Carmel

Circulaire de Soeur Marie du Sacré Coeur

Marie Louise Joséphine Martin   1860-1940

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui a rappelé à Lui, le 19 janvier 1940, au début de l'année Jubilaire de Profession de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, sa Soeur aînée et Marraine, notre bien chère SOEUR LOUISE JOSÉPHINE MARIE DU SACRÉ‑COEUR, Professe et Doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de 80 ans, moins un mois, et avait passé en religion, 53 ans, 3 mois et 3 jours.

Notre chère Soeur naquit à Alençon, le 22 Février 1860. Il est bien délicat pour nous, ma Révérende Mère, de faire ici l'éloge de ses pieux parents, qui sont aussi les nôtres et que vous connaissez d'ailleurs par l'HISTOIRE D'UNE AME. Cependant, comme il nous a été demandé de ne pas craindre, au cours de cette circulaire, d'évoquer, pour l'intérêt du récit, des souvenirs qui pourraient nous être communs avec notre bien-aimée Soeur, nous le ferons en toute simplicité.

Dès son enfance, la petite Marie se révéla observatrice judicieuse, pleine d'originalité et portée à l'indépendance. La domestique, Louise, très autoritaire, terrorisait ses petites soeurs qui n'osaient lui résister en rien. Elle essaya de prendre aussi l'aînée sous son injuste et rigoureuse tutelle, mais à chaque injonction trop rude qui lui était faite, Marie répondait sans aucune crainte : « Laissez‑moi tranquille, Louise, je suis bien libre, moi » de sorte que la servante l'avait surnommée : je suis bien libre !

Quelques notes, quelques lettres à nous écrites, sur notre demande expresse, car elle n'aimait pas à écrire ses pensées, et que nous sommes si heureuses de relire aujourd'hui, nous aiderons à faire mieux connaître notre chère Soeur, pendant son enfance et plus tard. Elle écrit : « Quand on me conduisait à la Messe, et que j'entendais la petite sonnette, au moment de l'élévation, en voyant aussitôt tout le monde baisser la tête, je me disais : « C'est trop fort de nous forcer comme cela à baisser la tête, ça me plaît mieux à moi, de regarder, je suis bien libre ! Et, en effet, je regardais; je vois encore la blanche Hostie entre les mains du prêtre. Mais alors je compris, sans pourtant approfondir cette pensée, pourquoi tous les fronts s'inclinaient; et la première fois que je contemplai la sainte Hostie en faisant mon acte d'indépendance, je sentis une impression de douceur et de paix.

« Je ne voulais pas, non plus, saluer les personnes que nous connaissions, cela m'humiliait de faire un salut. Je me rappelle qu'un jour, en allant au Pavillon, l'occasion s'en présenta et je détournai la tête comme une petite sauvage. Maman avait beaucoup de peine de me voir un caractère aussi singulier et elle me dit que je ne me ferais aimer de personne. Mais cette parole contribua encore à m'enraciner dans mon esprit altier. Pensant qu'on était obligé de faire des politesses et des révérences pour se faire aimer, je me disais : « Ça me déplaît de chercher à ce qu'on m'aime, non, je ne m'assujettirai pas à cela ! Et je répondis à Maman : « Ça m'est égal que les gens ne m'aiment pas, pourvu que tu m'aimes, cela me suffit.»

Puis elle nous raconte son premier sacrifice :

« Vous voulez, ma Mère, que je mette par écrit mon premier acte de vertu. Le voici : Je devais avoir quatre ou cinq ans. Vous rappelez ‑vous que Papa avait sur une petite table dans son magasin, une peau d ‘orange desséchée dans laquelle il mettait des centimes. Je trouvais cela si merveilleux qu'un jour où l'on m'avait donné une orange, je lui demandai de me faire aussi une petite soucoupe comme la sienne, et alors, toute triomphante, je vous la montrai. Aussitôt, elle vous fit envie, et, pour avoir une perle à ma couronne (car c'était par ce moyen que Maman nous faisait céder) je vous la donnai. Il me semblait que j'accomplissais un acte héroïque, car cette fameuse peau d'orange me paraissait encore plus précieuse, parce que vous la désiriez. Aussi, courant bien vite vers Maman, je lui dis :

« Maman, j'ai donné ma peau d'orange à Pauline, est‑ce que j'irai dans le Cel ? » Elle sourit de ma mauvaise prononciation et me répondit : « Oui, ma petite fille, tu iras dans le Ciel ». Cette espérance seule pouvait me consoler de la perte de ma fortune.

« Hélas ! ma Mère, en songeant, aujourd'hui, à ce petit trait de mon enfance, je trouve que nous n'avons guère, la plupart du temps, que cela à offrir au bon Dieu. Les grands sacrifices se rencontrent rarement, mais les tout petits, les petites peaux d'orange desséchées, on en a autant que l'on veut. Ainsi, en ce moment, je n'ai qu'à la donner, ma petite soucoupe jaune, et je suis sûre, très sûre que Jésus y mettra, non pas des centimes, mais des diamants pour le Paradis, c'est‑à‑dire des âmes. Et savez‑vous, pour l'instant, quelle est ma petite peau d'orange ? Eh bien, c'est la maison que l'on bâtit derrière les arbres, et le grand mur, juste en face de notre cellule. Toute la campagne que j'aimais tant à voir va disparaître à mes yeux; déjà je ne vois plus les petites maisons blanches dont les fenêtres étincelaient le soir au coucher du soleil. Cela me faisait penser au Ciel, je me disais que, dans le Ciel, c'est ainsi que les Bienheureux se refléteraient mutuellement le divin Soleil, et que les âmes les plus simples brilleraient, elles aussi, comme des soleils. J'ai donc offert au bon Dieu ce tout petit sacrifice, en union avec tous ceux que Jésus a accomplis pour les pauvres pécheurs, afin que, pour eux, ne s'élève pas le mur redoutable de sa justice, qui leur cacherait pour jamais leur Souverain Bien. Oh ! quand on pense à ce malheur irréparable ! Que je voudrais sauver des âmes ! Pour cela il faut être sainte, car il n'y a que les saints qui soient puissants sur son Coeur. Enfin, je suis son épouse, et son amour pour moi l'aveugle peut‑être ?... »

Revenons aux premières années de notre chère Soeur, mais combien de fois, ma Révérende Mère, aurons‑nous à vous parler de son zèle des âmes, qu'elle manifesta à propos de tout, jusqu'à sa mort.

Elle avait 8 ans 1/2 quand elle fut mise en pension avec nous, à la Visitation du Mans, où se trouvait notre tante maternelle : Soeur Marie-Dosithée. Jamais, nous le verrons, Soeur Marie du Sacré‑Coeur ne puit s'habituer entièrement à cette séparation de la famille.

Sa Première Communion fut avancée d'un an, à cause de notre tante tombée gravement malade, et à qui l'on voulait donner cette consolation avant de mourir. La première Maîtresse du Pensionnat avait donc prévenu Marie que, si elle était bien sage, elle ferait sa Première Communion à 9 ans. Cet espoir lui donna du courage et elle apprit son catéchisme avec une ardeur sans pareille. C'était une fête pour elle d'aller réciter sa leçon à l'Aumônier du Monastère. Quand celui-ci posait des questions auxquelles ses compagnes ne savaient pas répondre, elle pensait : « Oh ! Que je voudrais qu'il m'interroge ! Je comprends si bien ! »

C'est ce qui arrivait le plus souvent et le vénérable prêtre aurait pu l'appeler aussi son petit docteur.

Marie faisait, en outre, beaucoup de petits sacrifices pour se préparer à bien recevoir le bon Jésus. Elle écrit : « Dans l'intime de mon âme, je pensais qu'il avait fait croire à tout le monde que ma tante allait mourir, justement parce qu'il était pressé de se donner à moi ; cette pensée me comblait de joie.» Cependant, on nous répétait que, sans un miracle, notre tante ne pouvait guérir, mais la petite Marie gardait une foi inébranlable.

Un jour que nous étions allées, toutes deux, voir Soeur Marie‑Dosithée à l'infirmerie et qu'elle pouvait à peine parler, tant elle était oppressée, la Soeur infirmière essaya de faire comprendre à Marie qu'il fallait, avant tout, s'abandonner à la volonté du bon Dieu. Alors, celle‑ci la regarda, stupéfaite, et lui dit : « Mais, ma Soeur, si je faisais comme cela, je n'arriverais à rien. Si, par malheur, ce n'était pas la volonté du bon Dieu que ma tante guérisse, je serais sûre de n'être pas exaucée ; aussi, je me garde bien de lui parler de sa volonté, mais je tâche « de changer sa volonté. » La bonne Soeur sourit et ne sut que lui répondre.

Elle s'adressait aussi à Saint Joseph avec une confiance naïve et tenace. En allant à la Chapelle, si elle rencontrait une religieuse, après lui avoir demandé : « Comment va ma tante ? », elle jetait d'après la réponse, un certain regard sur la statue de Saint Joseph, soit pour le gronder, soit pour le remercier et ne doutait pas du miracle.

Elle fut exaucée, et par reconnaissance pour le bon Saint Joseph, prit le nom de Joséphine à sa Confirmation. La pieuse tante put donc assister, guérie, à la Première Communion de sa fervente nièce et vécut encore sept ans.

Quelle bonne Première Communion fit notre petite Marie ! Elle était comme un ange et si bien préparée ! Heureuse aussi d'avoir été choisie pour réciter l'acte de foi qui résumait si bien les sentiments de son âme. Mais le soir, avant de s'endormir, on l'entendit fondre en larmes. A la Maîtresse accourue pour savoir le motif de son chagrin en un tel jour, elle répondit à travers ses sanglots : « C'est parce que le jour de ma Première Communion est passé ! »

« Le lendemain, lisons‑nous dans ses notes intimes, on nous rendit à nos parents. « Ah ! Ce lendemain, qu'il fut empreint pour moi de mélancolie ! J'avais donc retrouvé Papa et Maman, moi qui souffrais tant d'en être séparée. Avec eux, il me semblait être au Ciel, mais ce Ciel devait être bien court, puisque le soir même, ils devaient nous quitter ! Aussi mon bonheur était‑il loin d'être complet. Nous fîmes une promenade à la campagne. Bientôt je me vis dans un champ rempli de grandes pâquerettes et de bleuets. Mais pour en cueillir, il fallait quitter la main de mon Père chéri, je préférais rester auprès de lui. Je le regardais, je regardais Maman... Il y avait, dans mon petit coeur de 9 ans, des abîmes de tendresse pour eux.

«... D'ailleurs, il me serait impossible de dire à quel point j'ai souffert d'être séparée de mes parents, c'est en vain que j'essayerais d'expliquer ce martyre. Ah ! Si je n'avais pas eu ma tante à qui je ne voulais pas faire de peine, jamais je ne serais restée 7 ans derrière des grilles, car alors je n'avais pas la vocation de vivre derrière des grilles, je n'avais pas encore entendu l'appel de Jésus, cet appel qui rend doux ce qui est amer à la nature. Ne l'a‑t‑il pas dit lui‑même : « Nul ne vient à moi, si mon Père ne l'attire... » Maintenant qu'il m'a attirée, je me trouve, derrière les grilles la plus heureuse des créatures, je me trouve en possession de la vraie liberté. Ah ! C'est à présent que je puis dire en toute vérité : Je suis bien libre, moi ! »

Notre chère tante qui, seule, pouvait retenir Marie pensionnaire à la Visitation, l'aimait particulièrement à cause de sa droiture, de sa franchise extraordinaire. L'enfant courait sans cesse après elle pour s'accuser : « Ma tante, j‘ai encore perdu mon temps au commencement de l'étude, j'ai fait ceci et cela... » Soeur Marie‑Dosithée était ravie de telles dispositions, mais trouvait néanmoins sa petite nièce très originale parfois. Un jour, entre autre, que celle‑ci lui voyait poser de grands bouquets de fleurs artificielles sur un autel de Notre‑Dame des Sept Douleurs, dont elle avait la charge, cette réflexion lui jaillit : « Ma tante, pourquoi donc met‑on devant les saints des bouquets à l'envers ? On devrait les tourner vers eux, ainsi votre Sainte Vierge ne voit que des fils de fer ! » ‑ Ma petite fille répondit la tante, est‑ce que tu mets ta robe à l'envers pour avoir le beau côté sur toi ? » L'enfant se tut, elle avait compris.

« A l'âge de 11 et 12 ans, raconte‑t‑elle, je donnai plus de tracas à ma tante, qui était, jusque là, si contente de moi. Quand je vins lui dire, par exemple, (toujours en m'accusant) : « Ma tante, je trouve qu'il y a beaucoup de répétitions de mots dans l'Evangile; notre Maîtresse de style nous enseigne, pourtant, à éviter les répétitions », elle prit un air sévère et presque indigné et me dit : « Vas‑tu, maintenant, trouver à redire aux paroles de Notre‑Seigneur ! » Et moi qui lui confiais cela, toute confuse d'une telle pensée, je me dis intérieurement : Eh bien ! Je ne recommencerai plus à lui conter des idées de ce genre, puisqu'elle en fait tant d'affaire ! »

Une religieuse, croyant lui faire plaisir, lui dit : « Votre petite soeur Pauline est bien gentille. » Et elle de s'en défendre aussitôt : « C'est vrai, ma Soeur, mais les autres sont bien gentilles aussi. » Et on la crut jalouse. La tante en fut informée et la gronda : « Mais, ma tante, je ne comprends pas, dit la fillette, j'aime tant Pauline que les compliments qu'on me fait d'elle, je les trouve adressés à moi et je croyais qu'en ce cas‑là, c'est comme cela qu'il fallait répondre. »

Marie était une très bonne élève et réussissait parfaitement dans ses études. Elle remportait de nombreux prix, bien mérités, car à la Visitation, on n'en donnait que peu, et quelquefois pas un seul. Chaque trimestre, elle obtenait, le plus souvent, la Croix d'Excellence, son inscription au Tableau d'Honneur, et encore ce que l'on appelait des « décorations » : larges rubans de différentes couleurs avec franges d'or ou d'argent. Il y avait le ruban d'instruction religieuse (blanc), le ruban d'Honneur (bleu), celui d'Application (violet). Et les pensionnaires favorisées portaient ces rubans en bandoulière, le dimanche aux offices.

