Carmel

Conseils et souvenirs d'une novice

recueillis par Soeur Geneviève de la Sainte Face


Notes anciennes de Céline et qui lui ont servi pour ses témoignages aux Procès


 MAITRESSE DES NOVICES


    Le 20 février 1893, la Révérende Mère Agnès de Jésus, élue prieure du Carmel de Lisieux, nomma Maîtresse des novices Mère Marie de Gonzague, qu'elle remplaçait à la tête de la Communauté.  Peu après, elle demanda à Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus - âgée seulement de vingt ans, mais dont elle connaissait mieux que personne l'intelligence et les vertus - de s'occuper discrètement de ses compagnes, de recevoir leurs confidences et de les former à la vie religieuse.
    Il n'y avait alors au noviciat, avec la Sainte, que deux Soeurs (converses) : Soeur Marthe de Jésus et Soeur Marie-Madeleine du Saint-Sacrement.  Successivement, entrèrent au Carmel de Lisieux et se joignirent à elles : Soeur Marie de la Trinité, le 16 juin 1894; Soeur Geneviève de la Sainte Face, le 14 septembre 1894, et sa cousine, Soeur Marie de l'Eucharistie, le 15 août 1895.

    Le 21 mars 1896, Mère Marie de Gonzague fut réélue prieure et décida de cumuler cette charge avec celle de Maîtresse des novices.  La Révérende Mère Agnès de Jésus lui conseilla de se faire aider le plus possible par Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui s'était si parfaitement acquittée de la mission à elle confiée, depuis trois ans.  Mère Marie de Gonzague entra facilement dans ces vues et laissa - pratiquement - toute la direction du noviciat à Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui fut donc maîtresse, sans en porter le titre, jusqu'à sa mort, 30 septembre 1897.
    Ce n'est qu'après avoir ainsi remplacé Mère Marie de Gonzague au noviciat - c'est-à-dire à partir de mars 1896 - qu'elle rassemblait chaque jour les novices après vêpres, de deux heures et demie à trois heures. [Selon l'usage d'alors.]
    Elle ne leur faisait pas de conférence proprement dite.  Son enseignement n'avait rien de systématique.  Elle lisait ou faisait lire quelques passages de la Règle, des constitutions ou du Coutumier dit Papier d'exaction, donnait les quelques explications ou précisions qu'elle jugeait utiles, ou répondait aux questions que posaient les jeunes Soeurs, puis reprenait leurs manquements, s'il y avait lieu, et parlait familièrement avec elles sur ce qui pouvait les intéresser à ce moment-là, en fait de spiritualité ou même de travail en cours.  

    Dans ses conversations particulières avec les novices, la Sainte donnait les conseils les mieux adaptés à chacune.  Elle éclairait les cas de conscience et les difficultés de ses novices selon leurs tendances personnelles, leurs besoins propres, leurs épreuves ou leurs joies actuelles. Il arrivait que tels conseils donnés à l'une n'auraient pu convenir à l'autre.  Ceci avait été souligné par la Sainte elle-même.  On remarquera dans le passage suivant un rare don surnaturel de psychologie qui se retrouve dans tout l'exercice de sa fonction auprès des novices :
    ...J'ai vu d'abord que toutes les âmes ont à peu près les mêmes combats, mais qu'elles sont si différentes d'un autre côté que je n'ai pas eu de peine à comprendre ce que disait le Père Pichon : Il y a bien plus de différence entre les âmes qu'il n'y en a entre les visages.  Aussi est-il impossible d'agir avec toutes de la même manière... On sent qu'il faut absolument oublier ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes par le chemin que Jésus leur a tracé, sans essayer de les faire marcher pas sa propre voie - MS C 23,2 -
    ...Qu'arriverait-il si un jardinier maladroit ne greffait pas bien ses arbustes ? S'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore des roses sur un pêcher ?... Il ferait mourir l'arbre qui cependant était bon et capable de produire des fruits.
     C'est ainsi qu'il faut savoir reconnaître dès l'enfance ce que le Bon Dieu demande aux âmes, et seconder l'action de sa grâce, sans jamais la devancer ni la ralentir.
    C'est à propos de l'éducation des enfants que la Sainte faisait ces observations si judicieuses.  Comme elle sut en tenir compte dans cette éducation des âmes qu'est  la formation donnée au noviciat !
    En s'inspirant aussi de ces remarques, chacun fera dans ces Conseils et Souvenirs, le choix qui correspond le mieux à ses besoins personnels, car tous ne peuvent convenir indistinctement à chaque lecteur.
    Si elle était d'une grande bonté, notre sainte Maîtresse était aussi d'une grande fermeté et ne nous passait absolument rien.  Aussitôt qu'elle s'était aperçue de quelqu'imperfection, elle allait trouver la coupable et, bien que cela lui coûtât beaucoup, rien ne pouvait l'empêcher de faire son devoir.
    Un jour, dans un doux épanchement, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit :
     Le temps que j'ai passé à m'occuper des novices a été pour moi une vie de guerre, de lutte.  Le bon Dieu a travaillé pour moi..., je travaillais pour Lui, et jamais mon âme n'a autant avancé... Je ne cherchais pas à être aimée, je ne m'occupais pas de ce qu'on pouvait dire ou penser de moi, je ne cherchais qu'à contenter le bon Dieu, sans désirer que mes efforts portent leur fruit.  Oui, il faut semer le bien autour de soi, sans s'inquiéter s'il lève.  A nous le travail, à Jésus le succès.  Ne pas craindre la bataille quand il s'agit du bien du prochain, reprendre en dépit de sa tranquillité personnelle et beaucoup moins dans le but de réussir à ouvrir les yeux des novices, que dans celui de servir le bon Dieu.  Et pour qu'une réprimande porte du fruit, il faut que cela coûte de la faire et n'avoir pas une ombre de passion dans le coeur.
    Ce témoignage est exact.  Je remarquais son grand renoncement, sa patience à nous écouter, à nous instruire, sans chercher aucune joie ni distraction.  Je m'apercevais aussi de son désintéressement et du zèle avec lequel elle s'occupait des novices moins bien douées, leur montrant toujours la plus grande affection.  Elle avait le respect des âmes quelles qu'elles soient.
    A tout ce que nous lui disions, elle avait une réponse et, pour se faire bien comprendre, citait des textes de la Sainte Ecriture ou racontait des histoires qui nous gravaient dans la mémoire les vérités qu'elle voulait nous inculquer.
    J'admirais sa grande sagacité pour dépister les ruses de la nature, les divers mouvements de notre âme.  Elle avait en effet une perspicacité toute céleste, à tel point qu'on croyait parfois qu'elle lisait dans notre pensée.  On la sentait vraiment inspirée, je la consultais, croyant qu'elle ne pouvait pas se tromper et que le Saint-Esprit parlait par sa bouche, sans cependant que rien sortît de l'ordinaire et qu'elle parût se douter de la grâce qui opérait par elle.

    Il arrivait à ses novices de la déranger à temps et à contretemps, de la tracasser, de lui faire des questions indiscrètes sur ce qu'elle écrivait - le manuscrit de sa vie ou quelque lettre à l'un de ses frères spirituels.  Jamais je ne l'ai vue répondre d'une façon tant soit peu impatiente, brusque ou même empressée.   Elle était toujours calme et douce.

    Comme elle s'en est elle-même rendu témoignage, quand il s'agissait de dire la vérité, elle ne reculait devant rien et n'avait aucune peur de la guerre.  S'il fallait nous reprendre, elle ne calculait pas avec ses forces.  Je la vois encore, tremblante de fièvre, la gorge en feu, dans les derniers mois de sa vie, retrouver toute sa vigueur pour flétrir et corriger une novice.  Dans une de ces occasions, elle me dit : Il faut que je meure les armes à la main, ayant à la bouche le glaive de l'Esprit qui est la parole de Dieu.  [règle du Carmel]

Sa prudence

    Au début de sa charge de Maîtresse des novices, quand nous lui racontions nos combats intérieurs, notre chère petite Soeur cherchait à nous apaiser soit par le raisonnement, soit en nous démontrant avec clarté que telle de nos compagnes n'avait pas tort.  Ceci amenait de longues discussions qui n'atteignaient pas le but désiré et n'étaient d'aucun profit pour nos âmes.  Elle s'en aperçut bien vite et changea de tactique.  Au lieu d'essayer de nous enlever nos combats en détruisant leur cause, elle nous les faisait regarder en face...
    Ainsi, par exemple, si j'allais lui dire : Nous voilà au samedi, et ma compagne d'emploi, chargée de remplir le coffre à bois cette semaine, n'a pas pensé à le faire, alors que j'y mets tant de soin lorsque c'est mon tour !, elle essayait de me familiariser avec la chose même qui me jetait dans l'indignation.  Sans chercher à faire disparaître le noir tableau que je traçais sous ses yeux ou à essayer de l'éclaircir, elle m'obligeait à le considérer de plus près et elle paraissait se mettre d'accord avec moi :
    Eh bien ! admettons, je conviens que votre compagne a tous les torts que vous lui attribuez...
    Elle agissait ainsi pour ne pas me rebuter et travaillait ensuite sur cette base.  Petit à petit, elle arrivait à me faire aimer mon sort, à me faire même désirer que les Soeurs me manquent d'égards et de prévenance, que mes compagnes remplissent imparfaitement leurs obédiences, que je sois grondée à leur place, accusée d'avoir mal fait ce dont je n'étais même pas chargée.  Enfin, elle m'établissait dans les sentiments les plus parfaits.  Puis, quand cette victoire était gagnée, elle me citait des exemples ignorés de vertu de la novice accusée par moi.  Bientôt, le ressentiment faisait place à l'admiration et je pensais que les autres étaient meilleures que moi.
    Mais, bien plus, si elle savait que le fameux coffre à bois avait été rempli par cette Soeur, depuis la visite que j'y avais faite, elle se gardait de me le dire, quoique cette révélation eût anéanti mon combat du premier coup.  Suivant donc le plan que je viens de tracer, quand elle avait réussi à me mettre dans des dispositions parfaites, elle me disait simplement : Je sais que le coffre est rempli.
    Quelquefois, elle nous laissait la surprise d'une découverte analogue et profitait de la circonstance pour nous démontrer que bien souvent on se donne des combats pour des raisons qui n'en sont pas et sur de pures imaginations.
    On s'étonnera sans doute, à cette occasion, et en d'autres passages de ce livre, que des religieuses  aient à livrer de telles luttes contre la nature.  J'avoue avoir moi-même partagé  cet étonnement au début de ma vie carmélitaine.  Il me semblait qu'après avoir consenti au sacrifice de la séparation d'avec la famille et du renoncement total au monde, il devait être aisé de porter les mille petits heurts de la vie commune. Je fus bien vite détrompée, et  par expériences personnelles.
    Le cloître ignore les mille distractions qui servent de diversion à la sensibilité blessée, celle-ci éprouve donc plus à vif les petits malentendus provoqués fatalement par des tempéraments, des éducations, des caractères différents.  On voit telle âme, héroïque devant de grandes immolations, devoir livrer une lutte à mort à propos de menus incidents.  C'est ce que me fit remarquer Soeur Thérèse, en présence de faits à l'appui, comme je le dirai dans la suite.
    Ce combat de tous les instants est particulièrement méritoire.  Il explique le mot, souvent cité, d'une religieuse expérimentée : Mon calice, c'est la vie commune.  Il donne tout son prix à la belle charité qui fleurit dans les monastères.  Notre Sainte, qui avait su si totalement triompher de ces épreuves et pacifier son âme, apportait toute sa vigilance à nous aider à franchir ces mêmes obstacles.  Sa petite Voie, sa petite Doctrine, y faisaient merveille.

    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me parlait à moi, sa soeur et sa novice, parce qu'elle en avait la permission, étant chargée de ma direction, mais je me suis souvent aperçue qu'elle se privait de s'épancher pour ce qui  la regardait personnellement.  Elle ne nous confiait pas ses peines, son principe étant qu'une Supérieure doit s'oublier complètement et, quand on lui fait part d'une souffrance intime ou d'un malaise de santé, ne pas se plaindre de ces mêmes maux.  Ainsi elle nous faisait du bien sans chercher à s'en faire à elle-même, sans s'attirer aucune consolation du coeur.
    Elle me dit en confidence qu'en prenant la charge du noviciat, elle avait tout d'abord demandé au bon Dieu de ne jamais être aimée humainement, ce qui lui fut accordé. [Dans la conduite des novices dont elle eut la charge, il est remarquable qu'elle ne cherche jamais à se concilier leur affection par les concessions de la prudence humaine.  Elle ne voyait que l'intérêt de leur perfection religieuse et tâchait de le procurer même aux dépens de sa popularité.  J'ai été cent fois témoin de la fidélité qu'elle avait à agir envers elles suivant sa conscience./ Rév. Mère Agnès de Jésus, Déposition au Procès de Canonisation, Summarium § 1552]  Nous l'aimions beaucoup, mais nulle d'entre nous n'était tentée d'entretenir à son égard une affection folle et inconsidérée, qui est souvent le partage de la jeunesse.  Nous recourions à elle par un besoin de vérité.
    Quelques Soeurs anciennes, remarquant sa prudence, vinrent aussi la consulter en secret.  Son ascendant venait surtout de sa vertu, de son désir d'attirer les âmes au bon Dieu, et des moyens qu'elle employait pour réussir : l'abnégation totale et la prière.  Souvent, pendant nos entretiens, elle élevait son coeur vers Dieu et bien des fois je discernai ce mouvement intérieur.

2. PAUVRETE SPIRITUELLE
           ESPRIT D'ENFANCE
           CONFIANCE
    
Humilité
    Parmi toutes les vertus, l'humilité surtout atteignit chez sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus les dernières limites et c'est pour être plus humble et plus petite qu'elle suivit la Voie d'enfance spirituelle, ou plutôt c'est cette Voie, suivie fidèlement, qui la rendit humble et simple comme un petit enfant.

    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus considérait avec joie que, malgré ses neuf ans de vie religieuse, elle avait toujours été au noviciat, ne faisant pas partie du Chapitre conventuel et regardée comme une petite. [Elle aurait dû, en effet, quitter le noviciat, selon la coutume d'alors, trois ans après sa profession, c'est-à-dire en septembre 1893, mais d'après une interprétation courante des lois, on n'admettait pas, comme capitulantes, plus de deux soeurs de la même famille.  La Révérende Mère Agnès de Jésus et Soeur Marie du Sacré-Coeur étant capitulantes, leur jeune soeur n'occupa jamais, au Chapitre du Couvent, la place qui lui revenait de droit et n'y eut ni voix, ni séance.  Chargée de la formation des novices, sous l'autorité de la Mère-Maîtresse en titre, elle demeura avec elles, comme leur doyenne, jusqu'à sa mort.]

Seigneur, souffrir et être méprisé !
    
    Quand elle souffrit l'épreuve si humiliante de la maladie de notre Père vénéré, elle montra que ses désirs de mépris n'étaient pas lettre morte.
    Que de fois, depuis son adolescence, n'avait-elle pas répété, avec enthousiasme, cette parole de saint Jean de la Croix : Seigneur, souffrir et être méprisé pour vous !  C'était le thème de nos aspirations quand, aux fenêtres du Belvédère, nous devisions ensemble sur la vie éternelle.

Aimer qu'on vous commande et vous blâme
    
    Il faudrait surtout, me disait-elle, être humble de coeur et vous ne l'êtes point, tant que vous ne voulez pas que tout le monde vous commande.  Vous êtes de bonne humeur tant que les choses vous réussissent, mais aussitôt qu'elles ne vont plus à votre idée, votre figure se rembrunit.  Et cela n'est pas la vertu.  La vertu c'est de se soumettre humblement sous la main de tous, c'est de vous réjouir de ce qu'on vous blâme - Imit.L.III  ch.49 -
    Au commencement de vos efforts, la même contrariété paraîtra à l'extérieur et les créatures vous jugeront aussi imparfaite, mais c'est là le plus beau de l'affaire, car vous pratiquerez l'humilité, qui consiste non pas à penser et à dire que vous êtes remplie de défauts, mais à être heureuse que les autres le pensent et même le disent.
    Nous devrions être très contentes que le prochain nous dénigre quelquefois car si personne ne faisait ce métier-là que deviendrions-nous ?  C'est notre petit profit...
    Au cours d'une fête de Communauté où l'on avait représenté une récréation pieuse de sa composition, elle fut reprise sur sa longueur et on la fit interrompre.  - C'était le cantique de « l'Ange du désert », dans la pièce de la « Fuite en Egypte », 21 janvier 1896 -   Je la surpris, dans la coulisse, essuyant furtivement quelques larmes; puis, s'étant ressaisie, elle resta paisible et douce sous l'humiliation.

    C'est avec une joie céleste que Soeur Thérèse acceptait tout reproche, non seulement des Supérieures, mais des inférieures.  Ainsi, elle se laissait dire des choses désagréables par les novices, sans jamais les gronder à ce moment-là.

    Je veux bien accepter les remarques quand elles sont justes, lui disais-je; dès que j'ai tort, j'en conviens, mais je ne puis supporter les réprimandes si je ne suis pas en faute.
    - Pour moi, reprit-elle, c'est tout le contraire, je préfère être accusée injustement, parce que je n'ai rien à me reprocher et j'offre cela au bon Dieu avec joie; ensuite je m'humilie à la pensée que je serais bien capable de faire ce dont on m'accuse.

    Il me semble, avouait-elle simplement, que l'humilité, c'est la vérité.  Je ne sais pas si je suis humble, mais je sens que je vois la vérité en toutes choses.(20)
    C'était son habitude de se classer parmi les faibles, d'où est venue l'appellation de « petites âmes ».  
    Dans les instructions particulières qu'elle faisait à chacune de ses novices, il fallait toujours en revenir à l'humilité.  Le fond de son enseignement était de nous apprendre à ne pas nous affliger en nous voyant la faiblesse même, mais plutôt à nous glorifier de nos infirmités... C'est si doux de se sentir faible et petite !, disait-elle. [Il est trop clair que la Sainte n'entendait nullement approuver l'acceptation sans combat des fautes morales, même légères.  Semblable attitude lui eût paru attentatoire aux droits de Dieu.  On sait avec quelle vigueur elle dénonçait l'erreur spécieuse du quiétisme (voir p.49).  Elle eût applaudi au langage si ferme de Sa Sainteté le Pape Pie XII, déplorant en son message du 23 décembre 1949, que certains fassent du péché une simple faiblesse, et de la faiblesse jusqu'à une vertu. Ce que Thérèse souligne maintes fois en sa petite Doctrine, c'est la nécessité fondamentale pour la créature de ne pas croire en sa propre force, de ne pas s'appuyer sur ses propres mérites, mais de compter exclusivement sur la grâce divine, seule capable d'inspirer, d'aider, de couronner nos efforts et de prêter vigueur à notre bonne volonté. Reconnaître, accepter, aimer sa faiblesse, ce n'est donc pas excuser le péché ni s'en accommoder, c'est s'établir dans la vérité, perdre toute illusion sur soi-même et faire jaillir du fond même d'une misère mieux discernée le cri de confiance éperdue en l'infinie miséricorde.  Cela vaut à plein pour les impuissances, les dépressions, les tentations, les épreuves, les imperfections, les échecs qui échappent à la fragilité humaine et sur lesquels les novices auxquelles la Sainte s'adressait, avaient tendance à s'appesantir.  Cela vaut encore, mais avec des nuances importantes - d'autres textes thérésiens, notamment l'émouvante finale du Manuscrit C, folio 26 verso, le montrent à l'évidence - pour l'héritage des fautes passées, fussent-elles accablantes, comme celles de la Samaritaine, de la femme adultère, du bon larron, de la pécheresse du désert.  Ces fautes, on ne peut les aimer; on doit les regretter et en prévenir le retour : mais, loin de s'en désespérer ou de s'en dépiter orgueilleusement, il faut en tirer humblement parti pour mieux se défier de soi et se confier d'autant plus à l'Amour Miséricordieux qui pardonne, qui relève et qui comble.  Thérèse rejoint ici le mot célèbre de saint Augustin interprétant et complétant saint Paul : Pour ceux qui aiment Dieu, tout tourne à bien, même les péchés.]

Vous avez une petite chienne...

    En une circonstance où Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus m'avait montré tous mes défauts, j'étais triste et un peu désemparée.  Moi qui désire tant posséder la vertu, pensai-je, m'en voilà bien loin, je voudrais tant être douce, patiente, humble, charitable, ah ! je n'y arriverai jamais !... Cependant, le soir, (21) à l'oraison, je lus que sainte Gertrude exprimant ce même désir, Notre-Seigneur lui avait répondu :
    En toutes choses et par-dessus tout, aie bonne volonté, cette seule disposition donnera à ton âme l'éclat et le mérite spécial de toutes les vertus.  Quiconque a bonne volonté, désir sincère de procurer ma gloire, de me rendre grâces, de compatir à mes ouffrances, de m'aimer et de me servir autant que toutes les créatures ensemble, celui-là recevra indubitablement des récompenses dignes de ma libéralité et son désir lui sera quelquefois plus profitable que ne le sont à d'autres leurs bonnes oeuvres.
    Très contente de cette bonne parole, toute à mon avantage, j'en fis part à notre chère petite Maîtresse qui surenchérit et ajouta :
    Avez-vous lu ce qui est rapporté dans la vie du (22) Père Surin ?  Il faisait un exorcisme et les démons lui dirent : Nous venons à bout de tout, il n'y a que cette chienne de bonne volonté à laquelle nous ne pouvons pas résister ! Eh bien ! si vous n'avez pas de vertu, vous avez une petite chienne qui vous sauvera de tous les périls; consolez-vous, elle vous mènera au Paradis ! - Ah ! quelle est l'âme qui ne désire pas posséder la vertu ! C'est la voie commune ! Mais que peu nombreuses sont celles qui acceptent de tomber, d'être faibles, qui sont contentes de se voir par terre et que les autres les y surprennent !

Sujets d'humiliation
    Un jour que j'étais découragée et que j'attribuais cet état de dépression à ma fatigue, elle me dit:
    « Il ne faut jamais croire, quand vous ne pratiquez pas la vertu, que cela est dû à une cause naturelle comme la maladie, le temps ou le chagrin.  Vous devez en tirer un grand sujet d'humiliation et vous ranger parmi les petites âmes, puisque vous ne pouvez pratiquer la vertu que d'une façon si faible.  Ce qui vous est nécessaire maintenant, ce n'est pas de pratiquer des vertus héroïques, mais d'acquérir l'humilité.  Pour cela, il faudra que vos victoires soient toujours mêlées de quelques défaites, de sorte que vous n'y puissiez penser avec plaisir.  Au contraire, leur souvenir vous humiliera en vous montrant que vous n'êtes pas une grande âme.  Il y en a qui, (23) tant qu'elles sont sur la terre, n'ont jamais la joie de se voir appréciées des créatures, ce qui les empêche de croire qu'elles ont la vertu qu'elles admirent chez les autres.

Un petit moyen
    Dernièrement, me dit-elle, j'ai eu un mouvement de nature avec une Soeur, je crois qu'elle ne s'en est pas aperçue, le combat étant intérieur; cependant, je me suis nourrie de la pensée qu'elle m'avait trouvée sans vertu et j'ai été bien heureuse de m'y sentir. »
    Une autre fois, dans une occasion semblable, elle me disait :  « Cela me comble de joie d'avoir été imparfaite, aujourd'hui le bon Dieu m'a fait de grandes grâces, c'est une bonne journée...Je lui demandai alors comment elle pouvait éprouver ces sentiments ?  Mon petit moyen, me répondit-elle, c'est d'être toujours joyeuse, de toujours sourire, aussi bien quand je tombe que lorsque je remporte une victoire.

    Cette âme si forte doutait tant d'elle-même qu'elle se croyait capable des plus grands péchés.  Elle avait écrit au bas d'une image de Jésus en croix ces mots qui traduisent les dispositions habituelles de son âme : Seigneur, vous savez bien que je vous aime..., mais ayez pitié de moi, car je ne suis qu'un pécheur. (24)
    Elle me citait un petit fait où elle avait touché du doigt la frivolité humaine à laquelle personne ne peut se soustraire.
    La nuit de Noël 1887 où elle espérait entrer au Carmel fut pour elle une extraordinaire épreuve ;  après toutes ses démarches, se voyant encore dans le monde, son âme était à l'agonie.
    Eh bien ! me dit-elle plus tard, croiriez-vous que malgré cet océan d'amertume où j'étais plongée, j'ai cependant été contente d'étrenner mon joli chapeau bleu, orné d'une colombe blanche !  [C'était une toque d'étamine bleu marine, avec velours assorti, en même étoffe que sa robe.] Que ces retours de la nature sont étranges !

La vraie joie
    Je remarquais que quelque chose dont on se réjouissait, une pensée gaie, même pieuse, finissait par fatiguer le coeur quand on s'y attachait et que la persistance d'une joie devenait tristesse.  Elle me répondit :
     En Dieu seul est le repos, et la vraie joie qui ne fatigue jamais est celle que l'on puise dans le mépris de soi-même.  Ainsi à propos de votre faiblesse d'hier soir ...(j'avais versé quelques larmes parce que cela me coûtait d'aller à la visite des malades après Matines, alors que j'étais très fatiguée, et une Soeur l'avait vu) : si la Soeur qui vous a surprise vous juge sans vertu et que vous en convenez vous-même du fond du coeur, voilà la vraie joie ! (25)    
- Oh ! vous avez raison, je comprends si bien ce que je devrais faire, je le vois clairement et je ne puis agir, non, jamais je ne serai bonne !
- Si, si, vous y arriverez, le bon Dieu vous y fera arriver.
- Oui, mais jamais les créatures ne s'en apercevront et si je tombe toujours, on me trouvera toujours imparfaite , tandis que vous, elles vous reconnaissent de la vertu.
- C'est parce que je ne l'ai jamais désiré ! Qu'on vous trouve toujours imparfaite, c'est ce qu'il faut, c'est là votre gain.  Se croire soi-même imparfaite et trouver les autres parfaits, voilà le bonheur.  Que l'on vous reconnaisse sans vertu ne vous enlève rien et ne vous rend pas plus pauvre, ce sont les autres qui perdent en joie intérieure, car il n'y a rien de plus doux que de penser du bien du prochain.  C'est tant pis pour vous, si vous vous en humiliez pour l'amour de Dieu.

    Je lui avouai : Je suis dans une disposition d'esprit où il me semble que je ne pense plus.
- Ca ne fait rien, me répondit-elle, le bon Dieu connaît vos intentions et, employant à dessein pour me faire sourire un petit jargon spécial bien connu de nous deux, elle ajouta : Tant que vous serez humble, tant que vous serez heureuse.

- Oh ! quand je pense, lui dis-je, à tout ce que j'ai à acquérir. (26)
- Dites plutôt à perdre !... C'est Jésus qui remplira votre âme de splendeurs à mesure que vous la débarrasserez de ses imperfections.

    Vous n'arriverez pas à pratiquer la vertu, me disait-elle souvent : vous voulez gravir une montagne et le bon Dieu veut vous faire descendre au fond d'une vallée fertile où vous apprendrez le mépris de vous-même.

Le Saint qui jouait à la balançoire
    Prenant trop à la lettre le conseil de saint Paul : Ayez soin de faire le bien, non seulement devant Dieu, mais aussi devant les hommes, je rêvais toujours de donner le bon exemple autour de moi, je voulais que les novices me prennent pour modèle, aussi quand j'avais le malheur de tomber, je croyais tout perdu :
    Cela, me dit-elle, c'est de la recherche de soi-même, un faux zèle et une illusion.  On raconte qu'un Evêque, désirant connaître un saint qui jouissait d'une haute réputation, alla le trouver accompagné des grands de son entourage.  Le saint, voyant de loin venir le Prélat avec sa cour, eut un mouvement de vanité, c'est pourquoi, voulant réagir et apercevant des enfants qui jouaient à la balançoire sur (27) un tronc d'arbre, il en fit promptement descendre un et se mit à sa place.  l' Evêque le prit pour un insensé et s'en retourna sans autre examen.
    Ainsi souvent l'âme n'est pas assez forte pour porter la louange, elle doit alors, parfois, sacrifier même un bien apparent, à sa propre sanctification.  Vous devriez vous réjouir de tomber car si, en tombant, il n'y avait pas d'offense de Dieu, il faudrait le faire exprès afin de s'humilier.

