Carmel

Circulaire de Soeur Marthe de Jésus

Désirée Florence Cauvin   (1865-1916)

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui vient de rappeler à Lui, dans les plus saintes dispositions, notre chère soeur DÉSIRÉE‑FLORENCE MARTHE DE JÉSUS, professe de notre Communauté et doyenne de nos soeurs du voile blanc. Elle était âgée de 51 ans, 1 mois, 19 jours, et avait passé au Carmel 28 ans, 9 mois et 12 jours.

Notre bien chère soeur naquit à Giverville, village du département de l'Eure, le 16 juillet 1865, fête de Notre‑Dame du Mont‑Carmel. A quatre ans, elle perdit sa mère. C'est alors que son unique soeur, de 9 ans plus âgée qu'elle resta près de son père, tandis que la jeune Florence fut admise à l'Orphelinat des Soeurs de Saint‑Vincent‑de‑Paul, de Paris, par l'entremise d'une cousine, religieuse de cette sainte maison. L'enfant y resta cinq années, et fut envoyée ensuite à l'Orphelinat de Bernay, pour se rapprocher de son père, qui mourut trois ans après.

Ses chères et dévouées Mères du couvent furent désormais sa seule famille, elles la formèrent à la piété comme au travail, et notre chère soeur leur garda toujours le plus reconnaissant souvenir. Elle devint elle‑même, en grandissant, la mère et la maîtresse de petites orphelines, dont plusieurs lui donnaient encore des marques d'affectueuse gratitude, peu de jours avant sa mort.

Florence entra dans notre Carmel âgée de 22 ans et demi le 23 décembre 1887. On lui donna le nom de soeur Marthe de Jésus.

Par suite d'une influence regrettable, que Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus essaya de combattre sans y arriver complètement, la vie religieuse de soeur Marthe connut bien des heures de faiblesse et de durs combats.... En ces circonstances du moins, elle fit preuve d'une rare discrétion, ne parlant à personne des avertissements secrets de sa sainte compagne du noviciat. Il est vrai de dire que la pauvre enfant, d'une intelligence médiocre, souffrit et fit souffrir autour d'elle sans le vouloir, par un esprit de contradiction que, malgré de réels efforts, elle n'arriva jamais à corriger entièrement. Mais, par contre, sa franchise, son bon coeur et son dévouement, qui ne comptait jamais avec la fatigue, enfin sa grande piété, nous édifièrent bien souvent.

La grâce de Dieu travailla particulièrement son âme durant ces derniers mois. Permettez‑nous, ma Révérende Mère, de vous en citer un exemple:
Ayant à lui faire une observation sur l'office des alpargates qu'elle dirigeait, nous nous adressâmes en général à nos soeurs du voile blanc, sans même la regarder, afin de ne pas l'humilier personnellement. Quelques instants après, elle frappait, à notre porte : « Ma Mère, nous dit‑elle, en se jetant à genoux, ayez pitié de moi, je vous en supplie! C'est à moi que votre reproche aurait dû être adressé tout à l'heure; mais, je le vois bien, vous ménagez toujours mon vilain caractère. Oh! ne le faites plus désormais, je suis à la fin de ma vie et je veux mériter, comme mes compagnes, les grâces de l'humiliation ». Le lendemain, nous eûmes l'occasion de lui reparler de l'incident de la veille, et, à l'expression de son visage, nous devinâmes la paix de son coeur, « si profonde, nous avoua‑t‑elle, que c'est comme une des plus grandes grâces de ma vie d'avoir compris ce que j'ai compris hier. »

Il y a deux ans, soeur Marthe de Jésus fut atteinte de la grippe infectieuse, suivie de laryngite. Depuis, elle maigrissait et nous donnait parfois de vives inquiétudes. Enfin, malgré son énergie, elle dut accepter de descendre à l'infirmerie en Février de cette année. Elle y continua d'ailleurs de travailler aux alpargates jusqu'au 3 juillet, où elle s'alita pour ne plus se relever.

Dans cette dernière période de sa maladie, ma Révérende Mère, notre chère fille se montra toujours oublieuse d'elle-même, douce, patiente, et exclusivement occupée de se préparer à la mort. Pour l'encourager, un jour que certains souvenirs du passé l'angoissaient bien péniblement, nous lui rappelâmes que d'autres souvenirs devaient la consoler, spécialement celui d'avoir eu l'honneur d'être un des témoins au Procès de Béatification de Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus.