Une fois, la première Maîtresse, en décernant à Marie l'un de ces rubans, lui dit à voix basse : par indulgence. Alors, elle ne voulut pas le porter, non par dépit, mais « parce que, disait‑elle, je ne veux pas me parer de ce que je n'ai pas absolument mérité. »

Elle allait avoir 13 ans, quand, pendant les vacances de Noël, le bon Dieu nous envoya notre « petite Thérèse ». Le matin du 3 janvier 1873, Marie s'approcha du berceau avec un bonheur mêlé de respect : « Embrasse donc ta petite soeur ! » lui dit notre Maman. Le lendemain, avec plus d'assurance, elle devint son heureuse marraine. Doux et glorieux souvenir qui la suivra et lui sera une grâce pour toute sa vie.

Cette année‑là, elle fut atteinte de la fièvre typhoïde et dut quitter le pensionnat. A l'une de ses visites, le médecin déclara à nos parents : « Cette enfant a dû prendre du chagrin, c'est plutôt d'une fièvre bilieuse que d'une fièvre typhoïde qu'elle souffre...» La petite malade entendait et se disait tout bas : « C'est bien vrai cela ! » et elle était soulagée de penser qu'on avait maintenant des preuves de ce qu'elle avait souffert d'être éloignée des siens.

Quand elle fut guérie, notre bonne mère lui proposa très sérieusement de lui faire terminer son éducation à Alençon, mais elle s'y refusa, manifestant cette bonté de coeur qui était vraiment sa qualité dominante : « Non, Maman, ma tante aurait trop de peine, j'aime mieux retourner à la Visitation.» D'ailleurs, malgré les souffrances de la séparation, il est vrai de dire que notre pensionnaire appréciait beaucoup son couvent : « Malgré tout, écrira plus tard notre mère, Marie aime sa chère Visitation et ne lui trouve aucune pension comparable. »

A ce retour au pensionnat, elle trouva une nouvelle élève de son âge, pieuse, charmante, qui lui inspira la plus vive sympathie. Elle l'aima et en fut très aimée. Mais, peu à peu, cette affection la préoccupa tellement qu'elle perdit la belle liberté de son coeur. Elle envia d'être noble et riche comme son amie, elle envia de connaître le monde dont, pourtant, elle comprenait la vanité. Déjà, elle n'avait pas été exempte de quelques petites puérilités, « ensorcellement des bagatelles qui séduit l'âme même éloignée du mal. » Elle était fière d'être élevée à la Visitation, où la plupart de ses compagnes appartenaient à la noblesse et ne se privaient pas de vanter leurs belles propriétés. Une année, à la fin des grandes vacances, comme Marie se promenait avec notre bon père, dans une modeste propriété de famille, du nom de Roulée, elle se mit à cueillir des fleurs, en disant : « je vais emporter ces fleurs à la Visitation en souvenir de Roulée. » Et le cher Papa de répondre finement : « C'est cela ! Et puis, tu feras avec tes amies de petits embarras en leur montrant des fleurs de ta propriété.» Très vexée alors, Marie, se voyant devinée, jeta aussitôt son bouquet dans l'herbe pour montrer qu'elle n'y tenait pas.

Mais, revenons à cette affection exagérée, qui lui inspira les réflexions suivantes :

« Hélas! Au lieu de mes folles rêveries de la créature, que ne me suis‑je envolée tout droit vers vous, ô mon Dieu ! Comme ma petite Thérèse, car, vous aussi, vous rêvez de la créature... mais vous n'en rêvez pas comme nous... Vous en rêvez pour la diviniser. Vous en rêvez, quelquefois, ô mystère ! Pour en faire votre épouse. Et c'est ce rêve d'amour qui s'est réalisé pour moi ! »

Onze ans plus tard, sur le point d'entrer au Carmel, elle revit une dernière fois son amie, qui après des velléités de vocation religieuse s'était engagée dans une autre voie, et elle eut de la peine à la reconnaître.

« Toute sa beauté, nous confiait-elle, s'était flétrie comme la fleur des champs. Pour moi, je m'apprêtais à voler enfin vers l'unique Beauté qui ne passe pas. Mes rêves de noblesse et de grandeur étaient dépassés... »

Marie sortit de pension à 15 ans et demi. C'était une grande et belle jeune fille, pure comme un lys, ‑ pureté qu'elle n'altérera jamais, bien résolue toutefois à prendre toute sa liberté. Notre tante lui avait conseillé de faire chaque jour la prière à Saint Joseph : « O Père et Protecteur des vierges », mais ayant lu sur la feuille : « Prière spéciale pour les prêtres et les religieuses », elle se dit : « C'est bien cela, ma tante voudrait que je sois religieuse, il n'y a pas de danger que je fasse cette prière‑là ! »

Cependant, une seule fois, par hasard ‑ elle n'avait pas 16 ans ‑ notre mère lui parla de la vocation du mariage, et à ce seul mot de mariage, elle se mit à sangloter, déclarant qu'elle ne se marierait pas et demandant que, plus jamais, on n'abordât ce sujet.

« Je n'avais point non plus d'attrait pour la toilette, assure‑t‑elle, mais dans ce mépris de toute coquetterie, il devait y avoir de l'orgueil secret, car l'orgueil se glisse partout, même dans ce qui semble de l'humilité. Quand je mettais une nouvelle robe, c'était un vrai supplice pour moi. Je détestais surtout ces petites voilettes de tulle blanc, qui ne signifient rien, car elles ne cachent pas le visage. Quand j'en portais, il me semblait vouloir faire la belle ! Le jour de la Première Communion de Léonie, affublée d'une de ces voilettes, je rencontrai, à la sortie de l'église Notre‑Dame, la modiste. qui avait fait mon chapeau. Elle me crut malade, tant j'étais cramoisie sous la fameuse voilette, qui devait me rendre le teint mat ! Et on me délivra de ce masque à la mode, comme je l'appelais. »

Il y avait encore, pour lui déplaire, la mode du médaillon enfilé dans un ruban de velours noué autour du cou. « Je croyais ressembler à un petit chien de salon, quand j'avais ce velours au cou », disait‑elle.

C'est sans nul doute, dans une circonstance de ce genre, que notre chère mère écrivait à sa belle‑soeur, Madame Guérin, à Lisieux : « Marie est un peu sauvage et trop timide; elle a des idées particulières. Un jour qu'elle étrennait une toilette, n'est-elle pas allée pleurer dans le jardin, disant qu'on l'habillait comme une jeune fille qu'on veut marier à tout prix ! »

Marie était donc très sérieuse; elle mettait son unique plaisir à s'occuper de ses petites soeurs, et d'abord de Léonie qui lui doit beaucoup moralement Celle‑ci n'avait pu s'habituer à la Visitation et prenait des leçons en ville. Thérèse, la benjamine, se rendait compte de l'autorité donnée dans la maison à la soeur aînée. Un jour, au jardin. comme l'enfant admirait les roses cultivées par Marie, notre Maman se disposait à lui en cueillir une, quand elle s'écria pour l'en empêcher : «. Maman, les roses sont à Marie ! »

La grande soeur se consacrait entièrement à l'instruction de Céline : « J'aurais eu vingt élèves, déclare-t-elle, que je ne me serais pas donné plus de tracas. Et Thérèse, qui avait à peine 3 ans, voulait suivre Céline et assister aux leçons. De peur d'être chassée, elle ne bougeait pas et ne disait mot. Quel chérubin ! Quelle douceur ! Des auteurs ont voulu lui donner un tout autre caractère pour louer davantage ensuite sa vertu de force, mais il ne faut dire que la vérité.» Elle a, d'ailleurs, affirmé aux Procès, sous la foi du serment :

« Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus m'a paru, dès sa plus tendre enfance, comme si elle avait été sanctifiée dès le sein de sa mère, ou bien comme un ange que le bon Dieu aurait envoyé sur la terre dans un corps mortel. Ce qu'elle appelle ses imperfections ou ses fautes n'en étaient pas; je ne l'ai jamais vue faire la plus légère faute. »

Ce témoignage, si précieux et formel de Soeur Marie du Sacré‑Coeur, correspond à cette période de sa vie de jeune fille.

Elle allait alors à la Messe, chaque matin, mais on ne pouvait, néanmoins, l'accuser de trop manifester sa ferveur, pourtant profonde, si bien que notre mère, ne la trouvant pas assez pieuse, l'écrivait au Mans, à Soeur Marie‑Dosithée, qui adressait ensuite à sa nièce ce que celle‑ci appelait des sermons de sainteté, lesquels ne lui faisaient pas grand effet, avouait‑elle simplement.

« Maman, dit‑elle un jour, je t'assure que j'aime beaucoup le bon Dieu, bien plus que tu ne le penses... Ainsi, j'aime à regarder le Tabernacle. Ce n ‘est pas la peine que mes lèvres remuent. Moi, je préfère cacher mes sentiments. »

Un an après sa sortie de pension, elle retourna à la Visitation pour suivre une retraite, prêchée aux anciennes pensionnaires par un Père Jésuite. Notre dévouée tante lui conseilla alors fortement de s'ouvrir au Prédicateur de sa vocation, et pour la contenter, elle dit à ce Père « qu'elle venait le trouver pour connaître sa vocation, qu'il veuille bien la lui dévoiler afin qu'il n'en soit plus question. »

Mais, à ma vocation, confiait‑elle plus tard, je ne pensais même pas, je n'en avais pas. Enfin, je m'en tirai au mieux, demandant à ce bon religieux de me prendre sous sa direction. Il me donna son adresse. J'étais sincère, et cependant bien décidée à ne jamais lui écrire. Voilà où aboutit ma retraite ! »

Au fond, notre bonne tante et notre chère Maman ne s'y trompaient pas; elles pressentaient secrètement l'appel divin pour Marie, comme en fait foi ce passage d'une lettre de notre mère, vers cette époque : « Je suis bien contente de Marie. Les choses de ce monde ne pénètrent pas si avant dans son coeur que les choses spirituelles, elle devient très pieuse. Je crois quelle sera religieuse; je la voudrais une sainte... »

C'est du haut du Ciel que la mère et la tante devaient faire aboutir cette vocation, après leur sainte mort, arrivée, pour Soeur Marie‑Dosithée, le 24 Février 1877, et pour notre admirable mère, le 28 Août de la même année. Marie avait 17 ans et demi.

En novembre suivant, eut lieu le départ de la famille pour Lisieux et son installation aux Buissonnets. Quel oubli d'elle‑même, quelle abnégation déploya la fille et soeur aînée, pour adoucir le chagrin de notre pauvre père et de ses soeurs !

Nous pensons qu'elle devait cette force d'âme à une grâce reçue près de la dépouille mortelle de notre mère, après une nuit entière passée dans les larmes. En la contemplant si belle et si calme dans la majesté de la mort, elle avait éprouvé, tout à coup, un sentiment profond, une assurance que cette mère chérie n'était morte qu'apparemment, qu'elle était plus vivante que jamais et l'aiderait dans toutes les difficultés de sa vie.

Cinq ans après, ce fut une nouvelle séparation : celle que lui imposa l'entrée au Carmel de «sa Pauline» et qu'elle accepta encore si généreusement. Et six mois ne s'étaient pas écoulés depuis ce départ, que survint la maladie mystérieuse de Thérèse, guérie subitement par l'apparition et le sourire de la Très Sainte Vierge, le 13 Mai 1883, apparition et sourire que l'heureuse enfant affirme avoir été la réponse à la foi et à la confiance de Marie.

Ne nous est‑il pas permis de penser aujourd'hui ma Révérende Mère, 57 ans après cet événement mémorable, que Soeur Marie du Sacré‑Coeur, expirante, et fixant d'un regard lumineux cette statue de la Sainte Vierge, a obtenu, par l'intercession reconnaissante de Thérèse, le même céleste et maternel sourire, commencement de sa béatitude éternelle ?

En attendant, que de grâces reçues, et aussi que de Calvaires à gravir !

Les grâces ! C'en fut une bien grande pour Marie de préparer Thérèse à sa Première Communion, de l'avoir vue, à travers la grille des ferventes moniales Bénédictines, si recueillie et versant des larmes d'amour. Et nous lisons dans ses notes personnelles :

« Un jour, aux Buissonnets, Thérèse me demanda de lui expliquer ce que c'était que d'aimer le bon Dieu purement et de s'oublier soi‑même. Je lisais dans son regard un désir ardent de pratiquer ce que je lui enseignais. C'était comme un guerrier qui mesure le champ de bataille où il veut combattre et remporter la victoire, la victoire de l'amour pour conquérir des âmes. Je me disais en la regardant : Que deviendra cette enfant ? Elle n'est vraiment pas ordinaire ; il plane sur elle comme un mystère particulier de prédestination.

