Carmel

Le guide de la maîtresse des novices

pensees

Ce petit livre de 15 brefs chapitres était à l'usage de Mère Marie de Gonzague, maîtresse des novices régulièrement à partir de janvier 1883. L'a-t-elle fait lire à Thérèse ?...

Lire ici la présentation de cet ouvrage par l'historien Claude Langlois.

Pensées sur la charge de maîtresse des novices
dans l'Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel

OUVRAGE UTILE AUX MAITRESSES DES NOVICES DES AUTRES COMMUNAUTES RELIGIEUSES

APPROBATION

Nous, vicaire général de Monseigneur l'Ar­chevêque d'Aix, Arles et Embrun, et supé­rieur du monastère des religieuses Carmélites d'Aix, avons lu, avec attention et aussi avec un intérêt toujours croissant, les Pen­sées sur la charge de Maîtresse des novices dans l'Ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel, et, en approuvant l'impression de cet écrit, nous croyons pouvoir lui attribuer une haute por­tée relativement à l'esprit et à la pratique de la vie religieuse. Les monastères du Carmel, en particulier, trouveront incontestablement, dans la lec­ture de ce livre, l'utilité que l'auteur, dans son amour pour son saint Ordre et dans son zèle pour les âmes, s'est proposée en l'écrivant. Archevêché d'Aix, le 2 février 1873.
REYNAUD, Vicaire général.

INTRODUCTION

La divine Providence m'ayant confié, depuis longtemps, le soin des novices, je sens le besoin d'écrire les diverses re­marques que j'ai faites sur un emploi si im­portant et dont les difficultés croissent avec l'esprit du siècle. Car si toujours il y eut une distance pour ainsi dire infinie entre le monde et le cloître, il y a maintenant dans les jeunes personnes des habitudes de piété, des idées sur la vie intérieure, qui ne sont pas toujours en harmonie avec l'esprit du Carmel. Je suis loin de penser que ce que je dirai soit une leçon à celles qui viendront après ; mais l'amour que j'ai pour ces jeunes âmes appelées à tout quitter pour Dieu ; la compassion que je ressens pour leurs souffrances dans les différentes voies où Dieu les introduit, m'engagent à chercher à leur être utile, en écrivant les réflexions que j'ai faites d'après ce que j'ai vu.

      Si cet écrit tombe entre les mains de celles qui exercent la charge de Maîtresse des novices, et que je puisse prévenir certains défauts en elles, ou du moins les aider à soutenir elles-mêmes ces âmes, je bénirai mille fois le Seigneur, que je prie d 'être leur lumière et leur guide. D'ailleurs, je ne compte pas parler précisément de l'extérieur de l'éducation des novices. C'est pour la conduite intérieure que j'ai trouvé plus de difficultés, et moins de secours dans les ouvrages composés pour leur éducation, et qui sont devenus pour quelques âmes une source de peines, lorsqu'on s'est cru obligé de les assujettir à ces méthodes avec rigueur.

Daigne le Seigneur conduire ma plume, me dépouiller de mon propre esprit et me revêtir du sien, afin que dans tout ce que je dirai, je ne puise rien dans une manière de voir qui me serait personnelle, et que tout soit puisé dans la divine lumière, qui seule peut éclairer sûrement les âmes aux­quelles il a été dit : « Paissez mes agneaux ! »

CHAPITRE I

Dispositions qui doivent se trouver dans une maîtresse des novices.

Nos saintes Constitutions ont trop bien tracé le portrait d'une bonne Maîtresse des novices, pour que je prétende y rien ajouter. Elles disent tout en peu de mots au chapitre 14 ; et cet article bien compris et bien médité suffit pour instruire celle à qui sera confié cet emploi important. Tout est renfermé principalement dans ces courtes paroles : « Que celle qui a cet office ait soin de ne s'oublier en rien ; car sa charge est de nourrir des âmes dans lesquelles Dieu puisse demeurer. »

Le plus important de ses devoirs est donc de préparer à Dieu sa demeure, de disposer ces âmes à recevoir les touches de la grâce, et non d'exercer un empire absolu sur elles, de vou­loir faire plier, pour ainsi dire, l'attrait de la grâce à sa volonté, de faire des lois de perfec­tion si exceptionnelles, que, hors delà, elle ne sache pas reconnaître la diversité des voies de Dieu. Qu'elle se prépare d'avance à lutter corps à corps avec toutes les passions humaines qui tour à tour se montrent dans ces âmes, quoiqu'elles ne soient venues en religion que pour en triompher. Mais c'est précisément ce triomphe qui doit être le fruit des plus longs et des plus rudes combats ; parce que l'amour divin ne s'établit que sur les ruines de l'amour- propre, qui trouvera sa défaite et sa mort dans l'humiliation où l'âme sera réduite.

Surtout que la Maîtresse des novices se décide à ne se compter pour rien elle-même, à ne demander jamais des consolations pour salaire de son pénible travail, mais le règne de Jésus-Christ, et voilà tout, dans les âmes qu'elle conduit. Qu'elle ne compte ni sur ses efforts, ni sur ses talents; mais que toujours persuadée de son inutilité personnelle, elle plante, elle arrose, et attende de Dieu seul, avec une patience inaltérable, un accroisse­ment qui sera quelquefois bien peu sensible.

Il semble souvent qu'on va tailler dans le roc le plus dur, surtout dans les commence­ments de l'éducation d'un sujet. Il faut ne pas se décourager, ne pas même se préoccuper, mais examiner, prier et attendre. Rien de plus dangereux que de précipiter son jugement dans une affaire si grave, et d'où dépend, en grande partie, le bonheur ou le malheur d'une âme pour le temps et pour l'éternité. Il faut aussi se garder de croire que l'on connaît une novice tout de suite ou dans peu de temps, excepté certains caractères si prononcés et si évidem­ment dangereux pour une maison religieuse, qu'il n'y a pas de temps à perdre pour les en faire sortir. La Maîtresse des novices doit discerner, parmi les défauts qu'elle aperçoit, ceux que le temps pourra corriger, quelque rebutants qu'ils lui paraissent. Son devoir est de mettre les âmes en des dispositions telles, que Dieu puisse réellement agir en elles ; alors elle verra ce qu'il faut en attendre.

Elle doit encore garder un juste milieu entre l'activité et la négligence dans l'ouvrage qu'elle entreprend. Vouloir trop faire par elle-même dans les âmes serait nuire à l'oeuvre de Dieu, oeuvre qu'il se réserve essentiellement. Ne rien faire et tout attendre de la grâce, serait tomber dans un défaut de vigilance qui retar­derait cette oeuvre. Elle ne doit pas prévenir la grâce ; mais elle doit la seconder avec un zèle soutenu. Il faut qu'elle en étudie la marche, qu'elle en saisisse, à la volée, toutes les impressions pour aider ses élèves à y corres­pondre avec fidélité.

Elle ne doit s'effrayer d'aucune tentation, d'aucune épreuve, même de celles qu'elle croi­rait incompatibles avec la vocation au Carmel. Dieu conduit les âmes par tant de voies, et par des voies si cachées, qu'on ne saurait trop se défier de ses lumières et de son jugement en matière de direction. « Qu'elle les gouverne avec compassion et amour, dit encore la Consti­tution. » Et combien de fois un zèle trop ardent et trop précipité fait-il oublier cette sage recom­mandation !

On aime ses novices ; mais les aime-t-on pour Dieu seul ? N'aime-t-on pas plutôt à voir dans leurs progrès le fruit de ses propres efforts; à se mirer, pour ainsi dire, soi-même dans une perfection prématurée, plus dangereuse peut-être que les imperfections dans lesquelles une âme se connaît et se purifie ?

Qu'il faut de dégagement, de dépendance de Dieu, d'humilité et de patience, pour con­duire les novices et toutes les âmes ! La devise chérie d'une Maîtresse doit être celle-ci : Tout pour Dieu et rien pour moi. Oui, il faut qu'elle se détermine à tout supporter pour parvenir au but que Dieu se propose, et que son unique désir soit de s'immoler toujours, de travailler sans cesse, et de ne vouloir d'autre récompense que cette immolation même, et son travail sans succès, s'il le faut.

Quelquefois elle aura à soutenir les repro­ches de sa Prieure et de la communauté, qui. fatiguées des fautes des novices, se plaindront à la Maîtresse de leur peu de progrès. Bien loin de se justifier, elle ne saurait trop profiter de ces occasions pour s'accuser comme étant la première cause de ces manquements. Elle doit profiter des avis qu'on lui donne, car elle est religieuse et soumise à l'obéissance. Elle pré­pare l'avenir de la communauté. Elle est obligée, par conséquent, d'écouter toutes les observations et de supporter tous les reproches.. Qu'elle s'en serve pour humilier à propos ses élèves ; mais qu'elle prenne garde de ne pas changer aisément sa conduite pour leur inté­rieur, lorsqu'elle a sujet de croire qu'elle leur convient. Et voilà précisément un des écueils de l'amour-propre. On se croit obligé en cons­cience de supporter pendant quelque temps tel défaut, telle manière d'agir dans un sujet, et de préparer son âme par cette patience même à entrer dans les desseins de Dieu. Les autres membres de la communauté, qui ne peuvent pénétrer nos motifs, se plaignent de la novice et blâment sa Maîtresse. Aussitôt celle-ci, blessée clans ce qu'elle a de plus sensible, oublie son principal devoir : celui de former l'intérieur ; et, changeant do conduite, elle gronde, elle presse à contre-temps cette pauvre âme, l'humilie outre mesure, resserre son coeur, et détruit par là le commencement du bien qui allait s'opérer peu à peu en elle.

Elle doit se regarder encore comme rien par rapport à la Prieure, pour laquelle elle doit avoir une soumission et une déférence entières dans l'exercice de sa charge. Soumission et déférence qu'elle doit imprimer dans l'esprit de ses novices, leur prescrivant de laisser toujours de côté les ordres qu'elle leur aura donnés, lorsque la Prieure commandera autre chose. Que son autorité se renferme dans les novices et dans la direction de leurs âmes ; là, nous ne saurions trop le répéter, elle n'a à suivre que l'esprit de Dieu ; et cet esprit lui apprendra, dans les occasions délicates, à joindre la subor­dination à la fermeté. Hors de là, qu'elle ne profite jamais de sa charge pour se montrer autre chose dans la maison que simple religieuse. Son ministère est caché: sa vie doit l'être aussi. C'est dans le silence et l'humilité qu'elle doit travailler à s'unir à Dieu, afin de le faire régner dans son âme et dans celles qu'elle conduit.

CHAPITRE II

La maîtresse des novices doit leur donner bon exemple en tout.

Que sont les paroles sans l'exemple, dans une Maîtresse des novices? Il faudrait qu'on pût prendre pour modèle toute sa conduite. Hélas ! pouvons-nous écrire cela de sang-froid ? Et si nous le devons pour donner des idées justes de chaque chose, ne nous serait-il pas permis de prier celles qui liront ces lignes de demander pardon à Dieu pour celle qui ose les tracer, après avoir été elle-même si peu fidèle à remplir un devoir qui est la base de tous les autres ?

Oui, le bon exemple est d'autant plus néces­saire dans une Maîtresse des novices, que c'est par ce langage muet qu'elle doit instruire et édifier la communauté. Ce n'est point à elle à corriger les abus, mais il faut qu'elle les désapprouve par sa régularité ; qu'elle soit, non comme la Prieure, une sentinelle vigi­lante dans la maison du Seigneur, mais comme une pierre vivante qui soutient l'édifice, et comme une lumière ardente et brillante que l'on peut toujours suivre en sûreté. Il faut enfin qu'en tout et partout sa conduite condamne tout ce qui est imparfait, sans que ses paroles bles­sent jamais la charité.

Dans ce but, elle ne manquera pas d'être toujours la première à tous les exercices com­muns, à tous les points de la règle, à tous les travaux pénibles, se réservant plutôt ce qui est difficile, humble et rebutant, que ce qui peut donner quelque satisfaction à la nature. Elle doit se faire une loi inviolable de ne se dispen­ser d'aucune heure de communauté pour écouter ses novices, et de leur persuader qu'à moins d'une circonstance très-rare et tout à fait exceptionnelle, elles ne retireraient aucun fruit d'une direction faite dans un temps où son devoir de religieuse l'appelle ailleurs. Pour cela, elle aura soin de leur apprendre à retran­cher tous les petits mots, et les mille riens qui préoccupent souvent les jeunes personnes, et leur donnent envie de parler pour s'occuper d'elles-mêmes et avoir le plaisir d'en occuper leur Maîtresse.

Qu'elle leur fasse comprendre de bonne heure qu'on s'instruit plus dans l'oraison que partout ailleurs ; qu'une vraie carmélite doit y employer, outre les heures de règle, tous les moments dont elle peut disposer; que c'est là qu'elle-même traite avec Dieu pour apprendre à les bien conduire, et que ses novices doivent désirer pour leur Maîtresse, ces instants de recueillement et de silence, sans la troubler et la détourner par des demandes importunes. Si elles la voient assidue au pied des autels, elles y seront elles-mêmes comme entraînées, et apprendront ainsi que notre premier devoir est de nous former à la vie contemplative.

Tout en leur donnant aussi l'exemple de l'assiduité au travail, elle doit leur apprendre à fuir l'empressement, et leur persuader que même dans les ouvrages manuels, tout ne dépend pas de notre industrie et de nos efforts ; que Dieu ne bénit point l'activité naturelle et les instants dérobés à l'exactitude ; mais qu'il fait des miracles en faveur d'une religieuse qui travaille pour lui et selon sa volonté. Il faut, il est vrai, qu'elles la voient ne pas perdre une seule minute pour le travail, mais aussi que toute espèce d'ouvrage tombe de ses mains au premier coup de la cloche, leur apprenant de la sorte à ne mettre d'importance qu'à contenter Dieu et à se renoncer soi-même.

Que la Maîtresse ne s'accorde jamais aucune délicatesse, aucune particularité au réfectoire, à moins que sa santé et l'obéissance ne l'exigent, que pour se vêtir et se loger, elle cherche toujours ce qu'il y a de plus pauvre et de moins commode, afin de faire aimer à ses novices la pauvreté et la mortification, surtout celle que la Providence leur ménage ; par là elle les aidera puissamment à se défaire de l'esprit du monde. Qu'elle soit attentive à se montrer humble et soumise envers la Prieure, afin que, si quelquefois elle a été obligée de prendre avec ses élèves le ton du commandement et de la sévé­rité, celles-ci puissent retrouver en elle l'hum­ble novice dans ses rapports avec celle qui a sur sa conduite l'autorité de Dieu.

Son langage, son maintien, sa conversation doivent être encore le miroir dans lequel les novices puissent voir leur modèle. Et si la fragilité humaine l'entraîne dans quelque faute, que là aussi elles puissent apprendre comment on reconnaît sa faiblesse, comment on s'en humilie, comment en s'en relève et quel profit on en retire.

Enfin, si dans tous les moments, la Maîtresse des novices doit être le modèle de ses élèves, que ce soit toujours avec une simplicité qui donne à toutes ses actions un charme céleste, et sans laquelle les autres vertus ont quelque chose d'austère et d'affecté qui les rend moins aimables ; simplicité qui découvre, sans qu'elle le dise, qu'elle n'a qu'une vue, qu'un désir, qu'un motif unique de perfection: Dieu seul, et rien de plus ; simplicité qui lui fasse prendre également le repos et le travail, la souffrance ou la jouissance, les soulagements ou l'oubli dans lequel on peut laisser ses besoins, si Dieu le permet pour exercer sa patience et faire pa­raître sa vertu ; car la vraie simplicité réduit tout à l'unique nécessaire et au mépris de soi-même ; elle procure à l'âme une paix inalté­rable, un calme qui domine toutes les sensations intérieures et tous les événements de la vie.

Et quoi de plus nécessaire que cette douce paix, ce calme profond pour une âme destinée à être le guide des autres, à seconder en elles l'oeuvre de Dieu, et à paraître sans cesse à leurs yeux comme le modèle qu'elles doivent suivre? Avec la simplicité, les rapports que l'on a avec tous les membres d'une communauté sont faciles et charitables; l'âme simple, ne faisant nul cas de ses talents et de ses emplois, ne se croit ni plus élevée ni plus abaissée par des em­plois et des talents qu'elle ne tient que de Dieu. Elle en use selon la volonté divine; mais jamais ils ne seront pour elle une occasion de mor­tifier celles qui ne les ont pas. Humble et con­fiante envers ses supérieurs, douce et préve­nante envers ses soeurs, elle sera chérie de tous; on comptera sur elle en toute occasion, pour l'employer ou la laisser de côté selon les besoins de la communauté, et non selon ses désirs et ses répugnances, puisque la simplicité lui fait immoler les uns et les autres à celui qui est son unique bien, son bonheur et son tout, à celui qui fixe tellement toutes les puissances de son âme, que tout autre soin que celui de lui plaire, tout autre amour que le sien, tout autre motif que lui seul la dissipe et l'arrête.

Heureuses les novices qui, trouvant dans leur Maîtresse la pratique constante de cette simplicité qui vient du ciel et qui y re­tourne sans obstacles, apprendront par son exemple à fuir tout ce qui n'est pas Dieu, à le chercher seul, et à traverser ainsi cette foule de riens qui, jusque dans les communautés les plus saintes, opposent de si grands obstacles à la pratique de la vraie et sublime perfection !

CHAPITRE III

Difficultés qui se rencontrent dans le passage du monde au cloître.

Il est facile d'oublier ce qu'on a quitté et ce qu'on ne pratique plus. Grâce à la bonté de Dieu, les coutumes du monde étant bannies de nos saints asiles, nous n'y rencontrons pas l'es­prit du siècle, et c'est à peine si, dans notre désert, nous nous rappelons le langage et les moeurs de l'Egypte.

Quand on vit au milieu du monde, on n'est pas toujours à l'abri de l'esprit qui l'anime, et la piété même la plus sévère ne garantit pas toujours de sa fâcheuse influence. D'ailleurs il y a des usages et des convenances qui ne sont point contraires à l'esprit de Jésus-Christ, et auxquels même il faut savoir se plier tant que l'on fait partie de la société. Voilà pourquoi nous ne pouvons pas exiger que la simplicité religieuse, le langage et les habitudes du cloître soient connus des jeunes personnes qui deman­dent à y entrer, quelque solide que soit leur vocation.

Il y a plus : la piété qu'elles ont goûtée peut-être avec tous ses charmes, les secours spiri­tuels dont elles ont été environnées, la pompe des cérémonies religieuses qui parlait à leur coeur, les discours éloquents et pleins d'onc­tion qui nourrissaient leur âme en flattant leurs oreilles, tout cela formait un ensemble de consolations et de soutiens dont elles ne sentent le prix qu'en le perdant; et le vide qu'elles trouvent dans le silence et l'obscurité de nos monastères leur présente un contraste si frap­pant, que pour l'ordinaire ces pauvres âmes en sont déconcertées, d'autant plus qu'elles n'osent se l'avouer à elles-mêmes et moins en­core en convenir. Il n'en faut pas davantage pour que leur vocation leur semble une chimère, et qu'elles soient assaillies des tentations les plus délicates et les plus désolantes.

Pour les aider à surmonter cette première difficulté et à franchir ce premier pas, une Maî­tresse des novices a besoin de laisser de côté tout ce qu'elle leur pourrait dire en faveur de notre saint état, pour aller au-devant des aveux qu'elles n'osent pas lui faire, et leur montrer qu'elle devine ce qu'elles éprouvent. Le seul moyen qu'elle puisse employer, c'est de jeter dans leur âme les premières semences de l'es­prit de sacrifice. Et comme presque toujours une postulante s'attendait à tout, excepté à ce qu'elle trouve, la Maîtresse doit saisir cette oc­casion pour lui apprendre que l'esprit du Carmel étant un esprit de retranchement, il lui enlèvera toujours ce qu'elle aura le moins pré­vu. A cette première leçon, qu'elle joigne une forte exhortation à la patience ; qu'elle l'engage à suspendre son jugement; que surtout elle ne commence pas par lui faire des reproches, quoi­qu'elle se sente rebutée par le peu de généro­sité que montre sa nouvelle enfant.

Qu'elle ne s'étonne de rien ; et si elle était révoltée par la vue de ce qu'elle découvre de trop mondain dans la postulante, qu'elle se gar­de bien de laisser voir ce dégoût à celle qui le lui cause.

Pour cela, il est d'une haute importance que la Maîtresse des novices soit convaincue que la mystérieuse déception de cette âme est le com­mencement de l'oeuvre de Dieu en elle. C'est le voile qui se déchire et le saint désillusionnement qui s'opère. C'est la pure lumière qui pé­nètre dans cet intérieur et le vrai jour qui s'y fait. C'est le divin Maître qui prépare sa place et écarte ce qui ne lui convient pas. Toutes ces opérations sont pour cette âme une nouveau­té : et elle s'en étonne d'autant plus, qu'elle s'y attendait moins. Elle ressemble au peuple de Dieu, dont le Prophète dit : « Que lorsque, après être sorti de l'Egypte, il entra dans la terre promise, il y entendit une langue qu'il ne connaissait pas. » Mais laissons faire la grâce ; peu à peu cette âme finira par comprendre et par aimer ce vide apparent qui est contraire à ce qu'elle avait cru trouver, et qui semble la décourager aujourd'hui.

Que la Maîtresse sache donc attendre : car si elle est impatiente d'enlever à son élève cette écorce encore un peu mondaine qui ne doit tomber que lorsque ce jeune arbrisseau aura pris un certain degré d'accroissement, loin d'a­vancer l'ouvrage, elle le rendra plus difficile pour la novice et pour elle-même.

