Carmel

Circulaire de Soeur Marie-Emmanuel

Bathilde Bertin,veuve Bérès 1828-1904

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur Jésus‑Christ qui vient d'appeler à Lui, dans le Mois consacré à son divin Coeur, notre chère Soeur Virginie, Bathilde, MARIE‑EMMANUEL, professe de notre Communauté. Elle comptait 75 ans, 10 mois d'âge, dont 25 ans, 6 mois de vie religieuse.

Notre chère Soeur naquit aux Sables‑d'Olonne d'une famille des plus honorables. Elle fut la treizième des quatorze enfants dont le Seigneur enrichit ce foyer chrétien. Ses parents, Vendéens à l'âme intrépide, continuèrent les traditions bien connues d'hospitalité généreuse de leurs aïeux. Combien de prêtres, traqués de toutes parts, trouvèrent un abri sûr dans cette pieuse demeure, pendant les jours sombres de la révolution ! Notre bonne Soeur, à ce sujet, nous racontait mille épisodes des plus intéressants. Elle ne manquait pas de rappeler encore, non sans une certaine fierté, bien en rapport avec la devise vendéenne : « DIEU ET LE ROI ! » que la duchesse de Berry elle‑même avait été cachée, pendant plusieurs jours, dans ce même asile qu'on aurait pu nommer la Maison des proscrits.

Mais il nous faut revenir à notre petite Bathilde, grandissant chaque jour dans cette atmosphère de foi. A l'âge de 7 ans, elle fut mise en pension chez les Religieuses de Chavagnes, et lorsqu'à 20 ans, il lui fallut quitter cette sainte Maison, témoin des plus pures joies de son enfance et de sa jeunesse, elle crut entendre l'appel de Dieu et voulut embrasser la vie religieuse.

Sa mère ne lui refusa pas son consentement, mais à la condition qu'elle passât une année entière au milieu du monde. Hélas ! ce monde que notre jeune fille eût voulu ne jamais connaître, ne tarda pas à captiver son coeur, et bientôt elle s'engagea dans les liens du mariage.

Devenue mère de deux enfants, elle les vit naître au Ciel le jour même de leur apparition sur la terre. Seule, une petite fille : Elisabeth, lui donna pendant six années, ses caresses et ses sourires ; mais, comme ses frère et soeur, elle n'était point destinée aux labeurs d'un long exil. Une terrible épidémie vint à sévir sur les enfants de son âge; et, tandis que sa mère se dispose à l'envoyer, vêtue de blanc, escorter la dépouille mortelle de ses jeunes compagnes, Elisabeth se récrie, fondant en larmes ‑ « Oh ! non, maman, je n'irai pas ! pourquoi toutes les petites filles s'envolent‑elles là‑haut pour voir le bon Dieu et la Sainte Vierge, et que, moi seule, je reste sur la terre ? Je veux mourir aussi, je veux aller au Ciel ! »

Trois jours après, cette privilégiée du Seigneur, échangeant ses larmes pour les joies de la Patrie, allait grossir à son tour le blanc cortège des Innocents.

Après ces épreuves et bien d'autres plus longues et plus cruelles encore, notre bonne Soeur, ayant perdu son mari, revint à la maison paternelle. Elle n'avait alors que 35 ans; mais ses idées de vie religieuse semblaient avoir fui pour toujours. De longues années se passèrent ainsi dans l'oubli total de ses premiers désirs. Enfin Dieu les lui rendit avec la douce ferveur de sa jeunesse, dans des circonstances tout intimes et providentielles. Un saint prêtre fut l'instrument des miséricordes divines à l'égard de cette âme. Après l'avoir longtemps et sagement éprouvée, il l'adressa au Carmel de Poitiers. Nos Mères étant au complet indiquèrent notre monastère, et le 4 janvier 1879, elle y fut reçue avec joie par notre si aimée Mère Marie de Gonzague, alors prieure.

A cette époque, notre vénérée Mère Geneviève de Sainte‑Thérèse, de si douce et si sainte mémoire, exerçait la charge de maîtresse des Novices. Notre chère Soeur Marie Emmanuel eut donc le précieux avantage de recevoir une formation religieuse des plus parfaites. Elle avait un besoin spécial d'un tel secours pour surmonter des épreuves que son âge et ses habitudes d'indépendance lui rendaient particulièrement difficiles.