Mais il faut dire aussi que Thérèse, en écoutant Marie lui exposer de si belles choses, pensait ce qu'elle écrira plus tard :

« ... Il me semble que tout son coeur si grand, si généreux, passait en moi. Comme les guerriers antiques apprenaient à leurs enfants le métier des armes, ainsi m'apprenait‑elle le combat de la vie, excitant mon ardeur et me montrant la palme glorieuse. Elle me parlait encore des richesses immortelles qu'il est si facile d'amasser chaque jour, du malheur de les fouler aux pieds, quand il n'y a, pour ainsi dire, qu'à se baisser pour les recueillir.

« Qu'elle était éloquente cette soeur chérie ! J'aurais voulu n'être pas seule à entendre ses profonds enseignements, je croyais, dans ma naïveté, que les plus grands pécheurs se seraient convertis en l'écoutant, et que, laissant là leurs richesses périssables, ils n'eussent plus recherché que celles du Ciel. »

A une telle âme, ne fallait‑il pas le cloître ? Voici les pages intimes qu'elle nous écrivit, en 1909 et 1910, sur notre demande instante et fraternelle. C'est l'histoire résumée de sa vocation et du bonheur qu'elle trouva au Carmel. D'après la date de cet écrit, il ne peut y être question des sentiments de Soeur Marie du Sacré‑Coeur à l'égard de la glorification de sa sainte petite Soeur et Filleule. Ces sentiments, ma Révérende Mère, elle nous les révèlera dans la suite.

« Je venais d'avoir 22 ans, raconte notre chère Soeur, lorsque vous me dîtes, ma Mère très aimée, que vous vouliez être carmélite. Nous avions le même confesseur, je m'apercevais bien que vous saviez ouvrir votre âme, tandis que moi, j'étais comme une bûche. Du reste, qu'aurais‑je confié de mon âme ? Votre désir d'entrer au Carmel ne faisait point germer en moi la vocation; je n'avais donc rien à dire. Pourtant, je souffrais beaucoup et je me rappelle qu'un jour, en revenant de me confesser, je me mis à pleurer lorsque je me trouvai seule dans ma chambre. J'ouvris alors l'Imitation et j'y lus ces paroles :

« Ayant repris coeur après l'orage, rappelez vos forces à la vue de mes miséricordes, car je suis près de vous dit le Seigneur, pour rétablir toutes choses, non seulement avec mesure, mais avec abondance et en comblant la mesure. »

Je me sentis aussitôt consolée et je vous dis : « Regarde donc ce que j'ai tiré dans l'Imitation ?» Mais c'était un mystère pour nous deux. Quelques jours après, une personne de notre connaissance nous parla avec enthousiasme d'un Père Jésuite, le Rév. Père Pichon, qui venait de prêcher une retraite aux environs de Lisieux. « C'est un saint, disait‑elle, un vrai saint, comme on n'en rencontre pas. Vous pouvez le voir, il va donner bientôt une mission à Lisieux. »

Par curiosité, j'allai voir le saint, j'assistai à sa messe, et, pour n'avoir rien à me reprocher, j'entrai à son confessionnal en me disant : Faut‑il que je me confesse, ou faut‑il que je dise le vrai but de ma visite ? Je m'arrêtai à ce dernier parti et lui dis : «. Mon Père, je suis venue vous trouver pour voir un saint. » Il rit un peu de ma simplicité et me répondit : « Eh bien ! Mon enfant, confessez‑vous. » Je fis une confession, comme à l'ordinaire, et je partis sans en avoir dit plus long. En chemin, je pensais : « Si j'avais su, je ne me serais pas dérangée. » Mais, voilà que le soir, un désir ardent de retourner voir le bon Père s'empara de moi. Comment faire ? Je ne sortais pas seule, malheureusement, et il fallait confier mon projet à Victoire (la domestique), pour qu'elle m'accompagnât. Enfin, je franchis tous les obstacles, et, le lendemain, j'assistai de nouveau à la messe du saint religieux. J'entrai ensuite au confessionnal et lui dis « Mon Père, je viens encore vous trouver, car j'y suis poussée irrésistiblement. Pourquoi, je n'en sais rien. » Il me fit quelques questions, me demanda si je voulais être religieuse : « Non, mon Père. ‑ Voulez‑vous donc vous marier ? ‑ Oh ! Non, mon Père ! ‑ Mais que voulez‑vous donc faire ? Rester vieille fille ? ‑ Oh ! Non, bien sûr ! ‑ Alors... ? Je suis pressé, me dit‑il, car je dois prendre le train dans quelques instants, mais je reviens à Lisieux dans quinze jours pour prêcher une retraite au Refuge. Et là, je vous donne rendez‑vous. Ecrivez‑moi toutes vos impressions sur la vie religieuse, et pourquoi vous ne la voulez pas, enfin, tout ce que vous aurez pensé pendant ces jours, au sujet de votre vocation. Pour moi, j'espère bien vous donner à Jésus... » J'étais prise dans ses filets ! Filets de miséricorde ! Je revins aux Buissonnets le coeur léger, et rempli d'une joie secrète. Jésus avait donc, sur moi aussi jeté un regard particulier d'amour. Oh ! Je n'étais pas tentée d'imiter le jeune homme de l'Evangile, et de m'en aller tristement loin de Lui.

« Au jour convenu, j'allai trouver le Père Pichon avec mes huit grandes pages, où j'avais révélé tous les sentiments les plus intimes de mon coeur. Pour ne pas l'influencer, je m'étais bien gardée d'écrire ce que j'avais pensé lors de ma dernière visite. Après ma confession, je lui passai par la petite grille mon manuscrit, et je me levai pour partir, mais il me retint pendant une heure, le lisant devant moi, et me faisant ses réflexions, séance tenante : je puis dire que je passai là un mauvais quart d'heure.

Et moi qui n'avais pas voulu autrefois de directeur, j'en avais un ! Et je l'avais choisi de mon propre gré. Ou plutôt, non, c'est le bon Dieu qui me l'avait choisi.

Il arrivait au moment où j'allais perdre ma Pauline chérie. J'avoue qu'il fut pour moi l'Ange du Seigneur. Et il fit du bien aussi à notre bon père, qui le reçut. plusieurs fois aux Buissonnets, comme « ami et directeur de la famille Martin», disait-il agréablement.

« Il m'écrivait de temps en temps des lettres bien paternelles, mais débordé par sa correspondance et ses retraites ‑ il en a prêché plus de 960 - il me laissait quelquefois bien longtemps sans me répondre : je lui ai écrit jusqu'à 14 lettres de suite, sans recevoir un seul mot !

« En 1884, le Père Pichon fut appelé au Canada et de son départ, le bon Dieu seul sait ce que j'ai souffert. Il revint en 1886, et j'eus le désir d'aller à sa rencontre à Calais. Quand je demandai à Papa de faire ce voyage, il me répondit : « je n'ai rien à te refuser, ma grande. » Nous attendîmes deux jours à Calais, puis à Douvres, le fameux bateau, mais en vain; nous avions été mal renseignés. De retour à Paris, nous trouvâmes le Père Pichon ! Je me plaignais amèrement de ma déception, mais Papa me répondit comme un saint : « Il ne faut pas murmurer ma Marie. Le bon Dieu a jugé que tu avais besoin de cette épreuve et moi je m'estime heureux de lui avoir servi d'instrument, en faisant avec toi ce voyage. » Ah ! Ma Mère, c'était bien vrai le bon Dieu voulait par là me détacher encore plus de la terre, même de ses joies les plus innocentes. Maintenant que j'ai vieilli, je vois bien que pendant ces jeunes années de ma vie, je n'étais pas à l'abri d'illusions. Car, ô mon Dieu, pourquoi donc courir si éperdument vers la créature, quand ce serait un ange descendu du Ciel ?

« Sans m'en douter, j'étais bien près alors d'entrer au Carmel. Un jour, au parloir, vous m'aviez dit, ma Mère, qu'il était temps d'y penser. Comme je n'avais pas une vocation d'attrait, je vous répondis que j'entrerais quand le bon Dieu me le dirait, mais que, jusque‑là, il ne m'avait pas encore montré assez clairement sa volonté. Alors, vous me dîtes : « Ne crois pas qu'Il t'apparaîtra. Tu vas avoir 26 ans, il faut que tu prennes une décision. ‑ Je ne prendrai point de décision, repris‑je. « Puisque le bon Dieu sait bien que je veux faire sa volonté, il m'enverra plutôt un messager céleste pour me le dire. »

C'est alors, ma petite Mère, que vous écrivîtes au Père Pichon. Et, quelques jours après, je recevais une lettre dans laquelle il me demandait quel âge avait Céline [On ne pouvait compter sur Léonie pour la remplacer, car elle se disposait elle-même à entrer au couvent], et s'il me serait bientôt possible de répondre à l'appel de Dieu. Je ne me doutais de rien et je restai interdite. L'heure du sacrifice allait sonner pour moi ! Ah ! Je la vis approcher, cette heure, sans enthousiasme. Il fallait dire adieu à un père que j'aimais tant ! Il fallait abandonner mes petites soeurs. Mais, je n'hésitai pas un seul instant et je fis à Papa cette grande confidence. Il poussa un soupir en entendant une telle révélation, à laquelle il était bien loin de s'attendre, car rien ne pouvait faire supposer que je voulais être religieuse. Il étouffa un sanglot et me dit : « Ah ! ....Ah ! ... Mais... sans toi ! ... » Il ne put achever. Et moi, pour ne pas l'attendrir, je répondis avec assurance : « Céline est assez grande pour me remplacer, tu verras, Papa, que tout ira bien. » Alors il reprit : ‑ « Le bon Dieu ne pouvait me demander un plus grand sacrifice ! Je croyais que tu ne me quitterais jamais ! » Et il m'embrassa pour cacher son émotion. Je pleure, ma Mère, en écrivant ces souvenirs. Est‑ce que tout ne me crie pas de devenir une sainte ? [Peu de temps après son entrée au Carmel, Marie écrivait à notre bon père : « ... Toi qui donnes à Dieu sans compter tout l'espoir de ta vieillesse, la gloire est pour toi, la gloire qui ne passe pas ; oui, père bien‑aimé, nous te glorifierons, comme tu mérites d'être glorifié, en devenant des saintes. Le reste serait indigne de toi »]

« J'écrivis ensuite à mon oncle et à ma tante pour leur apprendre ma décision. Ils étaient absolument stupéfaits. Moi, l'indépendante ! Moi, qui avais toujours l'air de ne pouvoir souffrir les couvents ! J'allais me faire religieuse ! Ils ne pouvaient revenir de leur étonnement.

« J'entrai au Carmel, le 15 Octobre 1886. En passant sous le cloître, pour me rendre au Choeur, je jetai un regard vers le préau. C'est bien cela, que je me figurais, pensais‑je. Que c'est austère ! Enfin, je ne suis pas venue ici pour voir des choses riantes. Voilà quel était mon enthousiasme !

« Au Choeur, notre vénérée Fondatrice, Mère Geneviève de Sainte Thérèse, était en adoration devant le Saint‑Sacrement, et son air de paix, de sainteté me frappa. Puis, avec vous ma Pauline d'autrefois, on m'envoya faire un tour de jardin. Mon attrait ne grandissait pas. Le jardin me paraissait si petit auprès de l'immense enclos de la Visitation du Mans, et puis tout me semblait si pauvre, je ne pensais même pas au bonheur d'être avec vous, je ne pensais qu'à me demander comment je ferais pour passer toute ma vie entre ces quatre murs.

« Ah ! Ma Mère, J'ai trouvé Jésus entre ces quatre murs, et, en le trouvant j'ai trouvé le Ciel. Oui, c'est ici que j'ai passé les plus heureuses années de ma vie. Elles n'ont pourtant pas été exemptes de croix, car vous savez celles qui sont venues nous visiter !

« D'abord l'épreuve de la maladie de notre pauvre père, cette épreuve que Thérèse appelait notre grande richesse. Bien souvent, je m'étais demandé en pensant à Papa : Comment sa belle vie finira‑t‑elle ? J'avais le secret pressentiment qu'elle se terminerait dans la souffrance, tout en étant bien loin de me douter quelle serait cette souffrance. Mais quand elle fut venue, un jour, pendant la Messe, j'en ai vu si clairement le prix, que je n'aurais pas voulu l'échanger pour tous les trésors de la terre Et quels mérites a dû acquérir notre père chéri ! Mais comme il avait raison de nous dire : « Mes enfants, ne craignez rien pour moi, parce, que je suis l'ami du bon Dieu. »

En ce temps‑là, l'histoire de Job me revenait à la mémoire, il me semblait que c'était la sienne comme la nôtre et que Satan, se présentant encore devant le Seigneur, lui avait dit : « Ce n'est pas étonnant si votre serviteur vous loue, vous le comblez de biens. Frappez‑le donc dans sa propre personne et vous verrez s'il ne maudira pas votre nom. » Mais le nom du Seigneur ne fut pas maudit, il fut, au contraire, toujours béni au milieu des épreuves les plus cuisantes.

« Vous désirez encore ma Mère, que je vous parle un peu de ce temps lointain de ma prise d'Habit et de ma Profession. Je me demande par quel privilège je fais partie de ces « vierges sages qui n'ont point à chercher où habite la Sagesse, car elles‑mêmes marchent dans ses voies » Ce fut surtout dans les jours qui suivirent ma prise d'Habit que j'appréciai le mieux mon bonheur. Chaque matin, il me semblait prendre un habit de liberté, aussi était‑ce pour moi un habit de fête. C'était le cas de dire, comme dans mon enfance : je suis bien libre !... Pour entrer au Choeur, point d'autre toilette à faire que de rabattre ses manches. C'était à ne pas croire à mon bonheur !