Comme la sainte Vierge
    Elle était indifférente à ce qu'on pensait d'elle, même quand les autres se malédifiaient de quelque apparence.  C'est ainsi qu'au début de sa maladie, étant obligée d'aller prendre des remèdes quelques minutes avant les repas, une Soeur ancienne s'en étonna et s'en plaignit, la trouvant irrégulière.  Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus n'aurait eu qu'un mot à dire pour s'excuser et rendre le calme à cette Soeur.  Elle se garda bien de le faire, prenant exemple sure la conduite de la Sainte Vierge, qui préférait se laisser diffamer plutôt que de s'excuser auprès de saint Joseph.  Elle me parlait souvent de cette conduite si simple et si héroïque.

    Comme Marie, son grand moyen était le silence.  Elle aimait garder toutes choses en son coeur, ses joies comme ses peines; cette réserve fut sa force et le point de départ de sa perfection, comme son cachet extérieur, car elle était remarquable de pondération. (28)

Pauvreté spirituelle

    Pour souvenir de ma Profession, ma chère petite Soeur me peignit des armoiries que j'avais composées avec la devise : Qui perd gagne. [C'est d'après cet essai qu'elle eut l'idée de peindre les siennes.]  Elle m'expliquait que sur la terre, il fallait tout perdre, tout se laisser prendre pour arriver à la pauvreté d'esprit.

    Elle préférait que les autres reçoivent des grâces intérieures plutôt qu'elle-même et je l'ai vue, ayant trouvé un livre qui lui faisait beaucoup de bien, ne pas l'achever, le passer aux Soeurs et ne jamais pouvoir en terminer la lecture.

    SI le bon Dieu lui donnait des lumières, elle nous les communiquait autant qu'elle le pouvait... Mais il y eut parfois de ces lumières vives et pénétrantes qui ne firent que se montrer à elle sans lui laisser aucun souvenir : Aussitôt, je voulais les ressaisir, me dit-elle, mais impossible; alors, au lieu de me fatiguer à chercher ce qui avait produit cette joie dans mon âme, je me contentais de jouir du baume qu'elle m'avait laissé sans savoir comment il était venu, et j'étais heureuse de cette pauvreté...
    Comme les petits enfants qui n'ont rien en propre et dépendent absolument de leurs parents, elle voulait qu'on vive au jour le jour, sans faire de provisions spirituelles.
    
    Si le bon Dieu veut des belles pensées et des sentiments sublimes, il a ses anges... Il pouvait même créer des âmes si parfaites qu'elles n'auraient eu aucune des faiblesses de notre nature.  Mais non, il met ses délices dans de pauvres petites créatures faibles et misérables... Sans doute que cela lui plaît mieux !

Ne s'appuyer sur rien
    Soeur Thérèse se rappelait les paroles et les passages des Livres Saints pour nourrir sa piété.
    Je lui dis : « C'est ce que je voudrais, mais je n'ai pas assez de mémoire !
    -Ah ! voilà que vous voulez posséder des richesses, avoir des possessions ! S'appuyer là-dessus, c'est s'appuyer sur un fer rouge ! Il en reste une petite marque ! Il est nécessaire de ne s'appuyer sur rien, même pas sur ce qui peut aider la piété.  Le rien, c'est la vérité, c'est de n'avoir ni désir, ni espoir de joie.  Qu'on est heureux alors ! Où trouvera-t-on quelqu'un parfaitement exempt de la honteuse recherche de soi-même, dit l'Imitation, il faut le chercher bien loin et jusqu'aux extrémités de la terre (Imitation, l.II, XI, 4). Bien loin, c'est-à-dire bien bas... Bien bas dans sa propre estime, bien bas par son humilité, bien bas, c'est-à-dire quelqu'un de tout petit... »

Tout le monde recherche les augures
    Elle me disait : Vous vous livrez trop à ce que vous faites, comme si chaque chose était votre fin dernière et vous espérez sans cesse être arrivée; vous êtes étonnée de tomber.  Il faut toujours s'attendre à tomber ! Vous vous préoccupez de l'avenir comme si c'était vous qui deviez l'arranger, je comprends alors votre anxiété; vous êtes tout le temps à vous dire : O mon Dieu, que va-t-il sortir de mes mains ! Tout le monde recherche ainsi les augures, c'est la voie commune, ceux qui ne les recherchent pas ce sont uniquement les pauvres d'esprit.

Vanité de l'estime des créatures
    Je manifestais le désir que les créatures me tiennent compte de mes efforts et remarquent mes progrès.
    Agir ainsi, répliqua vivement Soeur Thérèse, c'est imiter la poule qui avertit tous les passants, dès qu'elle (31) a pondu.  Comme elle, vous voulez, dès que vous avez bien agi, ou que votre intention a été irréprochable, que tout le monde le sache et vous estime...
    Quelle vanité de vouloir être appréciée de vingt personnes qui vivent avec nous et qui s'occupent chacune, dans leur petit centre , de leurs intentions respectives, de leur santé, de leur famille, de leurs progrès spirituels ou de leurs intérêts personnels, qui laissent échapper des paroles plus ou moins heureuses ! Mais en regardant les portraits des saints, je me dis qu'il ont été sujets eux-mêmes à bien des faiblesses, que de leur bouche sont sorties, à l'occasion, des expressions tout humaines, parfois vulgaires.  Alors je pense que je ne veux être aimée, estimée qu'au Ciel...parce que là seulement tout sera parfait.
    
    C'est bien vrai qu'elle ne désirait être aimée et estimée qu'au Ciel, car sur la terre elle n'avait jamais cherché qu'à être comptée pour rien.  Que de fois ne m'a-t-elle pas dit que : le mépris lui ayant paru trop glorieux, parce qu'on ne peut mépriser que ce que l'on connaît, elle s'était passionnée pour l'oubli !

    Contrairement à ma chère petite soeur, moi, toujours séduite par la vaine gloire, je m'efforçais d'attirer l'attention  sur mes sacrifices. Elle me disait alors :
    Vous êtes dans le faire valoir, vous ! Il y en a beaucoup qui exercent ce métier-là, moi, je m'en garde bien, j'aurais peur de ne pas assez gagner.  Au contraire, je cache autant que possible ce que je fais (32) et je le mets à la banque du bon Dieu sans m'inquiéter si cela rapporte ou non.
    Une fois, en riant, m'obligeant à lui présenter la main, elle m'écrivit, à l'encre, sur un ongle : Amour du lucre et me força à garder quelque temps cette marque !

Couvertures usagées et intérêt personnel
    Comme nous battions des couvertures, il m'arriva de dire d'un air assez mécontent de faire plus attention parce qu'elles étaient en très mauvais état.
    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me fit alors cette remarque :
    Que feriez-vous si vous n'étiez pas chargée de raccommoder ces  couvertures ? Comme vous agiriez avec dégagement d'esprit ! Et si vous faisiez observer qu'elles sont faciles à déchirer, comme ce serait sans attache ! Ainsi, qu'en toutes vos actions, ne se glisse jamais l'ombre la plus légère d'intérêt personnel.

La bague de Céline est perdue
    Il s'agit d'un trait d'enfance qu'elle-même a relaté dans son manuscrit  - MS A , 7,2 -   Elle avait deux ans  quand on la conduisit au Mans pour être présentée à notre tante Visitandine.  Celle-ci lui donna un petit panier en perles rempli de bonbons, sur lesquels se trouvaient deux bagues en sucre.  Aussitôt, (33) le bébé s'écria : Quel bonheur, il y a une bague pour Céline !
    Mais, en se rendant à la gare pour rentrer à Alençon, elle s'aperçut que ses bonbons étaient tous semés dans la rue et qu'une des précieuses bagues avait disparu.  La bague de Céline est perdue ! pensa-t-elle, et sa douleur fut si grande qu'à ses larmes se mêlèrent des cris.
    Plus tard, au Carmel, me racontant le fait, elle me dit : Regardez comme l'amour de soi est inné en nous, car enfin pourquoi était-ce la bague de Céline qui avait été perdue plutôt que la mienne ?

Faire le sacrifice de ne pas cueillir de fruits
    Jusqu'à l'âge de quatorze ans, me confia-t-elle, j'ai pratiqué la vertu sans en sentir la douceur, je n'en recueillais pas de fruits : mon âme était comme un arbre dont les fleurs tombaient, à mesure qu'elles étaient écloses.  Faites au bon Dieu le sacrifice de ne jamais cueillir de fruits, c'est-à-dire  de sentir toute votre vie la répugnance à souffrir, à être humiliée, à voir toutes les fleurs de vos bons désirs et de votre bonne volonté tomber à terre sans rien produire.  En un clin d'oeil, au moment de votre mort, il saura bien faire mûrir de beaux fruits sur l'arbre de votre âme.
    Le bon Dieu se plut à me montrer combien ma Thérèse avait raison, car je lus, dans l'Ecclésiastique, ce passage que je lui communiquai et qui la ravit : Il est tel homme manquant de force et abondant en pauvreté, et l'oeil de Dieu l'a regardé en bien, et il l'a relevé de son humiliation, et il a élevé sa tête; beaucoup s'en sont étonnés et ont honoré Dieu.  Confie-toi en Dieu et demeure à ta place, car il est facile au Seigneur d'enrichir tout d'un coup le pauvre.  Sa bénédiction se hâte pour la récompense du juste, et en un instant rapide il fait fructifier ses progrès  - *Eccl. Xl 12,12,19,20 -

Esprit d'enfance

    Au procès, lorsque le Promoteur de la Foi m'a demandé pourquoi je désirais la béatification de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, je lui ai répondu que c'était uniquement pour faire connaître sa Petite Voie.  C'est ainsi qu'elle appelait sa spiritualité, sa manière d'aller à Dieu.
    Il a repris : Si vous parlez de voie, la Cause tombera infailliblement, comme il est déjà arrivé en plusieurs circonstances analogues.
- Tant pis, ais-je répondu, la crainte de perdre la Cause de Soeur Thérèse ne saurait m'empêcher de mettre en valeur le seul point qui m'intéresse : faire, en quelque sorte, canoniser la Petite Voie.
    Et je tins bon, et la Cause ne tomba pas à l'eau.  C'est pourquoi j'ai éprouvé plus de joie au Discours de Benoît XV qui exaltait l'Enfance Spirituelle qu'à la Béatification et la Canonisation de notre Sainte.  Mon but était atteint ce jour-là, 14 août 1921.
    D'ailleurs, le Summarium a enregistré cette réponse que je fis au sujet des Dons surnaturels : Ils ne furent que très rares dans la vie de la Servante de Dieu.  Pour moi, je préférerais qu'elle ne fût pas béatifiée plutôt que de ne pas donner son portrait comme je le crois exact en conscience.
    ...Sa vie devait être simple pour servir de modèle aux petites âmes.

    C'est la vérité qu'en toute rencontre notre chère Maîtresse nous indiquait sa petite voie.  Pour y marcher, déclarait-elle, il faut être humble, pauvre d'esprit et simple.
    Combien elle aurait goûté, si elle l'avait connue, cette prière de Bossuet : Grand Dieu !...ne permettez pas que certains esprits, dont les uns se rangent parmi les savants, les autres parmi les spirituels, puissent jamais être accusés à votre redoutable tribunal, d'avoir contribué en aucune sorte à vous fermer l'entrée de je ne sais combien de coeurs, parce que vous vouliez y entrer d'une façon dont la seule simplicité les choquait et par une porte  qui, tout ouverte qu'elle est par les saints depuis les premiers siècles de l'Église, ne leur était peut-être pas encore assez connue ;  faites plutôt que, devenant tous aussi petits que des enfants, comme Jésus-Christ l'ordonne, nous puissions entrer une fois (36) par cette petite porte, afin de pouvoir ensuite la montrer aux autres, plus sûrement et plus efficacement.  Ainsi soit-il.
    Rien d'étonnant qu'à sa dernière heure, ce grand homme ait prononcé ces paroles émouvantes : Si je pouvais recommencer ma vie, je voudrais n'être qu'un tout petit enfant donnant sans cesse la main à l'Enfant Jésus.

    Thérèse sut merveilleusement, dans la lumière révélée aux petits, découvrir cette porte de salut et l'indiquer aux autres.  La Sagesse divine et la sagesse humaine n'ont-elles pas marqué, dans cet esprit d'enfance, la vraie grandeur d'âme ? Tels ces illustres philosophes chinois, qui l'avaient fixé par ces fortes définitions :
    La vertu mûre aboutit à l'état d'enfance. (Lao-Tsé; VIIe siècle avant Jésus-Christ)
    Un grand homme est celui qui n'a pas perdu son coeur d'enfant. (Meng-tsé; IVe siècle avant Jésus-Christ)
    Et encore : Connaître la vertu mâle, c'est avancer toujours dans la voie du bien et retourner à l'enfance. (Tao-Ta-Ching)

    Pour notre Sainte, cette petite voie consistait pratiquement dans l'humilité, comme je l'ai déjà dit. (37)
    Mais elle se traduisait encore par un esprit d'enfance très accusé.  Ainsi, elle aimait beaucoup à m'entretenir de ces paroles qu'elle puisait dans l'Evangile :
    Laissez venir à moi les petits enfants, le Royaume des Cieux leur appartient... Leurs Anges voient continuellement la Face de mon Père céleste... Quiconque se fera petit comme un enfant sera le plus grand dans le royaume du Ciel... Jésus embrassait les enfants après les avoir bénis.  Evangile.

    Elle les avait copiés au verso d'une image sur laquelle étaient fixées les photographies de nos quatre petits frères et soeurs envolés au Ciel en bas âge.  Elle m'en fit présent, gardant elle-même la pareille dans son bréviaire.  Les photos sont maintenant en partie effacées par le temps.
    Sous ces textes évangéliques, elle en avait ajouté d'autres, tirés de la Sainte Ecriture, qui la ravissaient et toujours en liaison avec l'Esprit d'enfance. :
    Heureux ceux que Dieu tient pour justes sans les oeuvres, car à l'égard de ceux qui font des oeuvres, la récompense n'est point regardée comme une grâce, mais comme une chose due... C'est donc gratuitement que ceux qui ne font pas les oeuvres sont justifiés par la grâce en vertu de la rédemption dont Jésus-Christ est l'auteur. Epître de saint Paul aux Romains.
(38)(39)
    Le Seigneur conduira son troupeau dans les pâturages.  Il rassemblera les petits Agneaux et les prendra sur son sein.  Isaïe, ch. XL.

    Au revers d'une autre grande image, dont le fac-similé est donné ci-contre, elle avait encore reporté des citations scripturaires, dont certaines répètent les précédentes.  Mais il est intéressant de voir à quel point elles éclairaient sa Voie.

    Elle affectionnait aussi tout particulièrement une gravure qui représentait un enfant assis sur les genoux de Notre-Seigneur et faisant effort pour atteindre son divin visage et le baiser.
    Je lui montrais un memento avec la photographie d'une enfant, décédée en bas âge; elle mit son doigt sur le visage du bébé, en disant avec tendresse et fierté :
    Ils sont tous sous ma domination ! , comme si elle prévoyait déjà son titre de Reine des Tout-Petits.


    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus était grande, elle mesurait un mètre soixante-deux, tandis que Mère Agnès de Jésus était beaucoup plus petite.  Je lui dis un jour :
    Si on vous avait fait choisir, qu'auriez-vous préféré : être grande ou petite ? (40) Elle répondit sans hésiter : J'aurais choisi d'être petite pour être petite en tout.
    l'Église a toujours vu en Thérèse de l'Enfant-Jésus la Sainte de l'Enfance Spirituelle.  Nombreux sont les témoignages des Papes à ce sujet.  Je me bornerai à citer ceux-ci, de sa Sainteté Pie XII : le premier lorsqu'il était légat a latere de Pie XI, à l'inauguration de la Basilique de Lisieux, le 11 juillet 1937; le deuxième, dix-sept ans plus tard :
    « Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus a une mission, elle a une doctrine.  Mais sa doctrine, comme toute sa personne, est humble et simple; elle tient en ces deux mots :  Enfance spirituelle,  ou en ces deux autres équivalents : Petite Voie. »
    « C'est l'Evangile même, le coeur de l'Evangile qu'elle a retrouvé, mais avec combien de charme et de fraîcheur : Si vous ne redevenez comme des enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux. » [Message du 11 juillet 1954 à la Consécration solennelle de la Basilique de Lisieux].

Dévotion au mystère de l'Incarnation et de la Crèche
    Elle fêtait avec la plus grande piété chaque année le 25 mars parce que, disait-elle : C'est le jour où Jésus, dans le sein de Marie, a été le plus petit.  Mais elle aima tout particulièrement le Mystère de la Crèche.  C'est là que l'Enfant Jésus lui dit tous ses secrets sur la simplicité de l'abandon. (41)
    A l'encontre de l'hérésiarque Marcion qui disait avec dédain : Enlevez-moi ces langes et cette crèche indignes d'un Dieu ! , Thérèse était éprise des abaissements de Notre-Seigneur se faisant tout petit par amour pour nous.  Elle écrivait avec plaisir sur des images de Noël, qu'elle peignait, ce texte de saint Bernard : Jésus, qui vous a fait si petit ? - L'Amour !
    Le nom de Thérèse de l'Enfant-Jésus qui fut le sien dès l'âge de neuf ans, quand elle manifesta son désir de devenir carmélite, demeura toujours pour elle une actualité et elle s'efforça de le mériter constamment.  Plus tard, elle écrira cette prière sous une image de Jésus enfant :
    «O Petit Enfant, mon unique Trésor, je m'abandonne à tes divins caprices, je ne veux pas d'autre joie que celle de te faire sourire.  Imprime en moi tes grâces et tes vertus enfantines, afin qu'au jour de ma naissance au Ciel, les anges et les saints reconnaissent en ta petite épouse : Thérèse de l'Enfant-Jésus. »
    Ces vertus enfantines qu'elle désirait, avaient fait avant elle l'admiration de l'austère saint Jérôme qui n'est pas taxé pour cela de puérilité.

Voleurs de Ciel
    Mes protecteurs et mes privilégiés sont ceux qui l'ont volé comme les saint Innocents et le bon larron.  Les grands saints l'ont gagné par leurs oeuvres : moi je veux imiter les voleurs, je veux l'avoir par ruse, une ruse d'amour qui m'en ouvrira l'entrée, (42) à moi et aux pauvres pécheurs.  L'Esprit-Saint m'encourage, puisqu'il dit dans les Proverbes : O tout petit ! venez, apprenez de moi la finesse.

La demeure des petits enfants
    Je lui parlais des mortifications des saints, elle me répondit : « Que Notre-Seigneur a bien fait de nous prévenir qu'il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père ! Sans cela il nous l'aurait dit... »
    Oui, si toutes les âmes appelées à la perfection avaient dû, pour entrer au Ciel, pratiquer ces macérations, il nous l'aurait dit et nous  nous les serions imposées de grand coeur.  Mais il nous annonce qu'il y a plusieurs demeures dans sa maison. S'il y a celle des grandes âmes, celle des Pères du désert et des martyrs de la pénitence, il doit y avoir aussi celle des petits enfants.  Notre place est gardée là, si nous l'aimons beaucoup, Lui et notre Père céleste et l'Esprit d'Amour.
    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus était, on le voit, une âme très simple qui s'est sanctifiée par des moyens ordinaires.  On comprend par là que la fréquence de dons extraordinaires dans sa vie eût été contraire à ce qu'elle dit être les desseins de Dieu sur elle.  Sa vie devait pouvoir servir de modèle aux petites âmes.
Les petits enfants ne se damnent pas
    Que feriez-vous, lui disais-je, si vous pouviez recommencer votre vie religieuse ?
- Il me semble, reprit-elle que je ferais ce que j'ai fait.
- Vous n'éprouvez donc pas le sentiment de ce solitaire qui affirmait : Quand même j'aurais vécu de longues années dans la pénitence, tant qu'il me resterait un quart d'heure, un souffle de vie, je craindrais de me damner ?
- Non, je ne puis partager cette crainte, je suis trop petite pour me damner, les petits enfants ne se damnent pas.

Passer sous le cheval
    Toute découragée, le coeur encore gros d'un combat qui me semblait insurmontable, je vins lui dire : Cette fois c'est impossible, je ne puis me mettre au-dessus !
- Cela ne m'étonne pas, me répondit-elle.  Nous sommes trop petits pour nous mettre au-dessus des difficultés, il faut que nous passions par dessous.
    Elle me rappela alors un trait de notre enfance que voici.  Nous nous trouvions chez des voisins, à Alençon ; un cheval nous barrait l'entrée du jardin.  Tandis que les grandes personnes cherchaient un autre accès, (44) notre petite amie [Thérèse Lehoux, sept ans environ, de l'âge de Céline.] ne trouva rien de plus facile que de passer sous l'animal.  Elle se glissa la première, me tendit la main; je la suivis en entraînant Thérèse et sans courber beaucoup notre petite taille nous parvînmes au but.
    Voilà ce qu'on gagne à être petite, conclut-elle.  Il n'y a point d'obstacles pour les petits, ils se faufilent partout.  Les grandes âmes peuvent passer sur les affaires, tourner les difficultés, arriver par le raisonnement ou la vertu à se mettre au-dessus de tout, mais nous qui sommes toutes petites, nous devons bien nous garder d'essayer cela.  Passons dessous !  Passer sous les affaires c'est ne pas les envisager de trop près, ne pas les raisonner.  [La Sainte s'adressait à des novices qui n'avaient pas la responsabilité des questions à traiter et dont le devoir était de s'en isoler.  Elle aurait tenu un autre langage à des personnes qui auraient été chargées de les résoudre et de prendre des décisions.  A celles-là, elle eût conseillé seulement de ne pas analyser inutilement les difficultés.]

Direction d'intention
    Pendant sa maladie, elle acceptait les remèdes les plus répugnants et les traitements les plus pénibles avec une patience inaltérable, tout en constatant que c'était en pure perte, mais elle n'objectait jamais la fatigue qui en résultait.  Elle me confiait avoir offert au bon Dieu tous ces soins inutiles pour un missionnaire, qui n'aurait ni le temps ni les moyens de se (45) soigner, demandant que tout cela lui soit profitable... Comme je lui objectais mon regret de n'avoir pas de telles pensées, elle me répondit :
    Cette intention explicite n'est pas nécessaire pour une âme qui s'est donnée toute à Dieu. Le petit enfant, au sein de sa mère, prend le lait pour ainsi dire machinalement et sans pressentir l'utilité de son action et cependant, il vit, il se développe; ce n'était pourtant pas son intention.
    Elle me disait encore : Un peintre qui travaille pour son maître n'a pas besoin de répéter à chaque coup de  pinceau : c'est pour Monsieur un tel, c'est pour Monsieur un tel... Il suffit qu'il se mette à l'ouvrage avec la volonté de travailler pour son maître.  Il est bon de recueillir souvent sa pensée et de diriger ses intentions, mais sans contrainte d'esprit.  Le bon Dieu devine les belles pensées et les intentions ingénieuses que nous voudrions avoir.  Il est un Père et nous de petits enfants.

Jésus ne peut être triste avec nos arrangements
    Je lui disais : Il faut que je travaille, sinon Jésus serait triste...
- Oh non, c'est vous qui seriez triste.  Il ne peut être triste avec nos arrangements. [Par "nos arrangements", Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus faisait allusion à l'Esprit d'Enfance.  Jésus ne peut avoir de peine des fautes involontaires échappées à la faiblesse et à la fragilité des âmes humbles et aimantes qui se confient en Lui]. Mais pour nous quel chagrin de ne pas lui donner autant que nous le pouvons ! (46)

Etre sainte sans grandir...
    Parce qu'elle était profondément humble, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus se sentait incapable de gravir le rude escalier de la perfection, aussi s'appliqua-t-elle à devenir de plus en plus petite, afin que le bon Dieu se charge complètement de ses affaires et la porte dans ses bras, comme il arrive dans les familles aux tout petits enfants.
    Elle voulait être sainte, mais sans grandir parce que, comme les petites maladresses des enfants ne contristent pas leurs parents, ainsi les imperfections des âmes humbles ne sauraient offenser gravement le bon Dieu, et leurs fautes ne leur sont pas tenues à rigueur selon la paroles de Saints Livres : Aux petits on pardonne par pitié. - *Sag VI 6 - En conséquence, elle se gardait bien de désirer se sentir parfaite et que d'autres la croient telle, car elle aurait grandi et le bon Dieu l'aurait laissée marcher seule.
    Les enfants ne travaillent pas pour se faire une position, disait-elle; s'ils sont sages, c'est pour contenter leurs parents; ainsi, il ne faut pas travailler pour devenir des saintes, mais pour faire plaisir au bon Dieu. (47)

Comment baiser son crucifix
    Pendant sa maladie, comme j'avais été imparfaite et que je m'en repentais beaucoup, elle me dit : Baisez votre crucifix, à présent.  
Je le baisai aux pieds.
- Est-ce là qu'une enfant embrasse son Père ! Vite, vite, on baise le visage !
Je le baisai.
- Et on se fait embrasser maintenant.
Il fallut que je dépose le Crucifix sur ma joue, alors elle me dit :
- C'est bien, cette fois, tout est oublié !

Le partage des petits enfants
    Notre-Seigneur répondait  autrefois à la mère des fils de Zébédée : Pour être à ma droite et à ma gauche, c'est à ceux à qui mon Père l'a destiné. - Mt 20, 23 - Je me figure que ces places de choix, refusées à de grands saints, à des martyrs, seront le partage des petits enfants... David n'en fait-il pas la prédiction lorsqu'il dit que le petit Benjamin présidera les assemblées (des saints).
    On lui demandait sous quel nom nous devrions la prier quand elle serait au Ciel.  Vous m'appellerez petite Thérèse, répondit-elle humblement.   (48)

CONFIANCE

    Ses entretiens sur l'amour et la miséricorde du bon Dieu ne tarissaient pas.  Sa confiance était invincible, et si elle désirait dès son adolescence devenir une Sainte et une grande Sainte, comme elle le déclare dans son autobiographie, son ambition allait se perdre jusque dans l'infinie richesse des mérites de Jésus qui étaient sa propriété, disait-elle.  Aussi les espérances même les plus hautes ne lui semblaient pas téméraires.  Elle assurait qu'il ne fallait pas craindre de trop désirer, de trop demander au bon Dieu : Sur la terre, il y a des gens qui savent se faire inviter, qui se faufilent partout...Si nous demandons au bon Dieu quelque chose qu'il ne comptait pas nous donner, Il est si puissant et si riche qu'il y va de son  honneur de ne pas nous refuser, et Il donne... Mais elle n'employait jamais cette sainte audace pour solliciter des consolations ou même l'allégement de ses peines.  Pour les grâces temporelles, elle était très circonspecte.  Elle croyait que Dieu ne lui refuserait rien et elle usait d'une grande réserve, de peur, confiait-elle, qu'Il ne se croie obligé de m'exaucer.  En conséquence, lorsqu'elle demandait une faveur ou un soulagement, c'était pour faire plaisir aux autres et encore (49) faisait-elle passer ses prières par la Sainte Vierge, ce qu'elle expliquait ainsi : Demander à la Sainte Vierge, ce n'est pas la même chose que de demander au bon Dieu.  Elle sait bien ce qu'elle a à faire de mes petits désirs, s'il faut qu'elle les dise ou ne les dise pas...enfin, c'est à elle de voir pour ne pas forcer le bon Dieu à m'exaucer, pour le laisser faire en tout sa volonté.  Quand elle exprimait son voeu de faire du bien sur la terre après sa mort, elle y mettait cette condition : Avant d'exaucer tous ceux qui me prieront, je commencerai par bien regarder dans les yeux du bon Dieu pour voir si je ne demande pas une chose contraire à sa volonté. !  Elle nous faisait remarquer que cet abandon imitait la prière de la Sainte Vierge qui , à Cana, se contente de dire : « Ils n'ont plus de vin. »  De même Marthe et Marie disent seulement : « Celui que vous aimez est malade. »  Elles exposent simplement leurs désirs sans formuler de demande, laissant Jésus libre de faire sa volonté.