Qu'elle se borne a lui prescrire, au jour le jour, ce qu'elle doit faire, et qu'elle ait la sa­gesse de dissimuler ce qui sera à corriger plus tard. Qu'elle descende dans le coeur de son élève et pénètre, si elle le peut, ce qui s'y passe. Elle verra combien il est froissé et mal à l'aise ; combien la simplicité du cloître, quelquefois un peu rustique, est peu en rapport avec le monde que son élève vient de quitter, et com­bien elle y répugne ! Qu'elle comprenne surtout combien notre perfection répond mal, ne crai­gnons pas de le dire, à l'idée que sa novice s'en était formée ; et qu'elle n'oublie pas que le pre­mier aspect de la vie religieuse, où l'on croyait ne trouver que des anges, a quelque chose d'inexplicable pour un esprit qui ne comprend encore qu'à demi les choses de Dieu, et qui comprend encore moins la fragilité humaine dans une vie angélique.

D'ailleurs, une transition aussi subite que celle du monde au cloître étonne toujours. Le changement absolu de toutes les habitudes con­tractées depuis l'enfance, a quelque chose d'af­freux pour la nature. Tous les lieux sont nou­veaux, tous les visages le sont aussi. On n'en­tend rien au genre d'occupation que l'on y trou­ve. Il faut, à un âge de parfaite raison, appren­dre à parler, à marcher, à se tourner d'un côté ou d'un autre, à manger et à boire, selon les usages de la Religion ; perdre toute espèce de liberté ; anéantir, pour ainsi dire, sa propre existence ; et cela au milieu d'une foule de ten­tations et de peines intérieures qui assaillent bien souvent une âme des les premiers pas qu'elle fait dans le saint asile vers lequel ten­daient tous ses désirs.

Ce que je dis paraîtra peut-être surprenant. On se demandera comment une âme véritable­ment appelée à la vie religieuse y trouve tant de peines, au lieu de s'y sentir à l'aise, dilatée, pleine de consolation, heureuse, en un mot, d'être dans le lieu de son repos. Comment Dieu, dont la volonté l'y a placée, ne lui donne pas l'assurance du bonheur qu'elle y goûtera, et comment enfin, après les combats qui pré­cèdent ordinairement l'entrée du cloître, on n'éprouve pas les satisfactions d'une victoire qui a été coûteuse.

Je réponds que toutes ces différentes sensa­tions peuvent se rencontrer dans une âme, que l'expérience montre tous les jours que les vo­cations les plus divines, loin d'être à l'abri d'une réaction pénible, sont plus tôt et plus violem­ment tourmentées que les autres. Plus la vocation est surnaturelle, plus Dieu saisit avec force et éprouve l'âme qu'il a choisie, pour commencer en elle un ouvrage qu'il veut conduire à la plus éminente perfection. D'un autre côté, cette âme excite la rage des démons, qui voient de quel prix eût été pour eux une conquête dont la perte doit leur en faire perdre tant d'autres !

Enfin, cette âme elle-même, accoutumée aux dons de Dieu et généreuse jusque-là, doit être plongée dans une profonde humiliation, pour que les bases de son édifice spirituel re­posent sur un solide fondement. Elle s'est mille fois offerte à Dieu dans les jours de ses pre­mières épreuves; elle a soupiré après les sacri­fices du cloître : il faut maintenant qu'elle donne au Seigneur ce qu'elle lui a promis. Mais si elle ne lui donnait que ce qu'elle a désiré si sou­vent de quitter pour son amour, son sacrifice serait trop petit. Il faut qu'elle trouve son im­molation jusque dans ce qu'elle a cru pouvoir se promettre. Et c'est lorsque le glaive pénètre ainsi jusqu'au plus intime du coeur, qu'elle a besoin d'une main habile qui la soutienne, et l'empêche de se briser dans le choc qu'elle subit.

Malgré le sombre aspect qui étonne cette postulante, elle n'en sera pas moins reconnais­sante pour le bienfait de sa vocation; et, comme nous le disions plus haut, un sentiment qu'elle ne pourra définir lui fera comprendre qu'elle a trouvé le lieu où Dieu l'appelait, en même temps que la nature se sentira brisée et révol­tée à la vue du sacrifice.

C'est pour cela que la Maîtresse des novices doit user d'une grande prudence, d'une charité patiente et discrète, pour persuader l'élève que loin d'être étonnée de ce qu'elle éprouve, elle y reconnaît la main de Dieu, qui saura bien la guérir et tirer sa gloire de ce qu'elle souffre.

C'est là la première épreuve qui commence la chaîne mystérieuse de toutes celles qui doi­vent la suivre, pour purifier l'âme qui se donne à Dieu de tout son coeur, et la rendre digne de s'immoler pour lui à chaque instant, comme une victime d'agréable odeur.

Quelquefois, au contraire, on rencontre des jeunes personnes prises d'un grand enthou­siasme pour le Carmel et ses saintes prati­ques. Elles se trouvent, dès les premiers pas, dans la terre promise, et ne voient partout que merveilles. Leur joie est vivement sentie. Leur imagination ne leur présente que des fleurs. Elles s'étonnent même d'entendre parler de croix et de sacrifices. L'avenir ne les effraie pas plus que le présent. Au contraire, elles jouissent d'avance du bonheur d'être un jour fixées pour jamais dans ce saint asile.

Faudra-t-il que la Maîtresse de ces novices applaudisse à cette joie excessive peut-être, et profite de leurs dispositions pour attiser ce beau feu? Ou bien doit-elle leur parler le langage de la croix et du sacrifice qu'elles ne trouvent nulle part? Non, elle n'a rien à dire alors ; elle doit attendre, observer et s'abstenir de seconder le zèle indiscret qui embrase ces âmes et leur fait demander parfois des pénitences ou des prati­ques de piété en dehors de la règle. C'est le moment de leur apprendre à mortifier même les bons désirs, et de les former à la pratique de la plus simple obéissance.

Qu'elle les porte à étudier la règle et. surtout l'esprit de la règle. Qu'elle ne leur fasse pas prévoir directement les peines par lesquelles elles passeront plus tard ; mais qu'elle ne manque pas une seule occasion de leur faire accomplir un sacrifice qui se présente à faire. Par ce moyen, elle tiendra cette âme dans la mesure de la grâce qui lui est donnée et la préparera, sans qu'elle s'en doute, à ce que le bon Dieu demandera plus tard de son dévoûment et de sa générosité.

CHAPITRE IV

La maîtresse des novices doit d'abord ob­server en silence ce qui se passe dans l'âme qu'elle conduit.

Un des plus sûrs moyens de bien appliquer la correction, c'est de la faire désirer, et, si l'on veut en assurer le succès, de la faire avec plei­ne connaissance de cause. Dans l'état d'épreuve où se trouve presque toujours une jeune per­sonne nouvellement entrée dans un monastère, il ne faut pas se presser de corriger les défauts même les plus frappants. Il suffit de réprimer ce qui pourrait choquer sensiblement une com­munauté ; mais toujours en faisant comprendre qu'on n'est point étonné de telle ou telle ma­nière d'agir, afin de ne pas décourager.

Que la Maîtresse des novices soit sûre qu'elle ne fera rien dans une âme qui ne sera pas dilatée ; et pour l'amener à cette dilatation si nécessaire, elle doit la laisser se développer sans contrainte, et observer soigneusement tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle fait, sans changer de visage ni de conduite pendant les premiers temps. Si elle lui impose silence toutes les fois que son langage rappelle celui du monde, si elle la reprend sur toutes ses actions, si trop tôt elle l'interroge sur ses dispositions pour blâmer ce qui ne lui paraîtrait pas conforme à la sainteté de l'état qu'elle veut embrasser, si elle s'effraie de la voir tourner quelquefois les yeux vers les objets de son sacrifice, et se souvenir des oi­gnons d'Egypte, elle produira dans cette âme neuve et craintive une impression de frayeur qui ne se dissipera peut-être jamais.

La force de la vocation lui fera surmonter peut-être cette espèce de terreur; mais alors son pauvre coeur se repliera sur lui-même et concentrera toutes ses sensations et toutes ses douleurs. Elle n'osera plus, il est vrai, parler le langage du monde dans la terre des saints, mais sera-ce par amour de Dieu et par convic­tion? Bien loin de là, elle formera un jugement erroné sur la vie religieuse et sur les person­nes qui la conduisent. Elle se croira dans une espèce de purgatoire, dans un esclavage qui ré­trécira ses idées et ne laissera plus à la grâce la liberté d'agir et de réformer ce qui s'oppose à la perfection. Oui, tout est là pour les âmes : laisser agir Dieu et correspondre fidèlement à sa grâce. Il vaut mieux attendre les effets de cette divine grâce, respecter ses lenteurs, et re­cueillir ensuite des fruits solides et dignes de Dieu, que d'accabler une âme par des maximes de perfection que souvent elle ne comprend pas, et qui sont encore au-dessus de sa portée.

D'ailleurs, dès son entrée au cloître, il se fait dans une postulante un renversement com­plet do toutes ses idées ; et c'est pendant cette épreuve que la Maîtresse doit observer et sou­tenir cette âme sans s'effrayer. Il est bien rare de trouver une personne qui se soit formé des idées justes sur la vie religieuse, et qui n'ait pas lieu de s'étonner d'y trouver un genre de per­fection tout à fait opposé à ce qu'elle avait con­çu. En fût-il autrement, Dieu lui-même pro­duira un autre renversement dans son âme, car si ce qu'elle voit répond aux idées qu'elle en avait, le Seigneur permettra qu'elle ne goûte plus rien, et qu'elle soit plongée clans un abîme dont elle n'aperçoit pas le fond.

Il le faut ainsi, parce qu'il est nécessaire que l'âme soit divisée, pour ainsi dire, d'avec elle- même, afin que la nature soit crucifiée, que l'amour-propre meure à chaque instant, et que cette âme, détrempée de l'estime d'elle-même, comprenne que si elle peut devenir quelque chose, ce ne sera que par la grâce de Dieu. Il faut encore qu'elle sente que, victime pour le monde entier, elle doit être toujours dans un état de sacrifice, et immoler à son Dieu les dons mêmes qu'elle a reçus de lui. En effet, il les lui retire et la livre à sa propre faiblesse. Des défauts dont elle avait à peine l'idée lui font sentir leur atteinte. Patiente dans le monde, elle se trouve emportée dans le cloître. Humble dans les éloges qu'elle recevait, la moindre humiliation la révolte, et elle éprouve même une soif insatiable de l'estime des créatures. Accou­tumée à n'avoir que des pensées élevées, des sentiments généreux, elle se voit occupée par des riens, et disposée à n'aimer qu'elle-même. Elle avait été inondée de délices au pied des autels : elle se trouve froide, distraite, désolée dans le secret du sanctuaire. Elle demande à toutes les créatures où est son Dieu, et son Dieu plein d'amour ne lui répond plus et permet sou­vent qu'on ne lui parle qu'un langage qu'elle ne comprend pas.

C'est dans ces moments où la main miséricordieusement sévère de Dieu s'appesantit sur une âme, qu'une main humaine doit prendre garde de ne pas gâter l'ouvrage. La Maîtresse des novices a bien peu à faire alors, quoique dans un sens elle ait une grande occupation pour empêcher son élève de se décourager, et pour observer attentivement si ses forces mo­rales et physiques sont en rapport avec la voca­tion du Carmel. Mais elle ne saurait assez se persuader que son principal travail est de sup­porter sa novice et d'observer ce qui se passe en elle.

Il est un défaut qu'elle doit soigneusement éviter : celui de la consoler par des promesses flatteuses, et de lui faire espérer un avenir meilleur. Qu'elle lui répète, au contraire, que c'est là le chemin du Carmel ; qu'elle n'est pas venue s'y reposer, mais souffrir; qu'elle n'est pas venue se complaire dans une perfection qu'elle croyait peut-être déjà acquise, mais se connaître et voir le foyer de misères qui est en elle. Voilà ce qu'elle peut lui dire sans danger, au lieu de la traîner, pour ainsi dire, à la per­fection par une autre voie que celle que Dieu lui trace. En lui faisant accepter cependant cette voie crucifiée, qu'elle dise à son élève que la bonté divine proportionne toujours la grâce à l'épreuve ; que celui qui nous a promis le cen­tuple dès cette vie, ne nous trompe pas ; que Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité ; mais que la joie et la paix dans le sacrifice et l'immolation ont quelque chose de plus sûr et de plus consolant que les plus douces joies de la piété même.

La Maîtresse doit encore observer l'effet que produisent sur son élève les conversations qu'elle entend, les défauts et les vertus qu'elle aper­çoit, les usages de la maison, enfin toutes les impressions qu'elle reçoit. Bien souvent la Maî­tresse se sentira révoltée par les réponses qu'on lui fera; mais si elle témoigne ce qu'elle éprouve, elle ne parviendra jamais à former le juge­ment de la novice, ni même à la connaître. Qu'elle écoute tout, comprenne tout, réponde à tout avec calme et dans la vérité. Qu'elle n'exige pas, par une charité outrée et un zèle mal entendu, qu'on appelle le mal un bien, et les abus des usages respectables. C'est là qu'elle doit faciliter les aveux et ne pas compri­mer les sentiments divers qu'on lui montre. Un temps viendra où tout sera compris par son élève, où tout sera exécuté et supporté. Mais quand viendra ce temps ? Lorsque l'esprit de Dieu aura remplacé le propre esprit; et c'est ce que la Maîtresse doit attendre en priant et en espérant. Pour le moment, qu'elle se con­tente d'examiner avec la plus grande attention si la novice est susceptible de recevoir des im­pressions salutaires, de renoncer à ses idées, de goûter ce qui est bon et de s'y attacher, de comprendre les raisonnements qu'on lui fait. Elle apercevra dans le lointain ces dispositions, à travers les erreurs actuelles, par les paroles qui échappent, par les conseils demandés, en­fin par bien des signes que recueille avec soin l'oeil vigilant d'une Maîtresse, lorsqu'elle est décidée à ne chercher que la gloire de Dieu et le bien des âmes, et à ne pas aller trop vite dans une oeuvre qui demande les plus longues et les plus sérieuses réflexions.

Il est un point délicat sur lequel les raison­nements humains font moins d'effet encore que sur les autres : c'est l'affection des parents. Ces sentiments si légitimes, nés avec nous, ne peuvent êlre annulés que par l'amour divin. Lorsque Dieu dit à une âme, dans le secret de son coeur, de tout quitter et de le suivre, cette âme ravie par la douce invitation de son divin Maître, semble ne plus tenir à la terre, et trouve trop longs les jours qui s'écoulent avant celui de son sacrifice. Il lui est aisé alors de se croire détachée de tout ; et si quelquefois l'a­mour de ses parents se fait encore sentir à son coeur, un regard sur la Croix, une heure de recueillement la font triompher de la sensibi­lité naturelle, et prenant une force nouvelle, elle s'écrie : Oui, mon Dieu, je quitterai tout et je vous suivrai.

Il faut le dire aussi, les contradictions par lesquelles les parents essaient de s'opposer à nos bons projets, contribuent un peu au déga­gement auquel on croit être parvenu. Il y a toujours, dans le combat, une activité qui sou­tient. La volonté alors est d'autant plus forte, qu'elle est appuyée sur celle de Dieu, et quel­que cruelle que soit la lutte avec des parents chéris, on a, pour leur résister, toute l'ardeur de son courage.

Mais à peine séparée d'eux, la postulante se retrouve bien souvent aussi tendre qu'autre­fois et ne se reconnaît plus elle-même. Il faut soutenir les assauts de leur douleur et de leur affection ; et quelquefois le parloir ne déplaît pas. On se plaint même lorsque trop de jours s'écoulent sans visites de ses parents. Enfin le pauvre coeur, si ferme il y a peu de temps, est plus sensible que jamais, et il succombe pres­que sous le poids du sacrifice. Faut-il, dans ces moments, le briser davantage par des repro­ches et par une sévérité qui montreraient sans ménagement combien la vie religieuse est op­posée aux sentiments naturels ? Faut-il tourner en plaisanterie un genre de douleur qui semble tenir à la faiblesse de l'enfance, et rappeler à cette novice le temps où, s'élevant au-dessus de tout ce qu'elle aimait le plus, elle fou­lait aux pieds la chair et le sang avec un cou­rage intrépide? Bien loin de là; si la Maîtresse des novices a un peu de connaissance du coeur hu­main, elle comprendra qu'à ce retour de sen­sibilité naturelle se joint sûrement la douleur de se voir sans force et sans courage pour se vaincre. Qu'elle laisse donc un libre cours à ces larmes qui l'étonnent ; qu'elle entre dans cette peine, quoiqu'elle lui semble excessive ; qu'elle laisse à Dieu le soin de panser des plaies qu'elle-même ne ferait qu'irriter, et qu'ici, comme en toutes choses, elle observe et attende que la grâce triomphe de la nature, afin que d'elle-même son élève achève le sacrifice com­mencé, et comprenne que tout partage est une rapine dans l'holocauste. Par ce moyen aussi elle lui laissera recueillir cette grande leçon : que ce n'est pas nous qui pouvons tout quitter pour Dieu et nous détacher de nos parents ; mais que cette grâce est un don de sa bonté, que nous devons recevoir avec reconnaissance et conserver avec une sainte dépendance de ce­lui qui nous l'a faite.

C'est, en effet, ce que Dieu veut apprendre à une âme qui se cache dans le désert du Carmel, qu'il taille et polit pour lui enlever sa pre­mière forme, qu'il instruit, par le dénûment où il la laisse, de ce qu'elle est par elle-même. Nous ne saurions assez le répéter, il y a en cela une souffrance qu'on ne comprend bien que lorsqu'on la ressent, et que trop souvent on oublie soi-même, lorsque, ayant franchi par !a grâce de Dieu ce pas glissant et difficile, on retrouve dans les âmes que l'on conduit tant de faiblesses, de misères, et d'opposition au bien. Il vaut mieux, que les novices s'étonnent de faire l'aveu de leurs faiblesses sans en rece­voir de reproches, que de rencontrer dans ces reproches, une sévérité qui leur resserre le coeur et diminue leur confiance.

On peut remarquer que plus une jeune per­sonne a trouvé d'indulgence dans sa Maîtresse pour supporter ce qu'elle conserve du monde dans l'amour de ses parents, dans le soin de sa personne, dans l'attachement à certains objets, plus aussi dans la suite elle devient détachée , mortifiée, pauvre , humble et obéissante. Et ces vertus prennent en elle un caractère de solidité qui n'est pas sujet au changement, parce que c'est l'ouvrage de Dieu, lequel s'est fait avec lenteur et avec force. La conviction de l'esprit se joint en elle à la générosité du coeur, et, tout est immolé sans réserve et sans retour, presque à son insu.

CHAPITRE V

La maîtresse des novices doit former leur jugement, et ne pas leur faire croire qu'y renoncer c'est le fausser.

Une des choses les plus difficiles sans doute, c'est la mort du jugement. On obéit sans ré­plique à un commandement, quel qu'il soit, pourvu qu'on puisse conserver la liberté d'en juger selon ses propres vues. La simplicité des moeurs antiques était moins opposée à ce renoncement que l'esprit actuel du siècle. Les jeunes personnes n'avaient pas alors dans le monde le droit de tout dire et de décider de tout. Comptées pour rien, bien souvent, dans leur famille, elles la quittaient pour échanger une obéissance naturelle contre la dépendance du cloître, et voilà tout. Ignorantes dans toutes les sciences, elles n'avaient rien lu, rien appris quelquefois, et n'étaient pas plus formées à la vie intérieure qu'aux autres connaissances.

Il n'en est pas de même maintenant. A peine sorties de l'enfance, elles jugent tout, elles approuvent ou condamnent avec une hardiesse, et quelquefois avec une précision qui étonnent. Si une Maîtresse des novices ne se prépare pas à trouver cette disposition dans son élève, et croit pouvoir de prime-abord redresser son jugement, et le faire plier sous le joug d'une vie si opposée à celle du monde, elle sera ex­posée à tomber elle-même sous le blâme de son élève. Il est à désirer que la Maîtresse sa­che bien distinguer la différence qu'il y a entre soumettre son jugement et le fausser , et qu'elle ait des idées bien justes sur l'obligation que l'on contracte à cet égard par le voeu d'obéissance.

Qu'elle évite avec soin une manière d'agir qui révolte l'amour-propre et ne gagne pas le coeur : celle de traiter ses novices comme des enfants, comme des pensionnaires, et d'avoir auprès d'elles des manières qui conviennent mieux à une Maîtresse de pension, ou même à une bonne qui fait croire à un enfant ce qu'elle veut, qu'à une personne destinée à apprendre à des âmes choisies ce qu'elles sont et ce qu'elles doivent être pour devenir les épouses de Jésus-Christ. Loin de moi la pensée de vou­loir que nous nous conformions au siècle et que nous renoncions à la simplicité religieuse. Mais qu'elle est belle, cette simplicité, sous son vé­ritable point de vue ! Qu'elle est belle, cette immolation religieuse, qui dépouille l'esprit de ses propres lumières, pour le préparer à rece­voir la lumière de Dieu ! Et c'est précisément dans le choix des moyens qui conduisent à ce dépouillement, qu'une Maîtresse des novices doit, à mon avis, user de la plus grande pru­dence, et ne pas appliquer toujours et sans modification, des maximes que le temps a pu rendre moins utiles.

Mais hélas ! on voit des Maîtresses des no­vices qui semblent mettre toute l'ardeur de leur zèle à fausser le jugement, à resserrer le coeur, à torturer l'esprit de leur élève. Une jeune personne douée d'un jugement droit et sûr a besoin, pour parvenir à y renon­cer, d'une direction sage et douce ; lui dire en tout et partout qu'elle se trompe, lors même qu'elle voit et distingue parfaitement l'imper­fection de certains actes, l'opposition des maxi­mes de la vraie piété avec des prescriptions qui semblent tendre à renverser tout ce qu'elle a appris, c'est l'exposer à se renfermer en elle-même, à condamner en secret sa Maî­tresse, à la juger incapable de la comprendre et de la conduire ; ou bien c'est la jeter dans une erreur sur elle-même, la forcer à croire qu'elle a le jugement faux.