« Quant au jour de ma Profession, je n'en ai point d'autre souvenir, sinon qu'il ressembla tout à fait à celui de ma Première Communion. Mon âme était dans la paix. Jésus m'avait appelée et j'étais venue à Lui. Quel bonheur peut être comparé à celui de répondre à sa voix ? Il m'avait appelée... Lui ! Qui pourra comprendre ce que c'est que d'être appelé par Dieu ? Quel mystère ! N'est‑il pas le Maître de sa créature ? Et il l'invite à l'aimer... Il lui demande si elle veut l'aimer. Mais puisqu'il est Amour, il ne peut agir autrement, car l'amour doit être libre. Seulement, ce qui est touchant, c'est qu'il désire être aimé et qu'il apprécie l'amour de sa pauvre petite créature.

« Et c'est Thérèse qui me couronna ! Prélude, et comme assurance, de ma couronne éternelle ! Le soir de ma Profession, je pleurai comme le soir de ma Première Communion, parce que le second beau jour de ma vie était passé !

« Maintenant, ma Mère, je veux vous écrire l'impression que me fit Thérèse, le jour de son entrée au Carmel. Je ne puis pas dire que j'éprouvai un sentiment de bonheur, quand je la vis franchir la porte du cloître. Non, car je pensai à notre père qui allait être privé de son trésor. Mais, elle ! Quelle céleste créature ! Et comme elle avait grandi, ma petite Thérèse ! On ne s'en rendait pas bien compte, à travers la grille du parloir. Oui, comme elle avait grandi, et comme elle était jolie ! Le bon Dieu avait mis en elle toutes les grâces. Mais au Carmel, il permit que cette beauté fût voilée, humiliée... comme un diamant caché sous des pierres. Et maintenant, il s'est chargé de le faire resplendir auprès de sa divine Face, devant l'univers entier, et jusqu'à la consommation des siècles.

« Ma Mère et ma soeur bien‑aimée, que vous dirai‑je encore ? Ah ! Si les épreuves ont fondu sur nous, les grâces y sont tombées aussi par torrents.
Au Carmel, se sont envolées à notre suite les deux petites colombes que nous avions laissées dans le nid paternel : Céline et Thérèse. Nous les avons vues à nos côtés; elles sont venues partager notre vie ! Nous avons vu Thérèse mourir... d'amour ! Et, pas très loin de nous, une autre douce colombe, Léonie, a trouvé à la Visitation, le lieu de son repos.

[En 1915, nous eûmes la joie de revoir notre soeur Léonie, visitandine, au Monastère de Caen, sous le nom de Soeur Françoise‑Thérèse. Elle était appelée à Lisieux, pour déposer devant le Tribunal ecclésiastique siégeant au Carmel. Nous avons retrouvé, dans les notes de Soeur Marie du Sacré‑Coeur, l'impression ineffable provoquée par cette rencontre :
« Nous étions, écrit‑elle, assises toutes les quatre sur le perron, près de l'infirmerie. Le ciel était bleu, sans aucun nuage. En un instant, le temps a disparu pour moi, le temps de notre enfance, les Buissonnets, tout m'a semblé un seul instant. Je voyais Léonie religieuse, auprès de nous, et le passé et le présent se confondaient en un moment unique. Le passé me paraissait un éclair; il me semblait vivre déjà dans un éternel présent, et j'ai compris l'éternité qui est tout entière en un seul instant »]
Dites‑moi si la mesure de nos consolations n'a pas dépassé celle de nos douleurs ? Mais notre vie n'est pas arrivée à son terme, et plus d'une souffrance nous attendent encore. Cependant, pourquoi ne pas s'abandonner à Celui qui proportionne sa grâce à la croix, à Celui qui nous a comblées de tant de bienfaits ! Aussi, je veux lui dire comme Thérèse : Seigneur, vous me comblez de joie par tout ce que vous faites ! La croix ne nous cache‑t‑elle pas, en effet, d'éternelles joies » ?

Qu'avons‑nous à ajouter, ma Révérende Mère, à ces pages révélatrices ?... Mais ce dont notre chère Soeur n'a pas parlé, car elle s'ignorait tellement elle‑même ! c'est de sa vertu pratiquée dans l'ombre toujours, c'est du parfum de charité, de bonté, d'oubli de soi‑même et d'humilité répandu autour d'elle, au cours de ses 53 années de vie religieuse.
Elle avait été « l'Ange » de notre « petite Thérèse ». à son entrée au Monastère.
Puis, les rapports s'étaient espacés, et chacune sut mener sa belle vie claustrale de détachement, qui n'est point sans imposer des sacrifices. Mais on se connaissait quand même : « La vertu brille naturellement » disait notre Sainte.
« Souvent, a écrit Soeur Marie du Sacré‑Coeur, je revis par la pensée le temps où Thérèse était au milieu de nous, et je trouve que, rien ne peut rendre ce que nous avons vu. Quelle perfection en tout, et pourtant, quelle simplicité ! Que de fois, en la regardant passer sous les cloîtres simple, modeste et recueillie, je me disais : « Quand je pense que l'on ne saura jamais, ici‑bas, à quel point cette âme aime le bon Dieu ! Tout ce qu'on peut en dire et en écrire ne me donne pas son vrai portrait. Il faut l'avoir connue. Moi‑même je ne pourrais pas le retracer, mais il est gravé au fond de mon âme comme une vision céleste que rien ne peut altérer. »

Et la Filleule, de son côté, écrivait à sa marraine, pendant une retraite : « Quand je vous rencontre, il me semble que je rencontre un ange. Je vois en vous ce que les autres ne peuvent y voir, car vous savez si bien cacher ce que vous êtes, qu'au jour de l'éternité, bien des personnes seront surprises. »

Les emplois de Soeur Marie du Sacré‑Coeur au Carmel furent d'abord : aide à l'infirmerie, où se trouvait alors notre vénérée Mère Geneviève de Sainte Thérèse, qui l'appelait son rayon de soleil; puis, quelque temps, réfectorière, et enfin provisoire, pendant 40 ans, davantage même, car dans ses années d'infirmité, elle conseilla la provisoire en charge et s'occupa de nos chères Soeurs du Voile blanc. Celles‑ci, d'ailleurs, l'aimaient comme une Mère et, par ses délicatesses cachées, elle se faisait aimer aussi de toute la Communauté. Sa sollicitude pour les postulantes était proverbiale. Elle obtenait toujours la permission de leur suggérer quelques moyens pratiques pour s'habituer à certaines rigueurs de la Règle.

Son office de provisoire lui donna maintes occasions de pratiquer la mortification de ses goûts; ce qu'il y avait de moins bon, l'était toujours assez pour elle il n'en allait pas de même pour la Communauté. Elle soupirait quelquefois, disant : « Il ne faut pas craindre de bien nourrir ces pauvres Soeurs toujours soumises à l'abstinence. » Nous la revoyons encore passer autour des tables, glissant ceci ou cela sous la serviette des Soeurs fatiguées, et jetant un morceau de sucre, à la dérobée, dans un bol de lait.

Le trait suivant nous révèle plus à fond sa bonté surnaturelle. Nous le tenons de l'une de nos Soeurs Tourières qui faisait alors un essai comme Soeur du Voile blanc et avait même reçu le saint Habit, mais ne put, en raison de sa trop faible santé, rester à l'intérieur. Cette novice venait d'être témoin d'un fait, qui sûrement avait dû beaucoup attrister sa provisoire. Or, au moment de préparer les portions, sur la table de service, quel ne fut pas son étonnement de voir Soeur Marie du Sacré‑Coeur soigner particulièrement la portion de celle qui venait de lui être une cause de peine. « Mais pourquoi donc, s'exclama‑t‑elle, faites‑vous plus attention à cette pauvre Soeur qui vous a contristée ? Je ne comprends pas cela ! » Et elle reçut cette belle réponse : « Voyez‑vous, ma petite Soeur, c'est avec de simples moyens, comme celui‑là qu'on remet souvent en paix un coeur qui souffre. Cette Soeur est bonne, elle a du chagrin, certainement, et elle va être consolée de voir que je ne lui en veux pas.

Puisque nous devons le souvenir de cet acte de charité fraternelle à l'une de nos Soeurs du Tour, il est juste de mentionner l'attachement fidèle de Soeur Marie du Sacré‑Coeur pour cette enfant, et une autre de ses compagnes ayant également passé quelques mois dans la clôture, comme postulante. D'ailleurs le groupe fervent et dévoué de nos cinq soeurs Tourières lui était très cher. Deux jours avant sa mort, elle les reçut avec grande bonté dans son infirmerie et leur dit, à chacune, un mot du coeur qu'elles ne pourront oublier.

Il nous faut revenir aux diverses occupations de notre humble Soeur, au cours de sa longue vie de carmélite. Avec la Provisoirerie, elle était encore chargée du jardin, dont elle défricha le chiendent, si vivace, qu'un jardinier avait refusé ce travail. Le potager eut ses soins assidus. Elle planta, d'autre part, avec goût, et de tous côtés : lierre, pervenches et rosiers. Notre chère petite Sainte en traversant un cloître lui avait souri un certain jour où elle mettait en terre, dans un angle du préau, un petit sapin devenu aujourd'hui l'arbre magnifique sur lequel se détache sa blanche, statue.

La culture du jardin, des fleurs, lui inspira cette pensée : « Un jardinier a beaucoup de plaisir lorsque les fleurs qu'il a cultivées répondent à ses soins et, quand ce sont des fleurs rares, c'est sa gloire. J'ai donc pensé que j'étais une fleur rare, puisque Jésus m'a plantée dans son jardin choisi : le Carmel. Mais, hélas ! Je suis une fleur libre de donner plus ou moins de gloire à son divin Jardinier. Et j'ai désiré être sainte pour qu'il ait plus de joie, à contempler sa fleur et ensuite à la montrer aux saints, comme une merveille de sa grâce. Je comprends bien mieux que je ne saurais le dire, l'amour désintéressé des élus. Leur propre gloire ne leur fait rien; ce qui les touche, c'est de raconter la gloire de Dieu. C'est Lui seul qu'ils aiment; ils s'oublient tout à fait. C'est bien là le véritable amour, car dès qu'on pense à ses intérêts, à l'instant on cesse d'aimer.
« Mais, tout en ayant ces belles inspirations, il m'est impossible de les réaliser. Aussi, je veux comme Thérèse, mettre toute ma confiance en Celui qui opère le vouloir et le faire. Et cette confiance je la demande à mon Jésus, espérant que ma petite Thérèse m'obtiendra de pouvoir dire comme elle : Le Seigneur m'a prise et m'a posée là. »

Notre mystique jardinière, - qu'elle nous pardonne ce qualificatif contre lequel elle aurait protesté, pouvait continuer son oraison chaque jour, en s‘occupant, à une heure déterminée, de la cuisson des Pains d'autel. Et nous nous rappelons avec une édification attendrie que, l'après‑midi même de la mort de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, alors que commençait son agonie, elle ne chercha pas à se faire remplacer.

Mais nous voudrions évoquer un émouvant souvenir, celui du 8 juillet 1897, date où l'on descendit notre Sainte, de sa cellule à l'infirmerie. Soeur Marie du Sacré‑Coeur écrit :
« J'étais assise auprès de son lit. On venait de placer la statue miraculeuse de la Sainte Vierge sur une crédence, contre le mur de gauche. Alors, je lui redis ces vers
Toi qui vins me sourire au matin de vie,
Viens me sourire encor, Mère, voici le soir.
« Presque au même instant, ses yeux se remplirent de larmes en regardant la Sainte Vierge. Je me levai et m'approchant, je lui demandai si ce n'était pas moi la cause de sa peine. « Non, me répondit‑elle, mais je ne puis vous expliquer cela tout de suite, je sangloterais... Enfin, elle me confia, tout en pleurs : Jamais elle ne m'a paru si belle ! ‑ Est‑ce de consolation que vous pleurez ? ‑Oui. ‑ Et pourtant, vous êtes dans la nuit de la foi ? » Faisant un geste affirmatif : « Ah ! Si j'y suis ! ! ! » J'étais bien émue, car cette scène réveillait en moi tant de souvenirs ! « Un jour, elle était bien jeune alors, elle pleurait aussi devant cette statue bénie, ou plutôt devant une vraie vision de sa Mère du Ciel qui venait pour la guérir. Et j'étais là, à son chevet, contemplant ravie cette extase. Au Carmel, le bon Dieu a permis que je m'y trouve encore, pour voir ses dernières larmes et le dernier sourire de Marie à sa petite Fleur. »
« Ce n'est pas comme la première fois, me dit‑elle, oh ! Non, C'est bien la statue que je vois, et qui me paraît si belle ! Autrefois, regardez, elle n'était pas placée comme cela dans la chambre, je ne la voyais que de côté, vous rappelez‑vous ? Autrefois, vous savez bien que ce n'était pas la statue... »
« Elle n'acheva pas, mais je compris et je lui dis alors : « C'est une consolation pour moi d ‘ avoir été là, seule avec vous, ce soir. - Oh ! J'en suis bien touchée », me répondit‑elle.

C'est à Soeur Marie du Sacré‑Coeur que l'on doit l'Histoire d'une Âme, car c'est elle qui obtint, par ses instances, que nous donnions à Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus l'ordre d'écrire sa vie, triomphant ainsi de notre crainte secrète ‑ bien illusoire d'ailleurs ‑ de lui faire perdre sa simplicité.
C'est elle aussi qui lui demanda, pour sa consolation personnelle, de mettre par écrit « sa petite doctrine » et en reçut ces pages admirables, sublime résumé de sa voie, qui composent le Chapitre XI de l'Histoire d'une Ame.