« Pardonnez‑moi, ma bonne Mère, nous disait‑elle souvent, après certaines vivacités de caractère, je ne suis pas vendéenne pour rien ! Mais si j'ai la tête chaude, j'ai le coeur encore plus chaud. Ah ! Pauvre Soeur Emmanuel ! ajoutait‑elle avec un sourire plein de finesse, tu n'as plus qu'à pleurer ce temps passé où tu commandais tous les domestiques de ton beau‑frère, ce temps où personne n'agissait sans ton conseil. A présent, c'est bien fini, te voilà pour jamais réduite à obéir ... Mets‑toi bien dans l'idée que tu resteras ici la dernière de la Communauté ! »

Ce ne fut pas dans nos coeurs, ma Révérende Mère, que notre bonne Soeur Marie-Emmanuel eut jamais la dernière place. Combien notre vénérée Mère Geneviève apprécia‑t‑elle les soins dévoués et intelligents dont elle l'entoura pendant plusieurs années ! Combien encore édifia‑t‑elle la Communauté tout entière, par son dévouement dans les différents offices qui lui furent confiés ! Son esprit de pauvreté, son oubli d'elle-même, l'empressement qu'elle mettait à obliger ses soeurs, la reconnaissance qu'elle leur témoignait pour les moindres services, lui gagnaient vraiment toutes les sympathies.

La santé robuste de notre chère Soeur servit pendant bien longtemps les ardeurs de son zèle et lorsque, dans ces dernières années, ses forces ne lui permirent plus de suivre en leur entier nos saintes observances, du moins ne cessa‑t‑elle pas de suivre encore et toujours le penchant naturellement charitable de son coeur. Les jours de lessive, par exemple, chacune pouvait la voir balayer et préparer seule le réfectoire, laver les écuelles, aider à la cuisine, tout cela avec un entrain qui aurait pu donner le change sur l'excessive fatigue qu'elle s'imposait.

Dans l'intimité, notre chère Fille nous exprimait sans cesse son bonheur et sa reconnaissance de se voir dans la maison du Seigneur. Combien de fois l'avons‑nous entendue nous dire, avec une modestie touchante : « Ma mère, est‑il possible que je sois Carmélite, que je vive parmi des anges, moi, pauvre pécheresse ! Souvent, dans la solitude de notre cellule, lorsqu'il me revient à l'esprit certains événements de ma vie passée, et que je compare cette vie avec celle que je mène aujourd'hui, je me sens si émue que je ne puis plus y tenir. Alors je vais me promener par le monastère, jusqu'à l'oubli complet de ces souvenirs dont la plupart me causent tant de peine ! »

Le moment approchait pour notre chère Soeur d'aller chanter au Ciel cet hymne de reconnaissance éternelle, toute de joie et de douceur, que ne fait point discorder, comme à nos chants d'exil, une seule note amère.

Après avoir souffert, pendant de longs mois, de vives douleurs sciatiques, elle fut atteinte, dans le courant de Mai, d'une affection organique de l'estomac qui la mit bientôt par la fréquence des vomissements, à toute extrémité. Nous ne pouvons vous dire, ma Révérende Mère, l'édification que nous donna notre bien aimée Fille pendant les quelques semaines de sa cruelle maladie. Elle nous avait priée de placer devant son lit une de ses images de cellule, objet de sa particulière dévotion. Sur cette pieuse image de Jésus dans la prison, les yeux de notre vénérée malade s'arrêtèrent bien souvent avec beaucoup d'amour. Un jour qu'elle souffrait davantage de son impuissance à se mouvoir, elle dit, en la contemplant : « Il est bien attaché, Lui ! Ne faut‑il pas que nous soyons tous les deux d'accord ? » Et lorsqu'on lui présentait quelque breuvage rafraîchissant, elle regardait encore sa chère image, disant : « N'est‑ce pas de la sensualité ? Jésus n'a pas accepté de soulagement dans ses souffrances. »

C'est dans ces sentiments de piété tendre et résignée que, le mardi 14 juin, notre bonne Soeur Marie‑Emmanuel reçut en pleine connaissance le Saint Viatique et l'Extrême Onction.