Ainsi, par exemple, pour faire entrer une postulante dans la mort à elle-même qu'exige notre genre de vie, on la mettra de côté, comme si elle n'était capable de rien ; on blâ­mera même, comme un défaut, les services que sa charité la porterait à rendre à ses soeurs. Or, cette façon d'agir pouvant heurter les enseignements et même les conseils qu'elle avait reçus auparavant, elle serait de nature à jeter la novice dans le découragement, en lui faisant prendre le change sur le faux ou le vrai, et en la mettant dans l'impossibilité de savoir à quoi elle doit s'en tenir. Ce n'est donc pas ainsi qu'elle doit s'y prendre. Elle arrivera plus sûrement à son but en se servant de la leçon que donne Bossuet dans ses Méditations sur l' Évangile lorsqu'il parle de la vigne, dont on retranche non-seulement la branche infructueuse, mais encore le trop d'activité de la bonne. La Maîtresse fera comprendre à son élève qu'elle doit, après les sacrifices des cho­ses du monde, faire encore celui de tout ce qu'elle peut avoir de bon, c'est-à-dire se laisser dépouiller et détruire jusque dans ses meilleurs désirs, afin de surnaturaliser ses vertus avant de suivre le penchant au bien qui est en elle.

Quant aux remarques que pourra faire l'élève sur la conduite des autres ou sur cer­tains usages qui contrastent avec ceux du monde, il faut lui faire accepter ce qui choque son jugement et ne pas la condamner sans pi­tié, lui dire que la charité explique et excuse tout malgré les apparences, et que la folie de la Croix est ici notre véritable sagesse.

On pourra lui présenter l'exemple du divin Maître, qui, des hauteurs inaccessibles de la divinité, est descendu à toutes les faiblesses de l'enfance, s'est réduit à la condition d'es­clave, s'est soumis à des lois qu'il venait abolir, et même à des ordres dont il connaissait toute l'injustice. Ce sera en élevant son âme jusqu'à ce divin objet, en dilatant son coeur par l'amour, en agrandissant ses pensées par des motifs su­blimes, qu'elle parviendra à faire pénétrer ses leçons dans l'esprit et dans le coeur de son élève. Ce sera encore en parlant toujours le langage de la vérité, en convenant avec elle de tout ce qui frappe la raison et tombe sous les sens, sans vouloir nier l'évidence ni mettre l'erreur à la place de cette droiture que Dieu lui-même a déposée en nous comme un écou­lement de son éternelle vérité ; mais aussi en lui apprenant à immoler sans cesse la raison à la foi, à soumettre humblement des lumières et des vues claires et justes sous le joug d'une obéissance à laquelle elle s'attachera un jour par les voeux les plus sacrés.

Lorsque la Maîtresse dira à ses novices que plus leurs idées sont bonnes et vraies, plus le sacrifice en sera agréable à Dieu ; que plus les petites observances de la vie religieuse abais­sent leur raison, plus elles deviennent sembla­bles à Jésus-Christ, la sagesse éternelle, soumis à des lois si peu faites pour lui ; que plus leurs pensées et leur manière de voir sont opposées à celles de leur supérieure, plus, en obéissant, elles font preuve de leur foi, puisque le mérite de l'obéissance consiste à reconnaître Dieu et son autorité souveraine dans une créature fai­ble. Oh ! alors elle sera toujours entendue et comprise.

Qu'elle ne craigne pas d'écouter tous les rai­sonnements que leur fournira leur esprit, et de leur avouer même qu'elles jugent bien. Mais qu'en même temps elle saisisse toutes les occa­sions pour leur faire bien comprendre que les lumières de notre raison ne sont pas toujours la lumière de Dieu, et que c'est cette lumière divine qu'il faut respecter dans les supérieurs ; que pour elles la soumission est leur partage, et qu'elles doivent croire que le parti qu'on prend ou le commandement qu'on leur fait est le plus sage ; que la vie religieuse est la vraie folie de la Croix, et que la vraie sagesse est de renoncer à tout pour être disciple de Jésus- Christ.

Les novices verront quelquefois des actions défectueuses, des manières de parler et de ju­ger contraires à la perfection qu'elles cherchent. Dans ces occasions, il faut les laisser juger la chose ce qu'elle est, afin que plus tard elles n'y tombent pas elles-mêmes. Mais il leur faut apprendre en même temps à discerner, au mi­lieu de ce qui les choque, une foule de motifs qu'elles n'aperçoivent pas, des vertus cachées qui excusent ou compensent quelques défauts extérieurs que Dieu permet. Alors elles goûte­ront une morale qui ne heurte pas la droiture de leur jugement, mais le forme et le dirige par la charité. Si au contraire on veut leur faire trouver des modèles partout, et leur dire, pour toute réponse, qu'une novice ne sait rien et ne connaît rien, elles en seront froissées, s'humilieront extérieurement sans abaisser leur esprit et leur coeur, et garderont un silence forcé et non de conviction, qui ne laissera plus à leur Maîtresse le pouvoir de redresser en elles ce qui s'oppose à la perfection, et de faire dis­paraître les restes de l'esprit du monde. Qu'elle s'attache plutôt à leur faire remarquer que la perfection sans ombres n'est pas de la terre, et que le plus sublime degré de vertu consiste à savoir faire la part de la fragilité humaine, sans partager les faiblesses qu'on doit condamner.

La Maîtresse des novices doit encore mon­trer à ses élèves un défaut de simplicité dans les jugements qu'elles portent sur bien des choses, sur bien des pratiques de la religion, sur la manière d'agir ou de parler qu'elles remarquent dans quelques soeurs et qui les choquent, parce que leurs yeux sont encore obscurcis par la poussière du monde. « Le jugement que vous portez ne serait pas mauvais dans la suite, doit-elle leur dire ; mais ici vous ne voyez les choses sous cet aspect que parce que vous manquez de simplicité. » Qu'elle leur rappelle encore alors, que notre sagesse est la folie de la Croix, et que la prudence de la chair doit être bannie de nos saints asiles. En agissant ainsi, elle amènera peu à peu ses élèves à juger sainement de tout, non par les lumières de la raison, mais par celles de la foi.

De temps en temps elle les interrogera sur les mêmes sujets, afin de voir si elles se dé­pouillent de leurs propres pensées, et pour en revenir elle-même à celles qu'elle a dû leur suggérer avec prudence.

La Maîtresse des novices comprendra, en cela comme en toutes choses, qu'un rayon de la lumière de Dieu avance plus en un instant l'oeuvre de la perfection que tous les efforts des créatures. Cependant comme c'est lui- même qui l'a établie son interprète auprès de ses élèves, c'est à elle qu'il appartient de leur montrer la voie, de redresser leur jugement, sans jamais oublier qu'elle n'est qu'un instru­ment inutile et qu'elle ne doit attendre le succès que de celui dont elle tient la place.

CHAPITRE VI

La maîtresse des novices doit montrer le bonheur de la vie religieuse dans le sacrifice.

Rien n'est ordinairement plus chimérique que l'idée de la vie religieuse, telle qu'on se la représente dans le monde. Ceux qui ne con­naissent pas même la vie chrétienne, et qui ne se conduisent que d'après leurs passions, voient avec une espèce d'horreur les murs qui nous renferment, et ne supposent pas qu'une volonté libre puisse nous porter à nous séparer de ce qu'ils croient être les seules jouissances de la vie. D'autres, qui remplissent certains devoirs de religion sans en connaître la beauté, regardent les religieuses comme des égoïstes, et croient qu'elles ne sont heureuses que parce qu'elles sont exemptes des soins et des chagrins qui les accablent eux-mêmes.

Enfin, les personnes pieuses, celles qui ont quelques notions de la vie intérieure, mais à qui Dieu n'a pas fait entendre cette parole ravissante : « Quittez tout et suivez-moi ; » ces personnes qui craignent la contagion du monde et cherchent toutes les jouissances de la piété, se persuadent que c'est dans le cloître qu'on les goûte sans interruption et sans mélange. Il leur semble voir de loin couler, dans cette terre promise, des ruisseaux de lait et de miel. Elles sourient lorsqu'on leur parle des croix de la vie religieuse, parce qu'elles n'en connaissent pas d'autres que celles que leur font porter le monde qui les entoure et les fausses maximes qu'on y professe.

A la vérité elles n'ont pas le courage de lui dire un éternel adieu, mais elles s'imaginent que ce pas. une fois fait, une vocation est rem­plie, et que tout est facile à une âme séparée, par une étroite clôture, des scandales qui les font gémir.

Elles ne comprennent ni les tentations du cloître, ni les sacrifices qu'on y trouve à faire, et bien moins encore cette immolation du Moi humain, laquelle est le travail de toute la vie et tend à détruire dans une âme religieuse tout ce qui s'oppose au règne de Dieu.

Il faut le dire cependant, si ces idées fausses se rencontrent jusque dans les âmes qui se destinent à la vie religieuse, on trouve d'autres caractères dans la vocation du Carmel. Là, presque toujours, l'esprit de sacrifice attire l'âme vers cette sainte Montagne. Elle ne sait pas précisément en quoi consistera son immo­lation ; mais elle la veut. La vue des privations ne la fait point reculer, mais qu'il y a loin encore de cette vue à la réalité! et qu'il est difficile de trouver une âme sans désir, sans projet, sans autre espérance de bonheur que Dieu seul, son amour et sa Croix ! On désire la solitude; mais est-ce pour Dieu ou pour soi- même? On veut la pénitence; mais est-ce celle que Dieu choisira pour nous ? On veut une vie cachée ; mais est-ce seulement pour se dérober au monde ? Est-ce pour s'anéantir à ses propres yeux et à ceux de ses soeurs, et pour essuyer toutes les humiliations qui se rattachent à la sainte obscurité de cette vie? On cherche une vie de prière ; mais n'est-ce pas plutôt pour en savourer les douceurs que pour s'immoler, avec Jésus-Christ et comme lui, dans un état de victime et d'holocauste?

Je le répète, elles sont bien rares les âmes qui ont tout compris, tout accepté d'avance, et qui, sans choix, sans ménagement et sans partage, se jettent dans les bras de Dieu pour son seul amour, entrent dans la vie religieuse tête baissée, comme des victimes dévouées au sacrifice, et qui bien loin de se réserver la moindre chose, regrettent de n'avoir pas mille vies à offrir au Seigneur.

Il y a plus, quand même ces dispositions saintes se trouveraient toutes dans une âme, il est difficile que son courage ne s'ébranle pas, lorsque ayant quitté le monde, elle passe de la théorie à la pratique. Nous l'avons dit dans le chapitre précédent, le passage du monde au cloître, la différence immense qui se rencontre dans un genre de vie si opposé à celui qui l'a

précédé, forment un ensemble d'épreuves qui étonnent et déconcertent. Comment alors pourrait-on goûter le bonheur qu'on s'était peut- être promis ou représenté sous de fausses couleurs ? Comment une âme qui se sent brisée et séparée, pour ainsi dire, d'elle-même, sentira-t-elle cette douce paix, cette joie divine, cet avant-goût du ciel, qui ne sont que le fruit des combats et des sacrifices de plusieurs années ? Ce sera là le triomphe de la grâce dans une âme ; ce sera la dilatation de l'amour divin dans un coeur qui aura su lui immoler son amour-propre, et qui, éloigné de tout ce qui est créé plus encore par ses dispositions que par sa clôture, a pris les ailes de la colombe, pour aller se reposer dans le sein de Dieu. Ce n'est qu'alors que cette âme fortunée peut s'écrier dans les sentiments de son amour et de sa reconnaissance : que rien n'est comparable au bonheur qu'elle goûte.

Ce langage est celui de la vérité et part de la plus intime conviction. Mais ne nous le dis­simulons pas, ce langage ne sera jamais compris par une âme qui commence à entrer dans la voie de l'épreuve, et qui n'a encore au­cune expérience de ce qui se passe dans un état si contraire à celui qui a été le sien.

Comprendra-t-elle davantage le bonheur tel qu'on le lui représente quelquefois dans le cloître, lorsque des âmes simples et enthou­siasmées de leur position lui vanteront sans cesse le repos de la vie religieuse, la parure d'un hermitage, les joies toujours nouvelles que pro­curent la solennité des fêtes, la récitation du saint office, que sais-je encore? Il y a des soeurs qui vantent jusqu'à leur habit de bure, l'air qu'elles respirent et la nourriture qu'on leur donne. Elles vont plus loin : oubliant ou ignorant peut-être, du moins en partie, les épreuves intérieures de la vie religieuse, elles répètent mille fois à une postulante qu'il n'y a rien d'aussi beau que tout ce que l'on fait dans leur monastère. Elles déprécient jusqu'aux plus saintes pratiques de la vie pieuse dans le monde. Il suffit que ce dont on parle ne soit pas de leur état, pour qu'elles le blâment ; et non contentes d'étaler ce qu'elles éprouvent, elles pressent sans discrétion la novice de dire avec elles : Quel bonheur d'être carmélite !

C'est à la Maîtresse à corriger ou à modifier les impressions que les novices reçoivent en de semblables rencontres. Qu'elle leur montre le bonheur dans le sacrifice, la gloire de Dieu dans leur immolation, l'abondance dans la privation de tout ce qui n'est pas lui. Qu'elle leur fasse comprendre que plus la chose qu'elles donnent est précieuse, plus elle est digne d'être offerte au Maître qu'elles servent. Loin de désapprouver les vertus qu'on pratique dans le monde et les bonnes oeuvres auxquelles on s'y livre, elle doit leur faire apprécier le bonheur qu'elles ont, au-dessus des personnes du monde, de donner au Seigneur, non des victimes étran­gères, mais elles-mêmes. Qu'elle leur découvre peu à peu la beauté de ces vertus et de ces sacrifices intérieurs et cachés, dans lesquels l'amour-propre, loin de se nourrir, ne trouve que des coups de mort.

Qu'elle leur apprenne à préférer leur habit de bure, leur pauvre cellule, leur nourriture grossière à toutes les commodités et à toutes les délices du siècle, précisément parce qu'elles y trouvent le moyen de se mortifier et de faire pénitence. Voilà le vrai bonheur : voilà ce qu'une âme grande et généreuse comprendra au milieu des combats et des répugnances qui l'accablent. Avec cette morale simple et vraie on on gagne les coeurs, on affermit les volontés on rend tout possible et même facile ; on obtient un succès presque certain dans le travail si délicat de la conduite des âmes. Celles-ci sentent leurs peines s'adoucir. Elles s'accoutument si bien à cette vie de sacrifice qui est la base de la vocation du Carmel, que souvent elles se plaignent que tout pour elles s'est changé en délices. Et si Dieu, dans ses adorables desseins et dans la diversité de ses voies, ne leur préfèrent à l'amertume de son calice, elles la préfèrent à toutes les joies de la terre ; elles ne l'échangeraient pas pas contre les consolations les plus saintes ; elles la supportent avec un calme, une paix, une égalité d'âme que rien n'altère ; et elles peuvent dire avec vérité, qu'elles sont heureuses, parce que Dieu si caché qu'il soit, est l'unique bien qu'elles veulent posséder, et la seule récompense qu'elles attendent.

CHAPITRE VII

La maîtresse des novices ne doit pas se lasser de répéter les mêmes choses dans les avis qu'elle donne.

Il y a des choses, dans la vie religieuse, qu'il suffit d'indiquer pour en obtenir la pra­tique ; mais il en est qu'on ne doit jamais se lasser de répéter. Il y a aussi, dans les pratiques du noviciat, une multiplicité qui peut fatiguer, quand on n'en a pas l'habitude.

Il faut donc montrer aux âmes l'abnégation d'elles-mêmes renfermée dans tout ce qui est extérieur, et travailler à leur faire aimer tout ce qui est de leur état, non par le goût des choses extérieures, mais par l'amour de la volonté divine, qui a marqué ces choses dans nos saints usages. La vie contemplative, à la­quelle elles sont appelées, doit s'unir à la vie active et sanctifier tous ces actes, qui sans elle ne seraient qu'un assemblage de minuties, ainsi, du moins, que souvent ils se présentent à l'esprit d'une personne qui vient de quitter le monde. Or, cette grande leçon, qui en ren­ferme tant d'autres, a besoin d'être sans cesse répétée, parce que toujours la nature s'oppose a ce qu'on la pratique. D'ailleurs, nous l'avons dit, la vie du Carmel porte un caractère si particulier, si opposé a la piété que l'on con­naissait dans le monde, que c'est à force de temps, de soins et de peines que la Maîtresse des novices parviendra à leur faire comprendre et goûter la morale qu'elle leur prêche.

Qu'elle ne se lasse donc jamais d'en revenir aux principes qu'elle cherche à établir dans les jeunes coeurs qui lui sont confiés. Qu'elle ne s'étonne pas de leur lenteur à com­prendre les choses de Dieu, à saisir ce qui est si opposé à la raison humaine et à la sagesse de la chair.

Ce ne sera pas clans une première explica­tion qu'elle parviendra, par exemple, à per­suader à son élève que l'état de tentation et d'épreuve où elle se trouve, est précisément pour elle le moyen d'arriver à la perfection dont il semble l'éloigner. Elle le croira peut- être si tout d'abord ces paroles portent le calme dans son âme affligée. Mais bientôt, re­tombant sur elle-même, sentant ses peines se renouveler avec plus d'intensité, elle jugera en­core de son état intérieur par le sentiment qu'il produit. Elle retournera donc auprès de celle qui est pour elle l'oracle du Seigneur. Si elle entend encore les mêmes raisonnements op­posés aux mêmes difficultés, si la même pa­tience et la même douceur combattent les mê­mes douleurs et les mêmes alarmes, elle fi­nira par voir que le danger dans lequel son âme semblait être à ses propres yeux, n'est pas aussi réel que son imagination le lui représen­tait. Mais si la Maîtresse, lasse d'entendre ré­péter les mêmes plaintes, accuse son élève d'entêtement et de révolte, elle lui fermera le coeur, et ne la fera jamais entrer dans la voie que lui trace la main de Dieu.

Lorsqu'une Maîtresse a remarqué dans l'âme qu'elle dirige la marche de la grâce, lorsqu'elle -croit avec quelque certitude que Dieu l'appelle à la perfection par telle voie et non par telle autre, qu'elle ne lui présente pas facilement d'autres moyens d'y parvenir que ceux qu'elle lui a indiqués d'abord, quoiqu'elle semble ne pas les goûter. Néanmoins, comme elle n'est pas infaillible dans son jugement, si après un temps plus ou moins considérable, elle s'aper­cevait que ces moyens ne profitent pas à sa novice, elle pourrait en essayer d'autres et changer de voie, mais toujours avec prudence et humilité, et surtout sans découragement ; car si la .Maîtresse des novices est bien con­vaincue de l'inutilité de ses efforts, si elle tra­vaille parce que Dieu le veut, et non pour jouir du bonheur de ses succès, elle ne croira pas prodiguer inutilement son temps et ses soins, quels qu'en soient les résultats. Si elle n'attend que de Dieu l'efficacité des avis qu'elle donne, et bien qu'elle soit persuadée qu'elle ne peut même prononcer avec fruit le nom de Jésus, comme dit l'apôtre , elle se trouvera heureuse d'être l'organe de Dieu auprès de son élève, et, sans lui reprocher le peu de profit qu'elle semble retirer de ses leçons, elle redira patiemment ces mêmes leçons autant qu'il sera nécessaire.

D'ailleurs, pour nous encourager dans cette humble patience et dans cette persévérante douceur, jetons les yeux sur nous-mêmes: sommes-nous plus parfaites, parce que nous som­mes Maîtresses ? Hélas ! nos élèves pourraient peut-être quelquefois nous instruire et nous reprendre. Le souvenir du passé n'est-il pas là pour nous rappeler les peines et les inquiétudes que nous avons données à celles qui ont guidé nos premiers pas dans la vie religieuse ? La Maîtresse des novices n'est, à l'égard de sa Prieure, qu'une simple religieuse, comme nous l'avons montré dans des chapitres précédents. Eh bien ! peut-elle se rendre la justice que, toujours docile à ses avis, obéissante à ses moindres volontés, elle exécute ponctuellement et sans qu'elle ait besoin qu'on le lui répète, ce qu'elle exige elle-même de ses novices ? Si elle pouvait se rendre ce témoignage et dire en toute vérité : Je fais toujours ce qui plaît à mon Père, confondue par cette grâce, elle de­vrait s'écrier avec la Vierge des vierges : Le Seigneur a fait en moi ces choses, et son nom est saint. Mais elle devrait aussi mieux com­prendre encore que cette grâce, loin de lui venir de son mérite, lui a été donnée malgré sa grande misère, et qu'un instant suffirait pour la lui faire perdre , d'après ce principe : que plus on est élevé et parfait, plus aussi on est humble au-dedans de soi et indulgent à l'égard des autres.

D'un autre côté, Dieu parle sans cesse à notre âme par ses inspirations, par nos supé­rieurs et nos directeurs. Eh bien! Dieu cesse-t-il, par lui ou par ses organes, de nous répéter ses avis ; de solliciter et de presser notre coeur pour s'en rendre le maître ? Hélas ! quelle est celle d'entre nous qui, pendant des années peut-être, n'a pas senti le Dieu bon et patient frapper à la porte de son coeur, et qui n'a pas à reconnaître devant lui bien des résistances et des infidélités, qui cependant n'ont pas lassé les instances de sa grâce ?