Pas de quiétisme
    Bien qu'elle marchât par cette voie de confiance aveugle et totale qu'elle nomme sa petite voie ou voie d'enfance spirituelle jamais elle ne négligea la coopération personnelle, lui donnant même une importance qui remplit toute sa vie d'actes généreux et soutenus. (50) C'est ainsi qu'elle l'entendait et nous l'enseignait constamment au noviciat.  Un jour que j'avais lu ces paroles dans l'Ecclésiastique : « La miséricorde fera à chacun sa place selon le mérite de ses oeuvres et selon l'intelligence de son pèlerinage », - * Ecc. XVI, 15 - je lui fis remarquer qu'elle aurait une belle place car elle avait dirigé sa barque avec une sublime intelligence; mais pourquoi y avait-il selon le mérite de ses oeuvres ?
    Elle m'expliqua alors avec énergie que l'abandon et la confiance en Dieu s'alimentent par le sacrifice.  Il faut, me dit-elle, faire tout ce qui est en soi, donner sans compter, se renoncer constamment, en un mot, prouver son amour par toutes les bonnes oeuvres en son pouvoir.  Mais à la vérité, comme tout cela est peu de chose...il est nécessaire, quand nous aurons fait tout ce que nous croyons devoir faire, de nous avouer des serviteurs inutiles, espérant toutefois que le bon Dieu nous donnera, par grâce, tout ce que nous désirons.  C'est là ce qu'espèrent les petites âmes qui courent dans la voie d'enfance : je dis  « courent » et non pas  « se reposent. »

Ne pas aller en Purgatoire
    Ma chère petite Soeur m'inculquait à tout instant ce désir humblement confiant dont elle vivait intensément.  C'était l'atmosphère que je respirais comme l'air.  J'étais encore postulante quand, la nuit de Noël (51) 1894, je trouvai dans mon soulier une poésie que Thérèse m'avait composée au nom de la Sainte Vierge.  J'y lisais ceci :
    Jésus tressera ta couronne
    Si tu ne veux que son Amour.
    Si ton coeur, à Lui, s'abandonne
    Il te fera régner un jour.
    Après la nuit de cette vie
    Tu verras son très doux regard;
    Et, là-haut, ton âme ravie
    Volera sans aucun retard.
Dans son Acte d'offrande à l'Amour Miséricordieux du bon Dieu, parlant de son propre amour , elle termine ainsi : . « Que ce martyre, après m'avoir préparée à paraître devant Vous, me fasse enfin mourir et que mon âme s'élance, sans retard, dans l'éternel embrasement de votre Miséricordieux Amour  !... »
    Elle était donc toujours sous l'impression de cette idée dont elle ne mettait pas en doute la réalisation, selon cette parole de notre Père saint Jean de la Croix qu'elle faisait sienne : « Plus Dieu veut nous donner, plus Il nous fait désirer. » [Lettre à la Mère Éléonore de Saint-Gabriel, religieuse carmélite déchaussée du couvent de Séville.] Elle basait son espérance relative au Purgatoire, sur l'abandon et l'amour, sans oublier sa chère humilité, vertu caractéristique de l'enfance.  L'enfant aime ses parents, et n'a aucune prétention, sinon celle de s'abandonner totalement à eux parce qu'il se sent faible et impuissant.(52)
    Elle me disait : Est-ce qu'un père gronde son enfant quand lui-même s'accuse, lui inflige une pénitence ? Non, bien sûr, mais il le presse sur son coeur.  A l'appui de cette pensée elle me rappela une histoire que nous avions lue dans notre enfance : Un roi, parti à la chasse, poursuivait un lapin blanc que ses chiens allaient bientôt atteindre, quand le petit lapin, se sentant perdu, rebroussa chemin rapidement et sauta dans les bras du chasseur.  Celui-ci, touché de tant de confiance, ne voulut plus se séparer du lapin blanc, ne permettant à personne d'y toucher, se réservant lui-même le soin de le nourrir.  Ainsi, le bon Dieu fera-t-il avec nous, me dit-elle, si, poursuivis par la justice, figurée par les chiens, nous cherchons refuge dans les bras  mêmes de notre Juge...
    Bien qu'elle ait en vue, ici, les petites âmes qui suivent la Voie d'Enfance spirituelle, elle n'écartait pas de cette espérance hardie les grands pécheurs mêmes.  C'est pourquoi Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus a pu écrire dans son manuscrit : Oui, je le sens, quand même j'aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j'irais, le coeur brisé de repentir me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien Il chérit l'enfant prodigue qui revient à Lui.  Ce n'est pas parce que le bon Dieu dans sa prévenante miséricorde, a  préservé mon âme du péché mortel que je m'élève à Lui par la confiance et l'amour.
    Aussitôt après mon entrée au Carmel, j'avais demandé à lire l'histoire des Pères du désert.  J'y avais relevé quelques notes dont celle-ci qui frappa à tel point ma chère petite Soeur, qu'elle regretta de ne pas l'avoir introduite dans son autobiographie et recommanda, avec instance, de l'y ajouter : Une pécheresse, nommée Paésie, désolait la contrée par ses scandales.  Un Père du désert, Jean le Nain, alla la trouver et comme il l'avait exhortée à la pénitence de ses crimes, elle lui dit : Mon Père, y a-t-il encore une pénitence pour moi ? - Oui, dit le Saint, je vous en assure. - Menez-moi donc où vous trouverez bon pour cela, lui dit-elle.  Aussitôt, elle se leva et elle le suivit sans donner ordre dans sa maison, sans  même y dire un mot à personne.  Comme ils étaient entrés dans le désert et que la nuit approchait, Jean fit un monceau de sable, comme un oreiller, qu'il marqua du signe de la Croix et dit à Paésie de s'y coucher.  Il se mit ensuite plus loin pour dormir aussi, après avoir prié.  Mais s'étant réveillé à minuit, il vit un rayon de lumière qui descendait du Ciel sur Paésie et qui servait comme de chemin à plusieurs anges qui portaient son âme au Ciel.  Dans la surprise où il fut de sa vision, il alla vers Paésie qu'il poussa du pied pour voir si elle était morte, et trouva qu'elle avait rendu son âme à Dieu.  En même temps, il entendit une voix miraculeuse qui lui dit : Sa pénitence d'une heure a été plus agréable à Dieu que celle que d'autres font pendant longtemps parce qu'ils ne la font pas avec autant de ferveur qu'elle. [Vies des Pères des Déserts d'Orient avec leur doctrine spirituelle et leur discipline monastique, par le R.P. Michel-Ange MARIN, de l'ordre des Minimes, livre IV, ch. 18] (54)
    Maintes fois, Soeur Thérèse m'avait fait remarquer que la justice du bon Dieu se contentait de bien peu de chose lorsque l'amour en était le motif et qu'alors il tempérait, à l'excès, la peine temporelle due au péché, car il n'est que douceur.  J'ai fait l'expérience, me confia-t-elle, qu'après une infidélité même légère, l'âme doit subir pendant quelque temps un certain malaise.  Je me dis alors : Ma petite fille, c'est la rançon de ta faute et je supporte patiemment que la petite dette soit payée.
    Mais, là se bornait, dans son espérance, la satisfaction réclamée par la justice, pour ceux qui sont humbles et s'abandonnent à Dieu avec amour.  Elle ne voyait pas s'ouvrir pour eux la porte du Purgatoire, pensant plutôt que le Père des Cieux, répondant à leur confiance par une grâce de lumière à l'heure de la mort, ferait naître en ces âmes, à la vue de leur misère, un sentiment de contrition parfaite effaçant toute dette.

AMOUR DE DIEU
UNION A DIEU

Amour de Dieu

    Contrairement à d'autres mystiques qui s'exercent à la perfection pour atteindre l'amour, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus prenait pour voie de la perfection l'amour même.  L'amour fut l'objectif de toute sa vie, le mobile de toutes ses actions.

Faire plaisir au bon Dieu
    « Les grands saints ont travaillé pour la gloire du bon Dieu, mais moi qui ne suis qu'une toute petite âme, je travaille pour son plaisir, pour ses fantaisies et je serais heureuse de supporter les plus grandes souffrances, même sans qu'il le sache, si c'était possible, non afin de lui procurer une gloire passagère - ce serait trop beau ! - mais si, par là, un sourire pouvait effleurer ses lèvres...Il y en a assez qui veulent être utiles ! mon rêve à moi, c'est d'être un petit jouet inutile dans la main de l'Enfant Jésus...moi, je suis un caprice du petit Jésus !... »
    Pendant sa maladie, elle me fit cette confidence : Je n'ai jamais désiré que faire plaisir au bon Dieu.  Si j'avait cherché à amasser des mérites, à l'heure qu'il est, je serais désespérée. Oui, parce que sachant que toutes nos justices (58) ont des taches devant Dieu, dans son humilité, elle comptait pour rien les oeuvres qu'elle avait accomplies et n'estimait que l'amour qui les avait inspirées.
    Le bon Dieu, disait-elle, a suffisamment de peine, lui qui nous aime tant, d'être obligé de nous laisser sur la terre accomplir notre temps d'épreuve, sans que nous venions constamment lui redire que nous y sommes mal; il ne faut pas avoir l'air de s'en apercevoir ! Si elle transpirait dans les grandes chaleurs, ou si elle souffrait trop du froid en hiver, elle avait cette pensée exquise de ne s'essuyer le visage et de ne se frotter les mains qu'à la dérobée, comme pour ne pas donner au bon Dieu le temps de la voir...De même, lorsqu'elle se livrait à un exercice de pénitence prescrit par la Règle : Je m'efforçais d'y sourire, confiait-elle, afin que le bon Dieu, comme trompé par l'expression de mon visage, ne sût pas que je souffrais.
    Dans son langage naïf, elle disait: Si en arrivant au Ciel je n'ai pas tout ce que j'ai désiré, je me garderai bien de le faire paraître et le bon Dieu ne s'apercevra pas de ma déception!
(59)
Se réjouir de n'avoir pas un seul sentiment délicat
    « Vous êtes délicate avec le bon Dieu et je ne le suis pas, je le voudrais pourtant bien! ...Peut-être que mon désir y supplée?
-Précisément, surtout si vous en acceptez l'humiliation.  Si même vous vous en réjouissez, cela fera plus de plaisir à Jésus que si vous n'aviez jamais manqué de délicatesse, dites : « Mon Dieu; je vous remercie de n'avoir pas un seul sentiment délicat et je me réjouis d'en voir aux autres...Vous me comblez de joie, Seigneur, par tout ce que vous faites. » - Ps 91 -

Regretter d'avoir lu
    Si la flamme de son amour était toujours pure et dévorante, c'est qu'elle avait soif de l'isoler de toutes les choses créées, l'alimentant seulement de sacrifice.  Un jour que nous nous trouvions devant une bibliothèque, elle me dit avec sa gaieté habituelle :  Oh! que je serais marrie d'avoir lu tous ces livres-là ! - Pourquoi donc, repris-je, puisqu'ils seraient lus, ce serait un bien acquis; je comprendrais : regretter d'avoir à les lire, mais pas de les avoir lus ? - Si je les avais lus, je me serais cassé la tête, j'aurais perdu un temps précieux que j'ai employer simplement à aimer le bon Dieu.  (60)

Générosité
    Je lui faisais remarquer que le bon Dieu me demandait plus qu'à d'autres, que telle ou telle Soeur se permettait ce dont je me privais.  J'eus cette réponse : « Moi, je suis toujours contente de ce que le bon Dieu me demande, je ne m'inquiète pas de ce qu'il demande aux autres et je ne pense pas avoir plus de mérite parce qu'il me demande davantage.  Ce qui me plaît, ce que je choisirais - si j'en avais la possibilité - c'est justement ce que le bon Dieu veut de moi.  Je trouve toujours ma part belle...Quand même les autres devraient avoir plus de mérite en donnant moins, j'aimerais mieux avoir moins de mérite en donnant plus, parce que j'accomplirais la volonté du bon Dieu. »
    Et comme je disais qu'elle était bien heureuse de s'en aller avec Lui :  Ce n'est nullement pour la jouissance que je désire m'en aller.  La souffrance m'attire trop pour que je lui préfère le Ciel.  Seule la certitude d'accomplir la volonté divine me fait souhaiter la mort, autrement j'aimerais mieux vivre et souffrir le martyre.
    Bien qu'affligée de la persécution contre les Communautés religieuses, son regard s'animait d'une vive flamme à la pensée que nous aurions peut-être à verser notre sang.  Elle avait alors des paroles toute ( 61) véhémentes qui traduisait l'ardeur d'amour dont son coeur était embrasé.  Pendant sa dernière maladie, je l'entendis s'écrier :  Quand je pense que je meurs dans un lit ! J'aurais tant voulu mourir dans une arène !

L'autel offert par M. Martin
    Tandis que certaines personnes de la famille critiquaient mon Père d'avoir offert le maître-autel de la Cathédrale Saint-Pierre de Lisieux [Un dimanche de 1888, du haut de la chaire, M. le chanoine Rohée, archiprêtre de la Cathédrale, avait indiqué le prix de 10,000fr. suffisant alors, croyait-il, pour l'achat d'un nouvel autel.  M. Martin l'apporta aussitôt en exigeant le secret, qui fut si bien gardé que personne dans la paroisse ne connut le nom du donateur.  La chose toutefois ne put être cachée à M. Guérin.] , cadeau trop important, disait-on, pour ses moyens, ce qui faisait tort à ses enfants, Thérèse s'en réjouissait en disant : Après nous avoir toutes données au bon Dieu, il est bien naturel qu'il offre un autel pour nous immoler et s'immoler lui-même.

Cueillir les fleurs des arbres fruitiers
    Je confiai à ma chère petite Soeur que, pendant l'Office divin, j'avais pensé que je jetais des fleurs en l'honneur du bon Dieu.  Dans la récitation alternée des versets, je voyais une bataille de fleurs.  A chaque psaume, les fleurs variaient.  Tantôt, (62) c'étaient des lys, tantôt des roses.  Toutes les fleurs qui se présentèrent naturellement à ma pensée y passèrent.  Enfin, le jardin dans lequel je faisais ma cueillette se trouva dépouillé.  Il ne restait plus que les arbres fruitiers.  J'hésitait un instant, puis je moissonnai fleurs de pêchers, de cerisiers, d'abricotiers... A la fin de l'Office, il n'y avait plus aucune fleur.  Cette idée de cueillir les fleurs des arbres fruitiers plut à ma  sainte petite Thérèse.  Elle me fit remarquer que le propre de l'amour était de sacrifier tout, de donner à tort et à travers, de gaspiller, d'anéantir l'espérance même des fruits, d'agir avec folie, d'être prodigue à l'excès, de ne jamais calculer. Oh! l'heureuse insouciance, heureuse ivresse de l'amour, dit-elle!  L'amour donne tout et se confie! Mais, bien souvent, nous ne donnons qu'après délibération, nous hésitons à sacrifier nos intérêts temporels et spirituels.  Ce n'est pas l'amour cela! L'amour est aveugle, c'est un torrent qui ne laisse rien sur son passage!

S'appliquer uniquement à l'Amour
    Je lui dis une autre fois : « Ce que j'envie en vous, ce sont vos oeuvres.  Je voudrais aussi faire du bien, composer de belles choses qui fassent aimer le bon Dieu!
- Il ne faut pas attacher son coeur à cela, me répondit-elle.  Croyez-moi, écrire des livres de piété, composer les plus sublimes prières, faire des oeuvres d'art...Oh! non, devant notre impuissance, il faut (63) offrir les oeuvres des autres, c'est là le bienfait de la communion des Saints et, de cette impuissance, il ne faut jamais nous faire de peine, mais s'appliquer uniquement à l'amour.  Tauler dit : « Si j'aime le bien qui est en mon prochain plus qu'il ne l'aime lui-même, ce bien est à moi plus qu'à lui.  Si j'aime en saint Paul toutes les faveurs que Dieu lui a accordées, tout cela m'appartient au même titre qu'à lui.  Par cette communion, je puis être riche de tout le bien qui est au ciel et sur la terre, dans les anges, les saints et en tous ceux qui aiment Dieu. »
    « Les Docteurs nous enseignent que, dans le ciel, l'amour qui unit tous les élus est si grand, que chacun jouit autant du bonheur des autres que s'il l'avait mérité et en jouissait lui-même. » [Cf. saint Thomas :" Au ciel chacun des élus se réjouit du bonheur de tous les autres». (S.T. Suppl. 9. 71, art. 1er). La sainte avait lu dans un ouvrage qu'elle avait particulièrement goûté: Fin du monde présent et mystères de la vie future, par l'abbé Arminjon, le passage suivant : " Les élus n'auront plus entre eux qu'un seul coeur...Chacun sera riche de la richesse de tous, chacun tressaillira du bonheur de tous. " 7e conférence: De la béatitude éternelle et de la vision surnaturelle de Dieu. p. 312]
    « Vous ferez tout autant de bien que moi et même plus, par le désir de faire ce bien et par l'oeuvre la plus cachée accomplie par amour, par exemple en rendant un petit service qui coûte beaucoup.  Vous savez que moi je suis pauvre, mais le bon Dieu me donne à mesure tout ce qu'il me faut. » (64)

C'est l'amour et l'obéissance qui ,seuls, comptent...
    Au cours de l'hiver 1896-1897, ne voulant pas que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ait froid aux pieds, notre Révérende Mère Prieure (Mère Marie de Gonzague) exigeait qu'elle se serve d'une chaufferette avec de la braise, de façon à avoir toujours une paire d'alpargates [sortes de sandales à semelles de corde qui servent de chaussures aux Carmélites] chaudes, mais elle n'en usait que par obéissance et grande nécessité, la faisant mourir inexorablement , à mon grand déplaisir, quand elle jugeait qu'il ne faisait pas assez froid.   Les autres se présenteront au ciel avec leurs instruments de pénitence et moi avec une chaufferette, me dit-elle, mais c'est l'amour et l'obéissance qui, seuls, comptent...

Celle qui avait bâti l'église...
    J'ai lu, nous racontait soeur Thérèse, qu'un grand seigneur, voulant faire élever une église, publia un édit, par lequel il défendait à ses vassaux de faire la plus petite aumône à cette intention, parce que lui seul voulait en avoir la gloire.  Ainsi l'église se bâtit.  « Cependant, un jour, une pauvre vieille femme, voyant les chevaux qui transportaient les pierres gravir avec peine la colline, se dit en elle-même : (65) « Il est défendu de donner de l'argent pour faire construire ce temple à Dieu, j'aurais pourtant été heureuse d'y contribuer, mais si j'aidais les animaux qui travaillent inconsciemment à cette grande oeuvre, le bon Dieu serait peut-être content ? » Avec quelques sous, se derniers, elle acheta une botte de foin et la donna aux chevaux.  Quand l'église fut achevée, le seigneur voulut en faire célébrer la dédicace et, à cet effet, fit graver sur une pierre son nom et celui de sa famille, en immortel témoignage de sa libéralité.  Mais voilà que le lendemain, ce nom se trouva effacé et on lut à la place celui d'une pauvre femme inconnue. « Le seigneur, furieux, fit recommencer l'inscription à plusieurs reprises; toujours le miracle se reproduisait.  Enfin , il ordonna des recherches et, ayant trouvé l'humble femme, lui demanda si elle n'avait point donné quelque chose pour construire l'église.  Toute tremblante elle s'en excusa.  Puis, pressée de questions, elle se souvint de la botte de foin et dit que suivant la défense, elle n'avait pas donné d'argent mais seulement aidé les chevaux en leur faisant manger un peu de foin.  On comprit alors pourquoi son nom était inscrit et personne n'osa plus l'effacer.  Ainsi, conclut Thérèse, vous voyez bien que la plus petite oeuvre, la plus cachée, faite par amour, a souvent plus de prix que les grandes oeuvres.  Ce n'est pas la valeur, ni même la sainteté apparente des actions qui compte, mais seulement l'amour qu'on y met, et nul ne saurait dire qu'il ne peut donner ces petites choses au bon Dieu, car elles sont à la portée de tous. (66)
Un simple coup d'aile
    « Souvenez-vous de cette belle strophe du cantique spirituel de notre Père saint Jean de la Croix: [strophe 13]
Revenez ma colombe
car le cerf  blessé
apparaît sur le haut de la colline,
attiré par l'air de votre vol et il y prend le frais.
Vous le voyez, l'Epoux, le cerf blessé n'est pas attiré par la hauteur, c'est-à-dire par des actions d'éclat, mais seulement par l'air du vol, et un simple coup d'aile - un acte de vraie charité - suffit pour produire cette brise d'amour.

L'offrande à l'Amour miséricordieux
    Pendant l'heure d'adoration devant le Saint Sacrement exposé pour les Quarante-Heures - le mardi 26 février 1895 - Thérèse avait composé d'un jet son cantique "Vivre d'amour".  Le dimanche 9 juin 1895 - en la fête de la Sainte Trinité - au cours de la messe, elle fut inspirée de s'offrir en victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux du bon Dieu pour recevoir dans son coeur tout l'amour méprisé par les créatures auxquelles il voudrait le prodiguer.  Aussitôt, après la messe, tout émue, elle m'entraîna à sa suite, j'ignorais pourquoi.  Mais bientôt nous eûmes rejoint notre Mère Prieure (Mère Agnès de (68)Jésus), qui se dirigeait vers le Tour.  Thérèse paraissait un peu embarrassée pour exposer sa demande.  Elle balbutia quelques mots sollicitant la permission de s'offrir, avec moi, à l'Amour miséricordieux.  Je ne sais pas si elle prononça le mot de « victime ».  La chose ne paraissant pas importante, notre Mère dit : oui.  Une fois seule près de moi, elle m'expliqua brièvement ce qu'elle voulait faire, son regard était enflammé.  Elle me dit qu'elle allait mettre ses pensées par écrit et composer un acte de donation.  Deux jours après, agenouillées ensemble devant la Vierge miraculeuse du Sourire, qui se trouvait alors dans l'emploi à côté de sa cellule, elle prononça l'Acte pour nous deux.  C'était le mardi 11 juin.  Soeur Thérèse communiqua plus tard son Acte d'Offrande à  Soeur Marie de la Trinité.  Elle en parle dans son manuscrit.  Elle y convie toutes les petites âmes.  Dans sa pensée, en effet, il ne s'agissait pas de s'offrir à tout un luxe de souffrances surérogatoires, mais de s'abandonner avec une entière confiance à la miséricorde du bon Dieu.
    Soeur Marie du Sacré-Coeur, notre soeur aînée, refusa tout d'abord de faire cet Acte d'Offrande, ne voulant pas appeler sur elle un surcroît d'épreuves.  A ce propos, voici la relation consignée par son infirmière dans des notes intimes inédites : « Aujourd'hui, 6 juin 1934, je parlais avec Soeur Marie du Sacré-Coeur de l'Acte d'Offrande à l'Amour (68) miséricordieux.  Elle me dit que c'est en fanant l'herbe du pré que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui était à côté d'elle, lui avait demandé si elle voulait bien s'offrir en victime à l'Amour miséricordieux du bon Dieu et qu'elle lui avait répondu: « Bien sûr que non, je ne vais pas m'offrir en victime, le bon Dieu me prendrait au mot et la souffrance me fait bien trop peur.  D'abord ce mot de victime me déplaît beaucoup ».  Alors la petite Thérèse lui dit qu'elle la comprenait bien, mais que s'offrir en victime à l'amour du bon Dieu n'était pas du tout le même chose que de s'offrir à sa Justice, qu'elle ne souffrirait pas davantage, que c'était pour pouvoir mieux aimer le bon Dieu pour ceux qui ne veulent pas l'aimer.  Enfin, elle était si éloquente, ajouta Soeur Marie du Sacré-Coeur, que je me suis laissée gagner et ne m'en repens pas, moi non plus. »
    Il est à remarquer que Soeur Marie du Sacré-Coeur s'employa dans la suite à faire prononcer cet acte à tous ses amis et à toutes les personnes avec lesquelles elle correspondait.  A ma connaissance, une seule résista à ses avances.  Enfin, c'est en renouvelant cette offrande à voix basse, mais en scandant nettement les mots qu'elle expira le 19 janvier 1940, à 2h20 du matin.
    J'ajoute maintenant la confidence que je reçus de Soeur Marie de la Trinité: " « Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ne me fit connaître sa donation comme victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux que le 30 novembre 1895.  Je lui manifestai aussitôt le désir de l'imiter et il fut décidé que je ferais ma consécration le lendemain. (69) Restée seule et réfléchissant à mon indignité, je conclus qu'il me fallait une plus longue préparation pour un acte d'une telle importance.  Je retournai donc voir Soeur Thérèse, lui expliquant les raisons pour lesquelles je voulais différer mon offrande.  Son visage prit une expression de grande joie : « Oui, me dit-elle, cet acte est important, plus important que nous ne pouvons l'imaginer, mais savez-vous la seule préparation que le bon Dieu demande de nous ? Eh bien ! c'est de reconnaître humblement notre indignité et puisqu'il vous fait cette grâce, livrez-vous à lui sans crainte.  Demain, après l'action de grâces, je resterai près de vous à l'Oratoire où sera exposé le Saint Sacrement, et pendant que vous prononcerez votre acte, je vous offrirai à Jésus comme la petite victime que je lui ai préparée. » Si notre chère Maîtresse avait cru attirer sur nous des souffrances de surcroît elle n'aurait pas hâté ainsi notre donation à l'amour; mais tout au contraire, elle nous précisait que ce geste était nettement différent de l'offrande en victime à la justice divine : On n'a rien à craindre de l'Offrande à l'Amour miséricordieux, disait-elle avec force, car de cet Amour, on ne peut attendre que de la miséricorde.  Elle n'en ajoutait pas moins que cette offrande requérait la bonne volonté et la générosité.  Bonne volonté et générosité soutenues par la grâce attachée au moment présent.  L'acte de donation à l'amour a pour effet de renforcer considérablement cette grâce, et le secours divin est d'autant plus immédiat et efficace que l'offrande a été plus totale. (70)

Le kaléidoscope
    Elle me parlait à l'occasion d'un jeu bien connu, avec lequel nous nous amusions dans notre enfance.  C'était un kaléidoscope, sorte de longue-vue à l'extrémité de laquelle on aperçoit de jolis dessins de diverses couleurs; si l'on tourne l'instrument, ces dessins varient à l'infini.  Cet objet, m'avait-elle dit, causait mon admiration, je me demandais ce qui pouvait produire un si charmant phénomène; lorsqu'un jour, après un examen sérieux, je vis que c'étaient simplement quelques petits bouts de papiers et de laine jetés çà et là, et coupés n'importe comment.  Je poursuivis mes recherches et j'aperçus trois glaces à l'intérieur du tube.  J'avais la clé du problème.  Ce fut pour moi l'image d'un grand mystère.  Tant que nos actions, même les plus petites, ne sortent pas du foyer de l'amour, la Sainte Trinité, figurée par les glaces convergentes, leur donne un reflet et une beauté admirables.  Oui, tant que l'amour est dans notre coeur, que nous ne nous éloignons pas de son centre, tout est bien et, comme dit saint Jean de la Croix : "L'amour sait tirer profit de tout, du bien et du mal qu'il trouve en moi, et transformer toutes choses en soi." (Glose sur le divin). Le bon Dieu, nous regardant par la petite lunette, c'est-à-dire comme à travers lui-même, trouve nos misérables pailles et nos plus insignifiantes actions (71) toujours belles; mais pour cela, il ne faut pas s'éloigner du petit centre ! Car alors, de minces bouts de laine et de minuscules papiers, voilà ce qu'il verrait. »

 Je joue à la banque de l'Amour !
    Elle me disait souvent qu'elle ne voulait pas être marchande des quatre saisons, parce qu'à ce métier-là, on ne gagne pas gros, mais sou par sou.  Il y a pourtant des âmes qui gagnent leur vie à cette petite échelle, il y en a qui demandent à être payées à mesure.  Mais moi, disait-elle, je joue à la banque de l'Amour... je joue gros jeu.  Si j'y perds, je le verrai bien.  Je ne m'occupe pas des coups de bourse, c'est Jésus qui les fait pour moi, je ne sais pas si je suis riche ou pauvre, plus tard je le verrai.

