Carmel

Biographie de Soeur Marie de l'Incarnation

Zéphirine-Joséphine Lecouturier   1828-1911

Rencontres au jardin

Mis à part le cantique A notre Père Saint-Joseph (poésie n° 14), que Thérèse compose à sa demande en 1894, on ne sait presque rien des relations de soeur Marie de l'Incarnation (1 ) avec la sainte. Les deux « rencontres» dont on ait gardé mémoire ont pour cadre le jardin du monastère, et ce n'est pas un hasard, on le verra dans un instant. L'une se situe le 15 juin 1897, l'autre est en quelque sorte posthume.

A la mi-juin, le temps est beau, on fait les foins dans le minuscule « pré » du Carmel. Thérèse prend l'air sous la frondaison des marronniers, dans sa voiture de malade car elle n'a plus la force de marcher. Les mains jointes sur les genoux, elle «soulève le monde» par sa prière silencieuse. Elle a aussi emporté son petit cahier noir où elle note, depuis quelques jours, à partir de Matthieu 5 et Luc 6, ce qu'elle comprend et vit de la charité fraternelle. Elle va prendre la plume, mais tenez! Voilà qu'une faneuse passe près d'elle, la fourche sur l'épaule. « Elle croit me distraire en faisant un peu la causette : foin, canards, poules, visite du doc­teur, tout vient sur le tapis » (Ms C, 1 7 r°). Qui pourrait ainsi causer poules et canards sinon soeur Marie de l'Incarnation, propriétaire de la basse-cour, comme dira soeur Geneviève.

1898-1899.

Thérèse a terminé sa carrière terrestre, des soeurs commencent à recueillir ses photos. Marie de l'Incarnation est du nombre (indice de sympathie, pour le moins), mais elle veut retrouver la petite Soeur dans un cadre qui lui parle. Elle découpe donc sa sil­houette sur un groupe de famille (photo n° 9, Thérèse aux mains jointes) et la colle sur une vue du jardin, avec le cimetière en arrière-plan. Léonie adopte ce montage comme image-souvenir de sa profession reli­gieuse (2 juillet 1900) et Mère Agnès comme hors texte de l'édition de l'Histoire d'une Ame dès 1902. Par la suite, Céline « l'améliore» (?) par des retouches successives. Le sujet fera le tour du monde à des mil­liers d'exemplaires. Il est de ces trouvailles dont on ne prévoit pas la fortune.

Bergère au pays d'Auge

Thérèse en prière au jardin, c'est peut-être la transposi­tion idéalisée de l'attrait dominant de Marie de l'Incar­nation. On n'exagère pas en disant que Joséphine Lecouturier — c'est son nom civil — a passé la moitié de son existence en pleine nature.

Dans la campagne augeronne d'abord. Ses 24 premières années s'inscrivent dans la boucle ver­doyante que bordent la Pâquine et la Marolles, juste à la sortie de Lisieux, en allant vers Paris. On lui chantera à son jubilé d'or (14-1 1-1904) :

« Connaissez-vous le pays d'Auge Avec ses sites enchanteurs, Ses bosquets où fleurit la sauge, Ses coteaux riants et charmeurs? Dans ce gracieux paysage Cette vallée au grand renom Se cache un tout petit village Bien abrité de l'aquilon. »

Ce village a pour nom Firfol. Elle y est née le 12 juillet 1828. Famille modeste, nombreuse, chrétienne. De charpentier, le père, 26 ans, s'est fait maçon. La maman, Marie-Rosalie Homare, de Saint-Pierre-de-Canteloup, est fileuse (ses frères et beau-frère : rubannier, et cerclaire de tonneaux à cidre, bien sûr!). A moins de 22 ans, c'est sa troisième maternité. Entre 1826 et 1844, elle se penche sur onze berceaux (8 filles et 3 garçons) mais aussi sur 5 cercueils : Cons­tant, Félicité, Isidore et Aimée n'atteignent pas 20 jours, une autre Félicité s'envole à 4 ans.

Au gré du travail, la famille se déplace de Firfol à Saint- Hippolyte-de-Canteloup puis à Marolles, villages contigus. Très tôt, Joséphine garde les troupeaux. Pas ques­tion de fréquenter l'école, ou si peu. L'enfant est cependant intelligente, éveillée, très pieuse aussi, sur­tout à l'égard de la Vierge Marie, qu'elle choisit comme « professeur». A cette école, elle apprend à écrire toute seule, comme elle aimera à le raconter plus tard. La vocation religieuse s'éveille précocement dans son coeur. Jeune fille, elle entend parler du Carmel récem­ment fondé à Lisieux. Elle se met sous la conduite spiri­tuelle de l'abbé Sauvage. Il la présente à Mère Gene­viève de Sainte-Thérèse, qui la reçoit comme soeur converse le 10 août 1 852.