Une des peines les plus sensibles au coeur de notre divin Maître fut la prévision de l'inu­tilité de son sacrifice pour plusieurs. L'effusion de son sang pouvait racheter mille mondes, et pourtant le nombre des élus est comparé à ce­lui des épis de blé qui restent après la moisson, des raisins après la vendange. Et de quel prix n'était pas un seul soupir, une seule larme du Dieu-Sauveur ! Or cette vue a-t-elle arrêté le cours de son dévouement et de ses souffrances? S'est-il découragé dans cette carrière de dou­leurs qui a commencé à la crèche et a fini sur la Croix ? Oh ! Nous savons bien que non ; nous savons bien qu'il eût poussé jusqu'au bout le grand et laborieux ouvrage de notre Rédemption, lors même qu'une seule âme eût dû en profiter.

Voila le modèle des âmes chargées de la conduite des autres. Si elles en détournent un moment leurs regards, elles seront exposées à manquer de courage pour accomplir leur su­blime mission. Quelquefois on sent un zèle dévorant pour le salut d'une âme, pour lui faire embrasser tel on tel point de perfection. C'est bien ; mais si cette âme ne paraît pas comprendre ce zèle et n'y correspond pas, on se décourage et on abandonne la partie. C'est là une faute et un malheur qui prouvent que ce zèle n'est pas selon la science, et que l'humilité ne l'accom­pagne point.

Semez donc encore ; recommencez sans vous plaindre ; faites en sorte que votre novice, touchée de votre patience, vous demande par­don de vous forcer à revenir toujours sur les mêmes choses, et répondez-lui avec douceur que Dieu ne se lasse pas de vous instruire et vous supporter vous-même. Allez plus loin : ne crai­gnez pas, selon les caractères , de témoigner à votre élève que vous sentez l'ennui que doi­vent lui causer les mêmes représentations et l'uniformité de vos avis. En lui imposant la Croix, montrez-lui aussi que vous savez ce qu'elle pèse, et dites-lui ce que le Sauveur disait à ses disciples qu'il dévouait aux fatigues, aux souffrances et à la mort: « Je vous ai aimée comme mon Père m'a aimée. »

Si au contraire, fatiguée de répéter les mêmes leçons, et trop avide d'un prompt succès, la Maîtresse des novices n'a pas la patience que demande l'oeuvre sainte à laquelle Dieu l'em­ploie, et qu'elle change de méthode et de direc­tion ; si elle a l'air de ne savoir plus quel parti prendre avec l'âme qu'elle conduit, celle- ci verra d'abord peut-être avec plaisir une con­duite nouvelle, mais elle ne fera aucun pro­grès. Dans certains moments d'épreuve sur­tout, ne se reconnaissant plus elle-même, elle essayera tous les moyens et ne persévérera dans aucun, parce qu'elle trouvera la peine par­tout, et elle deviendra la religieuse la plus im­parfaite et la plus inutile du monastère.

Heureuse la novice dirigée par une main ferme et habile, et à qui une courte leçon bien adaptée à l'état de son âme et sans cesse ré­pétée, s'il le faut, tient lieu de toute instruction! Elle y puisera la conduite de sa vie tout entière. Elle apprendra que Dieu ne change point, et qu'elle même doit demeurer ferme au milieu des vicissitudes de ce monde. Fixée pour jamais dans la voie que lui a tracée le divin Maître, elle saura n'en point sortir, quelles que soient les tempêtes qui l'agitent. Dans ces tempêtes mêmes elle reconnaîtra le temps de de la visite du Seigneur, et conservera la paix des enfants de Dieu, paix qui surpasse tout sentiment ; paix divine, qui ferait de nos mo­nastères des paradis de délices, si toutes les âmes comprenaient d'une manière pratique que la vie est le temps des combats, et que ceux qui se rencontrent dans nos saintes voies, loin de nous en détourner, doivent plu­tôt affermir nos pas dans le sentier étroit de la perfection.

CHAPITRE VIII

La maîtresse des novices doit éviter de montrer à ses élèves les vues qu'on peut avoir sur elles pour l'avenir.

Il faudrait une plume plus habile que la mienne, pour montrer dans tout leur jour les inconvénients qui peuvent résulter de la con­duite d'une Maîtresse qui laisse voir à ses élèves ce qu'elle ou la communauté peuvent penser de leur avenir. Il est des sujets qui ont assez de pénétration, assez d'habitude de juger de tout, et une opinion déjà assez formée sur elles-mêmes, pour comprendre la bonne im­pression qu'elles font aux autres, et même pour chercher à la produire. Comme un peu éprises de leur mérite, elles voient dans le sacrifice religieux un acte de dévouement qui les élève, ne comprenant pas encore que cette élévation demande un plus profond anéantisse­ment.

Joignent-elles à des talents naturels le zèle pour le salut des âmes, une certaine facilité à parler des choses de Dieu, à comprendre ce qui se passe dans les autres : il faut bien peu de chose pour leur persuader qu'elles seront comme des soleils destinés à éclairer le monas­tère ; et, franchissant l'espace immense qui sé­pare la postulante de celles qui sont préposées au gouvernement, un sujet de cette trempe jugera bientôt ses juges, et deviendra aussi dan­gereux qu'il aurait pu être utile, si une édu­cation religieuse, faite par une habile Maî­tresse, ne vient arrêter des commencements si funestes.

Hélas ! ne craignons pas de le dire, nous sommes trop souvent charmées et éblouies nous-mêmes, lorsque de telles postulantes sont admises chez nous. Sans doute Dieu, dans sa bonté, en choisit quelquefois qu'il a préparées lui-même pour remplir les premières charges de la religion. Il a imprimé dans leur âme des caractères auxquels il n'y a pas à se méprendre. En les voyant, on conçoit des espérances qui se réaliseront un jour, si le grain de froment, jeté dans une terre féconde, est profondément caché pendant l'hiver du noviciat, où il est destiné à mourir pour produire plus tard le centuple. Mais la parole du Sauveur est ex­presse : S'il ne meurt, il demeure seul.

Disons-le aussi, sous ces beaux dehors on n'a trouvé bien souvent que vide et orgueil. Il est donc de la plus haute importance de dis­tinguer le vrai du faux, de mettre l'or dans le creuset pour le séparer de tout alliage, et, en cette circonstance plus que jamais, de faire taire le propre esprit, de renoncer à tout ce qui est de la nature, d'étudier en silence, et de ne pas porter un jugement prématuré.

Si véritablement Dieu destine une âme à la conduite des autres, il la préparera à cette redoutable mission par une suite d'épreuves qui tendront toutes à l'humilier, à l'anéantir, afin que, se connaissant elle-même, elle puisse, un jour, se voir comme un instrument inutile dans les mains d'un habile ouvrier. Tous les talents naturels qu'une jeune personne peut apporter dans le cloître ne doivent pas être mis en oeuvre avant qu'elle ait bien compris qu'ils ne lui appartiennent pas. Ce n'est qu'après s'être vue elle-même dans la vérité qui dépouille, qu'elle sera de nouveau revêtue de tous les dons que Dieu lui avait départis, mais qu'il lui retirera pour un temps, afin de les lui rendre comme un bien qui ne lui appar­tient pas, et dont alors elle pourra se servir sans en abuser.

Nous l'avons dit, une Maîtresse des novices doit seconder attentivement dans son élève l'oeuvre de la grâce. Elle ne doit pas chercher à édifier lorsque Dieu travaille à détruire, ni montrer ce qu'il cache. Elle ne doit pas vouloir se servir de ce que lui-même veut rendre inu­tile. Toujours attentive à l'oeuvre divine dans l'âme qu'elle conduit, elle n'a qu'à suivre avec fidélité le mouvement que Dieu lui donne, pour le seconder, mais ne le devancer jamais. Son élève doit ignorer d'ailleurs les desseins de Dieu sur elle jusqu'au moment où il s'ex­pliquera lui-même par les événements.

La Maîtresse des novices conduira donc son élève à la mort intérieure comme première et indispensable disposition à la vie qu'elle veut embrasser. Elle fermera les yeux sur ce qui brille et flatte dans cette âme, et la laissera dans le tombeau mystique que l'amour et la jalousie de son Dieu lui préparent, aussi long­temps qu'il l'y tiendra ensevelie. Plus la Maî­tresse croit que Dieu veut élever un jour cette âme, plus elle doit l'abaisser. Plus cette âme a de talents et de qualités remarquables, plus la Maîtresse doit avoir l'air de l'oublier et de n'a­voir nul besoin d'elle.

Qu'elle ne mette aucune différence, dans la manière dont elle la traite, avec celles qui lui sont inférieures ; et surtout, qu'en se condui­sant de la sorte, elle se garde bien d'un certain sourire, de prononcer certains mots qui laissent pénétrer ses véritables sentiments, et dévoilent, dans sa façon d'agir, un système d'épreuves momentanées, qui confirmerait son élève dans la bonne opinion qu'elle pourrait avoir d'elle-même, et rendrait nulles toutes les sages précautions qu'elle prendrait pour la former aux vertus solides et vraiment reli­gieuses.

Qu'elle évite soigneusement un autre défaut qui a aussi ses inconvénients : l'exagération dans sa conduite, dans les paroles humiliantes qu'elle doit employer avec discrétion à l'égard de sa novice. La vérité a un caractère qui frappe et confond un esprit juste, et le tient dans l'abaissement qui lui est nécessaire. Mais trop de rigueur dans la mortification envers une âme fortement trempée la froisse, la brise, la révolte quelquefois, et lui donne l'envie de se placer au-dessus de tout, de tout souffrir en silence, non par vertu, mais par fierté. Alors plus de soumission véritable ; plus même d'esprit religieux. ; plus de confiance et de sim­plicité envers une Maîtresse qui devait être une mère et une amie. Ce n'est pas en resserrant le coeur qu'on le forme à la vertu. On ne rend pas l'humilité aimable lorsque, pour en inspirer la pratique, on semble rabaisser toute la gran­deur que Dieu lui-même a imprimée dans sa créature comme l'image de la sienne. Ce n'est pas en parlant de cette vertu qu'on la fait goû­ter, mais en la montrant dans Notre-Seigneur comme choisie par lui pour devenir le remède de nos maux. Pour cela, il ne faut pas avilir l'âme qu'on veut y conduire. Il faut la mener doucement aux pieds de son divin modèle et la placer, avec lui, dans cet opprobre volontaire que l'âme religieuse doit embrasser, comme lui, par choix et par amour.

Disons un mot sur l'inconvénient plus grave encore de se persuader que des talents distingués, un esprit supérieur, une intelligence qui saisit tout, même dans les voies de la per­fection, suffisent pour caractériser un sujet de premier ordre. Hélas ! Lucifer était le plus beau des séraphins. Quelle créature plus pré­venue que lui des dons les plus sublimes ? Et cependant son orgueil a causé l'enfer ; sa ré­volte a entraîné des millions d'anges dans sa malheureuse chute ; et jusqu'à la fin il portera les hommes à s'élever contre Dieu et à se com­plaire en eux-mêmes. Il sait bien se servir des talents et des vertus apparentes d'un membre, pour perdre tout un corps religieux. Une âme sans distinction et d'un esprit ordinaire n'excite beaucoup ni sa jalousie, ni sa rage; et si elle peut devenir pour une communauté une Croix, du moins elle n'entraînera personne après elle. Tandis qu'un sujet remarquable ne sera jamais un sujet indifférent et insignifiant dans une maison : il y fera beaucoup de bien ou beaucoup de mal.

Les talents, quels qu'ils soient, ne font pas la vraie religieuse. Il faut, avant tout et pardes­sus tout, des âmes capables de se connaître assez pour arriver un jour au parfait mépris d'elles-mêmes, fussent-elles ornées de tous les dons de la nature et de la grâce ; des âmes assez fortes et assez généreuses pour laisser à Dieu un domaine absolu sur tout leur être; des âmes simples et franches, qui ne craignent ni de dire la vérité, ni de l'entendre de la bou­che de celles qui sont chargées de les instruire et de les diriger.

Si la Maîtresse des novices reconnaît dans son élève ces heureuses marques à côté des ta­lents qui la font remarquer, elle doit cultiver, comme nous l'avons dit, cette plante capable de devenir un grand arbre dans le jardin du cé­leste Époux. Mais si elle découvre en elle un esprit fier et orgueilleux, rempli de sa propre estime, ne se soumettant qu'à l'extérieur, por­tant partout l'empreinte de la singularité, ne sachant ce que c'est que de s'humilier et ne voulant jamais l'être, ou, ce qui est pire, se plaçant au-dessus de tout, et se regardant comme un être privilégié que ni reproches, ni éloges ne sauraient atteindre ; que la Maîtresse alors ne se laisse pas éblouir par les beaux dehors qui cachent là un sujet dangereux. Sem­blable à ces monstres marins qui, se plaçant sous les navires les mieux équipés, sont assez forts, à eux seuls, pour les renverser et leur faire faire un funeste naufrage, une âme ainsi disposée serait capable de causer la perte de la communauté.

Je parle ici avec pleine connaissance de cause , et je sais trop ce que peut pro­duire, dans la maison la plus sainte, l'ad­mission d'un sujet de cette trempe. C'est comme une maladie contagieuse dont on ne peut plus arrêter les progrès, comme un sup­pôt de Satan placé dans l'héritage du Seigneur, pour ruiner son empire. Il y a, dans les paroles de ces sortes de personnes, je ne sais quoi d'in­sinuant qui ressemble an chant des Sirènes ; c'est un mélange de rigorisme et de relâche­ment que ne distinguent pas des âmes simples et neuves; c'est un entraînement qui éloigne de l'autorité légitime avec d'autant plus de finesse qu'on semble tout approuver, tout comprendre et se soumettre à tout.

La perfection exaltée d'une âme de ce carac­tère paraît délicieuse et facile. Elle parle de la Croix avec enthousiasme ; et elle la re­jette avec horreur dans la pratique. Elle aime la régularité , aperçoit et fait apercevoir la moindre infraction, et les observances les mieux établies cèdent tour à tour devant ses caprices et ses exigences.

Quand toute la communauté et la Prieure elle-même voudraient admettre à la profession une novice dans laquelle sa Maîtresse a re­connu les traits que nous avons essayé de dé­peindre, qu'elle ne craigne pas de s'opposer, elle seule, à son admission. Qu'elle ne s'appuie pas sur l'espérance d'un changement plus tar­dif. Hélas ! ce sont là de ces défauts qui, bien loin de se corriger par l'engagement sacré des voeux, deviennent alors sans remède.

Il est à remarquer encore que ces sujets, si distingués en apparence et si dangereux dans la réalité, tiennent à demeurer dans le monastère avec une ténacité qui fait prendre le change sur leur vocation. Mais tout bon désir ne vient pas du Saint-Esprit. Le démon se transforme en ange de lumière, et ne voulant pas laisser échapper une proie qui, en se perdant, perdrait les âmes destinées à le combattre et à lui en ar­racher tant d'autres, il prend toutes les formes et fait jouer tous les ressorts, pour parvenir à son but et la faire rester.

Ne nous laissons donc pas éblouir par des dehors trompeurs. Sachons sacrifier ce qui flatte notre amour-propre. Cherchons dans les âmes la simplicité et la vérité qui caractérisent l'esprit de Dieu ; et surtout prions sans cesse ; renonçons à nos lumières ; défions-nous de notre jugement. Cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice ; Dieu fera plu­tôt un miracle que de permettre que nous nous trompions. Si nous prenons tous les moyens pour ne pas nous tromper ; si tenant toujours d'une main nos saintes Constitutions, et de l'autre la Croix pour tout immoler à nos devoirs, nous procédons avec cette droite in­tention et ce pur désintéressement qui seuls donnent au divin Maître les épouses de son choix.

CHAPITRE IX

La maîtresse des novices doit réduire tout ce qu'elle enseigne a cette vé­rité :
Tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien.

Le véritable esprit du Carmel s'imprime or­dinairement dans les âmes bien appelées avec un caractère particulier à cet Ordre. Il éloigne d'elles la multiplicité d'attraits et de désirs qui fatigue, il les conduit à Dieu seul, les sépare de tout ce qui est créé, et bien souvent les cache tellement à elles-mêmes, qu'elles ne savent exprimer leur état que par ces mots : Tout ce que je sais, c'est que c'est Dieu que je veux.

Étonnées quelquefois de ne sentir aucun attrait, de ne trouver aucun goût pour les pratiques de piété qui occupent en général les jeunes personnes pieuses dans le monde, elles cherchent la solitude et préfèrent un petit coin de l'église à tout ce qui est extérieur et recher­ché par les autres. Toutes sortes de lectures ne leur vont pas, et ce qu'elles éprouvent leur paraît quelquefois une erreur dont elles croient devoir travailler à se guérir ; à quoi malheu­reusement elles ne sont que trop aidées par des directeurs qui ne connaissent pas assez les voies secrètes de la grâce, et qui veulent tout ra­mener à une piété ordinaire. Combien de fois n'avons-nous pas reconnu dans nos postulantes les fruits amers d'une fausse direction, dont tous les soins d'une Maîtresse vigilante et ex­périmentée ont de la peine à effacer les traces !

La Maîtresse des novices doit donc inter­roger son élève sur le principe de sa vocation, voir de quelle manière Dieu l'a conduite dans ces commencements et quels conseils elle a reçus de la part de ses directeurs. Elle trouvera presque toujours le détachement des créatures et cet attrait vers Dieu seul, dont nous avons parlé. Qu'elle ne s'arrête pas à tout ce qui aurait suivi, et pour ainsi dire dévoyé cette âme, mais qu'elle écarte doucement les nuages qui ont empêché le soleil de justice de darder ses rayons dans ce coeur autrefois si disposé à recevoir sa douce influence.

Que de choses ont traversé l'oeuvre de Dieu ! Que d'obstacles ont arrêté cette âme ! Com­bien sa propre action, tantôt trop précipitée, tantôt trop lente, a mis d'entraves à l'action divine ! La vocation est demeurée ferme, mais la grâce de cette vocation est restée presque stérile. De plus , les tentations qui se font sentir dès l'entrée au cloître, les ténèbres qui se répandent dans une âme au commen­cement de la nouvelle carrière qu'elle va par­courir, la sécheresse du coeur qui accom­pagne presque toujours un genre de vie qui renverse notre première existence, tout enfin forme un ensemble qui ne laisse apercevoir à l'âme elle-même et à celle qui la dirige, qu'une espèce de chaos qu'il ne faut pas trop tôt vouloir débrouiller. Comment, dans un tel état inté­rieur, une pauvre âme pourra-t-elle s'appliquer à corriger ses défauts un à un ; à acquérir des vertus dont elle ne comprend plus la pra­tique ?

Toutes les postulantes n'en sont pas la, il est vrai : et celles qui suivent des routes moins âpres sont plus faciles à conduire, et vont au but sans qu'il soit besoin de prendre avec elles les précautions qu'exige la conduite des autres.

Faut-il donc que la Maîtresse des novices ferme les yeux sur l'état de l'âme, pour ne les ouvrir que sur les devoirs qu'elle lui prescrit? Non certes : ce serait là une faute dans la di­rection, qui pourrait détruire tout l'ouvrage. Après avoir étudié dans son élève la première marche de la grâce avant son entrée dans le cloître, après avoir reconnu son attrait et compris ses répugnances, qu'elle n'exige pas tout ce qu'elle pourrait rigoureusement demander d'elle ; mais qu'elle lui répète douce­ment ces paroles : « Dieu seul est toutes choses pour l'âme religieuse, et ce qui n'est pas lui n'est rien. » Qu'elle lui fasse appliquer cette consolante vérité à toutes ses actions, à toutes

ses joies et à toutes ses douleurs. Dès qu'elle la voit trop sensible à un reproche, à la sévérité de sa Maîtresse ou de sa Prieure, qu'elle l'habitue à revenir sans cesse à ce principe : Tout cela n'est pas Dieu; non, cette sensibilité ne vient pas de Dieu et ne conduit pas à Dieu. Pour effacer de son souvenir ce que la tenta­tion ou l'épreuve y remettent trop souvent, loin de lui faire des reproches, elle répétera sans se lasser : Dieu seul et moi dans l'uni­vers.

Si la novice éprouve une trop grande diffi­culté à suivre une méthode d'oraison, à s'appli­quer distinctement à la pratique de telle ou telle vertu, sa Maîtresse doit ne pas s'obstiner à captiver son esprit, mais dilater son coeur par la connaissance d'elle-même et par la connais­sance de Dieu. Qu'elle profite du dénuement où Dieu la réduit, pour la conduire peu à peu à l'anéantissement, plutôt que de l'obliger à agir avec une force qui l'épuiserait.

Qu'elle lui dise alors que si tout n'est rien, nous sommes nous-mêmes au-dessous du rien. Qu'elle lui apprenne que, même dans l'ordre spirituel, la nature sait se rattacher à tout; mais que Dieu, par un amour de jalousie, la pour­suit et la réduira en servitude sous l'empire de sa grâce, si elle est fidèle. Plus il y a de peines et d'obscurité dans celle qu'elle conduit, plus elle doit s'appliquer à la simplifier, à la ramener toujours à Dieu seul.

Il est des âmes que la Croix révolte, que les humiliations écrasent, sans les rendre plus humbles. De telles dispositions effraient une Maîtresse des novices, lorsqu'elle n'a pas elle- même l'expérience des voies désolantes par lesquelles Dieu purifie certaines âmes. Il veut quelquefois leur réserver des croix et des humiliations intérieures qui ne seront connues que de lui, et qui réduiront au néant tout orgueil et toute délicatesse humaine. Mais ce ne sera qu'au bout de bien des années peut-être. Ce ne sera que lorsque cette âme, après s'être efforcée vainement de chérir les humiliations et les croix, viendra avouer à ses pieds qu'elle ne peut faire le plus petit acte de vertu, et que, mettant bas les armes, elle obtiendra, par son abandon et l'aveu de sa faiblesse, ce que jamais elle n'eût acquis par son propre tra­vail.