« Dieu est un feu consumant »
    Une fois qu'elle tenait en  mains les épîtres de saint Paul, elle m'appela et me dit avec enthousiasme : Écoutez, voici ce que dit l'Apôtre : "Ce n'est point d'une montagne que la main puisse toucher que vous approchez (par l'amour), ni d'un feu ardent, ni d'un tourbillon...mais de la montagne de Sion, de la cité du Dieu vivant qui est la Jérusalem céleste, des myriades d'anges et de la société de nos aînés...car notre Dieu est un feu consumant."  [Hébreux 12, 18,22,23,29] Et reprenant ces dernières paroles, elle me les commenta avec émotion. (72)

RECONNAISSANCE

    Ma chère petite Soeur me disait :  Ce qui attire le plus de grâces du bon Dieu, c'est la reconnaissance, car si nous le remercions d'un bienfait, il est touché et s'empresse de nous en faire dix autres et si nous le remercions encore avec la même effusion, quelle multiplication incalculable de grâces ! J'en ai fait l'expérience, essayez et vous verrez.  Ma gratitude est sans bornes pour tout ce qu'il me donne et je lui prouve de mille manières.  Elle était reconnaissante aussi pour le moindre service reçu, mais particulièrement pour le bien qui lui avait été fait par les ministres du Seigneur auxquels elle avait eu l'occasion de se confier.

Ne pas douter du bon Dieu
    Je me lamentais sur ce que le bon Dieu semblait me délaisser...Soeur Thérèse reprit vivement : Oh ! ne dites pas cela ! Voyez-vous, même quand je ne comprends rien aux événements, je souris, je dis merci, je parais toujours contente devant le bon Dieu.  Il ne faut pas douter de lui, c'est manquer de délicatesse.  Non, jamais d'imprécations contre la Providence, mais toujours de la reconnaissance.   (73)

Rappelle-toi
    J'entrai au Carmel avec l'impression d'avoir beaucoup donné à Jésus.  Je priai donc ma petite Thérèse de me composer, sur l'air de "Rappelle-toi", un poème qui rappellerait à Jésus tout ce que j'avais cru lui sacrifier et tout ce que notre famille avait souffert.  Elle accueillit le propos avec plaisir, comme l'occasion de me donner une petite leçon.  En de nombreux couplets, elle évoqua non ce que j'avais fait pour Jésus, mais ce qu'Il avait fait pour moi.  Je pensai alors à la parabole du Pharisien et du Publicain : n'avais-je pas un peu imité le premier qui se vantait de payer la dîme de tout son bien ?... Thérèse avait voulu m'enseigner à m'oublier complètement pour vivre dans l'amour et l'action de grâces.

UNION A DIEU

Ce qui nous regarde, c'est de nous unir au bon Dieu
    Un jour je m'enflammai d'indignation contre les Communautés qui satisfaisaient aux lois injustes portées alors contre elles et je disais : « Que je serais malheureuse si j'appartenais à l'une de ces Communautés ! Ah ! à ce sujet, je sens se réveiller toute mon ardeur ! J'aimerais mieux me faire écharper que de donner seulement une carotte ! » (74) Elle me répondit : « Cela ne nous regarde pas.  Je pense comme vous,  j'agirais comme vous si j'étais responsable dans l'affaire, mais je n'en suis pas chargée.  Ce qui nous regarde, c'est de nous unir au bon Dieu.  Quand même nous appartiendrions à une Communauté citée dans les journaux comme un exemple de lâcheté, cela ne devrait pas nous inquiéter. »

Ni empressement, ni nonchalance
    Elle essayait de combattre en moi l'empressement dans les affaires, le désir de trop bien faire, la vive peine que je ressentais quand je n'avais pas réussi à mon gré, en un mot, le tracas que je me donnais pour l'ouvrage : « Vous n'êtes pas venue ici, me disait-elle, pour abattre beaucoup de besogne.  Il ne faut pas non plus travailler pour réussir.  Vous occupez-vous, en ce moment, de ce qui se passe dans les autres Carmels ? si les religieuses sont pressées ou non ? Leurs travaux vous empêchent-ils de prier, de faire oraison ? Eh bien, vous devez vous exiler de même de votre besogne personnelle, y employer consciencieusement le temps prescrit, mais avec dégagement de coeur.  J'ai lu autrefois que les Israélites bâtirent les murs de Jérusalem travaillant d'une main et tenant une épée de l'autre.  C'est bien l'image de ce que nous devons faire : ne travailler que d'une main, en effet, et de l'autre défendre notre âme de la dissipation qui l'empêche de s'unir au bon Dieu. » (75) Je sais qu'elle ne tenait pas ce langage avec les âmes qui avaient le penchant contraire, car elle ne pouvait supporter que l'on travaillât avec nonchalance en se disant : "Si c'est bien, si j'ai fini, tant mieux; si c'est mal, si je n'ai pas fini, tant pis !" Elle voulait que nous mettions du coeur à notre ouvrage, jamais trop pour empêcher de garder la présence du bon Dieu, ni trop peu, ce qui nuit à cette même présence.  Le coeur qui aime, ajoutait-elle, travaille avec amour, c'est-à-dire avec ferveur; il court, il vole, il ne trouve rien d'impossible et rien ne l'arrête. (Imitation, L. III, ch.Iv, 4)

Office divin
    Son maintien au choeur, si modeste et si recueilli, m'édifiait tellement que je lui demandai ce qu'elle pensait pendant la récitation de l'Office divin. [La Sainte ne comprenant pas le latin ne pouvait donner habituellement une attention littérale au texte, mais elle saisissait certains passages lus, en dehors de l'Office, dans les traductions.] Elle me répondit qu'elle n'avait pas de méthode fixe, mais que souvent elle se voyait en imagination sur un rocher désert, devant l'immensité, et là seule avec Jésus, ayant la terre à ses pieds, elle oubliait toutes les créatures et lui redisait son amour dans les termes qu'elle ne comprenait pas, il est vrai, mais il lui suffisait de savoir que cela lui faisait plaisir.  Elle aimait à être hebdomadière [La religieuse désignée chaque semaine pour remplir, dans la récitation chorale de l'Office divin, le rôle du prêtre officiant.] pour dire tout haut l'oraison, comme les prêtres à la messe. (76)
    Sur son lit de mort, elle se rendit à elle-même ce témoignage : « Je ne crois pas qu'il soit possible de désirer plus que je ne l'ai fait, de bien réciter l'Office et de n'y pas commettre de fautes. »  Depuis qu'elle avait supplié les « bienheureux habitants du ciel de l'adopter pour enfant »,MsB, fol.4r°  elle me dit qu'elle écoutait chaque matin avec révérence et piété la lecture du martyrologe, heureuse d'entendre le nom de parents si chers.  Elle me recommandait de ne pas dire quelque chose d'amusant ou de préoccupant à une Soeur juste avant l'Office divin, mais d'attendre après, pour éviter de lui donner des distractions.  Elle-même pratiquait ce conseil très fidèlement.

L'oraison : temps du bon Dieu
    Sa vie entière s'écoula dans la foi nue.  Il n'y avait pas d'âme moins consolée dans la prière; elle me confia qu'elle avait passé sept ans dans une oraison des plus arides : ses retraites annuelles, ses retraites du mois lui étaient un supplice.  Et cependant on l'eût crue inondée de consolations spirituelles, tant ses paroles et ses oeuvres avaient d'onction, tant elle était unie à Dieu.  Malgré cet état de sécheresse, elle n'était que plus assidue à l'oraison, « heureuse, par là même, de (77) donner davantage au bon Dieu ».  Elle ne souffrait pas qu'on dérobât un seul instant à ce saint exercice et formait ses novices dans ce sens.  Un jour que la Communauté était occupée au lavage quand l'oraison sonna et qu'il lui fallait continuer l'ouvrage, Soeur Thérèse qui m'observait, travaillant avec ardeur, me demanda : "Que faites-vous ? - Je lave, répondis-je. - C'est bien, reprit-elle, mais vous devez intérieurement faire oraison, c'est le temps du bon Dieu, il ne faut pas le lui prendre. "
    L'union à Dieu de Soeur Thérèse était simple et naturelle, de même que sa façon de parler de Lui.  Comme je lui demandais si elle perdait quelquefois la présence de Dieu, elle me répondit très simplement : « Oh ! non, je crois bien que je n'ai jamais été trois minutes sans penser au bon Dieu. »  Je lui témoignai ma surprise qu'une telle application soit possible.  Elle reprit : « On pense naturellement à quelqu'un que l'on aime. »    
    C'était l'Évangile et le peu que l'on nous permettait alors de lire dans l'Ancien Testament qui l'occupaient pendant ses oraisons; surtout à la fin de sa vie où aucun livre, même ceux qui lui avaient fait le plus de bien, ne lui parlaient plus au coeur.  Parmi ceux-ci, elle avait spécialement apprécié le Discours de Bossuet sur "La vie cachée en Dieu".  Dès mon entrée au Carmel elle m'en recommanda la lecture. (78) Au début de sa vie religieuse, lorsque j'étais encore dans le monde, elle me conseilla d'acheter l'ouvrage de Mgr de Ségur sur nos "Grandeurs en Jésus".  Mais si elle méditait ses grandeurs en Jésus, c'est la connaissance de sa petitesse qu'elle aimait surtout à approfondir jusqu'à avouer « préférer des lumières sur son néant à des lumières sur la foi. »
    A cette époque et même plus tard, elle goûtait particulièrement les oeuvres de saint Jean de la Croix.  Quand je l'eus rejointe au monastère, je fus témoin de son enthousiasme lorsque devant le graphique de notre Bienheureux Père, dans "La Montée du Carmel", elle s'arrêtait et me faisait remarquer cette ligne où il y avait écrit : "Ici, il n'y a plus de chemin, parce qu'il n'y a pas de loi pour le juste."  Alors, dans son émotion, le souffle lui manquait pour traduire son bonheur.  Cette parole l'aida beaucoup à prendre son indépendance dans ses explorations du pur amour, que plusieurs taxaient de présomption.  Elle excita sa hardiesse à trouver, pour l'atteindre, une voie toute nouvelle, celle de l'Enfance spirituelle, qui n'en est plus une , tant elle est droite et courte, aboutissant d'un seul jet au coeur même de Dieu. Je crois que toutes ses oraisons visaient uniquement cette recherche de « la science d'amour »       

PIÉTÉ


Prédilection pour la sainte Écriture
        Elle avait à un haut degré la connaissance des choses de Dieu et de la spiritualité.  Douée d'une excellente mémoire, elle retenait facilement ce qu'elle lisait ou entendait et savait se servir au moment opportun des remarques judicieuses, des moindres anecdotes.  Mais elle s'assimila surtout, avec promptitude et une appréciation sûre, les passages de la Sainte Ecriture qui fut, au Carmel, son plus grand trésor.  Elle en découvrait le sens caché et en faisait des applications surprenantes.  J'avais copié plusieurs extraits de l'Ancien Testament, [Soeur Geneviève fit cette copie étant encore dans le monde, lorsque Thérèse l'eut quittée pour le Carmel.  Elle se servit pour ce travail d'abord d'une Bible qui appartenait à son oncle, M.Guérin.  C'était un ouvrage de luxe, très grand format, illustré par Gustave Doré, traduction Bourassé et Janvier.  Elle préféra ensuite utiliser un livre plus maniable et continua sa copie d'après une Bible traduite par Lemaistre de Sacy, éditée en 1864 chez Furne et Cie , Paris.  Le carnet manuscrit copié par Soeur Geneviève contient des passages des livres suivants dans l'ordre où ils sont copiés : Cantique des Cantiques, Ecclésiaste, Sagesse, Proverbes, Isaïe, Tobie, Ecclésiastique, Ezéchiel, Osée, Habacuc, Sophonie, Malachie, Joël, Amos, Michée, Zacharie.  Après son entrée au Carmel, le 14 septembre 1894, elle donna ce petit carnet à Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui y puisa  pour ses méditations et lectures.  C'est là que, selon toutes probabilités, elle a lu la parole qu'elle aimait tant : "Si quelqu'un est tout petit, qu'il vienne à moi " - Prov 9,4, cité dans Ms.C fol 3 r°.] je les lui communiquai et ces quelques pages lui furent un aliment délicieux pour ses oraisons. (80)
    Elle cherchait à connaître Dieu, à découvrir pour ainsi dire « son caractère » et comment pouvait-elle mieux le faire qu'en étudiant les livres inspirés, spécialement le saint Évangile ?  Aussi s'affligeait-elle de la différence des traductions. [Elle avait pu en juger car, bien que les jeunes Soeurs ne fussent pas autorisées à lire une Bible complète, la sainte avait comparé les textes du petit carnet de Soeur Geneviève avec certaines traductions du Psautier (notamment dans l'édition de Glaire) des livres des prophètes et du Nouveau Testament.  Elle lut celui-ci surtout dans le Manuel du chrétien qui contenait aussi les Psaumes et l'Imitation de Jésus-Christ, précédés de l'Ordinaire de la Messe, des Vêpres et des Complies.  (Édition approuvée par Monseigneur l'Archevêque de Tours, Mame et Fils, éditeurs, Tours, 1864.  Sans nom de traducteur), "Psaumes traduits de l'hébreu".  En plus des exemplaires de l'Écriture Sainte proprement dite, elle avait à sa disposition des ouvrages qui en donnent de longs extraits comme la traduction du Bréviaire, lue chaque jour à la communauté au réfectoire, la Semaine sainte latin-français, les Paroissiens et autres livres qui contiennent de nombreuses citations scripturaires, telles l'Année liturgique de Dom Guéranger, les Oeuvres de saint Jean de la Croix, etc.  L'examen des citations de l'Ancien et du Nouveau Testaments faites par la sainte prouve bien qu'elle a puisé, en effet, à ces différentes sources.]
     Si j'avais été prêtre, me disait-elle, j'aurais étudié l'hébreu et le grec afin de pouvoir lire la parole de Dieu telle qu'il daigna l'exprimer dans le langage humain.  Elle portait jour et nuit le saint Évangile sur son coeur et s'occupa beaucoup d'en trouver les textes édités séparément, afin de les faire relier et de nous procurer le même bonheur.(81)

Son amour pour la très Sainte Trinité
    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus avait une grande dévotion pour la Très Sainte Trinité.  Elle eût désiré que sa fête fut élevé à un rite supérieur.  Lorsque j'étais encore dans le monde, elle avait d'abord eu la pensée de m'appeler Marie de la Trinité, avant de me choisir le nom de Marie de la Sainte Face, que je portai de fait quelques mois au Carmel.  Mais le premier vocable ayant été attribué à une autre novice, elle en fut très consolée.  C'est le jour de la fête de la Très Sainte Trinité, 9 juin 1895, pendant la messe, qu'elle fut inspirée de s'offrir comme victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux du bon Dieu.

Appeler le bon Dieu « Notre Père »
    Un jour j'entrai dans la cellule de notre chère petite Soeur et je fus saisis par son expression de grand recueillement.  Elle cousait avec activité et cependant semblait perdue dans une contemplation profonde : « A quoi pensez-vous, lui demandai-je ?
- Je médite le Pater, me répondit-elle.  C'est si doux d'appeler le bon Dieu notre Père !... » Et des larmes brillèrent dans ses yeux.(82)
    Elle aima le bon Dieu comme un enfant chérit son père, avec des tours de tendresse incroyables.  Pendant sa maladie, il arriva qu'en parlant de lui elle prit un mot pour un autre et l'appela : « Papa ».  Nous nous mîmes à rire, mais elle reprit tout émue : « Oh ! oui, il est bien mon Papa et que cela m'est doux de lui donner ce nom. »

La familiarité avec Jésus
    Jésus était tout pour son coeur.  Lorsqu'elle écrivait et qu'il s'agissait de Notre-Seigneur Jésus-Christ, elle mettait toujours des majuscules à Lui et à Il, par respect pour sa personne adorable. Elle me demanda : « Aimez-vous mieux dire tu ou vous en priant Jésus ? »  Je lui répondis que j'aimais mieux dire : tu.  Toute soulagée, elle reprit : « Moi aussi, je préfère de beaucoup dire tu à Jésus, cela exprime mieux mon amour et je n'y manque jamais quand je parle à Lui seul, mais dans mes poésies et les prières qui doivent être lues par d'autres, je n'ose pas. »

Dévotion envers la Sainte Face
    Cette dévotion fut, pour Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus le couronnement et le complet épanouissement de son amour pour la sainte Humanité de Jésus.  La Sainte Face était le miroir où elle voyait l'âme et le coeur de son bien-aimé, où elle le contemplait (83) tout entier.  Ainsi la photographie du seul visage d'un être aimé nous suffit pour nous rendre celui-ci présent.  On peut dire que la dévotion à la Sainte Face a orienté la vie spirituelle de Soeur Thérèse.  Si on veut conserver la note juste de ses pieuses inclinations, il faut reconnaître que celle-là les dépasse toutes, sans doute parce qu'elle les résume toutes.  C'est en contemplant la Face meurtrie de Jésus, en méditant ses humiliations qu'elle puisa l'humilité, l'amour des souffrances, la générosité dans le sacrifice, le zèle des âmes, le dégagement des créatures, enfin toutes les vertus actives, fortes, viriles que nous lui avons vu pratiquer.  Elle suivit, sans le connaître, le conseil de perfection que Notre-Seigneur donne à sainte Gertrude lorsqu'il lui dit : "Que l'âme qui désire s'avancer dans le bien s'envole dans mon sein.  Mais s'il lui prend envie de porter son vol plus loin et de monter encore plus haut sur les ailes de ses désirs, qu'elle s'élève avec la vitesse d'un aigle,  qu'elle vole autour de ma Face, soutenue comme un séraphin sur les ailes d'une charité généreuse."  C'est ce que fit Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus et les conséquences de son envolée furent un amour vraiment séraphique, produisant des fruits de générosité héroïque.  Elle indiqua à ses novices la Face de Jésus comme un livre où elle puisait la science d'amour, l'art des vertus...Elle tint à inscrire près de la Sainte Face, dans son blason mystique, cette devise : "L'Amour ne se (84) paie que par l'amour !" Ses lettres, son autobiographie, ses poésies sont imprégnées d'amour pour cette Face bénie.  Je reste persuadée que c'est ma chère petite Soeur qui fut l'inspiratrice de mon projet de reproduire la Sainte Face d'après le Saint Suaire de Turin, et que je lui dois la réussite de cette copie exécutée en 1904, sept ans après sa mort.

Piété eucharistique
    La sainte messe et le banquet eucharistique faisaient ses délices.  Elle n'entreprenait rien d'important sans demander à faire offrir le saint Sacrifice à cette intention.  Lorsque notre tante lui donnait de l'argent pour ses fêtes et anniversaires au Carmel, elle sollicitait toujours la permission de faire célébrer des messes et me disait parfois tout bas : C'est pour mon enfant (Pranzini), il faut bien que je lui vienne en aide maintenant ! [Un condamné à mort dont elle avait obtenu la conversion in extremis en août 1887.]
    Avant sa profession, elle disposa de sa petite bourse de jeune fille, qui se composait d'une centaine de francs pour faire dire des messe à l'intention de notre Père vénéré, alors si malade.  Elle estimait que rien ne pouvait être meilleur pour lui mériter de nombreuses grâces, que l'effusion du Sang de Jésus. (85) Elle eût beaucoup désiré communier tous les jours, mais la coutume ne le permettant pas, ce fut une de ses plus grandes souffrances au Carmel.  Elle priait saint Joseph d'obtenir un changement dans cet usage.  Le décret de Léon XIII, donnant une plus grande liberté sur ce point, lui sembla une réponse à ses ardentes supplications. [Ce décret est daté du 17 décembre 1890.  Voici le passage essentiel : "En ce qui concerne la permission ou la défense d'approcher de la sainte Table, le très Saint Père décrète que ces permissions ou défenses regardent seulement le confesseur ordinaire, sans que les Supérieurs aient aucune autorité pour s'ingérer dans cette chose...celui qui aurait obtenu du confesseur l'autorisation d'une communion plus fréquente ou même quotidienne, sera tenu d'en avertir le Supérieur."  - Pratiquement, l'Aumônier du Carmel de Lisieux, M. l'abbé Youf, ne changea pas les usages établis sauf pendant la période d'influenza (décembre 1891-janvier 1892) où sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus put communier tous les jours.] Elle nous prédit qu'après sa mort nous ne manquerions pas de notre pain quotidien, ce qui se réalisa pleinement. [M. l'abbé Youf mourut quelques jours après la Sainte, et son successeur, M. l'abbé Hodierne, conformément au décret de Léon XIII, introduisit au Carmel de Lisieux l'usage de la communion quotidienne.]
    Son amour pour la sainte Eucharistie la porta à remplir avec beaucoup de ferveur l'emploi de sacristine.  Sa joie était à son comble lorsqu'il restait sur la patène ou le corporal une parcelle de la sainte Hostie.  Un jour que le ciboire était insuffisamment purifié, (86) elle appela plusieurs novices pour l'accompagner à l'Oratoire où elle le déposa avec une joie et un respect indicibles.  Elle me raconta son bonheur lorsqu'une fois, au moment de la sainte communion, la sainte hostie étant tombée des mains du prêtre, elle tendit son scapulaire pour la recevoir : elle estimait ainsi avoir eu le même privilège que la Sainte Vierge lorsqu'elle avait porté l'Enfant Jésus dans ses bras.  En préparant les vases sacrés pour la Sainte Messe, elle aimait, dit-elle, à se mirer dans le calice et la patène, il lui semblait que l'or ayant reflété son image, c'était sur elle que reposaient les divines Espèces.
    Avec quelle émotion elle composa et peignit une fresque autour du tabernacle et de l'Oratoire ! C'est un véritable monument d'obéissance, car elle ne connaissait pas à fond le dessin, [Céline avait donné quelques leçons à Thérèse six mois seulement avant l'entrée de celle-ci au Carmel.] et nullement la peinture, et il lui fallait faire ce travail, montée sur une échelle, avec un éclairage si insuffisant qu'un artiste expérimenté aurait eu du mal à le réussir.  Pourtant, elle l'acheva heureusement et les petits anges qu'elle nous a laissés ont une expression à la fois enfantine et céleste.

Culte du sacerdoce
    Son esprit de foi lui inspirait un grand respect pour les prêtres, à cause du sacerdoce dont ils sont revêtus et dont il est impossible d'avoir une plus haute estime. (87)  Elle a exprimé à plusieurs reprises au cours de sa vie le regret de ne pouvoir être prêtre.  Se sentant très malade, en juin 1897, elle me dit :  Le bon Dieu va me prendre à un âge où je n'aurais pas eu le temps d'être prêtre si je l'avais pu.   La pensée que sainte Barbe avait porté la communion à saint Stanislas Kotska la ravissait.  Pourquoi pas un ange, me disait-elle, pourquoi pas un prêtre, mais une vierge ! oh ! qu'au ciel nous verrons de merveilles ! J'ai dans l'idée que ceux qui l'auront désiré sur la terre jouiront là-haut des privilèges du sacerdoce.

Des fleurs pour la statue de l'Enfant Jésus
    Ma petite Thérèse fut heureuse d'être chargée d'orner la statue de l'Enfant Jésus placée dans le cloître et en prit le plus grand soin.  Elle la peignit en rose et l'entoura toujours de fleurs gaies et de petits oiseaux empaillés, au plumage chatoyant.  Au lieu de se reposer comme c'était permis pendant l'heure du silence, de midi à une heure l'été, elle la passait en partie à orner son petit Jésus.  Mais les fleurs  au Carmel étaient rares à cette époque.  A quinze ans, prisonnière, ne plus pouvoir se promener dans les campagnes, ni cueillir un seul bouton d'or, c'était pénible pour une nature comme la sienne ! Cependant, Jésus se chargea de pourvoir sa petite fiancée.  Elle-même m'a raconté l'anecdote suivante.  Le premier été qu'elle passa au Carmel, il lui arriva de se dire :  Je ne reverrai donc plus jamais de bluets, de grandes pâquerettes, de coquelicots, ni d'avoine, ni de blé !...et elle en éprouvait un (88) vrai chagrin, lorsque la portière vint remettre à notre Mère une superbe gerbe champêtre, composée de toutes les fleurs et de tous les épis que Thérèse avait désirés.  La tourière du dehors l'avait trouvée posée sur le bord de sa fenêtre, sans explication.  Ignorant la peine de Thérèse, notre Mère lui remit le bouquet pour la statue de l'Enfant Jésus.  A partir de ce moment, les fleurs des champs ne lui manquèrent jamais.

Des roses pour le crucifix
    Elle avait beaucoup de dévotion à jeter des fleurs au grand Christ du préau et plus tard, pendant sa maladie, elle couvrait son crucifix de roses, [Il s'agit du crucifix que chaque Carmélite porte sur elle.] écartant avec soin les pétales fanés. Un jour que je la voyais toucher doucement la couronne d'épines et les clous de son Jésus du bout des doigts, je lui dis : « Que faites-vous là? »  Alors, avec un petit air étonné d'être ainsi surprise, elle m'avoua :  Je le décloue et je lui enlève sa couronne d'épines.   Elle ne voulait pas donner aux créatures le témoignage d'amour de leur jeter des fleurs.  Un jour, je lui avais mis des roses dans la main en lui demandant de les jeter à quelqu'une en signe d'affection, elle refusa.