Et encore, ce que la Servante de Dieu écrivait à cette page de sa Vie où elle dit que « sa compagne de noviciat avait le coeur droit ». Soeur Marthe reprit naïvement en secouant la tête: « Oui, ma Mère, mais depuis qu'elle n'est plus là, j'ai peur de l'avoir retordu. Pourtant, ajouta‑t‑elle, c'est mal de dire qu'elle n'est plus là car, malgré tout ce que j'ai dû la faire souffrir pendant sa vie, jamais elle ne m'a abandonnée. Oh que de fois je l'ai sentie me faire de tendres reproches sur ma conduite. » Et elle nous raconta, avec une simplicité touchante ce fait, que nous écrivîmes à sa demande et qu'elle voulut signer de sa main :

« Un jour, dans les premiers mois qui suivirent la mort de Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, j'étais au fourneau à faire la cuisine et très agacée par des soeurs qui me demandaient des services. Etant trop pressée, je les recevais mal. ! «Quelques instants après, comme j'étais seule, je sentis derrière moi quelqu'un qui tirait doucement notre voile, l'approchait de ma joue et m'embrassait dessus ; je me retourne vivement et je vois Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus tout à fait comme de son vivant, si bien que je ne pensai plus qu'elle était morte. Elle me dit avec bonté : « Soeur Marthe, soyez plus aimable avec les soeurs, si vous voulez être heureuse. » Après cela, elle disparut tout‑à‑coup et je me trouvai dans des sentiments tout autres. »

Ecrit sous ma dictée, SOEUR MARTHE DE JESUS r. c. i. 18 Août 1916.

Notre bien chère fille reçut très pieusement l'Extrême‑ Onction, le 28 Août. Elle nous dit ensuite avec allégresse : « Jusque‑là, ma Mère, j'avais eu une peur épouvantable de la mort, mais que la miséricorde du bon Dieu est grande ! Maintenant tout est changé en moi; et puisque mon âme est entièrement purifiée, je désire m'en aller au Ciel bien vite, pour voir le bon Dieu, et pour l'aimer sans plus jamais l'offenser. Je ne veux plus rien de la terre, je veux prier tout le temps. » Et, nous attirant tout près d'elle « Pendant la cérémonie, j'ai senti la présence de notre petite sainte. C'était comme une voix céleste qui me disait à l'oreille : « Toi aussi, si tu le voulais, malgré ta pauvre vie, ta pourrais aller droit au Ciel. » Et j'ai compris que les plus grands pécheurs pouvaient obtenir cette grâce par la confiance et par l'humilité. Notre édifiante malade ne se départit plus de ces sentiments et nous disait encore dimanche soir, veille de sa mort: « C'est incroyable la paix que j'éprouve. Je n'en reviens pas ! Le bon Dieu n'est que douceur, jamais je ne me serais attendue à le trouver si doux; ma confiance en lui est illimitée. » Et comme nous lui rappelions cette parole de la Sainte Ecriture : « Il est facile au Seigneur d'enrichir tout à coup le pauvre », elle nous regarda avec un sourire de bonheur et nous dit: « Ce pauvre, n'est‑ce pas moi, ma Mère ! Mais plus on est misérable, plus il est miséricordieux. »

Dans la nuit, elle ne cessa de parler de Dieu, de sa reconnaissance de mourir au Carmel. et répéta plusieurs fois : « dans ce Carmel de la voie d'amour. »

Sa dernière parole, alors que nous l'invitions à redire avec nous : « Mon Jésus, je vous aime », fut de répondre avec élan:  « de tout mon coeur! »

Vers 4 heures, sans plus donner aucun signe de connaissance, notre chère mourante entra en agonie et, après avoir reçu une dernière absolution, elle expira doucement, à 6 heures et quelques minutes, au moment même de la Consécration de l'Hostie, pendant une messe, célébrée pour elle, dans notre Chapelle.

Nous vous prions, ma Révérende Mère de bien vouloir rendre au plus tôt à notre chère Soeur Marthe de Jésus les suffrages de notre Saint‑Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et celle des six Pater. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende et Très Honorée Mère,    

Votre humble soeur et servante en N. S.,

Soeur Agnès de Jésus,
r. c. i.
De notre Monastère du 'Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée‑Conception des Carmélites de Lisieux, le 8 Septembre 1916.