Puis encore cette lettre du 17 SEPTEMBRE 1896, dont on a pu dire « qu'elle était un document fondamental de sa doctrine, vraie charte de sa spiritualité. » 

Nous devons maintenant, comme nous vous l'avons promis, ma Révérende Mère, vous parler des sentiments de notre chère Soeur, par rapport à la glorification de notre petite Sainte. Des Procès Canoniques, il nous semble intéressant de citer la réponse qu'elle fit à cette question : « Pourquoi désirez‑vous la Béatification de Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus ? »
«Je la désire ‑ explique‑t‑elle - parce que je pense que le bon Dieu la veut et en sera glorifié : Il nous a créés pour le connaître et l'aimer, mais peu Le connaissent et, par conséquent, peu l'aiment. On le regarde comme un juge, un Maître, combien peu le regardent comme un Père !
« Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus apprend à aller à Lui par la confiance et l'amour, et lorsque l'Eglise aura sanctionné sa voie de confiance qui fait tant de bien aux âmes, il me semble qu'elles viendront encore plus nombreuses se ranger sous sa bannière et suivre ses exemples. Car « Dieu est Amour », et c'est par l'amour que sa créature le glorifie davantage.
Je regarde donc Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus comme l'apôtre, la Messagère que le Seigneur a choisie, dans ces derniers temps, pour annoncer à tous, l'Amour infini qu'il a pour nous. »

Et voici les échos intimes de son âme, après nos grandes fêtes de Béatification, puis de Canonisation, en 1923 et 1925.
 
Ma Mère bien‑aimée,    19 Mars 1924.
« Vous me demandez mes pensées sur la Béatification de notre petite Thérèse « Serai‑je capable de vous les décrire? Mon âme est tellement exilée ! Nous avons tant souffert, de toute façon, pour la Cause ! Pourtant, je ne puis dire que je n'ai pas goûté de célestes joies pendant les fêtes du Triduum de Mai de l'année dernière.
« Comment oublierais‑je les impressions que j'ai ressenties en voyant le Cardinal Vico, Préfet de la Congrégation des Rites, Légat du Saint‑Père, entouré de sa Cour d'honneur, et tous les prélats et religieux se pressant dans le Sanctuaire !.... Oui, mes yeux se sont remplis de cette gloire unique. C'était pour moi aussi « comme une image du Jugement ». La Sainte Eglise, avec une divine majesté, dévoilait les jugements du Seigneur sur notre petite Thérèse. Il n'y a point de paroles pour exprimer les sentiments de mon coeur à ce moment‑là.
« Mais, en même temps, l'épreuve m'a visitée. Vous vous rappelez, ma Mère, que je ne pouvais m'agenouiller à cause de rhumatismes aigus qui avaient fait leur apparition dans la nuit du 28 au 29 avril, fête de la Béatification à Rome, et j'avais eu, de plus, les mains enflées. Toutefois j'oubliais facilement ma souffrance en face d'un tel événement. Après tant de travaux et de renoncements intimes, comme aux jours des dépositions aux Procès, c'était bien peu de chose que mes petites infirmités, ce n'était rien du tout, parce qu'elles étaient submergées dans un océan de grâces infinies.
« Ah ! Je comprends mieux que jamais, qu'il n'y a rien de vrai, de grand, de noble, que la sainteté. Disons donc comme notre magnanime petite Sainte, dans toutes les contradictions : « Rien de trop pour conquérir la palme ! » Le bon Dieu, dans son infinie bonté, nous met parfois sur un champ de bataille; il veut voir ce que nous allons faire, ou plutôt, il sait bien que nous allons nous confier en Lui et Lui‑même se réserve de combattre pour nous. Pauvres petits combats d'ici‑bas qui auront un jour tant de retentissement dans le royaume céleste ! »
Extraits d'une deuxième lettre : 20 octobre 1925.
«La dernière vision de gloire a disparu, mais elle a creusé dans mon coeur de nouveaux abîmes, ou plutôt, elle m'a fait faire de nouvelles ascensions vers le Ciel ! Nous ne reverrons plus ces évêques s'acheminant chaque jour vers l'infirmerie pour y célébrer leur messe.
« Nous ne reverrons plus notre bon Cardinal Vico remettant ‑ avec quelle piété ! La rose d'or dans la main de notre Thérèse. Les fêtes de la Canonisation sont passées, maintenant nous attendons celles du Ciel qui ne passeront jamais.
Que vous dirai‑je, ma petite Mère chérie ? Ah ! Je comprends que la Sainte Vierge conservait toutes choses en son coeur ! On ne peut exprimer ce que l'on ressent devant tant de grandeur répondant à une vie si cachée.
« Les jours qui ont précédé ces fêtes grandioses, j'ai bien souffert sans vous le dire. Je me demandais comment tout se passerait, en voyant le mauvais temps qui ne cessait pas et la tempête de la veille qui faisait voler nos décorations, sous les cloîtres Tout aurait pu être manqué. Mais le bon Dieu ne l'a pas voulu. Je l'ai tant prié dans le secret de mon coeur ! Oh ! Comme on sent bien qu'il y a dans notre âme quelqu'un qui est là, qui habite au plus intime. Oui, on sent une présence divine, on comprend que Dieu est en nous, car lorsqu'on lui parle dans l'angoisse du coeur, c'est une réponse de paix que l'on entend.
« Et cependant, une certaine mélancolie nous envahit parfois. Pourquoi ? Est‑ce parce que nous allons vers l'inconnu, que notre vie terrestre est à son déclin et que nous tremblons de voir disparaître ce qui nous reste de si cher en ce monde ? Oui, c'est bien cela ! C'est pourtant le contraire qu'il faudrait essayer d'éprouver. Comment faire ? Supporter en paix l'épreuve de la foi, l'épreuve de la mort, parce que c'est vers la vie que nous allons. En songeant à la mort qui attriste tant la nature, j'ai eu tout à coup cette inspiration : C'est le Jour de la grande miséricorde. Ce que, j'ai ressenti était si profond ! J'ai compris que c'est le moment où le bon Dieu fait déborder sur l'âme le torrent de ses miséricordes. Il lui donne, sans aucun mérite de sa part, tout ce qu'il a résolu de lui donner de toute éternité. C'est le jour de sa grande miséricorde.
« Ma petite Mère, j'aime à me plonger dans cette assurance qui me fait du bien, car il me semble que c'est la vérité.
« Vous m'avez demandé ce que je pensais de la Canonisation de notre petite Soeur : pour la gloire du bon Dieu, j'en suis bien heureuse, mais seulement pour cette gloire, parce que Thérèse a encore plus de puissance pour Le faire connaître et aimer, pour Lui ramener des âmes. Je pense qu'il s'est servi d'une enfant pour montrer aux grands et aux sages de ce monde le vrai chemin du Ciel. Il s'était d'abord fait petit enfant pour nous le montrer Lui‑même, mais nous l'avions oublié, alors il recommence la leçon par le moyen de notre petite Thérèse. »
Votre Marie qui vous aime tant.

Notre si chère Soeur, dans une troisième lettre que nous allons donner, fait allusion à de grandes peines, dont voici en abrégé les motifs :

La réputation mondiale de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus attira autour de son nom des écrivains, amateurs d'inédit, qui prétendirent avoir découvert, en des archives secrètes, des taches de déshonneur dans la famille de ses aïeux. Un manuscrit fut préparé, et par un honteux marchandage, on pria le Carmel de Lisieux de l'acheter à très haut prix, s'il ne voulait pas le voir publié. Indignés, des amis du Monastère, dévoués et compétents, grandement approuvés par l'autorité ecclésiastique et même par Rome, firent, de leur côté, des recherches approfondies aux archives nationales et ailleurs, qui prouvèrent, la fausseté historique des documents présentés.

Outre cela, en interprétant arbitrairement quelques passages du Summarium (résumé du Procès) et certains écrits apocryphes, on nous accusait d'avoir trahi la vérité sur le caractère de notre Sainte et ses portraits.

Voici maintenant, ma Révérende Mère, les soupirs de Soeur Marie du Sacré-Coeur sur ce sujet très douloureux.

Ma petite Mère aimée,   Samedi, 10 Avril 1926
« Mardi dernier, comme nous venions de parler ensemble de nos tribulations, je me rendais aux Vêpres, le coeur oppressé, lorsqu'en entrant à l'Avant-choeur, je sentis un parfum suave, surtout en passant devant la première porte, près de votre stalle. [ Plusieurs fois, spécialement dans les premiers mois qui suivirent sa mort, notre Sainte favorisa Soeur Marie du Sacré‑Coeur de parfums mystérieux, révélant sa présence invisible; parfums de violettes surtout, après un acte de charité, d'humilité ou d'obéissance. Un jour notre chère Soeur reçut même de sa « petite Thérèse » un céleste baiser. Mais au total, le nombre de ces grâces dépassa‑t‑il une dizaine, en 42 ans ? Nous ne le croyons pas.] Je suis restée un moment à essayer de me rendre compte d'où cela pouvait venir. C'était un parfum de plusieurs fleurs réunies. En entrant au Choeur, je n'ai plus rien senti, mais j'ai compris que notre petite Sainte chérie nous disait : «Je suis avec vous, ne craignez rien. »

« C'est vrai, ma Mère, que nous avons bien des peines, mais je dirais volontiers comme notre angélique Thérèse : «Je m'en allais fortifiée des humiliations. » La vraie grandeur y est cachée, car c'est une gloire d'être associées, par la souffrance, à la Passion de Notre‑Seigneur; oui, le mépris du monde est une gloire. Par moments, je comprends si bien cela ! C'est quand le bon Dieu veut nous donner la lumière, la vraie lumière qui dissipe toutes les ténèbres, sur les faux biens, les fausses gloires d'ici-bas. Mais je l'avoue, cette vérité austère n'est pas toujours aussi claire aux yeux de mon âme. Le Seigneur, cependant, peut bien aussi se lever pour nous défendre. Comme j'ouvrais l'Ancien Testament, ce passage d'Isaïe m'a frappée :

« Ils seront confondus et couverts de honte tous ceux qui sont enflammés contre toi ; tu les chercheras, et tu ne les trouveras plus ceux qui te querellent; ils seront semblables au néant réduits à rien, ceux qui te font la guerre. Car moi, Jéhovah, ton Dieu, je te prends par la main droite. Je te dis : Ne crains point, c'est moi qui viens à ton aide. »

« Oui c'est Dieu qui viendra à notre aide ; quoiqu'il arrive, je me confie entièrement en Lui, même si l'on nous précipitait au fond d'un abîme.

« Il faut que notre petite Thérèse soit bien redoutable à l'Enfer, pour qu'il organise contre elle tant de complots ! Mais aussi, par nos souffrances, nous lui aidons à sauver des âmes. N'ayez pas de peine, ma petite Mère, quel mal peut nous atteindre, puisque nous avons le Seigneur comme appui ? »

Notre chère Soeur, dans sa lettre du 19 Mars 1924, a parlé d'une crise de rhumatismes, dont elle fut atteinte dans la nuit de la Béatification. Elle était, sans doute, déjà rhumatisante, mais devait en souffrir désormais de plus en plus. Jusque‑là, sa très bonne santé lui avait permis, non seulement de suivre intégralement la Règle, mais encore d'y ajouter d'autres pénitences. Cependant, à la fin de l'année 1924, elle fut atteinte d'une pneumonie si grave que l'on nous conseilla de la faire administrer, mais elle protestait, disant : "Non, ma Mère, croyez‑le, je ne vais pas mourir, je n'ai pas assez souffert physiquement au Carmel; ce sera plus long, plus dur pour moi. »

Elle nous écrivait, en 1933 « Il y a neuf ans, quand j'ai été si malade qu'on pensait à me donner l'Extrême-Onction, je me disais : Que c'est étrange ! Je vais mourir sans avoir souffert, je ne comprends pas bien ce dessein du bon Dieu; et j'avais comme un certain regret. Maintenant, je vois que je ne me trompais pas et qu'il m'aimait trop pour me priver de la souffrance, car c'est un tel moyen de lui prouver notre amour ! Aussi, je l'en remercie de tout mon coeur. »

Elle s'était très bien remise de cette maladie, mais les rhumatismes continuèrent à s'étendre, en sorte que, le 25 janvier 1929, elle dut quitter sa cellule et s'installer dans une petite infirmerie au rez‑de‑chaussée, infirmerie aménagée de notre mieux, avec un petit autel, presque en face du lit, et une belle reproduction de la Vierge du Sourire.