Piété mariale
    La statue de la Sainte Vierge qui s'était animée pour lui sourire lors de sa guérison miraculeuse était sa consolation.  Lorsqu'à mon entrée au Carmel (89) on apporta cette statue, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus se rendit à la porte conventuelle pour la recevoir et, la saisissant d'un mouvement rapide en la serrant avec amour, l'emporta avec la même facilité qu'on soulève une plume, bien qu'elle fut très lourde. [Cette statue est en plâtre plein et mesure 0 m.90.] Les Soeurs présentes en restèrent surprises et édifiées.  Bien des fois depuis, je l'ai vue s'agenouiller à ses pieds et la prier avec une grande ferveur.  Pendant sa dernière maladie, on la plaça en face de son lit.  Sans cesse ses regards étaient tournés vers elle.
    Thérèse aimait à distribuer des médailles de la Sainte Vierge, ne doutant pas de leur efficacité.  Dans le monde, elle en avait attaché sur la poitrine des deux petites filles pauvres qu'elle instruisait et elle avait persuadé une femme de journée incroyante de porter celle qu'elle lui offrait.  A sa Première Communion, elle résolut de réciter chaque jour un "Souvenez-vous" et elle y fut fidèle toute sa vie.  Plus tard, aux Buissonnets, elle disait son chapelet quotidiennement, mais ces pratiques extérieures n'étaient qu'un pâle rayonnement de son intimité avec sa Mère chérie qu'elle appelait Maman.  Elle estimait que toutes les conversions devraient être obtenues par l'invocation de Marie et recommandait à la Sainte Vierge toutes ses intentions.  Une après-midi, à trois heures, je remarquai qu'elle priait (90) et lui demandai ce qu'elle disait : « Je récite un Ave Maria pour offrir mon travail à la Sainte Vierge.  J'ai pris l'habitude d'agir ainsi chaque fois que je me remets à l'ouvrage. »  Elle nous faisait passer notre chapelet autour du cou, la nuit.  
    Notre chère petite Maîtresse était déjà bien malade quand elle composa son cantique "Pourquoi je t'aime, ô Marie".  Elle y mit tout son coeur.  Je l'entends encore me dire « qu'elle voulait avant de mourir exprimer dans une poésie tout ce qu'elle pensait sur la Sainte Vierge. »

CHARITÉ FRATERNELLE
ZELE DES AMES


En lisant le prophète Isaïe
    Sur la charité, notre sainte petite Soeur ne tarissait jamais.  Elle me communiqua la lumière qu'elle avait reçue en lisant ce passage d'Isaïe [Ch.58] : « Le jeûne que je demande consiste-t-il à faire qu'un homme afflige son âme pendant un jour, qu'il prenne le sac et la cendre ? est-ce là ce que nous appelons un jeûne et un jour agréable au Seigneur ?  Le jeûne que j'approuve, n'est-ce pas  plutôt celui-ci ? Rompez les chaînes de l'impiété, déchargez de leurs lourds fardeaux ceux qui en sont accablés, renvoyez libres ceux qui sont opprimés et brisez tout ce qui charge les autres.  Partagez votre pain avec celui qui a faim et faites entrer dans votre maison les pauvres et ceux qui ne savent pas où se retirer.  Lorsque vous verrez un homme nu, revêtez-le, et ne méprisez pas votre propre chair."
    Et reprenant chacune de ces expressions, elle me les expliquait en me disant qu'il y avait, à l'égard des  âmes, une bien plus grande charité à pratiquer qu'à l'égard des corps : « Il y a des pauvres partout, des âmes faibles, malades, opprimées...Eh bien ! prenez leurs fardeaux.  Renvoyez-les libres, c'est-à-dire quand on parle devant vous (94) de quelque défaut de vos Soeurs, n'y ajoutez jamais...Adroitement, car quelquefois il n'est pas à propos de contredire, mettez leurs vertus en balance, renvoyez libres ceux qui sont opprimés et brisez tout ce qui charge les autres.  Partagez votre pain, c'est-à-dire donnez de vous-même, faites entrer dans votre maison, prodiguez-vous, donnez de vos biens : votre tranquillité, votre repos à ceux qui ne savent où se retirer, qui sont pauvres. »
    Et poursuivant sa citation : "Alors votre lumière éclatera comme l'aurore, vous recouvrerez bientôt votre santé, votre justice marchera devant vous et la gloire du Seigneur vous protégera.  Alors, vous invoquerez le Seigneur et il vous exaucera.  Vous crierez et il vous dira : me voici.  Si vous détruisez les chaînes parmi vous, si vous cessez d'étendre la main et de dire des paroles outrageantes, si vous assistez le pauvre avec effusion, si vous consolez l'âme affligée, la lumière se lèvera pour vous dans les ténèbres et vos ténèbres deviendront comme le midi, le SEIGNEUR VOUS DONNERA POUR  TOUJOURS LE REPOS, IL REMPLIRA VOTRE AME DE SPLENDEUR; IL RANIMERA VOS OS; VOUS DEVIENDREZ COMME UN JARDIN TOUJOURS ARROSE ET COMME UNE FONTAINE DONT LES EAUX NE TARISSENT JAMAIS. [ Ce passage a été appliqué par l'Eglise à la sainte elle-même, dans l'office liturgique de sa fête: antienne du Benedictus.] Les lieux déserts depuis des siècles seront remplis d'édifices; vous relèverez les fondements abandonnés pour une longue suite d'années et l'on dira de vous que vous réparez les murailles et que vous rendez les chemins sûrs. » (95)
    Elle continuait :  Vous venez d'entendre la récompense ! Si vous cessez de dire des paroles peu charitables, si vous brisez les chaînes des âmes captives par votre douceur et votre affabilité; si vous assistez les âmes pauvres et délaissées avec effusion, c'est-à-dire avec coeur, avec amour, avec désintéressement, si vous consolez ceux qui souffrent, vous recouvrerez votre santé intérieure, votre âme ne languira plus.  Votre justice marchera devant vous.  Mais comme ces oeuvres pour être profitables doivent demeurer cachées, comme le propre de la vertu, semblable à l'humble violette, est d'embaumer sans que les créatures sachent d'où vient ce parfum : la gloire du Seigneur vous protégera, pas votre gloire propre, mais la gloire du Seigneur ! Et le Seigneur vous exaucera, Il vous donnera le repos, une lumière se lèvera pour vous dans les ténèbres et vos ténèbres deviendront pour vous comme le midi, non pas que les ténèbres disparaîtront car les épreuves ne peuvent manquer à une âme, mais vos ténèbres seront lumineuses...et vous aurez la paix, la joie, une clarté brillera toujours pour vous-même, au milieu de la nuit intérieure.  Vous deviendrez comme un jardin toujours arrosé, comme une fontaine dont les eaux ne tarissent jamais, à laquelle toutes les âmes, toutes les créatures puisent sans lui faire tort. Mais ce n'est pas tout, prêtez attention à la dernière récompense : Les lieux déserts depuis des siècles seront remplis d'édifices, vous relèverez les fondements.  Qu'est-ce à dire ? Comment, en pratiquant la charité, l'amour du prochain, puis-je bâtir des édifices ! (96) Cela ne se ressemble pas, n'a aucun rapport ?...Et pourtant les anges dans le ciel diront de vous que vous réparez les murailles et que vous rendez les chemins sûrs... » En disant cela, elle me regardait avec enthousiasme... « Quel mystère ! Par nos petites vertus, notre charité pratiquée dans l'ombre, nous convertissons au loin les âmes...nous aidons les missionnaires...et même, au dernier jour, on dira peut-être que nous avons bâti des demeures matérielles à Jésus et préparé ses voies... »

Dévouement fraternel
    Les actes de charité que j'ai vu pratiquer à notre chère petite Soeur sont innombrables et variés.  Elle ne laissait échapper aucune occasion.  Par exemple, ses dimanches et fêtes chômées, le peu de temps qu'elle avait de libre passait à faire plaisir aux autres.  Elle composait des poésies suivant la demande des Soeurs, jamais elle n'en refusa une, de sorte qu'elle ne trouva presque pas de loisirs pour en faire de son propre mouvement.  C'est ainsi encore qu'elle ne copia jamais un seul cantique pour sa dévotion personnelle quoiqu'elle eût beaucoup désiré en avoir à sa disposition.  De même, elle se privait de relever les beaux passages de ses lectures, si bien qu'une de ses novices à qui elle avait confié ses préférences, dut prendre ce soin à son insu.

Laisser la meilleure place aux autres
      En sortant de la récréation du soir pour aller à Complies, me disait-elle, j'avais pris l'habitude de déposer notre panier à ouvrage sur un des bancs proches de l'avant-choeur.  C'était commode, et il y avait moins de danger que les araignées viennent s'y loger que lorsque je le mettais par terre.  Mais je remarquai bientôt que la place était souvent prise par le panier d'une Soeur qui était passée avant moi.  D'autres, pensais-je, trouvent aussi que c'est plus commode ?  Eh bien, je leur laisserai la place, cela fait tant de plaisir quand elle est libre puisqu'ainsi on n'a pas à se baisser. »

Sacrifice d'un petit triomphe
    Une fois qu'elle voulait m'engager à pratiquer la charité, elle me raconta qu'étant jeune novice et mettant son bonheur à parer la statue de l'Enfant Jésus du cloître, elle se priva toujours d'y mettre des fleurs odorantes, même une petite violette, parce que les parfums incommodaient une de nos mères anciennes.  Celle-ci l'ayant vue placer une belle rose au pied de la statue l'appela, dans l'intention évidente de la lui faire retirer. « A ce moment, me dit Thérèse, devinant sa méprise, j'éprouvai un vif désir de lui laisser constater son erreur, car la rose était artificielle.  Mais Jésus m'avait demandé le sacrifice de (98) ce petit triomphe.  Prévenant toute réflexion, je pris la fleur et je lui dis : "Voyez ma mère, comme on imite bien la nature aujourd'hui, ne dirait-on pas que cette fleur vient d'être cueillie dans le jardin ?  Oh ! ajouta-t-elle, vous ne pouvez vous imaginer ce que cet acte de charité m'a été doux et ce qu'il m'a donné de force.

Traiter les âmes avec délicatesse
    Pendant sa maladie, elle me fit observer que Soeur Saint-Stanislas [La première infirmière, décédée le 23 mai 1914; à l'âge de 89 ans et demi.] prenait toujours des linges très doux, choisis avec la plus délicate attention afin de la soulager un peu : « Voyez-vous, me dit-elle, il faut prendre les mêmes soins des âmes, souvent on n'y pense pas et on les blesse.  Pourquoi cela ? Pourquoi donc ne pas les soulager avec la même charité, le même délicatesse que les corps ? Pourtant, certaines sont malades, beaucoup sont faibles, toutes souffrent.  Quelle tendresse nous devrions avoir pour elles !

Petits pois et grosses fèves
    Lorsqu'une Soeur était dans son tort et désagréable, elle ne se montrait que plus aimable, prévenante et douce, afin de calmer le coeur irrité qu'elle sentait souffrir. (99) La bonté du sien se manifestait par une grande tendresse quand on revenait à elle après lui avoir fait de la peine.  Elle m'en expliqua un jour la raison : « Oh ! que le bon Dieu est miséricordieux pour les âmes imparfaites ! J'en trouve la preuve dans la nature.  Regardez les petits pois qui fondent dans la bouche, qui ne sont composés que de sucre et leur enveloppe est fort légère.  Cependant, ils peuvent recevoir les ardeurs du soleil  et la fraîcheur de la nuit, qui ne leur sont pas ménagées.  Ils sont le symbole des âmes parfaites.  Les grosses fèves au contraire, qui représentent les âmes imparfaites, ont une enveloppe toute fourrée qui les préserve bien.  Il nous faut donc agir comme le bon Dieu, déployer toutes nos délicatesses et nos prévenances pour les âmes imparfaites. »

Rendre visite à Jésus et à Marie
    Quand il lui semblait que je me repliais sur moi-même, elle me disait : « Se replier sur soi-même, cela stérilise l'âme ! Il faut se hâter de courir aux oeuvres de charité. »  Parfois, précisait-elle, on est si mal chez soi, dans son intérieur, qu'il faut promptement en sortir.  Le bon Dieu ne nous oblige pas à rester en notre compagnie, au contraire, il permet souvent qu'elle nous soit désagréable afin que nous la quittions.  Je ne vois pas d'autre moyen en ce cas, que de sortir de chez soi et d'aller rendre visite à Jésus et à Marie en courant aux oeuvres de charité ». (100)
Préparer la veilleuse pour l'Enfant Jésus
    [La sainte raconta ce même trait à la Révérende Mère Agnès de Jésus le 12 juillet 1897.]Je lui avais confié une peine.  Pour m'encourager en me prouvant qu'elle n'était pas insensible, elle me raconta qu'étant seconde portière, il arriva un soir pendant le « silence » [Heure de temps libre et de repos entre complies et matines.] qu'on lui fit préparer une veilleuse pour le dehors. [Pour des personnes séculières, parentes d'une religieuse de la communauté, qui étaient exceptionnellement reçues au tour extérieur du Carmel.] Il fallait chercher de l'huile, des mèches, rien n'était apprêté, chacune était retirée dans sa cellule, les portes étaient barrées.  
         J'eus, me confia-t-elle, un grand combat.  Je murmurais intérieurement contre les personnes et les circonstances, j'en voulais aux tourières du dehors de me faire ainsi travailler pendant un temps de repos, alors qu'elles auraient si bien pu se servir elles-mêmes.  Mais tout à coup la lumière se fit dans mon âme.  Je me figurais que je servais la Sainte Famille à Nazareth, que j'apprêtais cette petite veilleuse pour l'Enfant Jésus et alors j'y mis tant, tant d'amour que je marchais d'un pas bien léger et le coeur débordant de tendresse.  Depuis, ajouta-t-elle, j'employai toujours ce moyen qui me réussit à merveille. » (101)

    Soin de malades - Patience et renoncement
        A l'infirmerie où j'étais employée dès mon entrée au Carmel, il n'y avait aucune grande malade, mais des religieuses à la santé déficiente.  Parmi elles s'en trouvait une, affectée d'anémie cérébrale chronique et atteinte de manies qui faisaient de l'office d'infirmière un perpétuel exercice de patience.  Cette malade avait pour principe « qu'il fallait faire exprès d'exercer les novices. »  En conséquence, il m'arriva me trouvant à l'autre extrémité du monastère, d'être sonnée pour m'entendre dire : « Ma petite Soeur, je reconnais votre pas d'avec celui de votre compagne. »  Une fois, n'en pouvant plus, j'arrivai tout en larmes près de Soeur Thérèse qui m'accueillit avec tendresse, me consola, m'encouragea.  Je la vois encore assise près de moi sur un bahut, me serrer dans ses bras.  Cependant, il me fallait retourner sans cesse sur mon champ de bataille et souvent je me surpris à faire un grand tour pour ne pas passer sous les fenêtres de l'infirmerie parce que, la Mère me voyant à proximité, me faisait signe de lui rendre quelque service superflu.  Parfois, c'est en baissant la tête pour n'être pas vue d'elle que j'y passais rapidement, gardant au coeur une certaine amertume.
        Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus qui connaissait la situation et au fond m'excusait de tout son coeur, me dit dans l'une de ces circonstances :  Il faudrait faire exprès de passer devant l'infirmerie afin qu'on vous dérange et, quand vous êtes chargée et ne pouvez vous arrêter, répondre avec (102) amabilité, promettant de revenir, avoir l'air contente comme si on vous rendait un service.  La cloche de l'infirmerie devrait être pour vous une mélodie céleste.  Quand on vous sonne, c'est le mieux, il faudrait le désirer...Oh ! voyez-vous, penser de belles et saintes choses, faire des livres, écrire des biographies de saints, ne vaut pas un acte d'amour de Dieu, ni l'action de répondre quand la cloche de l'infirmerie sonne et que cela dérange.  Lorsqu'on vous demande un service ou que vous remplissez un emploi auprès de malades qui ne sont pas agréables, il faut vous considérer comme une petite esclave à laquelle tout le monde a le droit de commander et qui ne songe pas à s'en plaindre puisqu'elle est esclave.
    - Oui mais souvent, vous le savez, on m'appelle pour rien alors je bouillonne !
    - Je comprends bien que cela vous coûte, mais si vous voyiez les anges qui vous regardent dans l'arène, ils attendent la fin du combat pour vous jeter des couronnes et des fleurs comme autrefois on en jetait aux vaillants chevaliers.  Puisque nous voulons être de petites martyres, à nous de gagner nos palmes ! Et ne croyez pas que ces combats soient sans valeur : « L'homme patient vaut mieux que l'homme fort et celui qui dompte son âme vaut mieux que celui qui prend des villes » [Prov. 16,32].  Pour moi, si je devais vivre encore, l'office d'infirmière serait celui qui me plairait davantage.  Je ne voudrais pas le solliciter, craignant que ce soit présomption, mais si on me le donnait, je me croirais (103) bien privilégiée.  Oh ! oui, j'aurais eu du bonheur si on m'avait demandé cela ! La nature peut-être l'aurait trouvé coûteux, mais il me semble que j'aurais agi avec beaucoup d'amour, pensant à la parole de Notre-Seigneur : « J'étais malade et vous m'avez soulagé. » [Mt 25,36]  Elle me recommandait beaucoup de soigner les malades avec amour, de ne pas faire cet ouvrage comme un autre mais avec autant de soin, de délicatesse que si on rendait ce service à Dieu même.  Toutefois, après une journée de labeur, cela me semblait dur d'aller le soir, pendant l'heure du repos ou après matines, porter quelque soulagement aux Soeurs fatiguées.  Je m'en plaignais.  Elle me dit :  Maintenant, c'est vous qui portez de petites tasses à droite et à gauche, mais un jour au ciel, c'est Jésus « qui ira et viendra pour vous servir. » [Lc 12,37]
    
    Sagesse humaine    
    « Vous dites : je veux être bonne avec celles qui sont bonnes, douce avec celles qui sont douces.  Et dès que quelqu'un vous contrarie, vous voilà hors de vous-même : vous agissez en cela comme les païens dont il est parlé dans l'Evangile.  Au contraire : Faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent. [Mt 5,44; Lc 6,27] Etre bon avec ceux qui nous font du bien, c'est de la sagesse humaine, rien pour Dieu ».
    
    Quand vous serez au moment de la mort
        Je voulais toujours que les détails de ma vie s'emboîtent comme un jeu de patience.  Gare à qui les dérangeait ! Si une circonstance imprévue venait briser cette combinaison et brouiller l'arrangement, je paraissais mécontente.  Un jour, dans la dernière maladie de ma chère petite Soeur, j'avais compté sur une après-midi pour finir un travail et j'avais été appelée inopinément au parloir.  Je lui dis : « Oh ! que je regrette d'avoir été dérangée, j'aurais terminé mon ouvrage !.. » Elle me regarda :  Quand vous serez au moment de la mort, que vous désirerez avoir été dérangée!

    Consacrer du temps à être dérangée
        Je tenais beaucoup à faire tranquillement ma retraite du mois et c'était un vrai problème de choisir un dimanche où ne se dressât aucune embûche, à cause de mon emploi ou de toute autre raison.  Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit : « Vous allez donc en retraite pour avoir plus de temps libre, pour votre satisfaction ? Moi, j'y vais par fidélité, pour donner davantage au bon Dieu...Si j'ai beaucoup à écrire ce jour-là, afin d'avoir un coeur dégagé, je me mets dans la disposition d'esprit d'être dérangée, je me dis : Telle heure libre, je la consacre au dérangement, je le veux, je compte dessus et si je suis tranquille, j'en remercierai le bon Dieu comme d'une grâce sur laquelle je ne comptais pas.  Aussi, je suis toujours heureuse. »  (105) En effet, je remarquai qu'étant sacristine et son ouvrage personnel étant achevé, elle faisait exprès les jours chômés, de passer devant la sacristie afin qu'on l'appelle.  Elle se mettait sur le passage de la première d'emploi afin que celle-ci puisse lui demander un service, ce qui ne manquait pas.  Sachant qu'au fond cela lui coûtait beaucoup, je lui faisais signe de ne pas aller par là, je lui en procurais le moyen mais c'était en vain.

    Sacrifice, joie et pur amour
        Dans les derniers mois d'exil de mon angélique petite Soeur, il m'arrivait, pour rester plus longtemps à la soigner, de tarder à me rendre à la récréation et de ne pas mettre le même zèle à servir les autres malades atteintes beaucoup moins gravement.  Elle me dit : « A votre place, même quand vous n'y êtes pas strictement obligée, je ferais tout mon possible pour aller aux récréations et pour servir les autres infirmes.  Je m'ingénierais à faire mille sacrifices, à me priver en toute rencontre pour vous obtenir des grâces.  Il ne faut jamais se rechercher soi-même en quoi que ce soit, car « dès qu'on commence à se rechercher, à l'instant on cesse d'aimer. [Imitation III, 5:7]  A la fin de ma vie religieuse, j'ai mené l'existence la plus heureuse que l'on puisse voir, parce que je ne me recherchais jamais. (106) Quand on se renonce, on a sa récompense sur terre.  Vous me demandez souvent le moyen d'arriver au pur amour, c'est de vous oublier vous-même et de ne vous rechercher en rien. »

Ange de paix
        J'avais versé quelques larmes pour faire croire à une soeur que j'étais très contrariée.  Pourtant, il n'y avait aucune attache à la chose que je regrettais.  J'avais aussi le même jour soutenu mes droits vis-à-vis d'une autre soeur et défendu la justice, je voulais de plus lui prouver qu'elle avait tort. Ma Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit:  C'est vrai, dans le fond, il n'y a pas eu de trouble, la paix n'a pas été atteinte, mais le duvet de la petite pêche est froissé...Soutenir vos droits, vouloir la justice n'est pas un grand tort vis-à-vis du prochain, mais pour vous, quel dommage!
    - Oh! puisque la pêche est meurtrie, que faire?
    -Un regard d'amour vers Jésus et la connaissance de sa  propre misère répare tout.  Chercher son droit, c'est agir au détriment de son âme, et vouloir instruire les autres, même sans vous mettre dans votre tort, c'est vous dépouiller à contretemps.  De plus, ce n'est pas de bonne guerre, puisque vous n'êtes pas chargée de leur conduite.  Il ne faut pas que vous soyez Juge de paix - il n'y a que le bon Dieu qui ait ce droit - votre mission à vous c'est d'être un Ange de paix! » (107)

Juger favorablement
        Elle me disait fréquemment qu'on doit toujours juger les autres avec charité car très souvent, ce qui paraît négligence à nos yeux est héroïsme aux yeux de Dieu.  Une personne fatiguée, qui a la migraine ou qui souffre dans son âme, fait plus en accomplissant la moitié de sa besogne, qu'une autre saine de corps et d'esprit qui la fait tout entière.  Notre jugement doit donc être, en toute occasion, favorable au prochain.  On doit toujours penser le bien, toujours excuser.  Et si aucun motif ne semble valable, il y aurait encore la ressource de se dire: « Telle personne a tort apparemment, mais elle ne s'en rend pas compte et si je jouis d'un meilleur jugement, raison de plus pour avoir pitié d'elle et pour m'humilier d'être sévère à son égard. »  Elle me faisait aussi remarquer qu'ordinairement, le bon Dieu permet que nous passions par les mêmes faiblesses qui nous ont déplu chez les autres: oublis, négligences involontaires, fatigues...alors, c'est tout naturellement que nous excusons les fautes dans lesquelles nous sommes tombées.  Instruite par un guide si clairvoyant, j'ai vu moi-même par expérience que des soeurs que j'avais cru imparfaites n'étaient pas en défaut.  Une oeuvre accomplie par obéissance, une action plus utile les avaient empêchées aux yeux des autres, de faire leur devoir et elles supportaient en silence cette humiliation.(108)

Enseignement tiré des petites poires sans apparence
        Se promenant au jardin pendant la récréation, elle me dit en me montrant un arbre fruitier: « Regardez ces poires très laides en apparence, elles sont l'image des soeurs qui vous déplaisent.  A l'automne, quand on vous donnera ces fruits débarrassés des corps étrangers qui les défigurent, vous les mangerez avec plaisir, sans vous douter que vous les aviez méprisées.  De même au dernier jour, vous serez dans l'étonnement de voir vos soeurs délivrées de toutes leurs imperfections et qui vous paraîtront de grandes saintes. »

Prier pour les prêtres
    Ce qui l'attirait au Carmel, c'était le sacrifice pour l'Église, pour les prêtres...elle voulait que sa vie soit consacrée à la sanctification des ministres du Seigneur.  Elle disait que prier pour les prêtres, c'était faire le commerce en gros, puisque, par le tête, elle atteignait les membres.  Ce désir de la sanctification des prêtres, et par eux de la conversion des pécheurs, fut vraiment le mobile de sa vie.  Elle nous apprit au noviciat une prière pour eux, assez longue, dont elle ignorait l'auteur. [Thérèse Durnerin] Presque toutes les lettres qu'elle m'écrivait, lorsque j'étais dans le monde, témoignent de cet attrait qui nous était commun.

ZELE DES AMES
        
    En juin 1896, je la photographiai pour donner son portrait à notre Mère Prieure (Mère Marie de Gonzague) que nous fêtions le 21 juin.  Elle voulut être prise tenant à la main un rouleau sur lequel elle avait écrit ces paroles de notre Mère sainte Thérèse: "Je donnerais mille vies pour sauver une seule âme." [Château intérieur, 6° demeures, ch.6; Vie ch.23, Fondations ch.1]
    Lors de notre voyage de Rome, elle n'avait encore que quatorze ans, ayant parcouru quelques pages d'Annales de Religieuses Missionnaires, elle interrompit bientôt sa lecture et me dit:  Je ne veux pas en lire plus; j'ai déjà un désir si violent d'être missionnaire, que serait-ce si je l'avivais encore par le tableau de cet apostolat? Je veux être carmélite. Elle m'expliqua ensuite le pourquoi de cette détermination: C'était pour souffrir davantage dans la monotonie d'une vie austère et, par là, sauver plus d'âmes.
    Elle a raconté dans l'histoire de sa vie la ténacité de ses prières pour le malheureux assassin Pranzini, (110) son émotion quand elle se vit exaucée par le subit retour à Dieu du condamné, au pied de l'échafaud.  C'est à moi qu'elle avait remis en rougissant la pièce de monnaie destinée à faire célébrer une messe pour cette conversion.  Sa timidité l'empêchait de la demander elle-même à son confesseur.  Elle ne m'avait point dévoilé l'intention de cette messe et fut bien soulagée lorsque je lui dis que je l'avais devinée.  Après, elle partagea avec moi ses craintes et ses espoirs.  Le zèle des âmes avait commencé à dévorer son coeur quand, dans son adolescence, l'image d'une main sanglante de Jésus crucifié lui avait révélé sa vocation de co-rédemptrice avec le Sauveur.
    Au Carmel, ce zèle ne cessa de s'accroître et se manifestait en toute rencontre.  Je l'ai vue, après le départ d'un ouvrier éloigné de Dieu qui devait revenir dans la journée travailler au monastère, cacher furtivement une médaille de saint Benoît sous la doublure de sa veste de travail.
    Dans un moment de cruelles souffrances, alors que la tuberculose gagnait en entier l'organisme et que nous implorions le Ciel avec larmes, elle disait:  Je demande au bon Dieu que toutes les prières faites pour moi ne servent pas à alléger mes souffrances mais à sauver les pécheurs.  (111) Et je l'entends encore affirmer:  Non, je n'aurais jamais cru qu'on pouvait tant souffrir...jamais, jamais!  Je ne puis m'expliquer cela que par les désirs ardents que j'ai eus de sauver des âmes.  Ce fut l'une de ses dernières paroles.

Après sa mort
     Bien des fois et sous des formes très variées, elle promit de « faire tomber une pluie de roses » et exprima son désir et son assurance de faire du bien après sa mort en priant pour l'Église, en continuant sa mission de choix auprès des prêtres.  Je l'entendis surtout expliquer, décrire quel serait ce bien, par quel moyen elle appellerait les âmes à Dieu en leur enseignant sa voie de confiance et de total abandon.  Répondant à l'une de ses réflexions, je lui disais: « Alors, vous croyez que vous sauverez plus d'âmes au ciel?
-Oui je le crois, me répondit-elle, la preuve c'est que le bon Dieu me laisse mourir, alors que je désire tant lui sauver des âmes... (112)

FIDELITE - OBEISSANCE - PAUVRETE - ESPRIT DE MORTIFICATION

Fidélité à la règle
    La fidélité de ma chère petite soeur pour l'observance fut à la mesure de son estime pour nos saintes Règles et Constitutions: Nous sommes trop heureuses, disait-elle, de n'avoir qu'à pratiquer ce que nos réformateurs ont dû instituer avec tant de peine. Aussi, elle ne pouvait supporter que nous trouvions à redire à ce qui était prescrit.
    Elle nous assurait  qu'en communauté chacune devrait essayer de se suffire à elle-même et de faire en sorte de ne pas demander de service sans grande nécessité.  Pour garder un juste milieu, quand on croit pouvoir se dispenser de quelque ouvrage commun ou solliciter une exception à la règle, elle conseillait de se dire intérieurement: -Si chacune faisait la même chose? –  La réponse serait, ajoutait-elle, qu'il en résulterait un grand désordre, car chacune trouverait de bonnes raisons et toujours assez d'occupations de son choix ou dans son emploi pour se soustraire aux obligations communes.  Manquer le moins possible aux heures de communauté: Office divin, oraison, récréation, tel était son enseignement.  Il y en a, disait-elle, qui sous prétexte de dévouement au travail, abrègent ces heures dont (116) l'emploi est spécifié dans la règle, cela, c'est voler le temps du bon Dieu!  Elle nous donnait elle-même l'exemple et quittait son travail au premier son de la cloche, sans prendre le temps d'achever un mot commencé ou de faire un point de plus.  Lorsqu'elle était sonneuse, je la voyais se déranger à la fin des récréations un demi-quart d'heure avant le temps réglementaire, comme il était prescrit dans nos "Usages".  Elle s'en allait au milieu même de la conversation la plus intéressante.  De façon continue, cette conduite est très mortifiante.
    Afin de ne pas manquer Matines ou d'autres heures où la communauté est réunie, elle pratiquait des actes de vertu bien méritoires.  N'étant encore que postulante ou novice, si elle se sentait malade, elle ne le disait pas, à moins d'avoir reçu l'ordre exprès de le dévoiler, car elle ne prenait en toute occasion, de secours et de soulagement que ce qu'on lui proposait, sans aucune avance de sa part.  Au contraire, elle montrait plus de courage quand elle souffrait, afin de déguiser son malaise.  Plusieurs fois, elle alla au choeur pour la récitation de l'Office divin avec un tel mal d'estomac qu'elle ne croyait pas pouvoir garder son repas sans défaillir, mais elle rassemblait toute son énergie en se disant;  Si je tombe, on va bien le voir! Cette petite (117) phrase qu'elle se répétait souvent l'aida beaucoup, me confia-t-elle, surtout au début de sa vie religieuse.
    Une fois que la fin d'un exercice était sonnée et que je ne me dérangeais pas assez vite, elle me dit:  Allez à votre petit devoir, non à votre petit amour...