Si une Maîtresse veut trop agir selon les maximes ordinaires du noviciat, en obligeant son élève, par diverses considérations, à com­prendre tout de suite la nécessité des souffran­ces et l'amour des humiliations; si, revenant sans cesse à la charge, elle fatigue sa novice, la grâce n'agira pas et le dégoût prendra sa place. Elle verra alors cette âme violemment tentée par les vices contraires aux vertus qu'elle veut lui inculquer ; et c'est ainsi que, loin d'atteindre son but, elle en éloignera celle qu'elle dirige.

Au contraire, si tandis que cette âme gémit sous le poids de sa Croix, la Maîtresse compa­tissante lui avoue que les humiliations en elles-mêmes n'ont rien que de rebutant ; si elle l'accoutume à supporter l'éloignement qu'elle en a et qu'elle sent peut-être pour tout ce qui est bien ; si elle se contente de lui présenter, pour toute vue et pour tout appui, le Dieu qu'elle est venue chercher dans le cloître, son coeur, sous la pression, se dilatera encore. Si elle ne peut aimer sa Croix, elle aimera Celui qui la lui donne; si elle ne peut penser à ses opprobres, elle s'occupera de Celui qui les permet; si le sacrifice lui est odieux, elle s'abandonnera du moins au glaive du sacrifi­cateur ; et bientôt, loin de sa propre action et de celle des créatures, elle trouvera ce qu'elle poursuivait en vain sans l'obtenir. Etonnée de ce qui se passe en elle, elle dira avec bonheur : Mon Dieu, je suis l'ouvrage de vos mains. Réduite au néant, elle chérira sa propre des­truction. Éclairée sur ses défauts par la vraie lumière, elle se connaîtra d'autant plus que Dieu lui-même aura levé le voile qui cache à tant d'autres l'abîme de leur misère. Elle se souviendra de l'opposition qu'elle a trouvée dans son âme à la pratique de toutes les vertus et à l'amour des croix ; et si maintenant elle n'aime pas encore ces vertus et ces croix, elle aime du moins son Dieu, lequel lui paraît si aimable, qu'avec lui tout change de nature et de nom, tout devient possible et même facile. Alors, toujours égale à elle-même dans les jours mauvais, elle ne sera point sujette à ces alternatives de ferveur passagère, où l'on em­brasse plus qu'on ne peut porter, et de décou­ragement funeste où l'on quitte tout, jusqu'à ses devoirs les plus essentiels. Dieu ne change point: et la vertu de l'âme qui aura été conduite comme nous l'indiquons, ne venant que de Dieu, ne change pas non plus, quoique l'âme n'en sente pas les attraits.

Dans tous les événements, de quelque nature qu'ils soient, dans toutes les circonstan­ces de la vie religieuse, dans toutes les varia­tions de la vie spirituelle, que la Maîtresse des novices prévienne ou arrête dans ses élèves les agitations de l'esprit et du coeur, en leur disant: Tout cela n'est pas Dieu. — Ils périront ; mais vous, Seigneur, vous demeurerez. Combien de fois, dans les Maisons les plus saintes, n'a-t-on pas à souffrir de l'inconstance des créatures, du changement de leur humeur, des défauts de leur caractère ! Que jamais la Maîtresse ne laisse ses novices s'appesantir sur ces sortes de misères ; mais qu'elle leur dise encore : Les créatures ne sont pas Dieu ; laissez donc passer, sans y prendre garde, ces ombres et ces images. Dieu est toujours le même ; votre bonheur n'est donc pas atteint. Le détail serait infini ; mais il nous suffit du principe pour en tirer toutes les conséquences, et les appliquer à chaque action de la vie.

Que la Maîtresse applique aussi ce principe à l'oraison, à la direction, à la réception des sacre­ments. Il est des circonstances où l'âme la plus forte a besoin de s'y tenir plus inviolablement attachée. Lorsque, par exemple, il faut faire le sacrifice d'un Directeur, d'une Prieure, d'une Maîtresse, qui avaient reçu tous les secrets de notre âme, qui avaient compris la voie où Dieu nous appelle, et nous y faisaient marcher avec rapidité : Ils périront ; mais vous demeu­rerez; c'est ce qu'il faut alors redire.

Voilà la seule, la vraie consolation de l'âme religieuse ; lorsqu'une sage direction a su l'établir sur ce fondement inébranlable ; lors­qu'elle a compris que tout le bien qui peut lui revenir de la part des créatures n'est qu'un effet de la bonté divine, et que l'âme, qui a foi à l'amour de son Dieu, doit croire plutôt à des miracles, que de craindre que les secours nécessaires lui manquent jamais.

Il est un sacrifice qui déconcerte quelquefois les âmes d'ailleurs solides : celui de quitter la maison qui fut le berceau de notre enfance religieuse. Pendant le noviciat, on doit se préparer à tout. Et comment s'y préparera-t-on? sinon par cette pensée : « Dieu me sera par­tout toutes choses. Je n'ai point ici-bas de demeure permanente. Lui. seul demeure. Il n'y a qu'un lieu où je ne veuille point aller : c'est celui où mon Dieu ne serait pas. » L'âme, ainsi préparée , pourra bien sentir le poids d'un sacrifice ; mais jamais elle ne reculera devant ceux qui lui seront imposés.

Ce n'est pas, au reste, par le sentiment qu'une âme s'établit ainsi dans une sorte de stabilité, qu'elle s'élève au-dessus de toutes choses et d'elle-même, pour ne voir que Dieu seul ; la foi la guide, la soutient, lui montre l'immutabilité de Dieu : et c'est là qu'elle s'établit au milieu des orages et des tempêtes qui grondent autour d'elle sans l'ébranler. Elle a appris que le sentiment n'est pas Dieu ; elle sait qu'on ne possède Dieu ici-bas que par la foi. Mais cette foi, appuyée sur la vérité éter­nelle, demeure au fond de son coeur et règle sa conduite dans les inégalités de la vie.

Voilà la route du vrai bonheur, la source de la paix, les heureux fruits d'une éducation vraiment religieuse, donnée par une Maîtresse qui sait éloigner son élève des puérilités de l'enfance et des faiblesses de son sexe. Une novice ainsi formée sera une pierre vivante de l'édifice du Carmel. Elle rappellera ces âmes fortes des premiers jours de la réforme, qui furent capables de tout entreprendre et de tout souffrir pour la gloire de Dieu, parce que, toujours loin d'elles-mêmes, elles avaient fixé leurs yeux et leur coeur sur cet unique objet de leur amour. Dieu était tout pour elles, et tout ce qui n'était pas Dieu n'était rien.

Puissent toutes les Maîtresses des novices comprendre que leur principal devoir est de conduire leurs élèves par cette maxime si solide et si vraie : Tout ce qui est créé n'est plus rien pour l'âme religieuse. « Dieu seul de­meure, et ses années ne changent point. »

CHAPITRE X

La maîtresse des novices doit former ses élèves au véritable amour de la solitude.

Dieu n'est pas contraire à lui-même : il accorde toujours à une âme les grâces de la vocation qu'il lui a donnée. L'amour de la solitude, la constance à y demeurer sont insé­parables de la vocation au Carmel. Mais pour bien comprendre en quoi consiste cette solitude, il faut s'en former une juste idée dès le com­mencement.

On confond presque toujours l'attrait de la solitude et le véritable amour de la solitude. L'âme appelée au Carmel éprouve, comme nous l'avons dit dans le chapitre précédent, un besoin irrésistible de fuir les créatures pour ne trouver que Dieu seul. Elle goûte quelque­fois ce bonheur d'avance avec tant de délices, qu'il lui semble, dans ces heureux moments, se voir déjà dans une cellule de carmélite. Mais à peine y est-elle retirée, que le Dieu qui l'appelle à sa suite la conduit, comme l'Épouse des Cantiques, à la montagne de la Myrrhe ; ou plutôt il devient lui-même le faisceau de cette myrrhe mystérieuse que l'Épouse porte sur son coeur. Ce n'est plus, en effet, cet attrait qui la charmait, il est passé ; ce sont les amer­tumes et les délaissements du Jardin des Oliviers. C'est un certain malaise vague qui n'est pas assez distinct pour laisser un appui. C'est un état où l'âme semble avoir tellement perdu le sentiment de la présence de Dieu, qu'elle se trouve elle-même avec tous les ennuis et tout le vide de la solitude, ne sa­chant ce qu'elle y fait, et n'éprouvant parfois que le désir d'en sortir. Il lui semble qu'elle préférerait se livrer aux travaux les plus bas et les plus dégoûtants de la maison, plutôt que de demeurer entre les quatre murs qui l'écrasent.

La Maîtresse des novices ne doit pas s'éton­ner, encore moins s'effrayer de cette disposition. Elle comprendra qu'une âme qui vient du monde ne peut guère passer, sans secousse, de la société à la solitude complète; d'une vie où elle pouvait donner libre essor à son activité, à une vie de contrainte, où elle n'a pour horizon que les murs de sa cellule et du choeur. Elle compatira donc à cette lassitude de la nature, parce que la raideur, en ceci, engendrerait la crispation et le dégoût plutôt que l'amour. Mais en même temps, elle examinera s'il y a dans son élève défaut d'aptitude pour la solitude ; si ses forces physiques et morales se refusent à en supporter les moments pénibles ; si son âme, sa tête surtout perdent au lieu de gagner par ce genre de vie. La tête, lorsqu'elle est trop faible, ne peut se passer d'un plus grand air et d'une vie plus occupée. Dans ce cas, il fau­drait reconnaître que cette âme n'est pas faite pour notre vocation, et ne pas persister dans une longanimité qui pourrait avoir des incon­vénients regrettables.

Si au contraire cette lassitude de la nature, cette prostration de force ne produit aucun de ces mauvais résultats, on peut croire que c'est seulement la transition du monde au cloître qui cause ces ennuis, ces peines, ces angoisses au commencement d'une vie si nouvelle ; et alors la Maîtresse, sans que son élève se doute du motif qui la fait agir, doit lui procurer quelques distractions momentanées, soit en variant ses occupations, soit en lui donnant des ordres qui la fassent sortir d'elle-même. Ce moyen, employé avec sagesse, reposera l'imagination, détendra l'esprit, dilatera l'âme et lui fera même désirer de rentrer dans sa chère solitude, à laquelle elle est appelée et dont elle goûtera les charmes, lorsqu'elle aura surmonté les premières épreuves de la nature.

Néanmoins, la Maîtresse n'oubliera pas de porter sa novice à tirer le meilleur parti possible de son état, et à lui en faire apprécier la valeur. Le moment est venu de lui apprendre que le Dieu de la solitude n'est pas toujours un maître qui caresse et qui console; que cette parole: « Je la conduirai dans la solitude, et là je lui parlerai au coeur » s'accomplit dans le silence et par le silence. Dieu a parlé autre­fois à nos pères en plusieurs manières. Dieu parle encore aujourd'hui à l'âme religieuse et aussi en mille manières. La souffrance a son langage comme la consolation. Le délaissement et l'angoisse du coeur ne lui parlent pas moins que les touches intérieures qui la réveillent et la charment. Les égarements de l'imagination l'exercent ; les tentations la tourmentent : et dans tout cela il y a une ins­truction qui humilie l'âme et lui apprend à se connaître.

Que la novice se garde donc bien alors de fuir, et de chercher dans des emplois extérieurs une diversion à ses peines. Elle s'étourdirait sans se consoler ; elle se distrairait sans s'instruire de sa propre misère ; elle s'affaiblirait en parais­sant se fortifier, et bientôt elle ne pourrait plus souffrir cette solitude autrefois tant désirée.

Parce que le corps participe à la fatigue morale qui accable l'âme, il semble que la santé va s'altérer. La Maîtresse alors, craignant que son élève ne puisse résister longtemps à cette épreuve, veut soutenir une santé sans laquelle on ne peut observer la règle. Elle compare le genre de vie que menait son élève dans le monde avec la vie sédentaire du cloître, et croit trop tôt devoir lui procurer des occupations qui la rapprochent de celles de son passé. C'est une grande erreur, dans une vie qui doit être surnaturelle, de juger par la prudence hu­maine. La nature y est portée; mais la grâce doit la surmonter : « La cellule qu'on quitte peu devient « douce, dit l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ; fréquemment délaissée, elle engendre l'ennui. Si dès le premier moment où vous sortez du siècle vous êtes fidèle à la garder, elle vous deviendra une âme chérie et votre consolation la plus douce. »

Voilà le principe que la Maîtresse doit établir dans son noviciat. Dès les premiers jours de l'entrée d'une postulante, elle ne saurait trop la lui répéter. Qu'elle ne la laisse pas s'effrayer de la perte de sa santé, et qu'elle se rassure elle-même là-dessus. Si Dieu appelle son élève à la vie du Carmel, il lui donnera la force de l'ac­complir. Si elle ne peut rester en solitude sans que sa santé décline, c'est une preuve qu'elle n'en a pas la vocation. Faut-il donc composer une religion qui ne serait plus le Carmel, ou bien en éloigner une âme qui ne sera bonne qu'à en altérer le véritable esprit ? Ah ! qu'on ne balance pas : qu'on lui rende une liberté dont elle a besoin ; et qu'on laisse subsister dans toute sa vigueur cette règle primitive qui fait la beauté du Carmel et la gloire de l'Église.

La Maîtresse doit se rappeler ici ce que nous avons dit au commencement de ce petit ouvrage, qu'elle ne doit pas vanter à la novice le bonheur de la solitude comme consolation, dans un temps ou elle lui paraît un martyre. Au contraire, qu'elle lui montre que la car­mélite doit s'immoler partout, et que l'âme so­litaire atteint plus sûrement le but de Dieu dans sa vocation, lorsque séparée, pour son amour, de toutes les créatures, elle fait encore le sa­crifice des consolations célestes. Que c'est là, dans cette petite cellule, que la victime doit se consumer ; là qu'elle peut s'unir à Notre-Seigneur exilé sur la terre, et racheter avec lui l'univers. Destinée à continuer la mission du divin Maître, elle ne doit vouloir ni retrancher une seule minute de son sacrifice, ni éviter ce qui le lui fait sentir davantage. Enfin, qu'elle l'excite non-seulement à supporter la solitude, mais encore à y rentrer de bon coeur, dans la vue de donner toujours à Dieu, sans exiger jamais autre chose que le bonheur de tout perdre pour son amour.

Que la Maîtresse se garde bien de flatter sa novice par la pensée d'un autre avenir. Qu'elle ne lui dise pas : Vous ne serez pas toujours en solitude ; le jour viendra où vous aurez des emplois qui vous distrairont, et autres choses semblables. Ce serait lui faire envisager sa vocation d'une manière trop humaine, et sous un point de vue qui ne doit jamais fixer une âme destinée à vivre sur la terre comme les anges dans le ciel.

Qu'elle lui dise plutôt que la vocation du Carmel l'engage à une vie contemplative, que cette vie contemplative n'est pas ce qu'elle s'est peut-être figuré jusque-là; qu'elle est d'abord obscure et désolante, comme l'explique admi­rablement notre Père saint Jean-de-la-Croix. Par conséquent, une des premières marques de vocation devant être cet amour de la vie solitaire et contemplative, il faut qu'on puisse la reconnaître dans une novice tout le temps qui précède sa profession. Qu'elle sache donc que, malgré toutes les peines qu'elle y trouve, tous les ennuis qu'elle y dévore, toute la fati­gue qui l'accable, Dieu lui donnera la force de s'y accoutumer si elle est fidèle. S'il ne la lui donne pas malgré cette fidélité, ou si elle n'a pas le courage de surmonter les obstacles qu'elle rencontre, on doit en conclure qu'elle n'est pas propre a notre saint Ordre.

Un autre écueil fort dangereux, surtout dans les maisons peu nombreuses ou chargées de personnes âgées et infirmes, c'est de vou­loir employer trop tôt les talents d'une novice. Il en est qui viennent du monde sachant mettre la main à tout. Accoutumées à conduire un ménage, à faire toutes sortes d'ouvrages, à commander même, rien ne leur est difficile ; et l'on est heureux de se servir d'elles dès leur entrée dans la maison.

J'ai toujours vu nos anciennes mères éviter soigneusement de donner aucun emploi aux novices. Elles nous répétaient sans cesse qu'on n'avait nul besoin de nous, qu'on savait où nous étions, et qu'on nous appellerait lorsqu'on le voudrait. Elles tenaient beaucoup à ce que nous ignorassions complètement tout ce qui se passait dans la maison. Tout ce qu'elles pro­mettaient aux jeunes personnes qui se présen­taient, c'était une cellule et le silence. Elles en ont reçu plusieurs qui n'avaient pas moins de trente ans, accoutumées à être consultées chez elles comme des oracles, et qui certainement auraient rempli les offices de la maison avec toute l'intelligence et l'activité des officières les mieux formées. A celles-là, plus encore qu'à d'autres, elles étaient exactes à ne donner que de la couture dans leur cellule, et à les re­prendre sévèrement lorsqu'elles se mêlaient de la moindre chose. Si la nature en était brisée, la grâce prenait un merveilleux accroissement dans ces âmes, et plus lard elles sen­taient le prix d'une conduite si sage.

D'ailleurs, la manière d'agir dans le monde n'est pas celle de la religion. Une novice que l'on emploie trop tôt porte partout une activité, une autorité qui ne sont plus de saison. Elle veut tout faire comme elle l'entend, et change les choses sans scrupule lorsqu'elle ne les trouve pas de son goût. La pauvreté et l'o­béissance, auxquelles elle n'est pas encore for­mée, ne la guident pas toujours. L'esprit reli­gieux s'altère dans la maison tout entière ; la novice se distrait, devient toute extérieure, et si elle éprouve moins d'ennui, moins de fatigue en se répandant ainsi hors de sa cellule, son âme en reçoit un grand dommage. Le grain de froment ne meurt pas et il demeure seul, non de cette solitude qui détruit pour faire revi­vre, mais seul sans rien produire.

Il n'y a pas dans cette âme l'union intime avec Dieu, qui est sa force et sa sûreté. La na­ture est toujours portée à agir. Si on la favo­rise. elle prend le dessus et affaiblit la grâce. Notre genre de vie est fait pour dompter la nature ; n'empêchons donc pas l'effet salu­taire qu'il doit produire sur les âmes qui l'embrassent, en les appliquant à d'autres de­voirs et à d'autres soins qu'à celui de mourir continuellement à elles-mêmes pour n'agir que par le mouvement de la grâce. Le jour viendra où cette novice, formée par d'habiles mains, cachée et oubliée dans le fond d'une cellule, sera d'autant plus utile à son monas­tère, qu'elle aura mieux appris à connaître et à sentir son inutilité personnelle. Lorsqu'elle sera devenue indifférente à tous les emplois, et qu'elle aura bien compris que tout n'est rien en religion, excepté de vivre de la vie de Dieu, elle pourra sortir de sa solitude, non pour satis­faire la nature, mais pour offrir un nouveau sacrifice ; car l'âme qui a goûté le charme de notre rien consent à devenir quelque chose uniquement par obéissance et par esprit d'ab­négation.

Alors, solitaire partout, elle portera l'esprit de solitude au milieu des occupations les plus dissipantes. Sa Maîtresse n'a pas dû borner ses Instructions à lui apprendre à demeurer dans sa cellule. A cette leçon il faut en joindre une autre non moins importante : celle de savoir trouver Dieu partout et demeurer avec lui seul dans le fond de son âme, lors même que tout nous porte au dehors. C'est précisément pendant les jours du noviciat, pendant ces premières et précieuses années qui suivent la profession, qu'une âme apprend à devenir vrai­ment religieuse, et qu'elle jette les fondements de la haute perfection à laquelle elle est appe­lée.

La Maîtresse des novices doit soigneusement observer si, dans l'amour de la solitude, il ne se mêle pas cette certaine humeur mélancolique que notre sainte Mère Thérèse ordonne de poursuivre avec une grande vigilance ; s'il n'y a pas, dans le caractère de sa novice, une sorte de misanthropie, un dédain orgueilleux pour la compagnie des soeurs, un genre de piété ou de recueillement exagéré, qui lui font croire que sortir de sa cellule, quoique par obéis­sance ou par charité, c'est perdre l'esprit intérieur et dissiper les biens qu'elle a dû y acquérir ; si enfin elle cesse de se croire carmélite ou de pouvoir le devenir, parce que sa Prieure lui donne un emploi qui la force à agir au dehors. Une vertu qui dépend des emplois et des circonstances n'est pas une vertu solide. Un amour de la solitude qui tient au caractère et à l'humeur naturelle ne fait pas une âme solitaire.

Il faut donc que la novice soit à même de connaître tous ces écueils, pour les évi­ter ; à se tenir en dehors des jouissances de la solitude, comme de ses désolations ; à chercher Dieu et à se fuir ; en un mot, à devenir tout à fait indifférente à ce qu'on voudra faire d'elle. Hélas! malgré tous nos efforts, cette indifférence n'est pas dans le sen­timent d'une manière stable. Lorsqu'on croit y toucher de plus près, on se retrouve, en mille circonstances, attaché à telle ou telle chose, et l'on est forcé de reconnaître qu'on tient à tout ce qu'on croyait avoir donné. Mais du moins, que la volonté s'attache à Dieu seul et à son bon plaisir, malgré les révoltes de la nature.