Carmélite

La postulante n'est guère préparée aux coutumes monastiques. Un jour où elle est de cuisine, elle entre au réfectoire (où l'on garde le silence) et, plat en main, s'informe à haute voix : « Où qu'elle est ma soeur Philomène? » Sa famille se fait (déjà !) des idées étranges sur la vie du cloître. Une des filles Lecouturier fond en larmes au parloir lorsqu'elle entrevoit, à travers la grille, un objet ovale, en cuivre, suspendu à la ceinture de la jeune carmélite: «Hélas! ma pauv' soeur, t'es donc enkaînée?... » C'est un grand reliquaire qu'elle vient ainsi de prendre pour... un cadenas! Mais «c'est son amour seul qui l'enchaîne — Jésus, son aimable « geôlier» — Dans sa prison la traite en reine — Car il a daigné l'épouser. » (Chant de jubilé). Vêture le 3 août 1 853, profession le 14 novembre 1854 : la bergère est devenue reine, comme le chantera Thérèse en une autre circonstance. Fêtes précédées de deux deuils : le décès de l'abbé Sauvage (30-4-1 853) et, la mort de la maman à 47 ans (1 1-7-1854).

Très vivante, ordonnée, adroite, la nouvelle professe ne regarde pas à sa peine dans les gros travaux qui sont le lot des soeurs converses. Mais, elle commet «par dévouement une très grave imprudence », dit la circu­laire, sans autre précision. Et la voilà, toute jeune encore, atteinte irrémédiablement. « Maladie mor­telle », lit-on encore. Traduisons: phtisie, ou mieux tuberculose, à évolution lente (2). «Trente ans durant elle se vit éprouvée par toutes sortes de maux dont une paralysie des jambes fut le moins cruel. » Mais le fort tempérament prend le dessus. Dispensée du jeûne et de l'abstinence, de la cuisine et de la lessive, elle sera chargée de la basse-cour presque à longueur de vie. Soeur Marie des Anges ne la décrit qu'environnée de volailles (en 1893, CG II, 1 1 77). Au lendemain de son entrée en 1895, Marie de l'Eucharistie parle déjà des canards dont les couin-couin la réveillent à l'aube, et, trois ans plus tard, d'un lapin méchant qui mord ses congénères et sa mère nourricière (17-7-1898; il y a alors 120 bêtes au recensement!). Marie de la Trinité transmet à Mère Agnès les «jérémiades de ma Sr M. de l'Incarnation» après une nuit d'orage : pigeons découplés et en désarroi (18-6-1905, cité dans VT n°85). Mais parle qui voudra, c'est au jardin que son âme contemplative se dilate » : « Quand je vois, surtout au printemps, toute la vie qu'il y a dans la nature, j'ai comme des élans d'amour envers le bon Dieu, je me sens loin de la terre et tout près de Lui. »

Très spirituelle, elle fait le charme des récréations quand on l'amène à parler de sa jeunesse. En bonne normande, elle sait aussi se tirer d'affaire dans les situations communautaires délicates. Au total, une nature riche.

Vers 1902, des photos la montrent déjà comme un cadavre ambulant. On n'en donne que plus d'éclat à son jubilé d'or (1904), dont elle sort rajeunie. Mais quand, le 13 février 1911, l'influenza s'abat sur le monastère avec la même virulence qu'en 1891( au point qu'on doit cesser l'Office au choeur), le pire est à craindre pour l'ancienne de 84 ans. Depuis des années soeur Marie de l'Incarnation implorait la grâce de ne pas rester alitée plus de huit jours. Elle est exaucée au- delà de ses désirs : terrassée le 22, elle succombera le lendemain soir. Elle avait aussi demandé avec instance à être assistée de sa Mère Prieure : consolation qui lui est refusée car Mère Agnès compte parmi les plus atteintes. La mourante s'en remet à Dieu avec grand abandon. Elle reçoit le viatique le matin du jeudi 23 février et s'endort doucement « dans la paix du Sei­gneur, vers 4 heures de l'après-midi » avant même qu'on ait eu le temps de rassembler les quelques soeurs encore valides.

«Après l'exil de cette vie, Nous en avons le doux espoir, Avec notre Mère chérie, Saint Joseph, nous irons vous voir. » (Poésie 14)

Sr Cécile ocd