Obéissance
    L'obéissance de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus s'étendait à tout.  Elle me disait:  Nous ne devons pas nous donner de facilité de vie.  Puisque nous voudrions être des martyres, il faut se servir des instruments que l'on a, et faire de notre vie religieuse un martyre .  Ce conseil, elle le pratiquait rigoureusement, à la lettre.  Les Supérieures devaient faire une grande attention à ce qu'elles disaient en sa présence, car un avis lui devenait un ordre, et elle ne le suivait pas seulement un jour, ni quinze jours, mais sans discontinuer.
    C'est ainsi que je l'ai vue observer de petites choses comme fermer telle porte, ne pas passer en tel endroit, ne pas traverser le choeur et mille autres recommandations de ce genre auxquelles notre Mère Prieure - la Révérende Mère Marie de Gonzague - ne pensait (118) plus au bout de quelques jours.  Elle ne se doutait pas que pour cette âme fidèle toutes ses paroles devenaient des oracles, et qu'elle les accomplissait comme étant la volonté expresse de Dieu.  Pendant son noviciat, sa Maîtresse, Soeur Marie des Anges, lui avait fait une obligation de lui dire chaque fois qu'elle aurait mal à l'estomac.  Comme c'était tous les jours, elle se croyait forcée de faire cet aveu tous les jours.  Alors sa Maîtresse, ne se souvenant plus de l'ordre qu'elle avait donné, s'exclamait: « Cette enfant ne fait que se plaindre ».  Ce que Thérèse supporta sans s'excuser.
    Elle obéissait de même à chacune des soeurs, sans que jamais parût l'ombre d'une recherche de sa volonté propre, sacrifiée en toutes rencontres.  Un jour où la communauté était réunie dans un ermitage pour chanter des cantiques, et qu'épuisée par la maladie, elle s'était assise, une Soeur lui ayant fait signe de se lever, elle le fit aussitôt avec un visage aimable.  Après la réunion, je lui demandai pourquoi cette obéissance que je jugeais trop aveugle.  Elle me répondit simplement que dans les choses de peu d'importance, elle avait pris l'habitude d'obéir à toutes et à chacune par esprit de foi, comme si c'était Dieu lui-même qui lui manifestait sa volonté.
    J'avais répondu vivement à une Soeur qui m'avait fait un reproche que je ne croyais pas mérité: « Elle n'est pas dans son droit, cela ne la regardait pas! (119) disais-je.  -C'est vrai, reprit notre Maîtresse, mais Jésus n'a pas dit: obéissez seulement à vos Supérieurs, mais: « Donnez à quiconque vous demande [Luc 6:30] et faites mille pas avec celui qui vous oblige d'en faire cent ».[Mt 5:41].  
    Quelque temps avant de mourir, Soeur Thérèse dit devant moi à Mère Agnès de Jésus: « J'ai un petit conseil à vous donner: il faudrait que les Prieures recommandent aux infirmières d'obliger leurs malades à demander tout ce dont elles ont besoin.  C'est bien nécessaire, ma Mère.. ».[Evidemment, Soeur Thérèse si mortifiée n'avait en vue ici que les grandes malades, car plus que toute autre elle faisait sienne cette recommandation de notre Mère sainte Thérèse:  « Qu'on ne doit pas importuner les infirmières quand le mal n'est pas grand. »] Elle me le dit aussi à moi, qui étais affectée à cet emploi.  De ce fait, nous jugeâmes qu'elle parlait d'expérience, mais il était trop tard pour y remédier efficacement.  De combien de choses ne s'est-elle pas privée? Ces sacrifices sont le secret de Dieu, car même en pensant la soulager, nous la faisions souffrir.  Aussi l'infirmière, une bonne ancienne un peu sourde, croyant qu'elle avait froid alors qu'elle était brûlante de fièvre, la couvrit par-dessus la tête et, voyant que sa malade prenait tout ce qu'elle lui donnait, lui apporta encore de nouvelles couvertures.  Soeur Thérèse se laissa faire.  Quand je revins, je la trouvai ruisselante de sueur.  Toute souriante, elle me raconta ce trait, sans qu'un mot de mécontentement sortît de ses lèvres.  Elle me dit, au contraire, avoir tout accepté en esprit d'obéissance à sa première infirmière.  (120)

Ne rien faire sans permission
    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus nous recommandait souvent d'être bien fidèle à demander nos permissions.  « Pour moi, me dit-elle, quand j'avais oublié de le faire le samedi et que je n'y pensais pas au moment où j'aurais dû les solliciter, je me privais d'une chose indispensable plutôt que d'agir de moi-même. [Trois ans après la profession, les novices quittaient le noviciat, prenaient le rang des autres soeurs et n'étaient plus tenues aux mêmes assujettissements.  C'est ainsi que les novices demandent leurs permissions chaque semaine et les autres Soeurs chaque mois.  Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, ayant dépassé les trois ans  qui suivent la profession et remplissant une charge auprès des novices, aurait pu se dégager de ces liens, mais elle se garda bien de le faire.] « J'ai été très scrupuleuse pour cela et j'étais fort tourmentée quand je devais faire quelque chose sans l'autorisation de notre Mère.  Ainsi, le bon Dieu n'a pas permis qu'elle me dît d'écrire mes poésies à mesure que je les composais, et je n'aurais pas voulu le lui demander de peur de faire une faute contre la pauvreté.  J'attendais donc l'heure de temps libre, et ce n'était pas sans une peine extrême que je me rappelais à huit heures du soir ce que j'avais composé le matin. »  Ces petits riens sont un martyre, il est vrai; mais il faut bien se garder de les diminuer en se permettant ou en se faisant permettre mille choses qui rendraient la vie religieuse agréable et commode.  Il ne faut se donner à soi-même aucune latitude. [Ce serait méconnaître l'esprit de sainte liberté d'enfant de Dieu qui anima Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus que d'ériger en axiome valable pour tous et en toutes conditions, qu'il ne faut se donner à soi-même aucune latitude, alors qu'il s'agit dans ce cas particulier d'une remarque sur la fidélité aimante avec laquelle les carmélites doivent observer les moindres prescriptions de la vie religieuse.] (121)
    Lorsqu'elle entra au Carmel à quinze ans, son écriture mal formée déplut à Mère Agnès de Jésus.  Thérèse lui proposa alors d'écrire en retourné, ce qui lui était beaucoup plus commode, mais on ne voulut pas le lui permettre et elle se soumit, s'appliquant de son mieux.  Ce ne fut qu'en 1894 que la permission lui en fut donnée.
Se conformer aux usages
    Bien qu'elle nous recommandât de faire tout le plus parfaitement possible, elle estimait qu'il ne fallait pas essayer d'agir mieux que les autres, mais se conformer en tout aux usages, parce qu'un zèle indiscret peut nuire à soi-même et aux autres.  Par exemple, me disait-elle, si vous êtes en grande retraite, déchargée par là des ouvrages de communauté et qu'il se trouve du linge à étendre au grenier, ne vous mêlez pas aux soeurs qui font ce travail.  Bien que ce soit un acte de charité, il vaut mieux vous en abstenir comme c'est l'usage, parce que, une fois votre ferveur passée, l'obligation que vous vous seriez imposée pourrait devenir pour votre âme une fatigue et fatiguer les autres qui se croiraient obligées d'imiter votre exemple, et craindraient de refuser quelque chose au bon Dieu en ne le faisant pas. (122)
    Ou bien, si on demande accidentellement à une Soeur un service pour un emploi qui n'est pas le sien, elle doit se conformer en tout à ce qui lui est indiqué, même si elle concevait le travail d'une manière plus parfaite, car on s'expose à gêner les officières habituelles qui peuvent avoir des raisons d'agir comme elles font et que les autres ignorent.  Puisque dans la vie il arrive que la continuité d'une chose fatigue, il vaut mieux n'embrasser, en fait de pratiques, que ce qu'on croit pouvoir porter avec persévérance.

PAUVRETÉ

    Une Soeur me demandant de lui prêter des poésies que j'avais copiées sur des feuilles volantes, je ne parus pas de bonne humeur.  Je pensais: « J'aurais mieux fait d'avoir copié celles-ci sur un cahier comme le font les autres, au moins je ne serais pas exposée à les perdre! »
    Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me fixa du regard et me dit:  Vous devriez être heureuse de vous dépouiller, vous devriez non seulement les prêter avec joie, mais faire en sorte qu'on vous les redemande.  Puisque vous désirez tant faire du bien aux âmes en les composant, il faudrait mettre votre bonheur non seulement à les prêter, mais à les donner dans un but d'apostolat.  On rapporte de saint Louis de Gonzague qu'il ne redemandait jamais un objet prêté, par esprit de pauvreté . (123) Elle me dit une autre fois:  Tantôt, vous vous plaigniez qu'on avait mis votre panier en désordre, qu'il vous manquait ceci ou cela.  Vous devriez en être contente et vous dire: je suis pauvre, il est donc naturel que je manque de quelque chose, on a bien fait de s'en emparer puisque ce n'est pas à moi .
    On m'avait demandé une épingle qui m'était très commode et je la regrettais. Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me dit:  Oh! que vous êtes riche! Vous ne pouvez pas être heureuse.... J'ai remarqué qu'en toutes occasions on donne encore assez largement; mais il y a peu d'âmes qui se laissent prendre ce qui leur appartient.  Voilà ce qui est difficile.  Et pourtant la parole de l'Évangile est là: « Si on vous enlève ce qui vous appartient ne le redemandez pas! [Luc 6:30] »
    « Je voudrais, lui-dis-je pendant sa maladie, que vous me laissiez cette image en souvenir de vous.
-Ah! vous avez encore des désirs!...Quand je serai avec le bon Dieu, ne demandez rien de ce qui a été à mon usage, prenez simplement ce qu'on (124) voudra bien vous donner; agir autrement serait ne pas être dépouillée de tout, au lieu de vous donner de la joie, cela vous rendrait malheureuse.  Au Ciel seulement, nous aurons le droit de posséder.  
    Peu de temps après sa mort, une de nos Soeurs m'ayant proposé de faire des démarches pour m'obtenir quelque objet ayant appartenu à ma soeur chérie, je consultai celle-ci demandant: « Comment faut-il que je fasse? »  et j'ouvris le Saint Évangile pour y trouver sa réponse.  Je lus: « Comme un homme qui partant en voyage abandonne sa maison et donne pouvoir à ses serviteurs.[ Mat, XXV,14 ] »
        Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus aimait, par amour du bon Dieu, ne posséder pour elle-même que les objets les plus laids et les plus usés.  Je dis: par amour du bon Dieu, car naturellement, avec son tempérament d'artiste, elle eût préféré les choses de bon goût et non détériorées.  Je m'en aperçus un jour où j'avais fait une tache irréparable sur son sablier. Je remarquai l'effort qu'elle fit pour accepter de le garder tel et ne rien me laisser paraître du sacrifice que je lui avais imposé sans le vouloir. (125)
    Elle ne faisait aucune attention à ce que ses robes lui aillent bien ou soient assez longues.  C'était apparemment une indifférence complète  de son extérieur sans aucune négligence de sa part.  Mais plus, en  toutes choses, elle se rapprochait de la vraie pauvreté, plus elle était contente, aussi raccommodait-elle ses alpargates et ses vêtements jusqu'à la limite extrême du possible.  Toujours dans le même esprit, si elle avait un livre ou une image à tranches dorées, elle les grattait soigneusement.  Sa corbeille à ouvrage commençant à se disjoindre, une Soeur la lui borda avec une bande de vieux velours parce que ce tissu est inusable.  Bien que très pressée, Thérèse défit le travail et remit le velours à l'envers, c'est-à-dire la trame à l'extérieur, pour que ce soit plus pauvre et plus laid.  Une novice lui ayant passé de l'huile de lin sur son écritoire de cellule, lequel est d'ordinaire pauvrement teint au brou de noix, elle le lui fit laver immédiatement à la brosse et ne supporta les meubles de sa propre cellule, ainsi enduits, que parce qu'elle les avait trouvés tels à son arrivée; mais ils lui déplaisaient beaucoup et s'il n'eût tenu qu'à elle, ils auraient été impitoyablement lavés.
    A mon entrée au monastère, elle se défit, pour me les donner, de son écritoire, de son bénitier et prit pour elle, dans les greniers, des objets hors d'usage. (126) Notre modèle en toutes choses, Soeur Thérèse n'avait rien de plus qu'il ne lui fallait rigoureusement et rejetait avec soin ce qui lui rappelait la commodité.
    Elle n'eut au Carmel qu'une paire de ciseaux d'enfant qu'elle avait apportée du monde et qui était très insuffisante pour ses travaux.  Plusieurs années de sa vie religieuse, elle se servit d'une lampe dont le mécanisme ne fonctionnait plus, si bien qu'il fallait, pour remonter la mèche, se servir d'une épingle.  Mais elle le faisait avec tant de bonne grâce que cela semblait naturel de la voir se donner ce mal et qu'on y était trompé, persuadé qu'elle préférait cette lampe à une autre.
    Lorsqu'elle avait besoin d'un canif, si le temps lui manquait pour le reporter à l'emploi de peinture, avant de se coucher, elle le posait par terre dehors près de la porte de sa cellule, de façon à bien indiquer qu'il ne faisait pas partie des objets à son usage.
    Il lui fallait un vaporisateur pour soigner sa gorge en feu.  Toutes les bouteilles étant bonnes à cet usage, elle en avait choisi une dont les semblables étaient destinées aux pots cassés.  Un jour, l'ayant brisée par mégarde, elle voulut en dire sa coulpe au chapitre, malgré mes remontrances. (127)
    Pour écrire son manuscrit, elle se procura par notre Soeur Léonie un cahier de deux sous en mauvais papier.  Elle croyait, en commençant, n'en employer qu'un seul, aussi sa surprise fut-elle grande en se voyant obligée d'en demander un autre.  Quant à la partie adressée à Mère Marie de Gonzague qu'elle rédigea lorsqu'elle était si malade, il fallut l'obliger à écrire moins serré, en mettant une distance convenable entre les lignes et sur un papier quadrillé.  Lorsqu'elle composait ses poésies, elle les notait sur de petits morceaux de papier de toutes teintes et de toutes dimensions que personne n'aurait voulus, aussi ses brouillons sont presque illisibles.  Elle se servait de ses plumes à écrire jusqu'à la dernière limite.  A la fin de sa vie, astreinte au régime lacté, elle les trempait dans un peu de lait mis à sa disposition.  C'était, disait-elle,  pour leur donner de la douceur.
    A la profession de sa petite Soeur, Mère Agnès de Jésus, craignant que le crucifix de Thérèse ne fût trop lourd et ne risquât de la blesser, lui donna le sien qui était plus petit.  Soeur Thérèse ne me cacha pas, par la suite, le sacrifice que cela lui avait imposé, car elle avait rêvé d'avoir un grand crucifix, mais elle ne réclama pas et garda le petit toute sa vie.  C'est celui qu'elle eut entre les mains en mourant.(128)

ESPRIT DE MORTIFICATION DANS LES REPAS
LES RECREATIONS ET LES PARLOIRS


    Elle saisissait les petites occasion de mortification qui ne peuvent nuire à la santé et se les imposait toujours et en tous temps.  Ce sont des pratiques bien minimes sans doute, mais le bon Dieu montre autant sa puissance dans la création des infiniment petits que dans celle des infiniment grands et il semble que Thérèse a justement dévoilé sa force dans la multiplicité d'actes microscopiques, si l'on peut s'exprimer ainsi.
    Ma chère petite Soeur me confia avoir éprouvé, dès sa plus tendre enfance, une répugnance instinctive pour les repas.  Elle ne comprenait point qu'on s'invitât pour cela, que ce soit le but des réunions.  Aussitôt qu'on veut jouir de la présence de quelqu'un, disait-elle, on l'invite à dîner.  Que c'est étrange! On devrait avoir honte de faire cette action-là et se cacher.  Ah! si Notre-Seigneur et la Sainte Vierge n'avaient pas mangé, jamais je n'aurais pu me consoler de le faire!  [A ceux que déconcerterait une répugnance qu'ils n'éprouveraient pas, la Sainte répondrait, sans doute, comme à Soeur Marie du Sacré-Coeur, effrayée par ses grands désirs de martyre:  Ce n'est pas du tout cela qui plaît au bon Dieu dans ma petite âme, ce qui lui plaît, c'est de me voir aimer ma petitesse, ma pauvreté, c'est l'espérance aveugle que j'ai en sa miséricorde.   Répugnance pour les repas, désirs de martyre furent des dispositions propres à la Sainte, mais qui n'appartiennent en rien à la Petite Voie qu'elle a mission d'enseigner.]
(129)
    A la fin de sa vie, quand elle était si malade, elle eut de menus désirs par rapport à la nourriture.  Aussi elle me dit avec un petit air triste:  Cela m'humilie beaucoup! mais je le veux bien, puisque c'est la volonté de Dieu que je passe par cette faiblesse.

Pureté d'intention au réfectoire
    Interrogée sur la manière de sanctifier les repas, elle me répondit:  Il faut faire cette action, si basse en elle-même, en union avec Notre-Seigneur.  Très souvent, c'est au réfectoire qu'il me vient les plus douces aspirations d'amour.  Quelquefois je suis contrainte de m'arrêter...Oh! cela me ravit quand je pense  que si Notre-Seigneur avait été à ma place devant ma portion, il l'aurait mangée certainement.  Il prendrait ce qu'on lui offrirait...Puis, il est bien probable que pendant sa vie mortelle, il a goûté aux mêmes mets que moi.  La Sainte Vierge lui faisait de la soupe.  Il se nourrissait de pain, de fruits, de légumes, de poisson...
    Ainsi, elle s'entretenait de ces pensées et son âme s'exhalait en parfum d'amour.
    Voici les pénitences qu'elle se permettait au réfectoire puisque les autres lui étaient interdites: (130) Quand le manche de son couteau ou de sa cuillère n'était pas suffisamment essuyé et que, légèrement gluant, il adhérait à sa main, elle se gardait bien de faire cesser cette mortification qui lui coûtait beaucoup et la continuait jusqu'à la fin du repas.
    Une année que, pendant les dernières semaines de Carême on lisait un livre sur la Passion de Notre-Seigneur, elle me dit que cela lui répugnait tant de prendre sa nourriture en écoutant cette lecture qu'elle était forcée d'accomplir comme furtivement cet acte qui lui semblait si bas et se privait de boire jusqu'à ce que la lectrice s'arrêtât un instant ou que le récit fût moins émouvant.  Alors, elle buvait vite et comme à la dérobée  parce que, disait-elle, il faut bien manger quand même, mais boire, on peut s'en priver, c'est un soulagement.  Elle me raconta ce fait non pour m'engager à suivre son exemple, mais pour me montrer combien elle était émue par le récit des souffrances de Notre-Seigneur.
    Au réfectoire, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus avait de petites rubriques enfantines qu'elle nous livrait simplement:  Je me figure être à Nazareth dans la maison de la Sainte Famille.  Si l'on me sert par exemple de la salade, du poisson froid, du vin ou quelque autre chose qui a le goût fort, je l'offre au bon saint Joseph.  A la Sainte Vierge, je donne les portions chaudes, les fruits bien mûrs, etc.  Et les mets des jours de fête, particulièrement la bouillie, le riz, les confitures, je les offre à l'Enfant-Jésus.  Enfin, lorsqu'on m'apporte un mauvais dîner, je  me dis gaiement: Aujourd'hui ma petite fille, tout cela, c'est pour toi!(131)
    Elle nous cachait sa mortification sous des dehors gracieux.  Cependant un jour de jeûne, où notre Révérende Mère lui avait imposé un soulagement, une novice la surprit assaisonnant d'absinthe cette douceur trop à son goût.  Une autre fois, je la vis boire lentement un exécrable remède.
« - Mais dépêchez-vous donc, lui dis-je, buvez cela tout d'un trait!
- Oh! non; ne faut-il pas que je profite des petites occasions qui se rencontrent pour me mortifier un peu, puisqu'il m'est interdit d'en chercher de grandes? »

Comment sanctifier les récréations
     A la récréation plus qu'ailleurs, disait Soeur Thérèse, vous trouverez l'occasion d'exercer votre vertu.  Si vous voulez en tirer un grand profit, n'y allez pas avec la pensée de vous récréer, mais avec celle de récréer les autres; pratiquez-y un complet détachement de vous-même.  Par exemple, si vous racontez à l'une de vos Soeurs une histoire qui vous semble intéressante et que celle-ci vous interrompe pour vous raconter autre chose, écoutez-la avec intérêt quand même elle ne vous intéresserait pas du tout, et ne cherchez pas à reprendre votre conversation première.  En agissant ainsi, vous sortirez de la récréation avec une grand paix intérieure et revêtue d'une force nouvelle pour pratiquer la vertu, parce que vous n'aurez pas cherché à vous satisfaire mais à faire plaisir aux autres.  Si (132) l'on savait ce que l'on gagne à se renoncer en toutes choses!...
- Vous le savez bien, vous; c'est ainsi que vous avez toujours fait?
-Oui, je me suis oubliée, j'ai tâché de ne me rechercher en rien. »
    Combien est vrai ce témoignage!  Elle pratiquait en effet la parfaite abnégation, avec tant d'aisance qu'on aurait pu la croire naturelle chez elle.  Et cependant cette vertu était due à sa généreuse correspondance à la grâce du bon Dieu.  Témoin cette confidence: Comme je lui faisais remarquer qu'en récréation c'est parfois une vraie démangeaison que l'on ressent de dire une excellente vérité, elle m'avoua avoir éprouvé cette tentation.  Rien d'étonnant qu'avec son esprit vif, des réparties fines et piquantes lui aient brûlé les lèvres!  Mais elle fut toujours victorieuse dans l'art de se priver de briller.

Abnégation aux parloirs
    Au parloir, elle écoutait en silence, ne prenant la parole que lorsqu'on l'interrogeait.  Sa réserve était telle que, dans notre famille même, on la jugeait insignifiante et on disait qu'étant entrée trop jeune au couvent, son instruction avait été tronquée et qu'elle s'en ressentirait toute sa vie.
    Quand je ne serai plus de ce monde, nous dit-elle à nous, ses trois soeurs, faites bien attention à (133) ne pas mener la vie de famille, à ne rien vous raconter des parloirs sans permission, et encore à  ne le demander que si ce sont des choses utiles et non pas seulement amusantes.
    En fait de parloir, elle cherchait toujours le moyen de s'esquiver lorsqu'elle prévoyait avoir du plaisir, tandis qu'au contraire, elle ne se faisait pas prier pour rester quand il s'agissait de se dévouer.

Détachement
    Quand Soeur Thérèse était malade, elle le disait par obéissance à notre Mère, sans s'occuper d'être soignée ou non, et, si quelque chose lui manquait, elle pensait que le bon Dieu était sûr de sa patience, ce dont elle était toute fière et heureuse. Lorsque vous entreprenez un travail, me disait-elle, il faut toujours le faire avec dégagement, laisser vos Soeurs vous donner des conseils, le retoucher même, en votre absence, et vous faire perdre par là plusieurs heures d'effort si elles n'ont pas le même goût que vous.  Bien plus, si votre ouvrage ainsi remanié perd de sa valeur, il faudrait vous en réjouir, parce qu'on ne doit pas travailler tant dans le but d'accomplir une oeuvre parfaite que de faire la volonté du bon Dieu ». [Ces conseils sont donnés à une novice qui n'avait pas à se soucier d'un rendement extérieur et qu'il importait de former à la vie spirituelle.  Toutes les âmes n'ont donc pas à les prendre (134) à la lettre.  A une autre novice, bien moins portée à rechercher le fini, la perfection, elle recommandait de s'appliquer à faire tout avec le plus grand soin pour l'amour du bon Dieu.]

Amour-propre
    Pendant sa maladie, j'imaginai pour la soulager une organisation que j'arrangeai si vite et qui lui semblait si ingénieuse qu'elle me considérait tout étonnée.  Elle me fit alors compliment de ma charitable promptitude, de mon adresse et ajouta: Si on vous avait commandé cette chose-là, si c'était votre première d'emploi qui en avait eu la pensée, l'auriez-vous exécutée avec autant d'entrain?   Et, développant sa pensée, elle me montra  combien la nature est portée à trouver facile ce qui vient de notre inspiration personnelle tandis qu'au contraire il y a toujours des si et des mais quand ce sont les idées des autres qu'il faut adopter.  Ainsi nous voyons d'un bon oeil les soulagements  que l'on donne aux autres quand nous les leur avons obtenus par nous-mêmes.  Si nous n'y sommes pour rien, mille tentations s'élèvent en notre coeur, et nous trouvons à redire à tout ce que nous n'avons pas touché!

Sacrifice des affections familiales
    Un nouvel exemple de son détachement ressort de sa conduite lorsqu'on tirait une photographie de la communauté.  Etant chargée de préparer l'appareil et de disposer (135) les groupes, il arrivait, lorsque le temps était venu de prendre ma place [Une soeur ancienne, ne voulant plus poser, s'était offerte pour ouvrir et fermer l'objectif une fois tout mis au point.], que je n'en trouvais plus de disponible même parmi les novices: celles-ci s'étant rassemblées autour de notre Maîtresse de manière à être le plus près d'elle.  Ma chère petite Soeur les laissait faire, non sans regretter que de temps en temps elles ne nous aient pas délicatement réservé la joie d'être l'une près de l'autre.  Elle m'avoua en avoir souffert... Une fois, cependant, elle dérogea à cette façon d'agir: ce fut au groupe de "lavage" où elle demanda à Soeur Marthe de Jésus de s'éloigner un peu pour me laisser une place.
    A la vérité, on n'aurait pu trouver un coeur plus affectueux que le sien, mais ce n'est que dans l'intimité qu'à nous, ses soeurs, elle témoignait toute sa tendresse.  Ayant lu que certains Saints s'éloignaient de leurs parents par souci de perfection ou changeaient leurs rapports avec eux, elle nous disait  être bien heureuse qu'il y ait plusieurs demeures dans la maison du bon Dieu, ajoutant que  la sienne ne serait pas celle de ces grands saints mais des petits saints qui aiment beaucoup leur famille. Cependant, au sujet de son départ probable pour Hanoï, comme je lui demandais quel était le mobile qui la faisait agir, elle me répondit:  Ce n'est point pour être utile là-bas, mais pour y souffrir l'exil du coeur. (136)

RENONCEMENT


Ne pas pactiser avec le siècle
    Au moment où, exilée dans le monde, j'étais obligée de suivre le courant du milieu où je vivais, ma chère petite Thérèse en éprouvait une peine profonde, surtout un certain jour où je devais assister à une soirée dansante.  Elle pleura, me dit-elle, comme jamais elle n'avait pleuré et me demanda au parloir pour me faire ses recommandations.  Comme je trouvais qu'elle excédait un peu  et qu'elle était trop sévère, car il ne faut pas se ridiculiser, elle parut indignée et me dit avec force:  Oh! Céline, considère la conduite des trois jeunes Hébreux qui ont préféré être jetés dans une fournaise ardente plutôt que de fléchir le genou devant la statue d'or ; et toi, l'épouse de Jésus, tu veux bien pactiser avec le siècle, adorer l'idole du monde en te livrant à des plaisirs dangereux? Souviens-toi de ce que je te dis de la part de Dieu, vois comme il a récompensé la fidélité de ses serviteurs et essaie de les imiter.
    Après avoir pris la ferme résolution de ne pas danser et ne sachant comment m'y prendre pour réaliser mon dessein, je mis dans ma poche un grand crucifix et fis une prière ardente.  La soirée était presque achevée et j'avais résisté tout le temps aux sollicitations pressantes qui m'avaient (137) été faites, au point de fâcher certaines personnes lorsque, je ne sais comment, je fus entraînée par un jeune homme.  Mais il me fut impossible d'exécuter un seul pas de danse.  C'était vraiment étrange.  Chaque fois que la musique reprenait, le pauvre Monsieur essayait de s'élancer et moi je faisais vraiment de mon mieux, peine inutile!  Enfin, après s'être promené avec moi d'un pas très religieux, il s'esquiva, rouge de confusion.  Quant à moi, je n'étais pas du tout embarrassée et je m'en retournai très contente, près des dames qui faisaient tapisserie et que je soulageai fort en riant de mon aventure.