Hélas ! Combien de renoncements lui furent imposés là ! D'abord, elle put encore marcher lentement, au bras d'une charitable infirmière, puis elle en vint, peu à peu, à être immobilisée dans un fauteuil. Ses jambes et ses pieds enflèrent, il s'y forma des plaies. Combien notre chère Soeur nous faisait compassion ! Elle si active, comment pouvait‑elle supporter une telle épreuve et qui devait se prolonger près de 11 ans ! Mais elle fut toujours sereine, malgré des angoisses secrètes, qui la portaient à prier sans cesse. Elle nous disait :

« La prière est mon état d'âme, je crie jour et nuit vers le bon Dieu : Mon Dieu, venez à mon aide ! Hâtez‑vous ! Hâtez‑vous de me secourir. Et pour l'attendrir davantage : Vous qui êtes mon tendre Epoux, ayez pitié de moi ! »

Faisant allusion à sa détresse et au secours qu'elle attendait de Dieu seul, elle nous confiait : « Je suis capable de tout, mais Lui aussi, est capable de tout. » Et encore : « Je pense souvent à la Sainte Vierge, qui, aux Noces de Cana, avait pris en pitié les deux époux en disant à Notre‑Seigneur : « Ils n'ont plus de vin ! » Et je lui répète : « Ma bonne Mère, moi aussi je n'ai plus de vin ! Autrefois, dans ma jeunesse, j'avais toujours du vin, je ne connaissais ni l'infirmité, ni la maladie. Mais aujourd'hui, je suis sans ressources, je n‘ai plus de vin ! Demandez à votre divin Fils, qui est mon Epoux, d'avoir pitié de ma détresse. »

Puis se ressaisissant : « Pourtant, est‑ce bien vrai de dire qu'autrefois il m'a servi le meilleur vin ? Non... C'est aujourd'hui, certainement, qu'il me sert le meilleur : le vin de l'épreuve. Ainsi, au banquet de ma vie qui s'achève, il ne s'est pas trompé, il a gardé le meilleur vin jusqu'à cette heure... »

Chaque matin, en entrant dans son infirmerie, nous lui disions : «Vive Jésus, vive sa Croix ! » Et elle nous répondait avec un joyeux et généreux élan : « N'est-il pas bien juste qu'on l'aime ! »

Sa préoccupation était toujours de sauver des âmes. Et elle gémissait, non sans héroïsme :

« Je suis comme dans les fers. Je suis gênée, comprimée, mes bras me font mal, mais j'offre cela au bon Dieu pour qu'une pauvre âme ne soit pas gênée et perdue toute l'éternité. » Nous trouvons d'elle encore ce mot qui synthétise bien ses deux grandes aspirations : « Excepté d'aimer le bon Dieu, de se sacrifier pour sauver des âmes, tout est creux. »

Ne serait‑il pas à propos ici, ma Révérende Mère, de vous révéler le zèle de notre chère Soeur auprès de certaines âmes, pour les enrôler sous la bannière des petites victimes de l'Amour Miséricordieux du bon Dieu ?

Voici deux exemples, entre bien d'autres : 
« Celui, d'abord, du mari de sa chère amie d'autrefois, alors décédée. Il y fut amené doucement par les lettres et les exhortations de notre pieuse Soeur, et il prononça cet Acte d'Offrande, à genoux, la voix entrecoupée de larmes, à la grille du parloir. Elle fit encore la conquête de notre vieille domestique, Victoire, dans les mêmes conditions.

C'était une âme éminemment apostolique, que notre Mère Sainte Thérèse devait être heureuse de reconnaître pour sa vraie fille. N'avouait‑elle pas : « Depuis surtout que notre Thérèse est Patronne des Missions, le bon Dieu seul connaît mon ardent désir de l'aider en remplissant ses mains de roses. »

Et que faisait notre petite Sainte pour sa chère grande soeur, dont les yeux se tournaient si souvent vers la statue qui la reproduit assise, ayant l'Evangile sur ses genoux, et que nous avions placé dans une cour en face de sa fenêtre ? Qu'obtenait‑elle à cette marraine aimée, qui travaillait toute la journée assidûment et péniblement avec ses pauvres mains déformées, à de petits reliquaires de sa Filleule, et cela jusqu'à la dernière semaine de sa vie !

« Je la prie, elle ne me répond pas ! » soupirait‑elle. Cependant, par deux fois, Thérèse lui vint en aide sensiblement.

Elle écrivait, le 15 Février 1939, à sa soeur Visitandine :
...« C'était le 29 Janvier, dans la nuit, je souffrais beaucoup de rhumatismes aux genoux, et une Soeur du Voile blanc bien dévouée, qui couche dans une cellule auprès de moi, avait fait ce qu'elle avait pu pour me soulager, afin que je ne me sente plus les jambes et les genoux comme tordus, ce qui arrive quelquefois. Après bien des essais, ne pouvant réussir, elle me dit : « Je vais bien prier notre Sainte de venir à votre secours. » Et elle se retira toute triste, mais confiante. « Quelques instants après, je sentis comme quelqu'un qui me remettait très doucement les jambes droites, sans aucun effort, et je ne doutai pas d'une intervention surnaturelle. La prière de mon infirmière avait été entendue, et ma petite Thérèse était vraiment venue à mon aide. Je n'ai plus du tout souffert et j'ai pu dormir toute la nuit. »

Une autre fois, dans une circonstance analogue, comme elle se trouvait prise violemment à l'épaule d'un rhumatisme aigu, et incapable de ne faire aucun mouvement pour se recouvrir, Thérèse était « descendue » et, de sa main fraternelle, avait remonté les couvertures sur le membre malade. Après l'avoir remerciée, sa marraine lui dit simplement : « Retourne maintenant au Ciel. »

A côté de ces interventions célestes, le démon jaloux l'attaquait sourdement par une sorte de désespérance. C'était le mot qu'elle employait pour faire comprendre son extrême angoisse. Mais elle répondait à la tentation par des actes héroïques de confiance, allant jusqu'à dire : « qu'elle consentirait à rester sur la terre dans cet état si pénible d'âme et de corps jusqu'à la fin du monde, si le bon Dieu le voulait, afin de sauver plus d'âmes. »

Une nuit donc, l'ennemi de tout bien se vengea de tant de zèle, de foi et de courage et après avoir frappé certains coups diaboliques à la porte de son infirmerie, il entra invisiblement et la tourmenta... Mais au moment le plus terrible, son infirmière se présenta, croyant avoir été appelée, quoiqu'il n'en fût rien et tout rentra dans l'ordre.

Il y a trois ans, une complication des plus sérieuses et douloureuses survint brusquement dans son état. Un médecin de Lisieux ne donnait aucun espoir. On prévint alors en hâte, un docteur de Paris, qui la visitait déjà depuis quelques années. Il arriva dans la nuit et la sauva. Ce bon docteur avait senti plus d'une fois l'effet de ses prières reconnaissantes et la vénérait à tel point, qu'à sa mort il la pleura, nous dit‑il,"comme une mère". Il accourut même de Savoie, où il était mobilisé dans un Hôpital militaire, pour la revoir une dernière fois, exposée au Choeur.

Au début de ses 11 années d'infirmités toujours croissantes, Soeur Marie du Sacré-Coeur put encore, soutenue par son infirmière, se rendre au réfectoire, situé tout près de son infirmerie. Dès le matin, pour les Heures et la Messe, on l'amenait au Choeur. Plus tard, et presque jusqu'à la fin, on la conduisit dans un fauteuil roulant aux Vêpres et aux récréations.

Dans les dernières années, elle faisait la sainte Communion à l'Oratoire, à la grille des malades, et y assistait à la Messe. Elle aimait la psalmodie du Saint Office et, quand nous dûmes la priver des Matines, avant son installation à l'infirmerie, ce fut un chagrin si grand qu'il nous peine encore aujourd'hui à cause de certains petits billets que nous retrouvons, et qui expriment humblement sa crainte de n'être pas assez soumise en cette épreuve, tant elle en souffrit.

Le 15 Octobre 1936, nous fêtâmes le Jubilé de vie religieuse de notre si fervente Soeur.

Une grande et très belle aquarelle, due au pinceau de l'une de nos Soeurs artistes, avait été préparée. Elle représentait Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, postulante, couronnant Soeur Marie du Sacré‑Coeur le jour de sa Profession, et à l'angle du tableau, SS. Pie XI bénissant. L'aquarelle fut remise à l'Auguste Pontife, avec l'espoir d'obtenir quelques mots de sa main. Quelle émotion et quelle joie pour notre vénérée jubilaire d'y lire ensuite cette invitation au Jubilé éternel : VENI CORONABERIS.

S. E. Monseigneur Picaud, notre Evêque et Supérieur si dévoué, qui a toujours eu pour Soeur Marie du Sacré‑Coeur la plus grande estime et confiance, jusqu'à dire aujourd'hui : « Elle me manque ! » présida la cérémonie et sut éloquemment rappeler ce que se devaient l'une à l'autre la soeur aînée, marraine de Sainte Thérèse, et la petite Soeur et Filleule. Notre aimable jubilaire avait été conduite devant la grille du Choeur par nos Soeurs du Voile blanc. La première portait la couronne de roses, la seconde le bâton fleuri, et les deux autres poussaient doucement la petite voiture drapée de blanc et enguirlandée de fleurs, comme d'ailleurs tout le Monastère. N'est‑ce pas le cas de citer ces paroles de la patiente et reconnaissante infirme, dans les derniers jours de sa vie : « Je suis entourée et soignée par des anges. » La Communauté la fêta et chanta à l'envi, ainsi que de loin, nos chers Carmels. On lui offrit les grands dessins, représentant les Béatitudes, destinés à être reproduits en mosaïques dans la Crypte de la Basilique. Mais, parmi les présents jubilaires, il faut noter surtout, le bas‑relief en marbre blanc, fixé depuis sur la maison des Buissonnets, et qui représente l'apparition de la Très Sainte Vierge à Thérèse enfant. Cette oeuvre remarquable du R. P. Marie‑Bernard était donnée à l'héroïne de la fête par de généreux amis du Canada. Dès qu'on la posa devant elle, ses yeux se voilèrent de larmes et elle demeura en silence... On eût dit qu'elle revoyait le visage de Thérèse en extase et que cette scène du 13 Mai 1883 datait d'hier.

Enfin, elle eut encore la joie très profonde de voir l'union de Notre Saint Ordre réalisée l'année même de son jubilé, par le Décret de la Sacrée Congrégation des Religieux prescrivant, à tous les Monastères, l'adoption d'un texte unique de nos Saintes Constitutions. Décret publié dans les Acta, le 15 octobre 1936.

L'année qui suivit fut celle du Congrès National Eucharistique de Lisieux et de la Bénédiction de la Basilique, cette Basilique dont elle apercevait de loin, sous le cloître et au jardin, le dôme étincelant au coucher du soleil. Elle faisait souvent arrêter sa petite voiture et contemplait avec admiration cette vision de paix, comme elle l'appelait.

On la conduisit, le 12 juillet, à l'infirmerie de notre Sainte, pour assister à la Messe du Légat de Pie XI, Son Eminence le Cardinal Pacelli, et y communier de sa main. Elle avait dit auparavant : « Je désire beaucoup connaître tous les Cardinaux qui passent au Monastère, car, il se pourrait que l'un d'eux fût Pape un jour; et je serais heureuse de recevoir au Carmel la Bénédiction du futur Vicaire de Jésus‑Christ. » Elle avait été exaucée. Dans la matinée, au cours de la visite du Légat dans la clôture, notre Evêque vénéré la présenta à Son Eminence, qui s'approcha d'elle avec une délicate bonté et lui sourit très paternellement à ces paroles de Monseigneur : «. Eminence, c'est à Soeur Marie du Sacré‑Coeur, soeur aînée et marraine de Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, que nous devons l'Histoire d'une Ame. »

Deux ans et demi après, le 17 janvier 1940, notre Soeur mourante, devait recevoir une Bénédiction très spéciale du Saint‑Père, par l'intermédiaire d'un Prélat romain grand ami du Monastère, et, au lendemain de sa mort, nous parvenait du Vatican, ce nouveau et touchant télégramme :
Sa Sainteté vous exprime part très vive votre deuil et envoie Communauté réconfort Bénédiction Apostolique.
Le Cardinal Pacelli, devenu Pie XII se souvenait évidemment de notre très aimée Soeur.

Que vous dirons‑nous encore, ma Révérende Mère, de ces deux ans et demi qui séparaient notre généreuse Soeur de sa récompense éternelle ? Toujours accroissement de maux physiques et toujours même douceur, même patience, même rayonnement de grâces s'étendant au loin, en dehors du Monastère, sur des âmes qui lui étaient chères, - et les plus humbles avaient ses préférences ‑ les encourageant, les soutenant de ses conseils, les sauvant même. Nous pensons à l'une d'elles que sa maternelle sollicitude guida jusqu'à la vie religieuse; à d'autres qu'elle orienta vers l'abjuration, etc... « Croyez‑vous que j'arrache des âmes à l'enfer ? » nous disait‑elle souvent.

Tout ce qui touche à la gloire de la Sainte Eglise l'intéressait d'abord au plus haut point, par exemple cette «cause douloureuse » dont sa sainte et puissante petite Thérèse fut la Médiatrice exaucée... Et nous l'avons vue pleurer secrètement, plusieurs fois, en priant le Seigneur de rendre la pleine lumière de la foi à l'âme droite et sincère du Chef, qui lui portait une admiration si respectueuse et reconnaissante, et que le Saint‑Père lui‑même recommanda instamment aux prières de notre Carmel.

Elle nous fit encore un signe, la veille de sa mort pour nous laisser entendre qu'elle s'en occuperait sûrement Là‑Haut.