Une novice, en quittant le noviciat, doit, comme conséquence de l'éducation qu'elle y aura reçue, tendre toujours à demeurer seule avec Dieu seul, fermer les yeux à tout ce qui n'est pas lui, savoir aussi, au moindre signal de l'obéissance, quitter sa chère solitude et trou­ver dans son coeur le Dieu qui le fixe et le remplit. Il faut que dans tous les lieux et dans tous les emplois, elle puisse entendre son Bien-Aimé lui dire, comme à la Sainte-Épouse : Venez dans les trous de la pierre et dans les cavernes de la muraille, et qu'elle soit en état de répondre avec le prophète : « J'ai pris les ailes de la colombe, et j'ai placé ma demeure et mon repos clans la solitude. »

CHAPITRE XI

La maîtresse des novices doit choisir avec grand soin les lectures convenables à ses élèves.

Il est des Maîtresses qui croiraient faire sortir leurs novices de la ligne ordinaire, si elles les laissaient lire autre chose que les ouvrages élémentaires des commençantes, et qui, sans discernement de l'action de la grâce dans les âmes, les forcent à s'appliquer à ce qui quelquefois gêne cette action divine.

Il en est d'autres qui, trop indépendantes des principes généraux, veulent tout réduire à leurs vues particulières, tout soumettre à leur empire, et font disparaître avec dédain les livres qui sont pour l'instruction des novices, auxquels elles substituent sans choix et sans discernement ceux qui traitent de la plus haute spiritualité. La première vertu d'une Maîtresse est la discrétion ; et cette discrétion doit tout guider : car sans elle il y a partout des écueils à craindre.

Pour éviter ces différents écueils autant que possible, la Maîtresse des novices doit distin­guer ce qui est pour l'instruction de ses élèves et ce qui est pour les besoins particuliers de leur âme. Elle fera bien d'abord de leur donner des livres simples et instructifs, qui traitent directement des principes de la vie religieuse. Elle leur fera connaître le point d'exaction, la Direction des novices, etc. Elle pourra leur donner à lire en particulier la Perfection chré­tienne, de Rodriguez, et autres livres sembla­bles, leur faisant rendre compte avec simpli­cité de l'effet qu'ils produisent sur leur esprit et leur coeur, et du fruit qu'elles en retirent. Il sera bon qu'elle leur fasse lire encore ce qui a un rapport direct avec la vie et les mystères de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Dans le compte-rendu que feront ensuite les novices à leur Maîtresse sur ces différentes lectures, elle ne doit pas les empêcher de dire simplement leur pensée ; elle distinguera bien­tôt. par leurs aveux, si le dégoût qu'elles ont pour leurs lectures ou le jugement qu'elles en portent, est en elles une suite de l'esprit du monde, ou si vraiment le besoin actuel de leur âme demanderait autre chose.

Il est des esprits fiers et orgueilleux, qui ont lu indistinctement dans le monde toutes sortes d'ouvrages sur la vie spirituelle ; qui même semblent les comprendre, Mais qu'on ne s'y trompe pas : c'est leur intelligence naturelle qui pénètre la théorie des voies sublimes de la vie intérieure. Ce qu'elles n'ont pas compris, c'est que c'est la mortification de la nature qui conduit à la pratique. A de telles âmes, il ne faut pas craindre de présenter le petit catéchisme, comme le fit à un gentil­homme de bonne maison notre Père saint Jean-de-la-Croix. Il faut tenir à ce qu'elles lisent et le petit catéchisme, si elles en ont besoin, et tout ce qu'on leur donne, et ne pas craindre de dompter leur esprit et de briser leur fierté.

Mais une âme dans laquelle Dieu a déjà agi puissamment, et sur laquelle l'action divine devient de jour en jour plus forte et cependant plus obscure, qui se trouve réduite à cet état de désolation et d'angoisses pour lequel il n'y a plus ni ciel ni terre ; où la volonté comme engourdie semble ne pouvoir produire aucun acte; où l'esprit, environné d'épais nuages, ne comprend plus rien à la pratique des vertus; où l'âme tout entière semble s'éloigner de tout ce qui est bien, et n'avoir de pente que pour suivre une nature que tout brise et détruit dès les premiers pas qu'elle fait dans le cloître ; à celle-là, comment imposer un seul genre de lecture ? Comment la faire sortir avec violence de cette voie obscure où Dieu la tient, en cherchant à lui faire voir, par telle lecture, ce que le divin Maître ne veut pas lui décou­vrir encore ? Faut-il lui reprocher de n'être pas assez souple à l'obéissance, de ne pas se con­tenter de la lecture qu'on lui a indiquée , tandis que vainement elle a essayé de la com­prendre et d'en profiter ?

La Maîtresse des novices doit, au contraire, écouter ces âmes avec douceur, pour discerner ce qui se passe en elles. C'est ainsi qu'elle recevra elle-même plus de lumières pour leur di­rection. Ensuite elle pourra, selon l'état où elles se trouvent, leur donner à lire quelques passages des oeuvres de notre Père saint Jean-de-la-Croix ou de notre sainte Mère Thérèse, et les accoutumer à ne lire que ce qu'elle aura elle-même indiqué et permis. Son élève doit lui rendre un compte exact de l'effet qu'aura pro­duit sur son âme ce genre de lecture. De sorte qu'elle sera toujours soumise à l'obéissance ; et elle évitera ainsi, dans le choix de ses lec­tures , une liberté toujours nuisible à une novice.

La Nuit obscure de notre Père saint Jean-de-la-Croix a soutenu merveilleusement des âmes qui, plongées bien avant dans ces routes cachées de la vie intérieure, se croyaient à deux doigts de leur perte, et ne trouvaient dans les autres livres de piété que des moyens contraires à leurs besoins présents. Les ou­vrages du Père Grou dilatent et fortifient le coeur. Les Lettres de Bossuet, ses Méditations sur l'Évangile, son admirable discours sur l'Acte d'abandon à Dieu et sur la Vie cachée, ainsi que les Élévations sur les Mystères, sont autant d'ouvrages que goûtent toujours avec fruit les âmes élevées et saintement prises de l'amour de la vérité et de la sagesse éter­nelle.

La Maîtresse des novices doit donc apporter une sérieuse attention dans le choix, des di­verses lectures capables d'aider et de soutenir ses élèves. Mais elle doit aussi éviter soigneuse­ment un autre écueil : celui de trop écouter leurs répugnances et de leur permettre trop facilement d'abandonner la lecture d'un ou­vrage qu'elle aura choisi pour elles. Indépen­damment de ce que nous avons dit relativement au besoin spécial de l'âme, il est des connais­sances à acquérir dans la vie religieuse. Il est bon que les novices s'instruisent de leurs devoirs, qu'elles lisent en entier certains ouvra­ges, et qu'elles ne se croient pas obligées de se guider toujours par le sentiment ou l'impres­sion qu'elles en reçoivent.

II ne faut pas croire qu'une lecture ne soit bonne que lorsqu'elle émeut la sensibilité de l'âme. S'il en faut pour nourrir le coeur et aller jusqu'à ce fond intérieur qui a besoin d'ali­ments, il en faut aussi qui éclairent l'esprit et le forment selon les desseins de Dieu et la volonté des supérieurs. Ainsi, en donnant à une novice un ouvrage jugé convenable pour elle, la Maitresse doit exiger qu'elle le lise en entier, et accepte même les ennuis qu'il peut lui donner.

Disons donc qu'en ceci comme en toutes choses, c'est la discrétion qui doit guider ceux qui montrent aux autres les voies de la perfection. Sans cela, les moyens deviennent des obstacles. D'un côté, le coeur qui ne se nourrit jamais d'une lecture conforme à ses besoins se dessèche ; d'un autre côté, la novice qui veut toujours choisir ce qui lui convient, et ne pas s'en tenir à ce qui lui est prescrit, devient indépendante ; son propre esprit la gouverne et la trompe. Qu'elle obéisse donc, il le faut, mais que celle qui la conduit descende jusqu'au fond de son âme et comprenne cette parole de nos saintes Constitutions : « La bonne lecture est aussi nécessaire à l'âme que la nourriture l'est au corps. »

CHAPITRE XII

La maîtresse des novices doit apporter le plus grand soin à conduire ses élèves dans les voies de l'oraison, selon leur attrait et la portée de la grâce reçue.

Comment oserai-je parler d'un sujet si difficile, si élevé, si important dans la vie d'une carmélite ? D'autres l'ont fait avec plus de lu­mières et plus d'autorité.. D'ailleurs, notre sainte Mère n'a-t-elle pas tout prévu, tout ex­pliqué en matière d'oraison? Que pourrai-je donc y ajouter? Cependant j'ai vu souffrir tant d'âmes par suite de la direction qu'elles avaient reçue dans les voies de l'oraison ; j'en ai vu tant d'autres s'obstiner à suivre non l'attrait divin, mais leur propre volonté, que je ne puis m'empêcher de dire, en peu de mots, ce que je comprends des devoirs d'une Maîtresse des novices sur un objet si impor­tant.

Elle doit d'abord exiger de ses élèves la préparation à ce saint exercice. Mais c'est ici que, avec certaines âmes, des principes trop rigoureux ou trop exclusifs ne réussiront ja­mais. Qu'elle se borne à leur faire comprendre que cette préparation tend à dissiper la pous­sière de la terre, qui pendant la journée a obs­curci leurs yeux ; que ce précieux moment ressemble à celui où les courtisans, qui de­mandent une audience au roi, attendent dans une antichambre le moment d'être introduits. Qu'elle simplifie l'idée de ce devoir ; qu'elle le réduise à ce seul but : préparer son coeur, re­cueillir son esprit pour se vider de soi-même, et ouvrir son âme aux douces influences de la grâce.

Pour quelques-unes, la Maîtresse pourra employer avec fruit les méthodes, les prévisions de ce dont on peut s'occuper dans le temps de l'oraison. Pour d'autres, avec les mêmes principes, elle renverserait ce que Dieu veut établir. Lorsqu'elle verra la paresse, la négli­gence ou la présomption dans son élève, qu'elle se serve des sages précautions indiquées dans les livres qui traitent de l'oraison, et qu'elle tienne à ce qu'elles se fassent, s'il le faut, un peu de violence pour s'y assujettir. Quand elle apercevra distinctement l'action de Dieu, qu'elle la respecte et la fasse respecter par son élève. Alors, pour faire place à celte action divine, elle demandera à l'âme qu'elle conduit le silence de toutes ses puissances, ne disposition calme à l'écouter, une dépendance absolue de ses mouvements. Qu'elle leur apprenne à ne pas laisser passer la plus petite impression, le moindre rayon de lumière, sans se rendre avec fidélité à ce qu'elle goûte.

On comprend qu'elle ne souffre pas cette légèreté ou cette fausse humilité qui ne veulent pas voir la grâce et exposent ainsi l'âme qui la reçoit à la laisser sans fruit. Mais tout en lui recommandant la fidélité a la grâce, qu'elle lui apprenne à se méfier de son imagination, dont les opérations tendent facilement à simuler celles de Dieu.

Voilà ce que la Maîtresse des novices doit faire pour seconder l'oeuvre divine dans les âmes; que ce soit une professe ou une novice, ou une postulante qu'elle conduit. Ce n'est pas à elle de tracer une marche à la grâce : elle n'a qu'à observer ce que cette grâce fait dans les âmes et à la seconder. Faudra-t-il, parce qu'une jeune personne ne fait que d'entrer au Carmel, la conduire en enfant, si déjà Dieu lui donne le pain des forts ? Faudra-t-il confondre la con­duite extérieure avec l'oeuvre de Dieu, et faire redescendre sur la terre celle dont la conver­sation est dans le Ciel ? Voilà l'erreur ; voilà la source de la désolation pour bien des âmes, et peut-être une des causes de leur décourage­ment et des pas rétrogrades qu'elles font dans les voies de Dieu.

Ce que la Maîtresse doit exiger d'une pos­tulante, quelle que soit la portée de la grâce qu'elle a reçue, c'est une humilité, une obéis­sance, une simplicité à toute épreuve ; c'est qu'elle ne montre jamais au dehors ce qu'elle ressent au dedans. Qu'elle lui fasse comprendre que plus on s'approche de Dieu, plus on doit être anéanti en soi-même, indulgent pour les autres et fidèle à tous ses devoirs.

Mais si l'activité propre est à redouter, la paresse l'est aussi. La Maîtresse des novices en les préservant des deux écueils que nous venons de signaler, doit observer encore si elles ne s'adonnent pas à une certaine contemplation d'imagination, qui n'est qu'un amusement et qui ressemble plus au rêve qu'à l'oraison. Elle se rencontre surtout dans les âmes faibles, sensibles, avides de consolation, et dont l'imagination voit ou croit voir tout ce qu'elles veulent. J'ai entendu des personnes d'une vertu très ordinaire me raconter de ces longues rêveries spirituelles, où se trouvaient des visions, des révélations, des extases, etc., dans lesquelles on ne reconnaissait rien de vrai, rien de solide ; et s'il n'y avait pas une tromperie manifeste, si même il s'y mêlait quelque chose de Dieu, il y avait au moins plus de naturel que de surnaturel : et certainement le fruit n'en était pas profitable à ces âmes.

La Maîtresse des novices doit retirer ses élèves de cette espèce de contemplation oiseuse dans laquelle l'âme, ensevelie comme dans un demi-sommeil ou dans des considérations vagues, reste pour ainsi dire les bras croisés dans une complète inaction, sans faire un seul acte d'une vertu quelconque, sans jamais en venir à quelque chose de pratique. Elle doit leur conseiller, pour secouer leur âme, de s'en­tretenir avec Notre-Seigneur, de lui parler réellement, comme si elles le voyaient là pré­sent devant elles, de lui demander son amour, l'humilité, la connaissance d'elles-mêmes, l'in­telligence toujours plus profonde et l'estime toujours plus grande de leur vocation. Par ces moyens, l'âme sortira de son oisiveté, et arri­vera à quelque chose de positif et de prati­que.

La Maîtresse des novices doit éviter tout sys­tème dans sa manière d'agir. Ainsi, comme nous l'avons indiqué au commencement de ce chapitre, elle ne doit pas plus porter ses élèves à s'astreindre à une méthode, qu'à la rejeter sans examen ; mais elle doit aussi, en étudiant leurs voies et la portée de leur grâce, ne pas les mesurer sur le nombre des années ou des jours qu'elles ont passés en religion.

Il est encore un point délicat et qui a trompé des hommes savants dans la direction de notre sainte Mère Thérèse elle-même. Il est certain qu'une des marques de la bonne oraison, c'est la pratique des vertus, et, en général, il est prudent de se défier d'une âme qui paraît avancée dans ce saint exercice, y recevoir des grâces particulières, et qui néanmoins ne se corrige pas des défauts qu'on lui reproche.

Cependant Dieu est au-dessus des règles dont sa divine sagesse est elle-même l'auteur ; il accorde quelquefois des grâces spéciales à des âmes dont la conduite n'est nullement en har­monie avec ces faveurs toutes célestes. Il a des secrets qu'il ne veut pas nous laisser péné­trer; sa condescendance pour les âmes de son choix est infinie comme son amour. Il les élève jusqu'à lui, et les laisse retomber presque en même temps dans de profondes misères. Leur volonté, faible et variable se laisse emporter, dans l'oraison, par la force de la grâce, et succombe un instant après à la plus légère tentation. Leur état est-il une illusion? Malheur à la Maîtresse qui le prononcerait har­diment ! Elle briserait cette âme sans la rendre parfaite ; elle contrarierait le dessein de misé­ricorde, de patience et d'amour par lequel Dieu se propose d'en faire peut-être une autre Thérèse.

Car pourquoi se le dissimuler? Notre sainte Mère, accablée par les grâces les plus extraordinaires, n'a pu se décider pendant bien longtemps à renoncer à des conversations qu'elle savait déplaire à Dieu. Voilà où notre esprit se perd, voilà où notre raison orgueilleuse ne veut pas entrer, et voilà trop souvent la cause du peu d'indulgence qu'une Maîtresse des no­vices a pour certaines âmes que Dieu veut humilier profondément, et pour qui le sou­venir amer de leur ingratitude sera plus tard le préservatif le plus sûr contre la vaine com­plaisance dans leur propre beauté.

Nous ne saurions donc trop le répéter, le point essentiel, et pour ainsi dire unique, dans la conduite des âmes, c'est d'observer de quel côté la grâce les pousse. L'oraison étant la base de l'édifice spirituel, elle doit être faite selon la voie où Dieu veut introduire une âme. Si la Maîtresse des novices a bien compris que ce n'est pas à elle à fixer la marche de son élève, et qu'elle n'a qu'à la diriger dans sa voie, elle n'entravera pas l'oeuvre de Dieu.

Il faut d'abord qu'elle s'applique à distin­guer si Dieu conduit cette âme par une grâce ordinaire, ou s'il l'a introduite dans une vie surnaturelle. Dans le premier cas, elle a plus à travailler sur le coeur de sa novice. Elle doit aussi exciter son activité, réveiller sa ferveur, soutenir sa vigilance, exiger certains efforts pour seconder la grâce et voir le fruit pratique qu'elle retire de son oraison. A celle-là elle ne doit pas permettre aisément d'abandonner le sujet qu'elle s'est proposé de méditer. Là aussi elle peut exiger des préparations, des résolu­tions selon la méthode, prenant garde que la paresse et l'oisiveté ne se mêlent dans une oraison où Dieu veut un travail soutenu.

Mais dès qu'elle aperçoit une conduite sur­naturelle, elle ne doit plus agir et juger par les principes ordinaires. Elle trouvera en général une grande hésitation dans les âmes que Dieu veut conduire lui-même, un besoin et en même temps une peur de ne pas agir, une répugnan­ce à entrer tête baissée dans les voies obscures de l'abandon. Et cependant si, au lieu d'en­courager elle-même sa novice à ne rien crain­dre, et d'essayer de lui faire produire des ac­tes distincts, elle la porte à faire des réflexions que Dieu semble lui interdire, elle la troublera, la fatiguera inutilement, et, portant ainsi une main étrangère dans l'oeuvre divine, elle ébran­lera les fondements de l'édifice que Dieu vou­lait établir dans cette âme par la foi vive et par le pur amour.

C'est dans cette oraison que Dieu, maître absolu de sa créature, la conduit, la dirige sans qu'elle en sache rien, et l'introduit dans la profondeur de ses secrets. C'est là qu'il est si important pour elle de ne pas résis­ter, mais d'acquiescer toujours à l'action de Dieu, lors même qu'elle ne la comprendrait pas toujours. Voilà la leçon qu'une sage Maî­tresse ne doit pas cesser de faire à son élève. Mais en la soutenant dans la nuit de l'épreuve, elle doit aussi lui apprendre à profiter des lu­mières et des consolations qui se rencontrent dans la voie, sans y attacher son coeur, et aussi sans se croire perdue lorsque les ténèbres re­viennent.

Il est un avis des plus sérieux à donner à ces âmes : c'est que leur oraison doit les tenir devant Dieu dans un profond abaissement, au lieu de nourrir leur amour-propre. C'est à quoi travaillera une Maîtresse expérimentée. N'est- ce pas, en effet, parce que nous sommes faibles que Dieu se fait notre force? N'est-ce pas pour nous montrer qu'il n'y a rien en nous qui soit digne de lui, qu'il fait cesser d'une manière sensible notre propre action pour y substituer la sienne? N'est-ce pas encore dans une oraison extraordinaire que l'âme a besoin de se tenir dans une humble dépendance de Dieu? Car si, cessant un instant de reconnaître ce qu'elle est, elle s'appropriait les faveurs toutes gratuites dont il se plaît à l'enrichir, ce Dieu jaloux se retirerait d'elle et ne lui laisse­rait en partage que la misère et l'impuissance pour le bien.

Cette âme doit apprendre à ne pas mépriser celles qui ne marchent pas par la même voie. Celles-là travaillent pour Dieu et n'obtiennent d'être admises dans sa familiarité qu'en sup­portant le poids du jour et de la chaleur. Elles gagnent, pour ainsi dire, leur pain à la sueur de leur front ; et si Dieu a sur elles de moin­dres desseins, s'il leur donne moins, il exigera moins aussi. Leur voie est plus sûre, et leur compte sera moins redoutable. Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, cha­cun doit se tenir dans la sienne, sans complai­sance comme sans envie, et penser que ce qui fait le mérite, ce ne sont pas les dons de Dieu que l'on reçoit, mais la fidélité qu'on y appor­te; et souvent les âmes qui sont le mieux trai­tées restent les plus pauvres et deviennent les plus ingrates. Si la Maîtresse des novices est persuadée de cette vérité, il ne lui sera pas difficile de l'inculquer dans l'esprit de ses élè­ves, et de les conduire, avec la plus grande simplicité et loin de tout système, dans la voie où Dieu les appelle. Mais tout en les tenant dans le mépris d'elles-mêmes, elle dilatera leur coeur, en éloi­gnant d'elles toute contrainte, en les laissant reposer doucement dans le Coeur de leur Maî­tre, et apprendre de lui ce qu'elle-même leur aura souvent peut-être et longtemps enseigné sans succès.

Je ne dirai plus rien des différences qui se rencontrent dans les âmes conduites à une oraison surnaturelle. Ce n'est pas à moi à in­diquer ce discernement. Je me tais devant les mystères que Dieu opère dans les âmes. Sa di­vine lumière ne manquera jamais à une Maî­tresse des novices qui fait abstraction totale de son esprit propre pour suivre le mouvement du Saint-Esprit. Elle fera bien aussi de se nourrir de l'admirable doctrine de notre bien­heureux Père saint Jean-de-la-Croix. Qu'elle lise et relise sa Nuit obscure, c'est là qu'elle ap­prendra à ne s'étonner de rien, à rassurer ses élèves dans les jours d'épreuve, à les tenir abaissées dans la profondeur de leur néant, lorsque Dieu les élève jusqu'à lui et les fait en­trer dans les celliers de son amour. Je me con­tenterai de faire remarquer que l'Épouse ne dit pas quelle est entrée dans ces divins celliers, mais que l'Époux l'y a introduite. Ah ! cette faveur est donc l'ouvrage du Maître ! C'est en lui préparant la voie et en le laissant faire qu'on mettra la Bien-Aimée dans le cas d'être conduite par lui dans cette cave mystique du divin amour, où, enivrée de ses délices, elle pourra ajou­ter : Il a ordonné en Moi la charité.