 Faire sa volonté en ne la faisant pas
    Quelques mois après mon entrée au Carmel, trouvant la vie religieuse un peu dure à la nature, je fus encouragée par Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus:  Vous vous plaignez de ne pas faire votre volonté, me dit-elle, ce n'est pas juste.  J'admets que vous ne la faites pas dans le détail de chaque journée, mais la vie en elle-même, n'est-ce pas vous qui l'avez choisie?  Donc vous faites votre volonté en ne la faisant pas, puisque vous saviez bien ce que vous embrassiez en venant au Carmel.  Je vous avoue que moi je ne resterais pas ici une minute par contrainte.  Si on me forçait à vivre de cette vie, je ne le pourrais pas, mais c'est moi qui le veux...Je veux tout ce qui me contrarie.  Oui (138) c'est moi qui veux tout ce qui est contre ma volonté, puisque j'ai dit tout haut, le jour de ma Profession: "que c'était de mon plein gré et franche volonté que je voulais être carmélite." [Formule alors en usage avant l'émission des Voeux.]
    Au mois de mars 1895, étant au jardin avec les novices, j'aperçus dans un parterre un petit perce-neige.  Je me précipitai pour le cueillir, mais Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me retint en disant: Ce n'est pas permis. La pensée que je ne pourrais même plus cueillir une fleur me parut si dure que des larmes brillèrent dans mes yeux.  C'était un dimanche.  Rentrée dans notre cellule, je voulus pour me consoler, composer un cantique qui dirait tout ce que j'avais aimé et que je retrouvais en Jésus, mais je ne pus écrire que cette seule finale:
"La fleur que je cueille, ô mon Roi,
C'est Toi!"
Thérèse à qui j'allai confier mon chagrin ne dit rien, mais quelques jours après, elle m'apporta une poésie intitulée "Le cantique de Céline" et qui fut publié plus tard sous le titre de "Ce que j'aimais".  A chaque ligne y brille, avec son espérance, son dégagement des choses de ce monde. (139)
Exemples de renoncement
    Je les donne comme en ayant été témoin ou parce qu'elle m'en fit la confidence pour m'exhorter au sacrifice.  Notre Mère avait lu, en récréation une lettre où il était question de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, un jour où celle-ci était absente.  Elle me pria de la lui communiquer.  Je la lui passai avec permission.  Quelques jours après j'en eus besoin.  Elle me la rendit et, comme je lui demandais si cela l'avait intéressée, elle fut bien obligée de m'avouer ne l'avoir pas lue.  Je la lui remis à nouveau pour qu'elle en prenne connaissance, mais ce fut inutile, elle ne l'ouvrit pas.  C'est ainsi qu'en toutes choses elle mortifiait ses plus innocents désirs et, en cette circonstance, elle voulut particulièrement se punir de me l'avoir demandée.  Elle ne s'informait jamais des nouvelles.  Si elle voyait un groupe de Soeurs auxquelles la Mère Prieure semblait en donner, elle se gardait bien d'aller de ce côté.
    A mon entrée au Carmel, le 14 septembre 1894, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus était heureuse en voyant son plus cher désir réalisé, puisqu'elle allait pouvoir m'instruire elle-même et me guider dans sa "Petite Voie"; néanmoins, lorsque je franchis la porte de clôture son premier acte fut un renoncement. (140) Après m'avoir embrassée comme les autres religieuses, elle s'enfuyait déjà quand notre Mère Agnès de Jésus lui fit signe d'aller m'attendre dans la cellule qui m'était destinée.  Elle y avait droit comme "ange" et aide à la Maîtresse des novices, mais elle n'y serait pas venue sans cet appel.
    De même, à l'entrée de Soeur Marie de l'Eucharistie, au moment où la communauté venait chercher celle-ci à la porte conventuelle, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus faisant partie des plus jeunes se trouvait à l'écart.  Une Soeur lui dit: "Avancez donc, vous verrez votre famille pendant que la porte est ouverte", mais elle n'en fit rien.  Il est à noter que les parloirs étant en construction, il y avait un an que nous n'avions vu nos parents.  Comme je lui faisais plus tard le reproche d'avoir été la seule à manquer au rendez-vous, elle me dit qu'elle s'en était privée pour se mortifier, ajoutant que ce sacrifice lui avait beaucoup coûté.
    Quelquefois, elle avait bien envie de jeter un coup d'oeil sur l'horloge du choeur, pendant l'oraison ou en d'autres circonstances.  Elle s'en privait toujours et attendait patiemment que l'heure sonne: Je suis pressée, c'est vrai, se disait-elle, mais cela ne m'avancera pas de savoir s'il y a encore cinq ou dix minutes. (141) Elle supporta avec une patience d'ange et par esprit de mortification des soins excessifs que lui donna sa première d'emploi au Tour.  C'était une bonne ancienne très lente et très maniaque, qui lui soignait ses mains couvertes d'engelures et crevassées en hiver.  Cette Soeur lui enveloppait les doigts un par un dans une multitude de menues bandes.  Un jour, il ne restait que la dernière phalange du petit doigt dégagée, mais elle ne tarda pas à être ensevelie comme les autres!  Et devant ma stupéfaction, Soeur Thérèse riait!
    Pendant sa maladie, on nous apporta une boîte de dragées de baptême dont le sujet était charmant.  On le loua devant elle, on posa la boîte sur la table non loin de son lit, oubliant de la lui montrer: elle se garda bien de la réclamer.

Sacrifices
    Ma chère petite Soeur me confia qu'afin d'exciter à la vertu sa compagne de noviciat, Soeur converse qu'elle essayait d'éclairer, elle feignit d'avoir besoin pour elle-même, de toute une direction quotidienne des actions,  pour avancer dans la perfection.  Chaque jour, un don spécial était offert à l'Enfant-Jésus, tantôt des fleurs ou des fruits, tantôt des vêtements, ou bien on lui faisait entendre de mélodieux concerts avec des instruments de musique qui variaient sans cesse.  Méthode qui allait à l'encontre de ses attraits de grande simplicité, mais elle s'y (142) appliquait avec tant de bonne grâce que sa compagne pouvait être persuadée que ces stimulants lui étaient nécessaires à elle-même.
    Tout au début de ma vie religieuse, passant dans le jardin auprès d'une vigne, je lui offris des petits frisants que nous aimions tant à sucer quand nous étions petites.  Mais elle les refusa, en disant qu'au Carmel elle s'était interdit cette satisfaction qui lui rappelait tant de souvenirs enfantins.  J'insistai cette fois-là, puis un jour de fête, espérant qu'elle accepterait à cette occasion ce qui lui était offert.  Tout fut inutile: "J'ai promis au petit Jésus, me dit-elle, de ne goûter aux frisants de la vigne que dans son Royaume."

Largeur de vues dans la mortification
    Par contre, j'avais eu l'occasion d'expérimenter sa largeur de vues pour ne pas retirer, à une postulante, une distraction qui pouvait lui faire du bien.  A mon entrée, elle me fit remarquer que de la fenêtre de notre cellule, on apercevait dans le lointain entre deux maisons la voie du chemin de fer et elle me dit: "Vous serez contente de voir passer le train..." Elle ne fit aucune allusion à la mortification qui aurait consisté à me priver de cet innocent plaisir, mais Dieu permit que la construction d'un nouvel immeuble me cachât presque aussitôt la voie ferrée! Soeur Thérèse ne cherchait pas, pour se mortifier, des choses extraordinaires, et même n'était pas d'un (143) rigorisme absolu au sujet des satisfactions permises.  En cela, comme en tout le reste, elle procédait avec simplicité et ne refusait pas de bénir le bon Dieu dans ses oeuvres.  Ainsi, elle aimait toucher les fruits, la pêche en particulier, admirant sa peau veloutée, de même à distinguer entre eux les parfums des fleurs.  Mais si elle eût senti un plaisir naturel, même en des choses innocentes, elle se fût arrêtée aussitôt.  Ce qu'elle faisait fidèlement, puisqu'au moment de la mort, elle n'avait à se reprocher dans toute sa vie, que d'avoir pris plaisir, une fois et un instant, à respirer un flacon d'eau de Cologne qu'on lui avait donné en voyage.

INSTRUMENTS DE PENITENCE
    Avant son entrée au Carmel, Thérèse se détourna délibérément de la mortification sous cette forme.  Religieuse, elle fut parfaitement fidèle aux disciplines de Règle et, tant qu'on le lui permit, au port d'instruments de pénitence surérogatoires d'usage dans le monastère.  Quant à moi, ayant expérimenté que, lorsqu'on porte ces sortes d'objets, on évite instinctivement bien des mouvements douloureux, et que, pour la discipline, on se raidit de façon à moins souffrir, j'en fis la réflexion à ma vertueuse petite Soeur qui s'exclama : Ah ! pas moi ! je trouve que ce n'est pas la peine de faire les choses à moitié.  Je prends la discipline (144) pour me faire du mal et je veux qu'elle me fasse le plus de mal possible.  Elle m'avoua que, parfois, les larmes lui en venaient aux yeux, mais qu'elle s'efforçait de sourire, afin d'avoir sur son visage l'empreinte des sentiments de son coeur, joyeux de souffrir en union avec son Bien-Aimé, pour lui sauver des âmes.
Cependant, elle avait remarqué que les religieuses les plus portées aux austérités sanglantes n'étaient pas les plus parfaites, et que l'amour-propre même semblait trouver un aliment dans les pénitences corporelles excessives.  Ceci ne contribua pas peu à lui en montrer le danger (La Sainte fut tout à fait éclairée là-dessus lorsqu'ayant porté une petite croix de fer trop longtemps, elle en fut malade.  La Révérende Mère Agnès de Jésus a témoigné au Procès canonique (cf.  Sum. § 63o) que « pendant le repos qu'elle dut prendre ensuite, le bon Dieu lui fit comprendre que si elle avait été malade pour si peu de chose, c'était signe que là n'était pas sa voie ni celle des « petites âmes » qui devaient marcher à sa suite dans la même voie d'enfance, où rien ne sort de l'ordinaire ».
Voir aussi, dans les Derniers Entretiens, le 3 août I897, comment elle mit en garde sa « Petite Mère » contre les pénitences corporelles excessives. Novissima Verba, p. 110).
     Elle nous disait que toutes les pénitences corporelles n'étaient rien, mises en balance avec la charité.
Pendant son noviciat - je l'ai su dans les derniers mois de sa vie - une de nos Soeurs, ayant voulu lui rendre le service de rattacher son scapulaire sur l'épaule, lui traversa, par mégarde, l'épiderme avec sa grande épingle, souffrance qu'elle endura plusieurs heures avec joie.


FORCE DANS LA SOUFFRANCE
SAINTETÉ ET GLOIRE


    FORCE DANS LA SOUFFRANCE

Sa conformité parfaite à la volonté du bon Dieu se lisait même sur son visage : on la voyait toujours gracieuse et d'une aimable gaieté, et, lorsqu'on ne pénétrait pas dans son intimité, on pouvait croire qu'elle suivait une voie bien douce, toute de consolation.

Tentations contre la Foi

Elle ne parlait à personne de sa grande épreuve de tentations contre la foi, qui a rendu bien sombre le ciel de son âme, pendant les dix-huit derniers mois de sa vie.
Elle me dit seulement qu'elle s'en était ouverte au R.P.Godefroid-Madeleine, qui lui avait conseillé de copier le Credo et de le porter sur son coeur,ce qu'elle fit aussitôt .Elle l'écrivit même avec son sang.  Je sais qu'elle aurait bien voulu me confier  toutes ses peines, il lui semblait que cet épanchement l'aurait soulagée, mais elle craignait de me faire partager ses doutes,et préféra les supporter entièrement seule. Lorsque je lui faisais des questions sur son épreuve intérieure, elle se contentait de me regarder avec ses yeux profonds, en me disant :  Si vous saviez !... Oh ! si vous passiez seulement cinq minutes par les tentations que je subis ! (148)          Quelquefois, elle semblait laisser échapper son douloureux secret, et, au milieu d'une conversation tout à fait étrangère à ce sujet, elle me disait d'un ton angoissé :  Est-ce qu'il y a un Ciel ?... Parlez-moi du Ciel. J'essayais de lui dire toutes sortes de belles choses sur le Ciel et le bon Dieu, j'aurais voulu m'épancher avec elle, hélas ! mes paroles ne trouvaient pas d'écho.  Parfois, j'étais interrompue par un «Ah !» désolé, mais le plus souvent il fallait changer de conversation, car mes propos semblaient augmenter sa torture. Je souffrais beaucoup de la voir dans cette épreuve.
Ma chère petite Thérèse, devant mes efforts impuissants, me disait de prier pour elle, puis extérieurement il n'y paraissait plus.  Elle triomphait de ses tentations en faisant souvent des actes de foi et en composant ses poésies, écho d'une âme embrasée d'amour.

Beau rêve et vrai courage

Comme notre Père saint Jean de la Croix, elle vivait appuyée sans aucun appui (Glose sur le divin).
Moi qui ne goûtais pas ces austères maximes, en pratique du moins, j'étais toute étonnée des ruines qui s'amoncelaient dans mon âme, par la destruction qu'opérait sur le  « moi » la formation religieuse, et je me surprenais à regretter les impressions vives et ardentes ressenties autrefois.
« Dans le monde, lui dis-je, je me passionnais, je sentais mon coeur battre de zèle, j'étais entreprenante.  Pour la gloire du bon Dieu, je serais partie au bout (149)du monde, je n'aurais pas eu peur des bêtes féroces, tandis qu'à présent toutes ces impressions vives sont éteintes, et je ne me sens de courage pour rien !...
- Cela, me répondit-elle, était de la jeunesse : le vrai courage n'est pas dans cette ardeur d'un moment qui fait désirer aller à la conquête des âmes , au prix de tous les dangers imaginaires, lesquels n'ajoutent qu'un charme de plus à ce beau rêve , c'est de le vouloir dans l'angoisse du coeur et, en même temps, de le repousser pour ainsi dire, comme Notre-Seigneur au Jardin des Oliviers.

Les croix du monde et les croix de la vie religieuse

     On pense communément dans le monde, me dit-elle, que nous n'avons rien à souffrir ou seulement des souffrances puériles et l'on dit : A la bonne heure !  les croix que l'on rencontre dans le siècle, voilà ce que l'on peut nommer des croix !
 C'est vrai que dans le monde, il y a de très grandes et lourdes croix... Celles de la vie religieuse sont des coups d'épingles journaliers, la lutte s'exerce sur un tout autre terrain, il faut se combattre, se détruire soi-même, c'est en cela que se remportent les vraies victoires.  Combien d'âmes venues du monde dans le cloître, ayant perdu parents, enfants, dont on admirait le mâle courage et la force d'âme et qui, devant les croix de la vie religieuse, se trouvent souvent découragées. J'ai constaté moi-même, ici, que les natures les plus fortes apparemment, sont, en ces petites choses, les plus faciles à abattre, tant il est vrai que la plus grande des victoires est de se vaincre soi-même...
150- Oh ! lui répondis-je, le renoncement dans les petites choses est trop difficile, je n'y arriverai jamais ! Je prends de bonnes résolutions, je vois clairement ce qu'il faut que je fasse,  puis, à la première rencontre,  je me laisse vaincre, c'est plus fort que moi.
- Vous vous démontez si facilement, parce que vous n'adoucissez pas votre coeur d'avance.  Quand vous êtes exaspérée contre quelqu'un, le moyen de retrouver la paix c'est de prier pour cette personne et demander à Dieu de la récompenser de vous faire souffrir.  Il arrive, pourtant que, malgré tous leurs efforts, le bon Dieu laisse des faiblesses à certaines âmes, parce que cela leur serait très préjudiciable d'avoir de la vertu sentie, c'est-à-dire qu'elles croient en posséder et que les autres leur en reconnaissent.

    Au sujet de notre vie cloîtrée sans aucun apostolat actif, elle estimait que le plus dur, pour la nature, est de travailler sans voir jamais le fruit de ses labeurs, sans encouragement, sans distraction d'aucune sorte, que le travail pénible entre tous est celui qu'on entreprend sur soi-même pour arriver à se vaincre.

«...  Tes oeuvres ne se voient pas »

Voici un exemple des « croix » que l'on rencontre dans la vie religieuse :
Pendant mon postulat, je fus mise à la roberie (Emploi concernant les vêtements de bure, les draps et couvertures de laine) avec la charge de rendre quelques services à l'infirmerie.  Mais, dès mon entrée, on me demanda des travaux tout autres pour lesquels « on m'attendait ».
Il me fallut peindre un médaillon sur une chasuble, puis une multitude de petits objets que les Soeurs m'apportaient pour les embellir en vue de la Sainte Agnès, fête de notre Mère.
Comme c'était ma première d'emploi qui me commandait tout cela, je le faisais docilement et pourtant j'aurais préféré coudre.
Mais ensuite, s'apercevant que le travail de la roberie en souffrait, elle se plaignit, ce qui me fut cause de grosses peines dont ma Thérèse avait la confidence.
La nuit de Noël, je trouvai dans mon soulier, au nom de la Sainte Vierge, une poésie qu'elle m'adressait (je me nommais alors Marie de la Sainte Face), et dont voilà un fragment :
  Ne t'inquiète pas, Marie,
De l'ouvrage de chaque jour,
Ton seul travail en cette vie
Doit être uniquement l'amour.

Et si quelqu'un vient à redire
 Que tes oeuvres ne se voient pas ,
 J'aime beaucoup, pourras-tu dire,
Voilà mon travail ici-bas. »

Ma chère petite Soeur fit cela d'elle-même, sans aucune demande de ma part.  Elle voulait m'encourager, me consoler, ce à quoi elle réussit parfaitement. (152)

A propos de la souffrance    

      J'avais, me dit-elle, une très grande capacité pour souffrir et une très petite pour jouir, je ne pouvais supporter la joie.  Ainsi, la joie m'enlevait tout appétit, tandis que les jours où j'avais beaucoup de peine, je mangeais comme quatre, à l'inverse de tout le monde!  Bien que désirant le martyre, Soeur Thérèse ne cherchait pas la souffrance pour la souffrance ; elle l'aimait parce qu'elle lui était un moyen de prouver à  Jésus son amour, comme Notre-Seigneur désirait son baptême de sang pour nous donner un témoignage du sien, le redoutant tout à la fois, selon sa nature humaine.
De plus, lorsqu'elle exprime à Dieu son désir de souffrir beaucoup pour Lui, elle subordonne toujours cette prière aux desseins de la Providence sur elle. Et même à la fin de sa vie, cette disposition d'abandon total au bon plaisir divin avait pris dans son âme une influence prédominante qui lui faisait dire :
    Je ne désire plus ni la souffrance ni la mort et cependant je les chéris toutes deux.  Aujourd'hui, c'est l'abandon seul qui me guide, je ne sais plus rien demander avec ardeur, excepté l'accomplissement parfait de la volonté de Dieu sur mon âme. » Ms. A, fol. 83 r°.

Ne pas demander de consolations

Sa mortification intérieure était si grande que jamais elle ne demanda au bon Dieu la plus petite consolation.  Voici un trait faisant ressortir la leçon qu'elle me donna, à ce propos :
Dans les commencements de ma vie religieuse je luttais, j'éprouvais beaucoup de défaites, peu de victoires et le découragement était là, tout près.  Les conseils si sages de ma chère petite Soeur entraient profondément dans mon âme, mais plus je les goûtais, plus aussi je souffrais de ne pouvoir les mettre en pratique.  Je me disais : « Non, jamais je n'aurai la force d'aller jusqu'au bout, j'aime mieux avoir moins en Paradis, je ne puis plus avancer. »
Dans cette perplexité, je m'adressai à la Sainte Vierge, la suppliant de me donner une petite consolation ou bien un rêve.  Je fus exaucée.
Pendant mon sommeil, je me vis dans le préau, pleurant beaucoup.  Le coeur pressuré par l'angoisse, je levai les yeux : une immensité de ciel m'environnait, il y avait beaucoup de petits nuages et, entre eux, des couronnes entrelacées, c'étaient comme des nimbes surmontés d'une étoile, il y en avait des milliers, des multitudes innombrables, et, à mesure que les nuages s'écartaient, j'en découvrais d'autres. je restais haletante, mes larmes se séchaient et je voyais que l'horizon était tout rouge, rouge de sang et ce rouge montait toujours.
Alors, je pensai que ce n'était pas pour moi qu'il fallait que je travaille, mais pour faire plaisir au bon Dieu et lui sauver des âmes... gagner le Paradis, oui, mais pour les pécheurs, et puisqu'une mère enfante dans la douleur, il fallait que je souffre beaucoup afin d'enfanter beaucoup d'âmes.
Comme mon coeur s'ouvrait et se dilatait devant (154) la beauté de ma mission, je m'éveillai et, toute heureuse, je racontai ce rêve encourageant à notre chère petite Maîtresse.  Elle me dit vivement :  Ah ! voilà une chose que je n'aurais jamais faite !... demander des consolations. Puisque vous voulez me ressembler, vous savez bien que moi, je dis :
  Oh ! ne crains pas, Seigneur, que je t'éveille,
 J'attends en paix le Royaume des Cieux. » (Vivre d'amour)
 Il est si doux de servir le bon Dieu dans la nuit de l'épreuve, nous n'avons que cette vie pour vivre de foi !...

 Sans doute qu'il dormait
Pendant sa dernière maladie, elle était loin d'être conduite elle-même par la voie des consolations.  Après une de ses communions, elle nous dit :
 C'est comme si on avait mis deux petits enfants ensemble, et les petits enfants ne se disent rien ; pourtant, moi, j'ai dit quelque petite chose à  Jésus, mais il ne m'a pas répondu : sans doute qu'il dormait !


Ne pas se faire plaindre
Un jour de lessive, je me plaignais d'être plus fatiguée que les autres, parce que j'avais fait, en plus du travail commun, un ouvrage que l'on ignorait.  Elle me répondit : (155)
   Je voudrais toujours vous voir comme un vaillant soldat qui ne se plaint point de ses peines, qui appelle ses blessures des égratignures, qui est sans cesse porté à soulager les autres et à trouver leurs plus petits maux très graves.
Elle me fit ensuite avouer que je sentais d'autant plus ma fatigue que les autres ne la connaissaient pas.
 Pourquoi n'avons-nous pas de courage ? c'est parce que nous ne sommes pas plaintes ! On dirait à une Soeur : Vous êtes fatiguée, allez vous reposer !  aussitôt, elle sentirait moins sa fatigue... C'est faire comme le vulgaire de désirer qu'on sache quand nous avons eu du mal.  La bienheureuse Marguerite-Marie ayant eu deux panaris estimait n'avoir souffert que du premier, parce que le second, n'ayant pu rester ignoré, avait été l'objet de la compassion des Soeurs. Si on vous plaint, ce serait une consolation.  Si on ne vous plaint pas, réjouissez-vous-en ! A votre place, j'aimerais cet extrême, et je m'y complairais.  Tout ou rien : ou de la compassion autant que votre douleur en mérite, ou un grand oubli, et pour qu'il soit plus grand, aidez-y !... Faites ressortir la peine des autres, les titres qu'elles ont à être plaintes, consolées plus que vous...

Dimanches et jours de fête

Je lui faisais encore remarquer que des occupations imprévues m'empêchaient de profiter du temps libre des dimanches et jours de fête.  Elle me répondit :  Savez-vous quels sont mes dimanches et jours de fête ?... Ce sont les jours où je suis éprouvée davantage.(156 )
MAITRISE DE SOI

Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus jugeait les choses avec vérité.  Elle ne se montait pas la tête.  On était sûr de trouver près d'elle un avis sage et pondéré.  Rien de précipité dans sa conduite, elle avait une possession d'elle-même très remarquable.
Elle nous conseillait de ne jamais lui confier une peine, une tentation, lorsque nous étions encore émues.  Si nous n'avions pas la force d'attendre, elle nous écoutait cependant, mais nous disait :

  Ne racontez pas, même à notre Mère, une difficulté pour que cesse la chose dont vous vous plaignez, mais ouvrez-vous par devoir, avec dégagement de coeur.  Lorsque vous ne sentez pas ce dégagement, qu'il y a en vous ne fût-ce qu'une étincelle de passion, il est plus parfait de vous taire et d'attendre que votre âme soit pacifiée, autrement l'entretien ne fera qu'envenimer les choses.

Rien ne pouvait l'émouvoir ni la bouleverser.  Les menaces de persécution, les cataclysmes d'ici-bas faisaient monter plus haut ses chants.  En toute occasion, la paix et la tranquillité se reflétaient sur son visage et elle voulait voir en ses novices la même sérénité, ne souffrant pas, par exemple, que nous plissions le front, ce qui indique un souci quelconque.(157)
Un jour de fête de notre Mère Prieure, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus représentant Jeanne d'Arc sur le bûcher faillit être brûlée à la suite d'une imprudence.  Mais sur un ordre de notre Mère de ne pas bouger de sa place, pendant qu'on s'efforçait d'éteindre les flammes qui crépitaient à ses pieds, elle resta calme au milieu du danger offrant sa vie au bon Dieu., comme elle nous le confia ensuite.
Lorsqu'il survenait quelque accident, elle en réparait. les dégâts avec une tranquillité parfaite.  Peu de temps après mon entrée au Carmel, il m'arriva de répandre tout un encrier sur le mur blanc de notre cellule et sur le parquet ; j'accourus à elle, hors de moi : « Venez vite », lui dis-je. - Pour me secourir, à mon idée, il eût fallu voler !
Elle, toujours si maîtresse d'elle-même, eut beaucoup de mal à garder son sérieux.  Il est vrai que mon aspect était pitoyable et, ce qui l'augmentait encore, c'était le grand voile de crêpe qui pendait de mon bonnet de postulante.
Me regardant en souriant, elle me dit avec douceur : N'ayez pas de chagrin, on va tout de suite réparer le malheur, votre voile me représente cette nappe d'encre dont vous me parlez, mais on va la faire disparaître. Et prenant paisiblement les ustensiles nécessaires, elle répara, en effet, très vite, le malheur, quoique sans se presser.  Et moi, stupéfaite, j'admirais son calme qui l'empêchait de se déconcerter devant les contretemps de la vie.
(158) Elle avait pourtant de la peine lorsqu'il lui arrivait de commettre une faute contre la pauvreté en cassant un objet quelconque.
L'année même de sa mort -c'était le 2 février 1897 - étant serveuse au réfectoire, elle brisa une des vitres du guichet de service avec l'angle du plateau.  Comme elle était déjà très souffrante, elle ne put dissimuler assez promptement son émotion et je la vis pleurer.
Après le repas de la Communauté, tout en l'aidant à ramasser les débris de verre, je voulus la consoler, mais elle me dit : J'avais demandé au bon Dieu d'avoir aujourd'hui une grosse peine à lui offrir, en l'honneur de mon cher petit frère, Théophane Vénard, dont c'est l'anniversaire du martyre, eh bien ! la voilà ! je ne l'aurais pas choisie, car c'est une faute contre la pauvreté, mais elle est involontaire, je la présente au bon Dieu comme un sacrifice d'agréable odeur.