La pensée de la guerre et des maux quelle entraîne était pour elle une grande angoisse; nous avons remarqué, cependant, que son désir de la gloire du bon Dieu primait tout autre sentiment. « Ah ! Pourvu que son règne arrive, répétait‑elle souvent, tout le reste est peu de chose ! »,

Elle aimait à nous redire aussi, avec consolation, ces paroles de Notre Père Saint Jean de la Croix : « Ne vous laissez pas attrister par les accidents fâcheux de ce monde, car vous ignorez les biens qu'ils apportent, et par quels secrets jugements de Dieu, ils sont disposés pour la joie éternelle de ses élus. »

Notre chère Soeur était très simple : dans sa piété et peu de livres trouvaient le chemin de son coeur et de son genre d'esprit. On lui en avait envoyé un traitant d'une certaine forme d'union à Dieu très compliquée : « Mais je m'en suis vite débarrassée, nous dit‑elle. On vient affirmer dans ce livre : « Si quelqu'un veut arriver à l'état d'union, il faut absolument qu'il veille avec un soin jaloux à ne jamais abandonner, fût‑ce un instant, le gouvernement de ses puissances intérieures... recueillir en Dieu nos puissances, voilà l'unique nécessaire. Et quand je ne trouve en moi que des impuissances !... Comment voulez‑vous, ma Mère, que je rassemble mes puissances ! Aussi je me tourne vers ma petite Thérèse, elle seule m'indique sûrement, la voie, la vérité et la vie. »

Cette humilité charmait le Coeur de Dieu qui la favorisa plusieurs fois des manifestations de son amour :
Elle écrivait, le 5 juillet 1898 :
« Je priais ma petite Thérèse de bien me préparer à recevoir le bon Dieu, lorsque je fus envahie par un sentiment de foi si vif, si pénétrant, que je me demandais comment j'allais pouvoir faire un pas pour me rendre jusqu'à la grille de Communion. Si j'avais vu de mes yeux Notre-Seigneur, je n'aurais pas eu plus de foi. Lorsque j'ai reçu la sainte Hostie, il me semblait entendre une voix intérieure qui me disait : Voilà ton Créateur, ton Dieu, ton Père, et ton Sauveur. Mais cela n'exprime pas bien ce que j'éprouvai alors. Ah ! Je me sentais posséder tout en moi. »

Et encore le 15 Novembre 1914 :
« Ce matin, une heure avant le réveil, j'ai eu un petit rêve consolant. Je sentais près de moi, sans le voir distinctement, Notre‑Seigneur. Il me dit : « Ton âme est mon tabernacle. » J'étais heureuse d'entendre ces paroles, mais comme je ne voulais pas le tromper, je lui montrai un écheveau très embrouillé dont on ne pouvait tirer aucun fil. Dans ma pensée, cela voulait dire : Telle est ma pauvre âme ! Serait‑ce donc votre tabernacle ?
« Mais Lui n'y fit pas attention. Alors, je posai mon écheveau, en disant : Je comprends, il faut aussi que votre miséricorde s'exerce ... Et j'appuyai ma tête sur son Coeur, m'abandonnant à la confiance et à l'amour. »

Nous verrons maintenant, ma Révérende Mère, que notre pieuse Soeur n'avait pas perdu, au Carmel, sa façon originale d'exprimer sa pensée. Elle nous livre cette impression de retraite en Mai 1915 :
« Le bon Dieu m'a fait la même grâce qu'Il m'a accordée déjà, il y a quelques mois. Je me suis réveillée dans la nuit avec le sentiment que quelqu'un aimait dans mon coeur, pour moi. Alors, je disais : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi. »
« C'était une consolation bien douce; mais le bon Dieu ne me l'a pas renouvelée, car il sait que la vie de foi va encore mieux à mon âme. Je me trouve trop mauvaise pour avoir de ces consolations célestes. Et puis, j'ai toujours peur que le diable ne m'attrape... Alors, il vaut mieux que je reste dans la catégorie des bûches. »
Ne tenait‑elle pas son bel esprit de foi de notre bon père qui répétait souvent cette invocation : « Mon Dieu, augmentez en nous la foi ! »

« Un centigramme de foi, disait‑elle à son tour, suffit pour enlever tous les maux. »

Elle n'aimait pas les dissertations subtiles sur les mystères et certains problèmes religieux, interprétés de différentes manières par les théologiens. A l'occasion, elle en entretenait Soeur Geneviève de la Sainte Face, sa soeur Céline, dont la manière de voir concordait parfaitement avec la sienne. Un jour, c'était le 26 Décembre 1937, ‑ au lieu de réfuter un de ces points de vue qui lui semblait faux, ou du moins très exagéré, elle dit vivement : « je n'y comprends rien, mais laissons tout cela, je ne suis qu'un enfant qui peut à peine bégayer, et ne sait rien dire que a.. a.. a.. »

Or, la nuit suivante, vers le matin, Soeur Marie du Sacré‑Coeur eut un rêve symbolique qu'elle nous écrivit en ces termes :
« Je vis sur une montagne tout ensoleillée et riante, la Sainte Vierge assise, tenant devant elle un enfant qu'elle protégeait avec amour. C'était un tableau si simple et si doux ! Puis, j'aperçus debout, les regardant avec stupéfaction, un grand personnage, comme un vénérable moine ou prophète, qui avait surgi tout à coup de sa solitude pour contempler ce beau spectacle.
« Aussitôt, je me suis réveillée, et j'ai compris qu'une ère nouvelle s'était ouverte pour les âmes; c'est bien cela, en effet, la « petite voie », mystère de miséricorde expliqué par une enfant. Qu'on ne me parle pas d'autres mystères, je ne comprends que celui‑là ! »

Il y avait cependant des « mystères » qu'elle comprenait, osons‑nous dire, et expliquait si bien qu'en lisant, par exemple, la lettre qui suit, nous pensions à la parole que lui adressait autrefois sa sainte Filleule : « Ah ! Si vous vouliez écrire ce que vous comprenez des secrets du bon Dieu, nous aurions de belles pages à lire. »

Voici, ma Révérende Mère, l'une de ces belles pages :
Janvier 1929.
« Ma Mère, vous m'avez dit l'autre jour, en me regardant avec tant de compassion : «La main du Seigneur vous a touchée. » Cela m'a fait penser à cette plainte du pauvre Job : « Ayez pitié de moi, car la main du Seigneur m'a touché ! » Je ne comprends pas bien ce genre de lamentation, car la main du Seigneur est douce et tendre, c'est celle d'un Père et, si elle nous touche, ce ne peut être que pour nous soulager, non pour nous faire souffrir. Mais voilà, il n'empêche pas les maux de nous atteindre, puisque nous sommes dans le pays des maux. Moi, je ne puis marcher, je deviens tout à fait infirme par les rhumatismes. Si mon tempérament engendre ces misères, faut‑il qu'un miracle me les enlève ? Alors, ce ne serait plus le temps de l'épreuve, si ce qui doit nous affliger disparaissait toujours comme par enchantement.
« L'enchantement consiste à ce que Notre Père Céleste fasse tout tourner à notre profit. Mais ce n'est pas sa main qui fait les maux, c'est sa main qui panse nos plaies, celles de notre corps comme celles de notre âme ; comment dire « Ayez pitié de moi ! Car la main du Seigneur m'a touché... »
« Que cette main paternelle me conduise jusqu'à la fin de mon exil, qu'elle écarte de moi tous les dangers et me fasse ressentir les effets de sa tendresse ! »

Elle avait reçu un don exceptionnel, mais très simple, d'oraison et de confiance. Nous ne résistons pas, ma Révérende Mère, à vous livrer encore ces deux notes de retraite :

10 Février 1931.
« Hier, à mon oraison de 10 heures, il m'a semblé que je serais bien restée la journée entière dans cette union intime où je me trouvais avec le bon Dieu. Qu'est ce que je lui disais ? Rien. J'étais avec lui, cela me suffisait. Il savait toutes mes pensées, je n'avais besoin d'en exprimer aucune. Je me suis dit alors, qu‘une âme qui aime le bon Dieu n'est jamais seule ; elle a près d'elle un ami avec lequel elle peut s'entretenir à chaque instant. Ainsi, il n'y a pas de solitude pour cette âme; je veux dire de triste solitude où l'on sent le vide, où l'on ne trouve pas un coeur pour s'épancher. Cette âme heureuse parle sans paroles à Celui qui la connaît mieux qu'elle ne se connaît elle‑même. Elle peut garder le silence, il suffit à son bonheur de Le savoir là...
« Il est vrai que le bon Dieu tout seul peut nous donner cette disposition du coeur, puisque sans lui, nous ne pouvons avoir aucune bonne pensée. Aussi, lorsqu'on se sent comme dans un désert, il faut lui dire humblement : « Ne me retirez point votre consolation, de peur que, privée de vous, mon âme ne demeure comme une terre aride et sans eau. »

1er Novembre 1933.
«Je sais... » Ces deux petits mots, je les adresse à Jésus pour lui exprimer ma confiance en lui. Cela me fait du bien de lui dire : « Je sais »... je veux lui faire entendre par là que je sais qu'il me réserve pour ma pauvre petite épreuve présente, un bonheur que je ne puis comprendre. Je sais... Ne m'expliquez pas vos desseins, mon Jésus : Je sais.... j'ai pleine confiance en votre amour pour moi. Sûrement, vous êtes heureux, quand je vous dis : Je sais !

Ces différents extraits, ma Révérende Mère, n'ont pas été sans vous faire connaître un portrait moral assez accusé de notre vénérée doyenne. Nous avons dit qu'elle n'avait pas perdu au Carmel, l'originalité de son caractère, originalité toujours de bon aloi, agrémentée de saillies qui, non seulement ne pouvaient blesser personne, mais ajoutaient un charme réel à sa vertu.

Monsieur le Chanoine Dubosq, d'inoubliable mémoire, Supérieur du Grand Séminaire de Bayeux qui l'avait connue, et très remarquée, dans les séances du Procès, comme Promoteur de la Foi, nous écrivait, le 14 Août 1922 :
« C'est demain, j'imagine, que vous souhaitez bonne fête à notre chère Soeur Marie du Sacré‑Coeur. Dites‑lui que je m'unis de tout mon coeur à vos prières et à tous les témoignages de sympathie dont vous l'entourerez ce jour‑là. Il faut que chacun tâche de contenter le bon Dieu à sa façon exerçant fidèlement pour cela le genre de dons et de bonnes dispositions qu'il a reçu ; donc pas tous de la même manière. Il y a bien un fond commun, qui est constitué par l'obéissance aux Règles et à l'esprit de la vocation Religieuse et carmélitaine, mais, sur ce fond, que chacun brode et dessine, selon ses aptitudes et selon sa grâce, le bon Dieu se complaît en ces essais divers. Tout cela pour vous dire que je demande à la Sainte Vierge d'encourager et de soutenir notre chère Soeur Marie du Sacré‑Coeur, dans la ferveur des vertus de généreux dévouement, de joyeux oubli de soi-même, de franc, simple et décidé service du prochain et du bon Dieu qui sont bien, je crois, sa forme de grâce. Sans oublier ses brusques saillies de bonne originalité, qui assaisonnent agréablement tout ce qu'elle fait de bien. »

Le portrait ne peut être plus fidèle et, cependant, nous lui préférons cet autre plus suave, tracé par sa sainte petite Soeur et Filleule, 28 ans auparavant : 
LE PORTRAIT D'UNE AME QUE J'AIME
M         Moi je connais « Marie », elle est ma soeur aimante,
A           Ayant reçu d'En‑Haut une sublime foi.
R          Rien en ce pauvre exil, non, rien ne la contente,
I           Il lui faut le bon Dieu, son seul Maître et son Roi.
E          Et Lui l'a faite reine ardente et généreuse,
D          Douce et vive à la fois, toujours humble de coeur.
U          Un horizon lointain, l'étoile lumineuse,
S           Suffisent bien souvent pour l'unir, au Seigneur.
A           Autrefois, je la vis dans son indépendance,
C          Chercher le vrai bonheur en pleine liberté;
R          Répandre des bienfaits était sa jouissance
E          Et s'oublier pour tous, sa seule volupté.
C          Ce fut l'Epoux divin qui captiva cette âme,
OE        Oeuvre de son amour, digne du Créateur;
U          Un jour, je la verrai, comme une pure flamme,
R          Rayonner dans le Ciel auprès du Sacré‑Coeur.
   Un coeur d'enfant reconnaissant.
   Fête du Sacré‑Coeur, 1er juin 1894. 

Et c'est Thérèse encore, qui, d'après le désir exprimé par Marie, et selon les propres pensées de celle‑ci, fit d'elle un second portait dans son Cantique : Au Sacré Coeur Jadis, notre bon père appelait sa chère aînée son diamant, autre portrait très ressemblant aussi. Combien de facettes différentes à ce beau diamant d'une eau si pure ! Nous en avons vu plusieurs, excepté « ce qui était caché au‑dedans » et brillait pour Jésus seul... 

Il nous faut vous parler, maintenant, ma Révérende Mère, de la dernière maladie et de la mort de notre vertueuse Soeur. Et d'abord, du grand sacrifice de détachement qui lui fut demandé, le 27 Novembre 1939, six semaines avant cette précieuse mort, par le départ en clinique, pour une opération urgente et imprévue, de l'un de ces anges qui la soignaient et qu'elle aimait tendrement ; celui qui en fut même totalement chargé, jour et nuit, pendant 8 années de suite, mais que nous avions dû faire aider, depuis trois ans, par une compagne, un autre ange, non moins dévoué.

Nous ne pourrions rendre l'expression du visage de notre vénérée Soeur, au moment de la séparation, expression de douleur contenue et de résignation silencieuse ; elle pensait ne revoir jamais sa chère petite infirmière, qui lui fut rendue, cependant, 15 jours avant sa mort, et elle unissait sa souffrance à celle de Notre‑Seigneur au jardin de l'Agonie, la lui offrant pour le salut des âmes. Toutefois, elle ne fut pas abandonnée, l'ange qui lui restait la soigna avec un dévouement accru d'une double et toute filiale tendresse.