Pendant que la Soeur sacristine préparait l'autel de l'infirmerie et se disposait à l'orner de lys, notre chère malade lui dit : « Ma soeur, je vous en prie, ne mettez pas de lys pour moi, vous savez bien que je ne mérite pas de lys... »

Entre les deux cérémonies, notre dévoué et si pieux Aumônier lui fit remarquer, dans une exhortation touchante, qu'en ce jour de la fête de Saint Elisée elle devait se souvenir du char de feu qui emporta le prophète Elie, son Maître et son Père : « Votre char de feu, à vous, ma chère enfant, lui dit‑il, c'est le bon Jésus que vous venez de recevoir. Encore un peu de temps, et ce char d'amour et de miséricorde vous emportera dans les Cieux. »

Ces paroles encouragèrent grandement notre bien‑aimée soeur; mais ses souffrances augmentant toujours, elle craignait de perdre patience : « Que c'est difficile de mourir ! » répétait‑elle. Que c'est dur! Priez pour moi, ayez pitié de moi ! Où donc est le bon Jésus ? Le voyage du ciel à la terre est donc bien long ? Comme il tarde à venir ! Il y a un mystère là‑dessous.» Ainsi notre chère malade ne cessait de nous édifier, et gardait à son insu la paix et la sérénité de son âme.

Toutes nos soeurs lui donnaient leurs commissions pour le ciel. Une de nos Mères lui ayant dit qu'elle allait être bien heureuse de retrouver là‑haut Mère Geneviève et Soeur Thérèse de l'Enfant Jésus, elle reprit vivement : « Mais, je ne vais pas avoir la peine de les chercher pour les trouver ! C'est elles qui vont venir à ma rencontre. J'entends encore ma petite Thérèse me le promettre : Au moment de votre mort, disait‑elle, je viendrai, accompagnée de vos trois petits anges, et nous emporterons ensemble votre âme dans les cieux. J'espère qu'elle va tenir sa promesse.

Lorsque nous arrivions près de notre chère fille, son visage altéré par la souffrance exprimait quand même la plus douce joie Elle nous tendait les bras, comme un petit enfant à sa mère, nous caressait, et de mille manières témoignait sa reconnaissance; car, il faut le dire encore, à la louange de cette âme de foi, son amour pour ses Mères prieures, quelles qu'elles fussent, ne cessa point d'égaler dans son coeur le respect qu'elle leur porta toujours.

Nous lui dîmes un soir, de prier la Sainte Vierge de ne point permettre qu'elle mourût la nuit, puisqu'elle désirait ne causer aucune fatigue à ses soeurs, et que, néanmoins, elle les voulait toutes présentes au moment suprême. Tournant aussitôt ses regards vers la statue de Marie, placée tout près de son lit, elle prit une expression toute enfantine et charmante, et lui dit en nous pressant la main : « Vous entendez ce que voudrait ma Mère de la terre ? Exaucez son désir, ô ma Mère du Ciel ! »

Le lundi, 20 Juin veille de sa mort, nous lui apportâmes, dès le matin, une branche de roses, afin de lui donner la joie de les offrir à notre bien aimée Mère Marie de Gonzague, dont c'était la fête. Elle s'endormit avec ces fleurs, et ne se souvenant plus au réveil de leur destination : « Pourquoi ces roses ? » nous dit‑elle. Au même instant notre si chère Mère entrait à l'infirmerie, et notre pauvre mourante, prenant vite ses roses, les lui offrit d'une main tremblante, avec ce simple mot, où passa tout son coeur : « Ma Mère ! »

A partir de ce moment, la vie de notre chère soeur ne fut plus qu'une longue et pénible agonie : « Quand donc viendra le bon Jésus ? répétait‑elle. Oh ! que je souffre ! Vous que j'aimais tant, disait-elle encore à sa dévouée infirmière, demandez donc à Jésus de venir me prendre. Je n'en puis plus ! »

Ce Dieu si bon entendit les gémissements de sa fidèle servante. Le soir du 21 juin, à 8 heures et demie, sa purification terrestre étant achevée, après une dernière absolution, entourée de toutes ses Mères et Soeurs, le saint Nom de Jésus sur les lèvres, elle s'endormit paisiblement dans le baiser du Seigneur.

Cette date du 21 Juin nous fit doucement penser que notre humble soeur, qui se croyait indigne des lys, allait se voir présentée à son Juge par un lys de pureté l'Angélique St‑Louis de Gonzague, pour nous prouver, sans doute, qu'aux Jardins du Ciel, les violettes de l'humilité peuvent mêler leurs timides parfums à celui des plus beaux lys.

Cependant, ma Révérende Mère, comme les jugements de Dieu nous sont inconnus, nous vous prions de faire rendre au plus tôt, à notre chère soeur Marie‑ Emmanuel, les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté et l'indulgence du Via Crucis et des six Pater. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un religieux respect, Ma Révérende et très honorée Mère, Votre humble Soeur et servante,

Soeur AGNÈS DE JÉSUS
r. c. i.
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception des Carmélites de Lisieux, le 27 Juin 1904