INSTRUMENTS DE DIEU
Puisque ma chère petite Thérèse était mon idéal et que je brûlais du désir de l'imiter, je le lui manifestais souvent.  A chaque crainte que je lui exprimais, elle trouvait des réponses qui remettaient mon âme dans le vrai, car j'étais portée à estimer ce qui brille.
« Vous voyez bien, lui dis-je, que le bon Dieu vous aime particulièrement puisqu'il vous met ainsi (159)en avant (Pour la direction des novices bien qu'elle n'en ait pas la charge officielle.) et permet que vous soyez estimée et aimée des créatures, car vous ne pouvez nier que chacune, dans la Communauté, vous recherche et vous aime !
- Cela ne me donne rien, me répondit-elle, et je ne suis réellement que ce que le bon Dieu pense de moi.  Quant à m'aimer mieux parce qu'Il me met en avant et permet que je sois son interprète auprès de quelques novices, je trouve que c'est plutôt le contraire.  Il me fait leur petite servante.  C'est pour vous que le bon Dieu a mis en moi des charmes de vertu extérieure, ce n'est pas pour moi.
 Je me compare souvent à une petite écuelle de lait, tous les petits chats viennent y boire, ils se disputent parfois à qui en aura le plus ; mais là-bas, de côté, le petit Jésus guette !  je veux bien que vous buviez dans ma petite écuelle, dit-il, mais je vais veiller à ce qu'elle ne soit pas renversée.
 En effet, il y fait attention ! Du reste, ce serait difficile de la casser puisqu'elle est par terre... Les Prieures, elles, sont aussi remplies de grâces pour les autres, mais elles sont sur une table, il y a plus de péril, l'honneur est toujours dangereux ! Le bon Dieu met, à mesure que vous en avez besoin, du lait dans sa petite écuelle et vous dites que c'est pour moi plus que pour vous ! Mais ce n'est pas moi qui en profite, c'est bien vous !
- Oui, mais c'est un signe qu'Il met en vous sa confiance.  Vous êtes à un poste d'honneur en étant à un poste de dévouement.  Le bon Dieu est sûr de vous. (160)
- Ah 1 vous ne savez pas ce que vous dites ! Humainement parlant, les plus privilégiés sont ceux que le bon Dieu garde pour Lui seul.  Il a, par exemple, deux petits vases d'encens.  Il garde l'un pour Lui et fait exhaler le parfum de l'autre devant les créatures.  Lequel est le plus privilégié ?
 Il a de jolis petits paniers, Il garde les uns en magasin et met les autres en montre pour attirer les passants.  A ceux-ci, Il attache des rubans roses et bleus, qui les font paraître plus beaux, mais cela n'ajoute rien à la valeur des paniers en eux-mêmes, et ceux qui sont dans les armoires sont aussi jolis, souvent davantage, car il faut presque un miracle de sa grâce pour que ceux qu'Il met ainsi en devanture conservent leur fraîcheur.  Et voilà ce que vous enviez !
- Ah 1 je n'envie pas cela, en soi, mais parce que vous l'avez.
- Eh bien ! si j'étais favorisée de grâces extraordinaires, vous ne pourriez pourtant pas les désirer, parce que ce serait une faute vénielle.Cf. saint Jean de la Croix- L'âme qui veut avoir des révélations pèche au moins véniellement (Maximes et Avis spirituel, la foi n° 34).
Alors, je pris une expression de tristesse et je rougis en répondant : « J'aurais bien du mal à m'en empêcher... J'avoue que c'est de l'enfantillage.  La preuve, c'est que, si je recevais des grâces extraordinaires et que vous n'en ayez pas, je désirerais n'en pas avoir, tant j'ai confiance en la voie que le bon Dieu vous fait suivre.
- Une âme, reprit-elle, n'est pas sainte parce que (161) Dieu la prend pour instrument.  C'est comme un artiste qui emploie tel ou tel pinceau.  Pourquoi celui-ci, alors que celui-là reste de côté ? Il n'en est pas moins pinceau et peut-être meilleur que l'autre.  En tout cas, d'être employé à l'oeuvre du Maître ne donne rien au premier.
- Qu'est-ce qui sert donc ?
- De reconnaître cette vérité, de ne rien s'attribuer, de ne pas estimer plus grand ceci ou cela, de tout retourner à Dieu ( Imitation : Ne vous appropriez rien du bien que vous faites et n'attribuez à aucun homme la vertu qu'il montre ; rapportez tout à Dieu sans lequel l'homme n'a rien de bon (L.III, ch. ix, v. 2).
  De même qu'avec une toute petite flamme faible et tremblante, on peut allumer un grand incendie, ainsi le bon Dieu se sert de qui Il veut pour étendre son règne.  Un livre ordinaire, profane même, peut y servir.  Il n'y a donc jamais à s'enorgueillir quand nous sommes pris comme instruments.  Le bon Dieu n'a besoin de personne.
Cependant, j'insistai encore :
« Les lumières me viennent par vous, lui disais-je pour la centième fois, tandis qu'à vous le bon Dieu parle directement.
- Ce n'est pas un signe de prédilection pour moi, au contraire.  Notre-Seigneur, comme je vous l'ai dit, me fait votre petite servante.  C'est exprès pour vous qu'il me dit telle ou telle chose.  Je devrais plutôt sentir mon infériorité en cette circonstance.  Le bon Dieu, en effet, nous parle par les livres, par les choses extérieures, il se sert d'objets matériels souvent, eh (162 )bien ! tout cela est à notre service.  De même, ce qui nous vient par certains saints est beaucoup plus pour nous que pour leur gloire propre.  Dieu les exalte pour nous.  Eux aussi sont nos serviteurs.  Oui, en vérité : « Tout est à nous, tout est pour nous (Saint JEAN DE LA CROIX, Prière de l'âme embrasée de l'amour divin.»)

SAINTETE  ET  GLOIRE

      Il y a des saints que nous connaissons parce qu'ils sont plus près de nous, mais rien ne prouve qu'ils soient les plus grands.  Ainsi, nous jugeons les étoiles d'après leur distance, mais leur véritable beauté, Dieu seul la connaît.  Certaines qui nous paraissent toutes petites, ou même que nous ne voyons pas du tout, sont incomparablement plus belles que celles que nous appelons  « de première grandeur ».
    Sur la terre, on ne sait pas... Souvent, à mesure que les âmes montent, elles perdent l'estime de ceux qui les entourent.  De même qu'un ballon s'élevant dans les airs semble de plus en plus petit, ainsi la sainteté la plus sublime est parfois méprisée.  Sachant cela, nous «ferions cas de la gloire qu'on reçoit les uns des autres ?» (Jean 5, 44)
    Rien ne nous assure que les saints canonisés soient les plus grands.  Dieu les a mis en relief pour sa gloire et notre édification, plus que pour eux-mêmes.  J'ai lu ceci : « l'amour que les saints se donnent les uns aux autres dans l'éternité ne sera pas mesuré sur leur grandeur et leur élévation en gloire, mais il y aura des sympathies entre eux.  Nous pourrons aimer de toutes petites âmes d'une affection bien plus grande que d'autres beaucoup plus saintes. » Cette pensée m'a toujours ravie.
 Croit-on que les saints canonisés sont les plus aimés ? Ah ! qui aime avec désintéressement sur la terre ? Quel est le saint qui est aimé pour lui-même ?  On le loue, on écrit sa vie, on lui prépare des fêtes magnifiques, il y a des solennités religieuses. « Fondons la cloche » et voyons ces personnes qui s'agitent autour d'une draperie, se contrarient parce que tout ne réussit pas, ou se réjouissent quand rien ne va à l'encontre de leur volonté.  On crie, c'est un tumulte, dans ce feu des préparatifs.  Après, on parle de l'orgue, des sermons... Et le Saint ? Ah ! moi j'aime mieux rester cachée que d'avoir une demi-gloire.  J'attends de Dieu seul la louange que je mérite.
   Les saints ne sont pas saints parce qu'on les reconnaît tels et ne sont pas plus grands parce qu'on a écrit leur «Vie». Qui sait si ce n'est pas à un autre saint - inconnu celui-là - que nous devons le bien fait par tel ouvrage, soit qu'il l'ait inspiré, dirigé ou qu'il ait disposé les âmes à le goûter.  On verra tant de choses plus tard ! Je pense quelquefois que je suis peut-être le fruit des désirs d'une petite âme à laquelle je devrai tout ce que je possède.
Donc, à Dieu seul la gloire, nous ne devons désirer qu'une chose : qu'elle arrive et être aussi contents que ce soit par les autres que par nous. (164 )
Et quelle illusion d'estimer les saints d'après ce qu'on  pense d'eux ! Combien de saintes carmélites ont eu des circulaires (On appelle « circulaire » la notice biographique adressée après la mort de chaque carmélite aux monastères de l'Ordre.  Tous les Carmels n'ont pas l'usage d'écrire ces « circulaires ».) mal écrites, et par là, n'ont recueilli aucune estime, tandis que d'autres, de vertu très ordinaire, ont semblé ravissantes, parce que leur Mère Prieure savait manier la plume !
     Je ne puis vraiment désirer une gloire qui tient ainsi à un cheveu, c'est une loterie ! Et si les saints revenaient nous dire leur pensée sur ce que l'on a écrit d'eux, on serait bien surpris... Sans doute avoueraient-ils souvent qu'ils ne se reconnaissent pas dans le portrait qu'on a tracé de leur âme . (Devant certaines biographies, abondantes en détails fantaisistes ou superflus, elle avait dit une autre fois à Soeur Geneviève d'un ton enjoué :   Les saints sont tous mes parents là-haut.  En arrivant au Ciel, j'irai leur faire une petite révérence et leur demanderai de me raconter leur vie.  Mais il faudra que ce ne soit pas long ! En un clin d'oeil !)
     De qui sommes-nous parfaitement connus sur la terre et de qui sommes-nous parfaitement aimés ?  Pour moi, je ne désire être aimée qu'au Ciel.  Ma joie est de penser que là tous m'aimeront, même ceux qui m'aiment le moins en ce monde... je trouve que l'amour donné aux saints sur la terre est plus pour nous que pour eux, parce que c'est nous qui en recueillons le bien, c'est nous qui en profitons.
    Tout peut être également apprécié ici-bas... Dans une «  Vie », on loue tel saint parce qu'il a été exempté des tentations de la chair, dans une autre on louera le saint parce qu'il a vaincu ces mêmes tentations... Où est la gloire ? Qu'est-ce qui est vrai, puisque de (165) quelque côté que l'on se tourne, tout est digne d'éloge !...
   La gloire humaine n'est rien. Les artistes, par exemple, se la disputent entre eux.  Le reste du monde, ignorant tout de leurs oeuvres, ne s'en occupe pas, ils n'ont donc qu'un petit nombre d'admirateurs et dans leur folie, ils s'en contentent.  Il en est de même pour la gloire extérieure attachée à la sainteté, il n'y aura toujours qu'un très petit nombre de personnes qui l'admirera, qui aimera tel saint, qui lira sa «Vie ».
    Tout est sujet à la jalousie.  Dès l'enfance, en reconnaît ce germe.  Saint Augustin raconte l'histoire de deux petits enfants qui avaient la même nourrice : quand l'un voyait le tour de son petit frère arriver, il poussait des cris de rage et se roulait de colère.  Cependant, il n'aurait pu prendre une goutte de lait en plus.
     Pour moi, j'avoue que je n'ai jamais cherché la gloire.  Le mépris avait de l'attrait pour mon coeur, mais ayant reconnu que c'était encore trop glorieux, je me suis passionnée pour l'oubli.
Elle me dit, toutefois, que, comme moi, elle s'était enthousiasmée pour le beau, le sublime, le parfait et avait éprouvé ce certain sentiment d'exil,, cette tristesse que l'on ressent quand on se croit inférieur ou moins privilégié que d'autres, dont on entend la louange.
Je lui demandai comment elle avait combattu cette impression.
 Je l'ai supportée, me répondit-elle humblement, et je me suis appliquée à aimer mon infériorité... alors elle m'est devenue douce comme le reste.


RÉCOMPENSES CÉLESTES
 DÉSIR DE LA MORT

Soeur Thérèse eut toujours l'intuition que sa vie serait courte, ce qui lui fit mépriser toutes les choses périssables.
Quand elle voulait se rendre compte si son degré d'amour de Dieu était toujours égal, elle se demandait si la mort avait autant d'attrait pour elle.  Une journée trop prospère, une joie vive lui étaient à charge parce qu'elles tendaient à affaiblir son désir de la mort.
     Pourquoi la mort me ferait-elle peur ? me dit-elle, je n'ai jamais agi que pour le bon Dieu. Et comme on lui faisait cette réflexion : « Vous mourrez peut-être le jour de telle fête ?... », elle répondit :  je n'ai pas besoin d'un jour de fête pour mourir, le jour de ma mort sera pour moi le plus grand de tous les jours de fête.
BONHEUR ET RÉCOMPENSES CÉLESTES

Pour me rassurer sur le bonheur sans mélange du Ciel, elle me disait et redisait que le bon Dieu saurait si bien disposer toutes choses que nous n'aurions rien à nous envier les uns aux autres.
Afin de nous communiquer cette conviction, elle s'appuyait sur les plus menus faits qui se passaient près d'elle.
Me voyant arranger les fleurs artificielles de manière à faire valoir la plus petite, rafraîchissant les plus fanées de sorte que, les bouquets terminés, on ne reconnaissait pas ce qui m'avait été confié, elle me disait que cela lui était un exemple frappant de ce que ferait le bon Dieu, en nous mettant en valeur, après avoir fait disparaître toutes nos misères.  On verra ainsi le plus grand Saint mis en relief par le plus petit et le plus petit, très grand, par la projection de gloire que lui donnera le grand.
L'Evangile des ouvriers de la dernière heure, payés autant que ceux qui avaient porté le poids du jour, la ravissait : Voyez-vous, disait-elle, si nous mettons notre confiance dans le bon Dieu, faisant tous nos petits efforts et espérant tout de sa miséricorde, nous recevrons autant que les grands saints.
    Une de mes amies m'ayant donné une poupée, je  l'offris à la fête de notre Mère et, tandis que les autres Soeurs apportaient des choses magnifiques, mon modeste cadeau fit plus de plaisir que tout le reste.
A ce propos, notre chère petite Soeur me dit : Les saints agiront ainsi avec nous, ce sont nos aînés, ils nous feront des présents et nous nous trouverons riches...
   Les Soeurs qui ont confectionné des écrins splendides, des objets de prix et de patience me représentent les saints qui ont fait des actions et laissé des écrits admirables.  Et cependant votre petite poupée a davantage attiré l'attention... et encore un petit jouet qui vous avait été donné!  Rien de vous !

DERNIÈRE MALADIE (  ch VII)

DERNIERE MALADIE DE LA SAINTE

Les dernières années que la Servante de Dieu passa sur la terre furent l'écho de sa vie, elle ne se démentit pas un seul instant de son tendre abandon à Dieu, de sa patience, de son humilité.  Son visage avait une expression de paix indéfinissable.  On sentait que son âme était arrivée là où l'avaient conduite les désirs de toute une vie, dirigée vers un but unique maintenant atteint.  Comme Notre-Seigneur, avant d'expirer, elle me dit la veille de sa mort d'un ton grave -  Tout est bien, tout est accompli, c'est l'amour seul qui compte.
Les souffrances physiques qu'elle endura les derniers mois étaient atroces, car, à la maladie de poitrine se joignit la tuberculose dans les intestins qui amena la gangrène, tandis que des plaies se formaient, causées par son extrême maigreur, maux que nous étions impuissantes à soulager.
J'approchai de très près ma chère petite Soeur pendant sa maladie parce qu'étant deuxième infirmière, on m'en confia la garde.  Je couchais dans une cellule attenante et ne la quittais que pour les heures d'Office et quelques soins à donner à d'autres malades.  Pendant ce temps, Mère Agnès de Jésus me remplaçait et relevait sur des feuilles volantes toutes les paroles de notre petite Soeur à mesure qu'elle les prononçait.  C'est grâce à ces documents certains que nous avons conservé la mémoire de faits qui sont aussi vivants qu'au premier jour. (172)

Force dans la souffrance physique
Après sa première hémoptysie du Vendredi-Saint 1896, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus fut saintement joyeuse d'avoir la permission d'achever le Carême dans toute sa rigueur, ce jour-là, et le lendemain.  La voyant suivre ainsi tous les exercices, je ne me doutais pas de l'accident qui lui était arrivé.  J'ai su, depuis, qu'elle avait beaucoup souffert du jeûne cette année-là, mais, selon son habitude, elle ne s'en était pas plainte.
De même, elle ne réclama aucun soulagement dans la fatigue extrême qu'elle éprouvait chaque jour à réciter l'Office, à l'heure même où la fièvre était la plus ardente.  Elle se gardait bien de nous dire, en temps opportun, qu'elle souffrait davantage en faisant certains travaux, par exemple laver et étendre le linge.

Et quel courage pour supporter des soins douloureux !
Je la vois encore subissant plus de cinq cents pointes de feu sur le dos (je les ai moi-même comptées).
Tandis que le médecin agissait, tout en parlant à notre Mère de choses banales, l'angélique patiente était debout, appuyée contre une table.  Elle offrait - m'a-t-elle dit après - ses souffrances pour le âmes et pensait aux martyrs.  Après la séance, elle montait dans sa cellule, sans attendre qu'on lui adressât un mot de compassion, s'asseyait tout tremblante sur le bord de sa pauvre paillasse, et là, endurait seule l'effet de ce pénible traitement. (173)
Le soir venu, comme elle n'était pas encore reconnue grande malade, il ne pouvait être question de matelas, aussi je n'avais que la ressource  de  plier en quatre notre couverture et de la glisser sur sa paillasse, ce que ma pauvre petite Soeur acceptait avec reconnaissance, sans qu'il s'échappât, de ses lèvres, un seul mot de critique sur la façon primitive dont les malades étaient alors soignées.
C'est vrai qu'au milieu des douleurs les plus aiguës, elle gardait grande sérénité et gaieté.  Intérieurement je m'en étonnais, pensant que c'était parce qu'elle ne souffrait pas autant qu'on le croyait et je désirais la surprendre en un moment de crise.  Peu de temps après, je la vis sourire avec un air angélique et lui en demandai la cause.  Elle me dit : C'est parce que je ressens une très vive douleur de côté, j'ai pris l'habitude de faire toujours bon accueil à la souffrance.

GAIETÉ HÉROIQUE
Ma sainte petite Soeur conserva jusqu'à la fin de sa vie des manières enfantines et charmantes qui rendaient sa compagnie très agréable.  Chacune voulait la voir et l'entendre.  Son aimable gaieté semblait même croître avec la souffrance - elle révélait ainsi son extraordinaire force d'âme et son exquise charité pour nous, voulant nous distraire - malgré nous - de notre peine.

Elle se plaisait donc à multiplier les petites (174) « joueries », se  permettant alors l'usage de surnoms rappelant des souvenirs de notre enfance, pour m'amuser et, quelquefois, envelopper un conseil d'une forme gracieuse.
C'est pourquoi je n'hésite pas à livrer ces petits mots familiers, qui la montrent si simple aux heures les plus douloureuses de sa vie. je les groupe, n'en ayant pas gardé les dates précises.

Réminiscences d'un conte d'enfants
Parmi les historiettes qui avaient le plus diverti notre jeune âge se trouvait un conte (L'album illustré où il figure se voit aux Buissonnets, dans la vitrine des jouets.) où figuraient une fillette : Mlle Lili, et son petit frère, M. Toto; comme j'étais l'aînée, on m'avait attribué le rôle de Lili, et Thérèse avait hérité de celui de Toto.
C'est pourquoi, à plusieurs reprises et pour me détendre, elle y fit allusion, dans l'intimité, même au Carmel.
Ainsi, lorsque, fatiguée, elle craignait de ne pas entendre le réveil, elle me recommandait :
 Voulez-vous regarder, demain matin, si M. Toto a entendu la matraque (Instrument de bois muni d'une sorte de crécelle qui sert à réveiller la Communauté.)
Ou encore :
 N'oubliez pas de réveiller M. Toto demain, pauvre Mlle Lili, humiliée par tout le monde (Allusion aux. petites humiliations, coutumières aux noviciats), mais aimée de Jésus et de M. Toto. (175)
Je lui faisais des frictions, par ordonnance du médecin, c'était pour elle un martyre, elle le confia plus tard à Mère Agnès de Jésus, mais à moi, elle les réclamait...
Une fois où je voulais, sans doute, les omettre, elle me fit ce rappel :
    J'ai peur que Notre Mère ne soit pas contente, elle tient beaucoup aux frictions, surtout dans le dos. Si le docteur vient dimanche, il se demandera pourquoi l'on n'a pas fait ce qu'il avait dit... Peut-être vaudrait-il mieux attendre à lundi ? Enfin, Pauvre, Pauvre (Surnom tiré d'une romance ), faites comme vous voudrez, tout sera prêt demain.  Surtout ne parlez pas à ce pauvre M. (Pour ne pas rompre le « grand silence ), opérez comme bon vous semblera et souvenez-vous que nous devons être riches, drès riches tous les deux !...
Cette finale se rapporte au bon mot qu'une novice lui fit lire dans un almanach, sous une gravure représentant un juif très cossu disant avec suffisance à son ami :
 « Che suis riche, drès riche, eh pien ! quand ch'ai' commencé les affaires, che n'avais rien !
- Oui, répliqua l'autre, mais celui avec qui vous les avez faites avait quelque chose!»
Notre petite Sainte remarquait finement :  Moi, je suis comme ce juif : Che suis riche, drès riche, eh pien ! quand ch'ai commencé les affaires, che n'avais rien ! ... Oui, mais Celui avec qui je les ai faites avait quelque chose !...(176)

A propos d'une image
Elle cherchait, en toute occasion, à me détacher de moi-même et se plaisait à comparer notre course à celle de deux enfants représentés sur une image (Tableau de PLOCKHORST ) :
Veillés par leur Ange gardien, ces petits s'en vont sans souci au bord d'un précipice, l'un vêtu d'une simple tunique et libre de toute entrave, sauf la main de sa petite soeur qu'il entraîne.  La fillette, au contraire, fait résistance, s'embarrassant d'un gros bouquet et folâtrant à cueillir toutes les fleurs à sa portée.
A ce propos, Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus me conta cette histoire allégorique :
    Il y avait une fois, une « demoiselle» (Allusion à une expression employée dans une histoire de chevalerie, lue dans son enfance : « Franchise », par Mme C. COLOMB Journal de la Jeunesse, 1879.  Hachette.  Paris.) possédant des richesses qui rendent injuste et auxquelles elle attachait beaucoup de prix.
    Elle avait un petit frère qui ne possédait rien, et cependant était dans l'abondance.  Ce petit enfant tomba malade et dit à sa soeur : « Demoiselle », si vous vouliez, vous jetteriez au feu toutes vos richesses qui ne servent qu'à vous inquiéter, vous deviendriez ma bo-bonne ( Petite Servante, nom familier qu'elle donnait à sa soeur, parce qu'elle la servait, pendant sa maladie, comme seconde infirmière. Cette appellation lui était plus facile à prononcer dans son état de fatigue extrême.  Elle en avait humblement demandé la permission et n'aurait pas voulu employer le nom de « Céline » qui - soit dit en passant - lui était cher jusqu'à trouver sans charmes un calendrier qui ne donnât pas sainte Céline, v. au 21 octobre !) rejetant votre titre de « demoiselle »,  (177) et moi, quand je serai dans le pays enchanteur où je dois bientôt aller, je reviendrai vous chercher parce que vous aurez vécu pauvre comme moi, sans vous inquiéter du lendemain. « La « demoiselle » comprit que son petit frère avait raison, elle devint pauvre comme lui, se fit sa bo-bonne et plus jamais ne fut tourmentée par le souci des richesses périssables qu'elle avait jetées au feu...
    Son petit frère tint parole, il vint la chercher quand il fut dans le pays enchanteur, où le bon Dieu est le Roi, la Sainte Vierge la Reine, et tous les deux vivront éternellement sur les genoux du bon Dieu, c'est la place qu'ils ont choisie.
Une autre fois, faisant allusion encore à l'image des deux enfants et, de plus, à une maîtresse de maison à laquelle il ne manque rien dans toutes ses armoires, elle dit :
  Demoiselle trop riche : plusieurs boutons de roses, plusieurs oiseaux à chanter à son oreille, (Allusion à un passage qu'elle avait lu sur le bienheureux Théophane Vénard.  L'auteur louait ainsi son héros : « Il avait un bouton de rose sur les lèvres et un oiseau à chanter à son oreille. ») un jupon, une batterie de cuisine, de petits paquets...

Je couchais près d'elle, dans une petite pièce communiquant avec son infirmerie.  Un soir qu'elle (178) me voyait me déshabiller, elle fut prise de compassion devant la misère de nos vêtements et, se servant d'une expression comique qu'elle avait entendue, elle s'exclama :
  Pauvre, Pauvre, comme vous êtes torée ! (Mal tournée) Tore, en latin torus : corde) mais vous ne serez pas toujours comme cela, c'est moi qui vous le dis!

La mort apprend à laisser tomber bien des choses
Notre chère petite Sainte, loin de s'effrayer à la pensée de la mort, cherchait à y puiser d'utiles leçons, dont elle nous faisait profiter.  Elle nous dit un jour :
      Quand je serai morte - un cadavre - je garderai le silence, je ne donnerai aucun conseil; si on me met à droite ou à gauche, je n'aiderai pas.  On dira : elle est mieux de ce côté-ci, on pourra même mettre le feu près de moi, je ne dirai rien.  Comme cette pensée aide à se détacher des petites choses qui nous bouleversent, de tout ce que nous devrions laisser tomber!

Sérénité joyeuse devant la mort
Elle se réjouissait de la mort et regardait avec plaisir les préparatifs qu'on aurait voulu lui cacher.
Ainsi, elle désira voir la caisse de lys artificiels qui venaient d'arriver pour orner le lit mortuaire et  (179) dit, avec joie!: « C'est pour moi ! » Elle ne pouvait y croire tant était grand son contentement.
Un soir des derniers jours, comme on craignait qu'elle ne passât pas la nuit, on avait apprêté dans l'appartement contigu à l'infirmerie un cierge bénit, le bénitier et le goupillon.  Elle le soupçonna et demanda qu'on mît ces objets de façon à ce qu'elle les vît.  Elle les regardait de temps en temps d'un air de complaisance et nous dit aimablement
    Voyez-vous ce cierge-là, quand le « Voleur » (Allusion au passage évangélique où Notre-Seigneur se compare à un voleur (Mt., XXIV, 43 ; Lc.  XII, 39) m'emportera, on me le mettra dans la main, mais il ne faudra pas me donner le chandelier, il est trop laid !
Puis elle nous découvrit tout ce qui arriverait après sa mort, elle passait en revue avec bonheur chaque détail de sa sépulture et en faisait part dans des termes qui nous faisaient sourire quand nous aurions voulu pleurer.  Ce n'était pas nous qui l'encouragions, mais elle qui nous remontait.

Sa tombe lui importe peu
Elle était indifférente à toute préoccupation humaine.  Peu avant sa mort, on avait discuté devant elle de l'achat du nouvel enclos pour nos Soeurs défuntes, dans le cimetière de Lisieux ; elle me dit plaisamment :
 Ma place m'importe peu ; qu'on soit n'importe (180) où, qu'est-ce que cela fait ? Il y a bien des missionnaires qui sont dans l'estomac des anthropophages et les martyrs avaient bien comme cimetière les corps des animaux féroces.