Notre méritante infirme toussait souvent depuis quelques mois, ayant pris froid, croyons‑nous, dans une promenade au jardin. Cette disposition qui nous inquiétait un peu, dégénéra en congestion pulmonaire, d'abord bénigne, puis très grave. Le lundi 16 janvier, il nous restait pourtant quelque espoir, mais le mardi matin, aucune illusion n'était plus possible et, l'après‑midi, installée dans son fauteuil, elle reçut le sacrement de l'Extrême‑Onction et l'Indulgence in articulo mortis. Ensuite, Monsieur l'Aumônier, sur notre invitation, s'approcha d'elle, lui dit un mot d'encouragement, et en reçut un regard, un sourire, une parole, qui ne s'effaceront jamais de sa mémoire. Il l'avait entendue, pour la dernière fois au confessionnal, le mercredi de la semaine précédente, et nous savions par elle à quel point, mécontente d'elle‑même, elle s'était humiliée, se disant la plus imparfaite des créatures. Lorsque nous en parlâmes à ce bon Père, il nous répondit : « Ah ! La chère Marraine ! Il en est toujours ainsi... et après cela, sans s'en douter, c'est elle qui me dirige ! » Ce digne prêtre lui avait dit récemment, cette parole qui lui avait été d'un grand réconfort : « Ne craignez pas, votre lampe est si bien allumée ! »

Le mercredi et le jeudi il lui porta la sainte Communion. Ce dernier jour, 18 janvier, dans l'après‑midi, on la leva encore quelques heures; mais elle était comme absorbée et ne parlait plus. A un moment, toutefois, elle nous regarda longuement et nous dit avec tendresse ces simples mots : « Ma Mère chérie ! »

Et un instant après : « Je n'ai pas l'ombre de courage ! » Nous lui répondîmes : « Vous êtes cependant tout près du Ciel, et je crois que vous y entrerez sans aucun détour ». Elle soupira : « Oh ! Combien je le désire ! - Avez‑vous peur de la mort ?- Pas du tout ! »

En cette dernière après‑midi, une suprême joie lui fut donnée par la lecture d'une Lettre Autographe de SS. Pie XII, qui daignait bénir la Communauté et nous chargeait de transmettre un message paternel à des âmes particulièrement chères, celles, précisément, pour lesquelles notre vénérée malade avait tant prié et souffert.

Sortant alors d'un demi-sommeil, elle murmura avec émotion. « Oh ! Comme le Saint‑Père est bon ! Comme il a le souci des âmes ! »

Tandis qu'on la recouchait avec des difficultés inouïes, nous lui parlâmes des mérites que, par ses souffrances, elle pouvait encore acquérir pour la conversion des pécheurs, en ces dernières heures de son épreuve : « Oh ! Oui, répondit‑elle, d'une voix mourante, les âmes ! Les âmes ... Il y en a tant qui n'aiment pas le bon Dieu! Oh l que c'est triste ! »

Cette exclamation nous remet en mémoire un autre cri échappé jadis à son coeur : « Ah ! Comment ne pas aimer un Dieu si puissant, si grand, si bon, qui fait tout pour notre bien. Si j'allais en enfer, je lui dirais toute l'Eternité : Mon Dieu, je vous aime ! »

Dans la soirée, nous l'assurâmes de la présence à ses côtés de notre Sainte petite Soeur, qui l'aiderait jusqu'à la fin. Elle ne put nous répondre que par un signe, qui voulait dire : Oui, j'en suis sûre.

Après Matines, nous fîmes venir la Communauté; elle lui sourit d'un si bon et si doux sourire ! Elle ne paraissait pas abattue, au contraire. Son attitude ferme révélait plutôt les sentiments d'un guerrier qui engage vaillamment une bataille décisive. Comme nous disions qu'elle n'avait plus la force de tenir son Crucifix, posé devant elle sur la couverture, elle avança aussitôt la main, le saisit et le baisa, disant avec ferveur : « Je vous aime ! »

Ce fut sa dernière parole intelligible. Puis la plupart des Soeurs se retirèrent avec la promesse d'être appelées au dernier moment, qui arriva bien plus tôt que nous ne pensions, à 2 heures du matin.

Peu auparavant, notre Soeur si bonne fit un petit signe d'adieu à une Soeur du Voile blanc, privée de l'usage de l'ouïe, et qui se tenait du côté du lit où sa tête était penchée.

[Cette Soeur lui avait été très dévouée, elle était forte et aidait depuis longtemps à la coucher tous les soirs. Or, jamais elle ne quittait sa malade, sans lui avoir fait ce signe de la main, qui ressemblait à un battement d'ailes, puis elle lui montrait du doigt le Ciel, en disant : « Vous n'y allez pas seule ! » Cette parole encourageait toujours Soeur Marie du Sacré‑Coeur, si désireuse de sauver des âmes. Un jour même, elle se disait intérieurement : « Oh ! Que je voudrais bien l'entendre encore une fois ! » Aussitôt, la petite Soeur reprit : « Vous n'allez pas seule au Ciel. »]

Quelques instants après, elle ferma les yeux et commença une assez longue prière, qu'elle articula nettement, mais sans aucun son, ce qui nous empêcha d'en saisir les paroles. Cependant l'infirmière s'étant approchée tout près, crut distinguer ces mots du Pater « Que votre règne arrive !... » Et sa prière se prolongeant encore, nous pensâmes qu'elle récitait aussi l'Ave Maria, suivi même de l'Acte d'Offrande à l'Amour Miséricordieux, qui convenait si bien à cette heure dernière... « Et que mon âme s'élance sans retard dans l'éternel embrassement de votre miséricordieux Amour. »

Quand elle se tut, redressant tout à coup la tête elle ouvrit de grands yeux pleins de lumière et d'assurance, les fixa en haut, puis les dirigea et les arrêta longuement sur la statue de la Vierge du Sourire. Ensuite, elle inclina la tête et expira, avec un visage si paisible et si heureux, que nous en restâmes bien consolées, et sous cette impression nous récitâmes le Subvenite.

Mais la Communauté allait avoir une véritable déception, au réveil, de n'avoir pas été là, comme nous le lui avions promis. Et nous la fîmes appeler quand même, non par le moyen habituel, mais par celui des grands jours de la Béatification, de la Canonisation et d'autres fêtes qui en sont la conséquence : petites sonnettes suspendues à un cercle de fer, surmonté d'une poignée.

« Il nous restera toujours gravé dans la mémoire, ce céleste réveil », dirent nos Soeurs. Elles accoururent toutes, le coeur ému, s'agenouillèrent et contemplèrent avec ravissement le visage rajeuni, si doux et si abandonné, de celle qui venait de quitter la terre.

Après la sonnerie de l'Angelus et des glas, le matin, à 6 heures, Soeur Geneviève de la Sainte Face regardait tristement la statue de notre petite Sainte placée non loin de l'avant‑choeur où l'on venait de sonner lorsqu'elle fut favorisée d'une suave et forte odeur d'encens, très pénétrante, qui la consola.

Plus tard, deux Soeurs sentirent aussi de mystérieux parfums; l'une Mère Sous‑Prieure en priant sur la dalle du tombeau; l'autre la Soeur du Voile blanc dont nous venons de parler en lavant, à la buanderie, le linge de celle qui l'édifia si longtemps par sa patience et son désir de n'aller pas seule au Ciel.

Et nous pensons que notre Sainte, comme don de joyeux avènement, a sans doute obtenu du bon Dieu que, pour un temps, « les roses soient à Marie ! »

Il nous reste à vous confier, ma Révérende Mère, que, pendant l'agonie de Soeur Marie du Sacré‑Coeur, nous lui avions demandé tout bas : « M'avez‑vous écrit, comme chaque année, la petite lettre traditionnelle pour ma fête de Sainte Agnès ? » Elle nous laissa comprendre que c'était fait.

Quelques heures après, seule auprès de notre heureuse Soeur dormant son dernier sommeil, nous ouvrîmes la petite enveloppe, facilement trouvée après sa mort, et nous lûmes, non sans verser de douces larmes, cette dernière lettre, datée par avance, du 21 janvier 1940.

Ma petite Mère chérie,

« Vous m'avez demandé de vous écrire, pour votre fête, un passage de l'Evangile qui a été pour moi une lumière, car je me demandais bien souvent : « Mais que ferons‑nous au Ciel, toute l'éternité ? » Ces paroles de Notre‑Seigneur me sont tout à coup venues à l'esprit : « La vie éternelle consiste à Vous connaître, Vous et Celui que vous avez envoyé. » Ce n'est pas trop de l'éternité pour connaître la bonté infinie du bon Dieu, sa puissance infinie, sa miséricorde infinie, son amour infini pour nous. Voilà nos délices éternelles qui ne connaîtront pas de satiété, notre coeur est fait pour les comprendre et s'en nourrir.

« Souvent, avant de communier, j'aime à dire l'acte de contrition : « Mon Dieu, J'ai un grand regret de vous avoir offensé, parce que vous êtes infiniment bon, infiniment aimable et que le péché vous déplaît... » Ce n'est pas parce que je crains un reproche ou vos châtiments, mais parce que vous êtes infiniment bon, infiniment parfait et, par amour, je dois toujours chercher à vous plaire ; ce doit être mon unique but, mon seul bonheur.              « Ici‑bas, je comprends un peu ce que vous êtes, mais dans la vie éternelle, quand je vous verrai face à face, j'aurai une connaissance plus claire de vous, mon Dieu, qui êtes mon Créateur et mon Père et qui m'avez donné des preuves si grandes de votre amour. Autrefois, ma petite Mère, j'aimais à penser qu'au Ciel, je connaîtrais toutes les merveilles de la nature, toute la beauté des astres et leur immensité. Maintenant, tout cela ne m'intéresse qu'un peu, et je ne désire qu'une chose, c'est de me perdre en Celui qui a fait tant de merveilles ...

« Bonne fête à ma Mère chérie, dont je suis pour toujours l'heureuse soeur et enfant. »

Sr Marie du Sacré Coeur c.d.i.

Lorsque la dépouille mortelle de notre chère Soeur fut exposée au Choeur devant la grille, on ne saurait dire avec quel empressement elle y fut visitée pendant les trois jours qui précédèrent son inhumation, fixée au mardi 23 janvier. Notre si bon Evêque tint à présider lui‑ même les obsèques, et il y parla de Soeur Marie du Sacré‑Coeur et de ses rapports avec sa sainte petite Soeur et Filleule, en termes qui émurent toute l'assistance.

Notre Saint Ordre fut dignement représenté par le R. Père Elisée de la Nativité, Vicaire Provincial de Paris, qui célébra la Messe de Requiem, en l'absence bien regrettée de Notre Très Révérend Père Provincial, Louis de la Trinité, mobilisé à Cherbourg. De nombreux prêtres étaient venus et entrèrent pour les absoutes, précédés du blanc cortège des « Petits Clercs de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. » Tous alors purent apercevoir le préau couvert de neige, comme le 10 janvier 1888.

La première absoute fut donnée par Mgr Germain, Directeur du Pèlerinage, dont notre bien‑aimée Soeur avait obtenu de recevoir une particulière bénédiction, la veille même de sa mort, voulant de plus, nous disait‑elle, lui laisser un mot de confiance et aussi de gratitude pour son dévouement.

Mgr Adam, Vicaire Général, chanta la deuxième absoute et la troisième revint à S. E. Monseigneur Picaud, Evêque de Bayeux et Lisieux.

Aujourd'hui, celle que la. Communauté se plaît à nommer « l'incomparable Soeur et Marraine de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus » repose sous la Châsse de sa glorieuse Filleule, dans un caveau dont l'ouverture se trouve à l'intérieur du Monastère, tout près du Choeur, où nous chantons chaque jour les louanges de Celui que cette âme bénie a aimé, sans cesse, du plus généreux amour. Elle voit maintenant, pour elle et pour les âmes, le prix de sa confiance dans l'épreuve. ELLE SAIT ! ... 

Au terme de ces pages, dont nous vous prions, ma Révérende Mère, d'excuser la longueur, permettez‑nous de vous exprimer notre bien profonde gratitude pour les témoignages spontanés de fraternelle sympathie, que vous avez bien voulu nous donner, dès que la nouvelle du décès de notre bien chère Soeur Marie du Sacré‑Coeur vous fut connue. Son coeur si bon se plaira à vous en remercier pour nous, et elle vous sera très reconnaissante aussi d'ajouter aux suffrages déjà demandés, l'indulgence du Chemin de la Croix, et une invocation à la Vierge du Sourire et à Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus.

Veuillez agréer, MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE, l'expression de notre religieux et fraternel respect.

De Votre Révérence,
L'humble Soeur et Servante en N.‑S.
Sr Agnès de Jésus
c.d.i. 
De notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée‑Conception, sous la protection de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, des Carmélites de Lisieux,
Le 22 Février 1940

P. S. ‑ Nous nous permettons, ma Révérende Mère, de vous transcrire ici avec l'autorisation de Monseigneur notre Evêque, la lettre que Son Excellence a daigné nous écrire après la première lecture de cette circulaire, soumise à son approbation :

Ma Révérende Mère et chère Fille en N.‑S.,
J'ai lu avec le plus vif intérêt les pages que vous avez consacrées à la mémoire de notre si bonne Soeur Marie du Sacré‑Coeur. Sans doute, votre affection fraternelle transparaît dans cette évocation d'une soeur si aimante et si aimée. Mais elle ne nuit pas à la vérité et à l'exactitude de l'histoire. Soeur Marie du Sacré‑Coeur était une âme droite, jaillissante, ennemie de toute complication. Ses boutades et ses saillies n'étaient pas simplement un trait de caractère, souvent elles tendaient à donner le change sur les richesses spirituelles de son âme. Du Ciel, près de sa sainte Filleule, comme elle doit veiller sur « son » Carmel !... Priez‑la aussi quelquefois pour son Évêque, qui avait pour elle un très sincère attachement et la plus haute estime. Je vous bénis très paternellement.
FRANÇOIS‑MARIE,
Évêque de Bayeux et Lisieux.