Je ne puis terminer ce chapitre sans dire un mot d'un inconvénient qui arrête ou détourne plus d'une âme dans le chemin de l'oraison. C'est que, toujours avides de savoir ce qui se passe en elles, et. d'acquérir, sur la vérité de leur voie, une certitude que Dieu se plaît à leur refuser, les novices, saisissant à la volée tous les conseils des confesseurs extraordinai­res, se croient obligées, surtout pendant les re­traites, d'exposer tout de nouveau leur manière d'oraison, consultent là-dessus, et trop souvent reçoivent des avis qui retardent leur marche et entravent leur voie.

C'est à la Maîtresse des novices à les prému­nir contre un danger dont elles ne s'aperçoivent pas. Il serait bon qu'elle possédât assez leur confiance pour être toujours consultée pour ces sortes d'ouvertures. Elle doit éviter, il est vrai, de les gêner dans les communications qu'elles peuvent avoir avec les confesseurs; mais elle doit leur signaler, tant en général qu'en parti­culier, les inconvénients qui résultent de cette facilité à demander conseil sur des choses déjà décidées.

Lorsqu'il se présente un confesseur ou un supérieur qui peut faire un bien réel à ces jeu­nes âmes, la Maîtresse des novices doit les en­gager à communiquer leur intérieur à ces hom­mes éclairés que le bon Dieu daigne envoyer quelquefois. Elle-même doit désirer que la di­rection qu'elle leur donne soit confirmée par de telles décisions. Mais ces décisions une fois don­nées, pourquoi consulter encore et revenir tou­jours sur la même chose, surtout lorsqu'on n'est pas sûr de la direction de celui à qui l'on se confie? Il est des prêtres, des religieux mê­me d'une grande sainteté, qui ne comprennent rien à l'esprit du Carmel, et qui, de plus, veu­lent prendre un certain empire sur une âme à la première ouverture qu'elle leur fait. C'est alors qu'il faut se défier et savoir se taire. Heu­reuse la novice dont le coeur est ouvert à celle qui la dirige, et qui lui soumet, les conseils qui semblent contredire ceux qu'elle lui donne! Heureuse l'âme souple et docile à l'action de la grâce, qui suit la voie sans s'informer si souvent de ce qui se passe en elle, et qui, ado­rant humblement les desseins du Seigneur, con­sent à ne pas pénétrer ce que l'infinie Sagesse veut dérober à sa connaissance!

La Maîtresse des novices ne doit pas oublier de donner à ses élèves une leçon bien impor­tante et généralement peu comprise par les jeu­nes personnes : c'est que la perfection ne dé­pend point du mode de notre oraison. On a vu des âmes, comme le dit notre sainte Mère Thérèse dans le chemin de la perfection, qui se sont élevées à une très-grande perfection dans la voie d'une oraison commune. On en a vu d'autres qui semblaient être élevées au troisiè­me ciel, et qui sont malheureusement déchues d'un état si sublime. Il en est encore qui, re­cevant beaucoup de lumières, éprouvant bien des touches sensibles de la grâce dans leur oraison, sont cependant les plus faibles dans la pratique. Qu'on ne l'oublie donc pas, la per­fection se mesure sur le degré de charité, et non sur la manière dont une âme traite avec Dieu dans l'oraison. Or, l'âme peut l'aimer ar­demment et véritablement dans une oraison commune. Elle peut l'aimer dans la simple mé­ditation comme dans la contemplation, dans un état actif ou passif. Le point essentiel, c'est qu'elle fasse son oraison selon la volonté de Dieu ; que ce soit lui qu'elle y cherche, et non elle-même.

CHAPITRE XIII

La maîtresse des novices doit apprendre à ses élèves à distinguer la vraie dilata­tion du coeur de la fausse liberté d'agir selon ses vues propres.

Partout il y a des précautions à prendre et des écueils à éviter. Une direction qui resserre le coeur abat l'âme tout entière, et par cette contrainte la jette presque toujours hors de sa voie. Il faut donc dilater ce coeur par l'amour divin, et le rendre ainsi capable de recevoir toutes les touches de la grâce. Mais dans cette dilatation si nécessaire à la vie parfaite, si in­dispensable au Carmel, on trouve encore à se méprendre, et sans la sage discrétion qui règle toutes choses, on peut aller trop loin et s'éga­rer. Ainsi, des âmes neuves et qui ont une soif naturelle de liberté se décident cependant à l'enchaîner sous le joug de la religion, et sont disposées à ne rien faire par elles-mêmes en se soumettant à l'obéissance. Mais si, sans leur expliquer en quoi consiste la dilatation du coeur, on la leur montre comme opposition à la gêne et à la contrainte, elles saisiront avec empressement cette doctrine, qu'elles arrange­ront à la forme de leur esprit ; et elles agiront presque en tout suivant ce principe mal appli­qué : Notre Maîtresse ne veut pas que nous agissions par contrainte.

D'après cela, elles ne distingueront pas ce qui est de discipline régulière, et ce qui peut, en s'observant à la lettre, s'accorder avec une pleine latitude de coeur. Elles quitteront la lettre qui tue, sans avoir l'esprit qui vivifie. Et si une Prieure ou une soeur ancienne, étonnée de voir s'introduire au noviciat des abus contre les­quels on a dû s'élever, leur montre la manière dont on doit agir, elles en sont troublées et sur­prises. Elles se trouvent aussitôt resserrées, et ont mille tentations contre les anciennes ou la Prieure elle-même. Faisant peu de cas de nos saintes pratiques, elles appelleront tout peti­tesse d'esprit, souriront de pitié lorsqu'elles verront l'exactitude d'une soeur à ne rien lais­ser perdre, par esprit de pauvreté, à placer les objets au lieu indiqué, à allumer ou éteindre une lampe au moment précis marqué par l'o­béissance ; ou bien elles se diront en elles-mê­mes, et témoigneront dans l'occasion qu'on se perd dans des minuties, que tout cela resserre le coeur et fatigue l'esprit, et que si on ne les dilate pas davantage, elles ne pourront y tenir.

C'est à la Maîtresse des novices à leur faire comprendre que la vraie dilatation du coeur, étant toute renfermée dans cette parole de saint Augustin : « Aimez, et faites tout ce que vous voudrez, » elle ne diminue rien de l'exactitu­de aux moindres observances ; que la nature doit être en tout assujettie et comprimée ; que les plus petites pratiques, les moindres pres­criptions de l'obéissance sont à respecter ; que le coeur dilaté fait tout par amour, et qu'en lui s'accomplit cette parole : La vérité vous dé­livrera, et vous serez véritablement libres. Mais libres parce que l'âme sert Dieu volontairement, et que lui-même, se répandant pour ainsi dire dans toutes les facultés de cette âme, la relève, l'agrandit, et ne lui laisse pas apercevoir l'ac­tion qu'elle fait, mais seulement son Dieu qu'elle sert.

Par la même raison, elle comprend, à la di­vine lumière, qu'étant, par le fond de son être, misère et faiblesse, toutes ses actions se trou­vent comme nécessairement empreintes de sa fragilité ; que, malgré sa bonne volonté, il se glisse toujours quelques fautes dans sa manière d'agir, et que l'âme scrupuleuse et resserrée se trouble, se préoccupe, se décourage à la vue de ses chutes ; tandis que l'âme dilatée se reconnaît, s'humilie, et recommence avec la même confiance en Dieu, et un amour plus ferme, plus éclairé, plus reconnaissant, parce qu'elle voit, dans le pardon qui lui est accordé chaque fois qu'elle tombe, une nouvelle mar­que de l'amour et de la miséricorde de son di­vin Maître.

Si tous les principes de direction doivent être souvent et soigneusement expliqués, celui de la dilatation du coeur demande une vigilance particulière de la part de la Maîtresse des no­vices, dans l'application qui en sera faite par ses élèves. Une jeune personne nouvellement entrée dans un monastère est ordinairement tentée par la pensée qu'on trouve des péchés partout, et qu'on la reprend, tant en public qu'en particulier, pour des fautes dont elle ne s'est pas même aperçue. Son orgueil est quel­quefois révolté des punitions qu'on inflige pour une leçon de l'office mal lue, pour une lampe renversée, pour un léger bruit échappé à sa vigilance. Si elle voit une soeur faire peu de cas de ces sortes d'infractions, elle s'en réjouit, se sent prévenue en sa faveur, et, concluant de là que c'est une âme dilatée, elle approuve tout ce qu'elle fait, et se sent fort à l'aise en sa présence, parce que son exemple lui promet une pleine indulgence pour ses propres man­quements. De là suit bientôt la perte de l'es­prit religieux et une liberté toute séculière de dire et de faire ce qui est le plus commode et le plus conforme au caractère naturel.

Il faut donc, pour prévenir de tels abus, que la Maîtresse apprenne d'abord à sa novice que la religieuse dont le coeur est le plus di­laté par l'amour divin, est aussi la plus exacte dans les moindres choses ; que, libre dans l'esclavage, trouvant vie dans sa mort et joie dans son sacrifice, elle vole à la perfection sans obstacles, profitant de tous les moyens qui lui sont offerts, sans en choisir et sans en re­jeter aucun ; que son amour change les obsta­cles en moyens, et que même dans ses défauts elle sait en trouver encore, tant sa charité est immense ! tant elle s'élève de jour en jour jusqu'à l'infini !

Oui, l'âme dilatée a compris que l'infini n'ayant point de bornes, elle ne saurait en mettre elle-même ni dans son amour, ni dans ses sacrifices, ni dans ses vertus, ni dans la perfection de ses oeuvres. Elle éprouve la vé­rité de ces paroles du prophète : « J'ai couru dans la voie de vos commandements lorsque vous avez dilaté mon coeur. » Il ne dit pas que la dilatation lui a donné la liberté de faire brèche à ses commandements, d'en diminuer la sévérité ; mais qu'il a couru dans leur voie, parce que Dieu a dilaté son coeur. Le même prophète dit encore, au psaume 4 : « Vous m'avez mis au large au milieu de la tribulation.» Cette latitude de coeur ne suppose donc pas le repos et l'exemption de la peine, mais la paix et la sainte liberté de l'âme dans les travaux et les épreuves.

Une novice qui comprend mal, ou ne distin­gue pas assez la liberté des enfants de Dieu et la liberté donnée à la nature, applique à tout et hors de propos un principe qui favorise ses penchants. Ce n'est pas seulement pour l'exté­rieur, comme nous l'avons déjà remarqué, c'est encore pour sa direction intérieure qu'elle appelle tout contrainte et resserrement de coeur. Sa Maîtresse veut-elle lui montrer les écueils qu'elle peut rencontrer dans son orai­son, ou éveiller sa vigilance et condamner une paresse qu'elle-même prend pour un repos divin aussitôt elle se récrie contre cette doctrine, et se plaint qu'on ne dilate pas son coeur et qu'elle ne peut plus faire oraison, si on lui ôte sa liberté. Lui donne-t-on uoe lecture sérieuse et instructive qui en lui montrant ses devoirs, ne touche pas son coeur et ne produit en elle au­cune émotion ; c'est un livre qui ne lui va pas, parce qu'il ne dilate pas son âme. Il en est de même pour la confession et la direction. Elle ne sait pas agir par la foi, elle ne comprend pas que l'âme dilatée en Dieu s'élève également au-dessus de ce qui la console ou de ce qui la blesse, parce que sans cesse elle tend à vivre hors d'elle-même, dans une région que n'attei­gnent pas les orages.

Le devoir de la Maîtresse des novices sera donc d'éclairer l'esprit de son élève, d'en écar­ter les erreurs, de lui faire comprendre que dilater son âme, c'est l'agrandir, c'est la livrer à la grâce, pour que la grâce l'élève jusqu'à Dieu et prépare la place à ses plus insignes fa­veurs et à son règne parfait. Elle lui dira que les vertus se soutiennent l'une par l'autre, bien loin de se détruire ; que par conséquent la li­berté véritable des enfants de Dieu ne nuit point à l'obéissance, à l'humilité, à la charité et autres vertus ; mais qu'au contraire, elle les fait pratiquer sans scrupule et avec une exacte fidélité ; qu'elle exclut toute gêne, parce que l'amour agit dans son coeur qui est libre de tout amour-propre, ou qui du moins ne le fa­vorise jamais et l'immole sans cesse à l'amour divin.

Elle lui apprendra encore que la liberté inté­rieure de l'âme ne la fait pas agir seule, mais la tient volontairement assujettie à la direction de ses supérieures. Cette direction doit être un soutien et non un joug insupportable. L'âme que la grâce dilate ne se trouve pas resserrée par un refus, par une correction, par une prescription de l'obéissance ; tandis que l'âme avide d'une fausse liberté ne sup­porte rien de contraire à ses désirs ou à ses goûts. Il est donc évident qu'une novice doit re­noncer entièrement à cette fausse liberté, si fa­cile à confondre avec la dilatation du coeur, lors­que l'âme n'est pas éclairée par une sage di­rection.

Puissent toutes les Maîtresses des novices bien discerner elles-mêmes l'opération de la grâce et celle de la nature, dans les élèves confiées à leurs soins ! Puissent-elles dilater leur coeur et les préparer aux douces influences de la grâce, en même temps qu'elles leur feront pratiquer, avec la plus grande exactitude, tous les points de la règle ! Puissent-elles enfin, en leur apprenant à agir par amour, les porter, par le même motif, à tout accomplir jusqu'au dernier iota !

CHAPITRE XIV

La maîtresse des novices doit montrer à ses élèves que la conduite de Dieu sur leur âme tend à les anéantir pour établir en elles son règne et les conduire à l'union divine.

Tout ce que contient ce petit écrit, ou plu­tôt toute la vie d'une carmélite peut se résu­mer en deux mots : Anéantissement et Union. Oui, cette grande oeuvre de Dieu dans les âmes, cette longue suite de tentations et d'é­preuves, ces efforts soutenus pour acquérir les vertus religieuses, tout cela se confond et se retrouve dans ces deux mots si courts et si profonds : Anéantissement de la créature , Union avec le Créateur.

Dieu commence par diviser l'âme, pour ainsi dire, avec elle-même. Si quelquefois il l'attire par la douceur, il ne tarde pas à la briser par l'épreuve , mais quelquefois aussi, assez sûr de sa conquête, il la livre à sa ja­lousie presque au moment où cette âme s'est donnée à lui sans partage et sans retour, et la conduit dans des sentiers si étroits, dans des routes si désertes et si cachées, que, frémissant en elle-même à l'entrée de la carrière, elle croit avoir tout perdu dès les premiers pas qu'elle y fait.

Nous en avons dit quelques mots dans les chapitres qui composent ce livre. Nous ajoute­rons ici que la Maîtresse des novices, sans dé­voiler à son élève tout ce qu'elle peut compren­dre des desseins de Dieu sur elle, doit cepen­dant l'instruire de ce grand principe d'anéantis­sement, et la fortifier par l'espérance de l'union divine qui doit le suivre. Qu'elle lui montre son bonheur dans ce qui fait sa désolation. Qu'elle s'applique à rendre la foi de son élève inébranlable clans les jours d'épreuve, à en faire une âme forte , une âme capable de soutenir le Seigneur, de supporter , sans perdre courage, ce glaive qui opère la di­vision dans son coeur, et ne la sépare d'elle- même que pour l'unir plus étroitement à l'objet de son amour.

Mais aussi, qu'elle ne prévienne pas les épreuves dans les âmes plus faibles. Là, elle doit respecter, pour ainsi dire, avec Dieu ce qui ne se prête pas encore à son oeuvre. Elle doit observer d'un oeil vigilant les nuances qui distinguent les différentes voies où le Seigneur introduit ces âmes. Si toutes doivent se séparer d'elles-mêmes, toutes ne doi­vent pas être élevées aussi haut, toutes par conséquent ne passeront pas par les mêmes épreuves. L'essentiel est de faire connaître le but, qui, pour les différents degrés de grâce, est cependant le même, parce que toutes les âmes religieuses doivent s'oublier et s'unir à Dieu. Dans les unes aussi il y a plus à détruire que dans les autres. Dans celle-ci il y a plus de souplesse, plus de simplicité sous la main de Dieu ; dans celle-là plus de résistance plus de retenue, et par conséquent plus de retard dans l'accomplissement de l'oeuvre divine. Dans les unes le travail est long, et il paraît quelquefois interrompu, tant il est caché ; dans d'autres, au contraire, il est actif, prompt, tou­jours visible, et porte avec lui une telle inten­sité de souffrance, qu'il y a lieu de s'étonner que l'âme n'y succombe pas.

Qu'importent la nature, la forme, la durée de l'épreuve ? Qu'importe même quel dessein Dieu a sur les âmes qui sont ainsi l'objet de sa jalousie, pourvu qu'il atteigne les fins que son infinie sagesse se propose? Voilà ce que la Maîtresse des novices ne saurait trop répé­ter. Il y a plus : il faut qu'elle apprenne à son élève que là se trouve son vrai bonheur ; que tout en elle doit être détruit et renversé de fond en comble, même ce qu'elle croit avoir de meilleur ; qu'elle doit immoler à Dieu jus­qu'aux dons qu'il lui a faits, et voir sa propre destruction avec reconnaissance, parce que le règne de Dieu ne s'établit que sur les ruines de la nature et de l'amour-propre.

Le devoir de la Maîtresse, en éclairant sa novice, est aussi de la soutenir dans le temps où s'opère en elle celte division qui la désole. Qu'elle lui fasse goûter son bonheur par la foi. Qu'elle travaille à l'attacher à cette vérité de Dieu qui fixe le coeur généreux et dévoué. Qu'elle lui apprenne à se trouver heu­reuse à mesure que la grâce lui arrache de jour en jour ce qu'elle croyait posséder, à bé­nir mille fois la main divine qui s'est chargée elle-même d'un ouvrage qu'elle n'eût jamais eu la force d'entreprendre.

Si elle voyait son élève plus tentée, plus faible dans les occasions de renoncement et de mortification, elle ne devrait nullement s'en effrayer. Il faut que l'humiliation soit profonde pour que l'édifice soit solide. Il y a des âmes à qui de fortes tentations suffisent pour leur ré­véler, de manière à ne l'oublier jamais, ce qu'elles seraient sans la grâce. Il y en a d'au­tres qui ne le comprennent que par leurs chutes ; pour celles-ci surtout il faut une pa­tience, une compassion qui ne se démentent point tant que dure cette purgation intérieure, si effrayante pour l'âme qui la souffre, si dégoû­tante pour celle qui la dirige.

Une morale qui n'apprend pas à se laisser anéantir et à trouver sa joie dans cet anéantis­sement même, n'est pas selon le véritable esprit du Carmel. Que Dieu soit tout ; que sa créature ne soit rien, et cela au prix des plus durs sacrifices : voilà ce que la Maîtresse des novices ne doit pas cesser de montrer à ses élèves comme le but où elles tendent, comme la source de la paix et le moyen le plus sûr de glorifier Dieu.

Si elles sont bien dirigées et bien fidèles à la grâce, le jour viendra, où, dépouillées d'elles- mêmes autant qu'on peut l'être sur la terre, ces âmes contracteront avec Dieu cette union intime qui, dès cette vie, les élèvera jusqu'à lui ; union qui rend l'âme supérieure à elle-même, et lui fait voir toute la terre comme un point qui n'est pas digne du moindre.de ses regards. Mais si l'espérance de posséder un tel bonheur enflamme le désir d'une novice, il n'est pas toujours aisé de lui persuader que tout ce qui se passe en elle, en apparence contraire au bien, tend cependant à l'y conduire. El c'est là que doit s'exercer le talent de la Maîtresse. Une fois que la novice est introduite dans la voie où Dieu l'appelle, il est certain que tout ce qui se rencontre dans cette voie tend à l'unir à lui. II a disposé toutes choses de manière à la façonner à son gré, et il se sert pour cela tour à tour des créatures, des épreuves inté­rieures, et d'elle-même, en lui faisant sentir sa misère, en exigeant le sacrifice entier de son amour-propre et de tout ce qu'elle ne croyait aimer que par rapport à lui dans l'exercice des vertus mêmes.

L'âme généreuse, quand elle est persuadée de ces vérités, désire les coups qui ne la frap­pent que pour la guérir. Elle demande que la main qui la brise achève de la réduire en pou­dre, afin qu'il se fasse en elle une création nouvelle. Non-seulement elle se soumet à pas­ser par les horribles ténèbres de la nuit obs­cure, mais elle ne voudrait pas qu'un rien manquât à son immolation. Peu lui importe que cette division, qui s'opère dans tout son être, dure longtemps, ou que les jours de l'épreuve soient abrégés, pourvu que Dieu soit glorifié, pourvu qu'elle soit consommée dans son unité, et qu'en elle s'accomplissent tous ses desseins. Voilà le cri de son coeur ; voilà sa demande de tous les jours.

Des novices formées par de tels principes, et n'envisageant dans la vie religieuse que ce double but d'anéantissement et d'union, de­viendront des âmes fortes. Pour celles-là, on n'aura pas besoin de ménager les termes, et de combiner les emplois qui peuvent les expo­ser plus ou moins à la tentation. Convaincues qu'elles ne sont rien et ne peuvent rien par elles-mêmes, elles sont prêtes à obéir toujours et en tout, parce que leur confiance est toute dans leur soumission et dans une soumission absolue. Elles ne distingueront ni abaissement, ni élévation, Dieu seul est tout pour elles; et si quelquefois la nature se fait sentir, elles se souviendront que sans la grâce elles succom­beraient, mais qu'avec la grâce elles peuvent profiter même de leur faiblesse.

