charme dans mon existence si laborieuse et monotone.
Mais, que veux‑tu, il faut renoncer à tout ; je n'ai jamais eu de plaisir dans ma vie, non, jamais ce qui s'appelle plaisir. Mon enfance, ma jeunesse ont été tristes comme un linceul, car, si ma mère te gâtait, pour moi, tu le sais, elle était trop sévère ; elle, pourtant si bonne, ne savait pas me prendre, aussi j'ai beaucoup souffert du cœur.
Maintenant, je ne suis pas malheureuse, certes, plus heureuse que je n'étais ; cependant, j'ai bien des soucis que d'autres femmes n'ont pas dans ma situation. C'est ce coquin de Point d'Alençon qui me rend la vie dure : quand j'ai trop de commandes, je suis une esclave du pire esclavage ; quand il ne va pas et que je m'en vois pour vingt mille francs sur les bras à moi coûtant, et des ouvrières que j'ai eu tant de peine à trouver qu'il faut renvoyer chez d'autres fabri­cants [Ces ouvrières, comme on le sait, travaillaient chez elles et rapportaient leur morceau de dentelle, le jeudi de chaque semaine], il y a un peu sujet de se tourmenter, aussi j'en ai des cauchemars ! Enfin, que faire ? Il faut bien se résigner et prendre son parti de cela le plus bravement possible.
Mais voilà bien une autre peine : tu veux aller à soixante­-dix lieues d'ici [à Lisieux, soit à 274 km] !... Alors, je te dis adieu pour toujours, nous ne nous reverrons guère que dans l'autre monde, car, jamais dans ma pauvre vie, qui, je crois, ne sera pas de longue durée, je n'aurai le temps d'aller te voir. Toi, tu n'auras pas plus le temps que moi, nous ne nous parlerons que par lettres, et quand je désirerai te voir, je regarderai ton portrait, ce qui est une bien pauvre consolation.
Si, par hasard, tu peux t'absenter deux jours pour venir nous voir, il y aura, de part et d'autre, autant de peine que de plaisir ; quand les distances qui vous séparent sont aussi grandes, la séparation est très douloureuse. Au lieu de cela, si tu t'étais fixé au Mans, rien que de pouvoir se dire : «  Si je le veux, dans deux heures je puis le voir ! » , c'en est assez pour vous calmer. Et la pauvre sœur du Mans, combien elle l'a désiré ! J'avais même fait des rêves de bonheur qui, peut-­être ne se seraient jamais réalisés. Je me disais : « Louis voudra peut‑être bien que nous allions nous installer au Mans, quand nous serons retirés des affaires. »
Enfin, il ne faut pas que cela te fasse faire fausse route, il faut te placer où tu croiras pouvoir te créer une bonne situation ; tu auras une femme et des enfants qui combleront le vide et qui te feront oublier les autres, jusqu'à un certain point. Si je n'avais pas mon mari et mes enfants, cela ne me ferait rien que tu ailles loin ; irais‑tu en Afrique, je t'y suivrais ; mon père viendrait aussi et je tiendrais ta maison du mieux qu'il me serait possible. Je m'en vais faire une prière à la Sainte Vierge et à saint Joseph pour que le pharmacien du Mans se décide, si c'est pour ton bonheur.
Je termine ma lettre le cœur rempli de tristesse.
Mon père se porte bien, ainsi que nous tous, sauf la petite Hélène qui a la fièvre depuis plusieurs jours.

Retour à la liste