Une âme longtemps éprouvée et fidèle dans l'épreuve, est heureuse d'un bonheur que la consolation ou la peine ne peuvent augmenter, ni diminuer. La sensibilité naturelle est amor­tie lorsqu'elle a été brisée par la main puissante de Dieu. Il règne en souverain dans cette âme fortunée. Que pourra-t-il donc lui arriver ? Qu'est-ce qui sera capable de l'ébranler, lors­qu'elle peut dire avec la sainte Épouse : « Mon Bien-Aimé est à moi, et je suis à lui. Je l'ai trouvé, je le tiens, et je ne le laisserai point aller? »

Il est une erreur sur l'idée qu'on se forme de l'union divine et que la Maîtresse des novi­ces doit écarter soigneusement de l'esprit de ses élèves. On s'imagine quelquefois que l'union divine consiste dans le sentiment que l'âme en a et dans la présence sensible de Dieu. Il est vrai que lorsqu'il attire cette âme par la communication de son amour, il semble l'ap­procher d'une manière intime et délicieuse qui ne lui laisse aucun doute. Mais si c'est là qu'elle s'appuie, si elle juge son union d'après son état intérieur résultant de ces moments de grâce, elle se trompera facilement et elle sera déconcertée à la première épreuve.

Les marques assurées de l'union de l'âme avec son Dieu, ou plutôt cette union elle-même est une parfaite conformité de vue, de désir, et de volonté avec l'objet aimé : c'est un dé­vouement si entier aux intérêts de sa gloire, que l'âme consent à mourir à tout pour la procurer ; à se compter elle-même pour rien. Sa vie devient celle de Jésus-Christ par confor­mité et par amour. Dans l'union mystique, l'âme, éprise des charmes de l'amour divin, s'écrie avec la sainte Épouse : « Mon âme s'est liquéfiée lorsque mon Bien-Aimé m'a parlé. » Dans l'union pratique, elle comprend la vérité de cette parole : L' amour est fort comme la mort. Elle ajoute avec le grand apôtre : « Qui me séparera de la charité de Jésus-Christ ? Sera-ce le feu, le glaive, la tribulation, l'an­goisse, etc. ? Pour moi je suis certain que les choses présentes ou futures, ce qu'il y a de plus élevé ou de plus bas, aucune créature enfin ne pourra me séparer de la charité de Jésus-Christ. » Voilà l'union telle que l'âme peut la contracter en cette vie, si elle est fi­dèle. Pour cela, il ne faut ni goûts, ni sentiments, mais une foi appuyée sur la vérité de Dieu même, un amour qui, devenant le fruit de cette foi, est immuable comme son objet.

Si Dieu ne communique pas à toutes les âmes les douceurs et les charmes de l'union mysti­que, il ne refuse jamais de se donner lui-même pour récompense à celles qui le cherchent. Ce langage est rarement compris par les novices. Elles appellent union les moments où elles sentent la présence de Dieu ; et si alors une sage Maîtresse cherche à modérer leurs trans­ports, à leur rappeler les misères et les fai­blesses qui sont en elles, à ramener surtout à la pratique le résultat de ces grâces sensibles, elles prétendent qu'on les trouble, qu'on ne les comprend pas, qu'on traverse l'action de Dieu. Veut-elle, au contraire, persuader à celles qui, fortes dans leur volonté, ne trou­vent partout qu'épreuves et sacrifices, que l'union divine sera l'heureux fruit de leurs travaux, que Dieu se communique à elles d'une manière moins consolante, mais dans son éternelle vérité : elle les trouve demandant toujours à Dieu des témoignages sensibles de son amour; et ce n'est qu'avec bien de la peine qu'elles consentent à trouver l'union divine dans un état plus obscur.

Il est donc très-essentiel que la Maîtresse des novices comprenne bien elle-même la différence qui existe entre l'union mystique des âmes avec Dieu, et l'union pratique.

CHAPITRE XV

Comment la maîtresse des novices doit se conduire à l'égard de leur santé.

La vocation au Carmel n'impose pas un soin exclusif de l'intérieur. Il doit y avoir, en­tre le corps et l'âme, une certaine harmonie, sans laquelle l'un entraîne l'autre dans ses fai­blesses et dans une manière d'agir toute natu­relle. Il ne nous faut pas une bonne santé pour le bonheur d'en jouir et d'être exemptes de souffrances ; mais il nous faut une santé pro­pre à supporter la règle aux dépens de la na­ture et de toute recherche de soi-même, une santé que soutiennent le sacrifice, la mortification et l'abandon total entre les mains de Dieu. Il faut, pour cela, une sagesse, une dis­crétion, une constance, une vigilance conti­nuelle, afin de discerner les mouvements de la nature et de la grâce, les exigences de la pre­mière et tout ce que demande la seconde.

En général les jeunes personnes ne sont pas capables de se conduire d'après ces principes. Elles ont des idées fausses et exagérées sur notre genre de vie et sur la mortification. Les unes croient que tout donner consiste à se sou­cier si peu de sa santé, qu'il ne faut, ni pour la nourriture, ni pour la rigueur des saisons, au­cune attention à rester dans les bornes que prescrivent le bon sens et la raison. Les autres pensent que plus elles se mortifieront, mieux elles feront ; et, se refusant tout dès le com­mencement, elles tomberont dans un état de faiblesse auquel il n'y aura plus de remède. Qu'on ne se le dissimule pas, c'est alors qu'il leur faudra plus de soulagements, et qu'elles en exigeront de bien autrement nuisibles à la mortification et à l'esprit religieux, que ne l'eus­sent été de sages précautions prises plus tôt.

D'autres encore n'aspirent qu'à faire profes­sion, et si ensuite il leur faut habiter l'infirmerie, c'est ce qu'elles ambitionnent, afin de souffrir et de mourir le plus tôt possible. Mais qu'arrive-il? C'est qu'elles ne meurent pas, et que, traînant une vie languissante, elles seront à charge à la com­munauté et à elles-mêmes, et ne se perfection­neront pas, pour cela, comme elle se l'étaient figuré. Des regrets tardifs et inutiles les occu­peront alors, plus que le Dieu qu'elles étaient venues chercher et servir.

Il y a enfin des jeunes personnes qui ne tom­bent pas dans ces différents écueils, qui sont, au contraire, très-préoccupées de leur santé, et ne se figurent pas tout ce qu'on peut avec la grâce. Elles jugent toujours par leurs répu­gnances, ou par la crainte d'endommager leur santé, et, dans une vie pauvre et pénitente, laissent, pour ainsi dire, gouverner la nature. Si elles font effort sur elles-mêmes au com­mencement pour ne pas paraître trop difficiles, elles ne travaillent pas sérieusement à se vain­cre, et à peine sorties du noviciat, elles devien­nent comme ces religieux dont parle Rodriguez, qui s'emblent n'être venus dans un monastère que pour y étudier la médecine, et en arrivent au point qu'on ne peut trouver, ni sur la terre, ni dans la mer, de quoi les satisfaire.

Pour éviter ces écueils, la Maîtresse des no­vices doit d'abord étudier le caractère de ses élèves, voir de quel côté elles se sentent incli­nées, quel genre de vie elles ont mené dans le monde, au commencement de leur vocation au Carmel, et quel attrait Dieu leur a donné alors. Ensuite qu'elle établisse dans son no­viciat quelques principes généraux qui tendent à en éloigner pour jamais l'exagération, les fausses idées, tout espèce de systèmes, et à y établir une solide mais sage mortification. Ainsi, elle leur dira que la santé d'une carmé­lite tient plus à son abandon à Dieu, à sa fidé­lité à la grâce qu'aux forces naturelles ; que c'est par un oubli total d'elles-mêmes, et par une mortification sage et soutenue que cette santé s'établit et se conserve. Puis elle leur fera comprendre qu'elles ne peuvent pas plus disposer de leur santé et de leur vie, que de leurs actions et de leur volonté. Que le but pour lequel elles doivent soutenir et conserver leurs forces, est de pouvoir observer la règle à laquelle elles vont se vouer, servir la com­munauté qui les admet dans son sein, aider leurs soeurs dans les différents travaux de la vie commune, en se rendant capables d'ac­complir tout ce qu'on leur commandera.

Suivant les sujets, elle aura à rappeler aussi que leur santé doit être conservée pour leur propre perfection ; parce qu'il est bien rare qu'on sache porter un état habituel d'in­firmité, sans se laisser entraîner par la na­ture. Ces infirmités viennent souvent de ce que Dieu reprend ses droits sur une âme qui n'a pas été assez généreuse dans la voie du sacrifice. Et si quelquefois les infirmes sont des modèles à suivre, trop souvent, hélas ! elles perdent l'esprit religieux, et le font perdre à toute une communauté, autrefois régulière et édifiante. D'ailleurs une bonne santé ne sup­pose pas une vie exempte de souffrances. Bien loin de là, on peut avoir mille petites indispo­sitions qui servent à l'immolation de chaque jour, et qui sont des sacrifices d'autant plus beaux et. plus méritoires, qu'ils ne sont aper­çus que de Dieu et de l'âme qui les lui offre. Encore ne les voit-elle pas toujours elle-même et après une longue habitude de mortification, elle se croit souvent la plus délicate de la maison.

La Maîtresse des novices ajoutera à ces pre­mières leçons celles qui doivent guider ses élèves dans leur manière d'agir pour la nour­riture et pour tout ce qui concerne le soin ou le mépris de leur corps. Qu'elle se souvienne de ce que disaient nos mères espagnoles, lors­qu'elles voyaient une novice manger de bonne grâce et sans choix tout ce qu'on lui servait ; elles découvraient en cela une des marques de sa vocation. D'après ce principe, la Maîtresse des novices doit exiger que ses élèves s'accou­tument peu a peu à prendre une quantité suffi­sante de nourriture, passant sur leurs répu­gnances avec générosité et se persuadant qu'elles peuvent tout avec l'aide de Dieu. Qu'elle ne souffre jamais qu'une jeune personne dise : Je ne puis faire de telle ou de telle manière ; cette quantité de nourriture m'étouffe ; je n'ai pas besoin de manger. Une novice doit obéir au réfectoire comme ailleurs. Elle doit croire possible tout ce qu'on lui commande. Elle ne doit jamais juger par la manière dont elle agissait dans le monde.

Il faut sans doute l'accoutumer peu à peu, mais il est nécessaire qu'elle tende à se nourrir convenablement. Il faut encore qu'elle ne distingue rien, c'est-à-dire qu'elle ne consulte jamais son goût : et pour cela, on doit lui apprendre à agir avec des vues surnaturelles dans une action si grossière en apparence. Qu'elle se dise à elle-même que tout a été préparé par une disposition de la Providence. Ainsi, que les mets soient plus ou moins salés, apprêtés de telle ou telle manière, Dieu l'a vu, cela suffit pour fermer soi-même les yeux et compter sur sa grâce.

Que les novices ne se laissent jamais aller à ces délicatesses qui les font frissonner à la vue d'un insecte tombé dans ce qu'on leur sert. Qu'elles l'enlèvent doucement, sans se livrer à ces prétendus maux de coeur qui les porteraient à quitter le repas.

Une des tentations les plus dangereuses dans ses suites, c'est de n'être jamais disposé à se mettre à table avec la communauté. Une novi­ce, il est vrai, ne pense pas même qu'elle puisse s'en dispenser; mais s'écoutant trop elle-mê­me, elle ne prendra qu'une petite quantité d'a­liments, et profitera plus tard de la permission de faire un autre repas, qui, au lieu d'être un simple soulagement, deviendra bientôt un be­soin. Il lui semblera qu'aux heures où elle est seule au réfectoire, elle a plus d'appétit. Elle préférera peut-être un morceau de pain sec aux apprêts simples et pauvres qu'on lui sert à ses repas, et se livrera sans discrétion à son goût ; de sorte que jamais, au repas suivant, elle ne sera disposée à se joindre à la communauté, et par suite, elle sentira augmenter sa répugnan­ce, bien loin de parvenir à la vaincre. C'est là un de ces défauts qu'une Maîtresse des novices doit poursuivre sans relâche. Lorsqu'il n'a pas été retranché au commencement, il arrive que dans la suite la nature a des exigences qui con­duisent à la ruine de l'ordre commun.

On peut le remarquer: une religieuse qui a besoin de prendre hors de l'heure des repas communs, et qui ne s'applique pas à ne profi­ter de cette dispense que pour soutenir ses for­ces et non pour contenter son appétit, pour suppléer à ce qu'elle n'a pu prendre au repas précédent, et non pour en faire un nouveau : cette religieuse prend peu à peu l'habitude de ne pouvoir supporter la nourriture commune, et d'avoir un besoin continuel de mille petites inventions plus propres à flatter la délicatesse qu'à soutenir le corps.

Je sais bien qu'on a l'air de gémir de cette dure nécessité. On voudrait bien, dit-on, se contenter de la nourriture commune ; mais on n'a jamais faim à l'heure du réfectoire, et l'on ne peut, sans tomber en faiblesse, se passer des autres soulagements. Qu'y a-t-il là d'étonnant? La nature trompe cette prétendue bonne volonté ; elle sent une répugnance suivie trop vile, et lorsqu'elle réclame plus tard la nourriture dont elle a besoin, elle est aussitôt satisfaite. De sorte qu'elle devient maîtresse et reprend des droits qu'elle n'avait plus.

Si, au commencement, on a la générosité de s'interdire à soi-même ces petits repas lors­qu'on n'a pas profité de celui de la communau­té, l'estomac, mieux préparé au repas qui doit suivre, s'accoutumera peu à peu à se conten­ter de ce qu'on lui donne au réfectoire. D'ail­leurs, qu'on ne l'oublie pas, l'âme qui donne à Dieu reçoit de lui le centuple partout. Lors­qu'on immole une répugnance, on reçoit un surcroît de force. Lorsqu'on agit par une vo­lonté appuyée sur la foi, on peut s'attendre à des miracles.

La meilleure santé, au Carmel, est ordinai­rement celle que Dieu accorde en récompense de l'immolation continuelle des goûts naturels, aussi bien que des répugnances et de toute dé­licatesse. Il n'est pas rare de trouver des no­vices si bien mortes à elles-mêmes sur ce point, que leur seule peine est de n'avoir plus aucune mortification à offrir au Seigneur dans une nourriture qui d'abord leur avait paru insup­portable.

Ces âmes généreuses boiront, pour ainsi dire, le poison sans en être atteintes. S'oubliant elles-mêmes, elles trouvent souvent des remèdes dans ce qui pourrait les incommoder, et toujours une facilité merveilleuse à se nourrir, sans distinction, de tout ce que la Providence leur accorde.

Il est encore un genre de sensibilité sur soi-même qui ruine la santé, si l'on n'y prend gar­de : c'est de suivre le dégoût et l'ennui qui sont la conséquence naturelle des peines intérieu­res, des contradictions, des humiliations, enfin de tous les petits chagrins semés sous les pas des novices. Elles en perdent souvent le som­meil et l'appétit. Si une sage Maîtresse ne les surveille constamment dans ces circonstances, elles se persuadent qu'elles ne peuvent se con­duire autrement, et perdent ainsi leur force sans qu'il y ait plus de remède. Il faut donc leur apprendre à se surmonter avec courage, et à vaincre le démon en faisant bonne con­tenance pendant les repas, quelle que soit la disposition intérieure ; et aussi à être assez maîtresses d'elles-mêmes pour prendre leur re­pas sur la Croix et dormir sous le poids du sacrifice ; à ne jamais se livrer aux larmes et à la tristesse, enfin à s'oublier en tout et partout et à ne se compter pour rien, même dans ce qui coûte le plus.

Il faut appliquer les mêmes principes à la rigueur des saisons : se préparer à tout endu­rer sans se plaindre, donnant le moins d'at­tention possible à ce qui crucifie la nature. La Maîtresse des novices doit accoutumer ses élè­ves à ne pas chercher tout de suite du soula­gement à ce qui les incommode, à ne boire hors de leurs repas que par vraie nécessité, à supporter les premières chaleurs de l'été sans quitter tout de suite les vêtements qui les fa­tiguent. Par ce moyen on, le corps s'accoutume à tout, et l'on n'expose pas sa santé en s'allégeant avant le temps ; car la prudence et la discrétion doivent toujours diriger les soulage­ments.

Cette prudence doit aussi régler les mor­tifications. Ainsi, par exemple, sous prétexte de ne se rien accorder et de s'oublier soi- même, on s'exposera sans raison à se rendre malade ; on ne prendra aucune précau­tion ; on ne fera pas ce qui est permis, et l'on se mettra, par sa faute, hors d'état d'observer une règle à laquelle on doit s'attacher par des voeux. dans le travail on fera, par amour-propre, plus qu'on ne peut, portant des fardeaux trop lourds, se fatiguant outre mesure, agissant avec une activité qui vient plus de la nature que de la grâce. mais au bout de peu d'années, on en viendra à se faire servir, et, faut-il le dire, à exercer la patience de celles qui seront chargées de cet office.

Le meilleur moyen de se conduire dans les travaux pénibles, c'est de se mortifier fran­chement, c'est-à-dire de prendre pour soi le plus désagréable, et non ce qui excède ses forces ; c'est de regarder comme des riens tout ce qu'on peut faire de pénible à la nature sans s'exposer à un mal réel ; c'est de prier Dieu d'être notre force, de nous donner son esprit, afin que sous sa direction immédiate, nous nous tenions toujours loin de nous-mê­mes; c'est de ne se compter pour rien, et de tirer de soi tout le profit que la religion a droit d'en attendre.

Mais comme il est difficile de se bien con­duire par soi-même avant d'avoir acquis la sagesse et la maturité que donne l'esprit de Dieu lorsqu'il s'est emparé d'une âme, les no­vices doivent commencer, avant tout, par pra­tiquer la simplicité et l'obéissance envers leur Maîtresse, lui rendre un compte exact tant de leur état intérieur que de leur état physique. Ce sera à elle à discerner quels sont les soulage­ments qui leur sont véritablement nécessaires ; à mesurer la portée de la grâce et celle de leurs forces ; car l'une dépend essentiellement de l'autre.

Dieu semble quelquefois franchir les bornes de sa sagesse à l'égard de certaines âmes, et leur demander des sacrifices qui deviennent le prix de la bonne santé qu'il leur donne. Celles-là sont malades lorsqu'elles s'accordent ce qui soulage les autres ; et elles deviennent fortes dans les privations et les souffrances. A d'autres, il faut accorder ce que plus tard elles sacrifieront elles-mêmes.

Enfin, la Maîtresse des novices doit regar­der comme un de ses devoirs les plus impor­tants, de former la santé de ses élèves, selon la règle et l'esprit du Carmel, par une vie de foi et d'abnégation, de mortification et d'oubli d'elles-mêmes, sans sortir jamais des bornes de la modération et des règles de la prudence. Qu'elle ne leur permette pas aisément d'obser­ver les jeûnes de l'ordre, si ce n'est lorsque leur corps, déjà un peu habitué à notre genre de vie, se trouve plus fatigué par le repas du soir que par la collation : alors seulement la Maîtresse pourra le supprimer.

Il doit en être de même pour le sommeil et pour toute espèce de mortification en dehors de la règle. Le martyre intérieur que souffrent presque toutes les novices, la peine qu'elles ont à surmonter la nature pour l'accou­tumer à notre genre de vie, sont une ma­tière de sacrifice suffisante pour le temps de leur probation. Que la Maîtresse s'applique à les faire marcher d'un pas ferme dans la carrière qui s'ouvre devant elles ; à en faire des âmes mâles, des âmes qui ne demandent ni à vivre ni à mourir, qui ne choisissent rien et ne refusent rien, qui ne demandent pas d'autre genre d'immolation que celui que la main de Dieu a désigné pour elles dans la règle qu'elles veulent suivre, et dans la vie inté­rieure qu'il leur trace, des âmes enfin qui se­ront la consolation et la gloire de la Religion, et qui prouvent à un monde orgueilleux et sen­suel, que l'humble bure du Carmel et la nour­riture grossière qu'on y sert, produisent, sur ses heureux enfants, le même effet que les légumes qui furent demandés par les trois jeu­nes gens de Babylone, que le roi voulait en­graisser des viandes de sa table.

Oui, c'est dans celte solitude que se vérifie cette parole du divin Maître : L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Ce n'est plus la force de la nature qui soutient, c'est la vie de Jésus-Christ, c'est sa grâce, c'est son amour. L'âme dont la conversation est dans le Ciel ne s'occu­pe plus du soin de son corps, et s'abandonne à Dieu et à la Religion. Mais dans cette heureuse indifférence, elle prend chaque jour une nou­velle vigueur. Et si Dieu dans ses desseins ado­rables lui envoie des infirmités qu'elle ne s'est point procurées, il lui donnera une nouvelle grâce, et elle montrera, en maladie, la vertu qu'elle aura acquise en santé.

Puisse ce petit écrit aider un peu les Maî­tresses des novices à comprendre combien il est essentiel de diriger leurs élèves vers cet uni­que but : chercher Dieu et s'oublier soi-même; le faire régner en elles sur les ruines de leur amour-propre ; s'unir à lui par le plus parfait anéantissement; en un mot, tout réduire à la simplicité du tout de Dieu si admirablement expliqué par notre Père saint Jean de la Croix!

O mon Dieu ! comment ai-je osé tracer ce plan de perfection, moi qui n'ai pas encore fait le premier pas dans ces voies si belles que vo­tre amour a montrées aux âmes qui vous cher­chent? J'ai épanché mon coeur et mes désirs en votre présence. Puissiez-vous, Seigneur, en ti­rer votre gloire ! Et si ce que j'ai écrit ne mé­rite pas de servir aux autres, je désire que ces pages soient jetées au feu avant que personne ne puisse les lire.

FIN