Marie-Louise Castel 1875-1944 Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur qui, le 16 Janvier dernier, au temps consacré à sa sainte Enfance, a voulu convier aux joies éternelles, nous en avons l'intime confiance, notre bien chère SOEUR LOUISE‑JOSÉPHINE, MARIE DE LA TRINITÉ ET DE LA SAINTE FACE, Professe de notre Communauté, qui avait eu la grâce d'être l'une des novices de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Elle était âgé de 69 ans et demi, et avait passé en religion près de 52 ans : soit 2 ans et 2 mois au second Monastère de Paris, avenue de Messine, et presque 50 ans dans le nôtre. A part Soeur Geneviève de la Sainte Face et nous‑même, elle était la dernière ayant connu notre Petite Sainte, aussi son départ creuse‑t‑il un vide très grand parmi nous. Notre chère Soeur était la treizième d'une famille de dix‑neuf enfants, dont neuf s'envolèrent au Ciel en bas âge. Son père était instituteur de l'Etat, d'une foi à toute épreuve et qui ne manquait pas de présider, en classe, chaque matin, la prière de ses jeunes élèves. Il brisa sa carrière, ne pouvant admettre la laïcisation de l'école, se privant ainsi partiellement des bénéfices de sa retraite. Sa droiture et sa bonté furent plus d'une fois victimes de la malignité humaine, sans que jamais fussent ébranlés sa charité et son zèle pour toute oeuvre de bien. La piété de son épouse répondait pleinement à la sienne et ces parents très chrétiens surent faire généreusement la part du bon Dieu dans leur belle postérité. Leur second fils avait embrassé la vie monastique à l'Abbaye des Prémontrés de Mondaye (Calvados), quand les persécutions religieuses de 1880 l'obligèrent à quitter le Monastère pour la caserne. Miné par le chagrin, il mourut deux ans après, âgé seulement de 25 ans. Un autre fils exerça longtemps de hautes fonctions chez les Frères des Écoles chrétiennes, mais regrettant toujours les privilèges du sacerdoce, il entreprit tardivement ses études de latin et eut la joie de monter à l'autel les vingt‑cinq dernières années de sa vie. L'une des filles aînées fut religieuse de la Providence, à Lisieux, et la benjamine est Visitandine au cher Monastère de Caen. Notre Carmélite était née, le 12 Août 1874, à Saint‑Pierre‑sur‑Dives (Calvados), et fut baptisée le lendemain. Deux jours après, on l'emmenait chez l'une de ses tantes, à Saint‑Martin‑de‑la‑Lieue, tout près de Lisieux, où elle resta jusqu'à ses quatre ans. Rentrée parmi les siens, elle s'imprégna vite des exemples de solides vertus qui régnaient à ce foyer et avouait, plus tard, avoir toujours désiré être religieuse. Peu avant ses 11 ans, le 21 Mai 1885, elle fit sa première Communion, à Saint‑Lambert de Vaugirard, à Paris, tandis que ce même jour, Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus renouvelait solennellement la sienne, à l'Abbaye des Bénédictines de Lisieux. Mais d'autres points d'attaches allaient bientôt réunir ces deux âmes. Marie‑Louise fut, pendant quatre années, l'élève des Filles de la Croix, rue de l'Abbé‑Groult, et l'une de ses Maîtresses, en particulier, lui garda toute sa vie la plus profonde affection. De la Maison‑Mère de cette pieuse Congrégation, nous est parvenue récemment l'assurance que notre deuil y était vivement partagé. Un fait assez extraordinaire de l'adolescence de notre enfant mérite d'être rapporté, car il semble marquer son existence d'une empreinte que l'on pourrait appeler prophétique. Voici comment elle‑même nous en a laissé le récit : « Nous avions dans ma famille, une grande dévotion à la Sainte Face. Papa lui entretenait une lampe qui brûlait jour et nuit et, malgré ses lourdes charges, il ne voulait y employer que de l'huile d'olive de première qualité. C'est devant cette sainte Effigie que nous nous réunissions pour les prières du matin et du soir, et les longues litanies de la Sainte Face étaient récitées tous les jours. « Un soir, en nettoyant la lampe, elle se brisa ; il était trop tard pour aller en acheter une autre et mon père était peiné à la pensée qu'elle ne brûlerait pas cette nuit‑là... « Or, Maman m'avait fait cadeau d'un joli verre diamanté, aperçu dans un bazar et qui excitait mon envie. J'étais fière de m'en servir à table à la place de mon ancien gobelet ; mais voyant le chagrin de Papa, je lui dis spontanément : « Eh bien ! prends mon beau verre, je le donne à la Sainte Face pour lui servir de veilleuse. » Ce qui fut accepté. Quelques mois après, à son réveil, mon père se rendant à notre oratoire de la Sainte Face, vit la lampe éteinte et le verre tout noir. Il eut beaucoup de mal à le nettoyer et, à sa grande surprise, il ne put enlever la forme d'un triangle brun qui resta incrusté dans le verre. Tout ému, il vint nous réveiller en disant : « Venez voir la merveille ! Le bon Dieu, en récompense sans doute de cette lampe que nous entretenons jour et nuit devant son image, l'a marquée de son Nom, puisque le triangle représente la Sainte Trinité. « Oh ! C'est pour moi, m'écriai‑je, que le bon Dieu a fait cela, puisque c'est sur mon verre ! » « Et j'entendis Papa dire à mi‑voix à Maman « C'est pourtant vrai, Marie‑Louise a raison, ce doit être un signe pour elle. Tu verras que le bon Dieu fera quelque chose de notre fille. » « J'avais alors 13 ans. Cependant, un jour où j'étais seule à la maison, je me pris à douter, me disant que Papa avait dû moins bien frotter cette place du triangle et, pour en avoir le coeur net, je vidai la lampe et nettoyai le verre à fond avec du sable. Ce fut en vain. Le triangle était poli et incrusté dans le verre et j'en éprouvai comme un sentiment surnaturel. Ce verre demeura ainsi gravé, bien des mois, puis un beau matin, on le trouva brisé : la flamme trop forte de la veilleuse l'avait fait éclater. » Avant de contrôler le sens de cette annonce mystérieuse, il nous faut encore, ma Révérende Mère, emprunter à la plume de notre chère Fille, l'histoire assez originale de sa vocation au Carmel, histoire qui découvre en même temps le caractère quelque peu naïf de l'héroïne. « Deux ans environ après ma première. Communion, écrit‑elle, je vis dans le Livre de Piété de la Jeune Fille une prière pour demander à Dieu de connaître sa vocation. Ce me fut une révélation, et je fis cette prière pendant neuf jours, désirant savoir l'Ordre religieux où j'étais appelée. Je fus pleinement exaucée au terme de cette neuvaine. C'était un samedi soir, à 5 heures moins 1/4, ( heure du chant du Salve Regina au Carmel) je me trouvais dans notre petit oratoire de la Sainte Face et je faisais mon examen de conscience, car je devais aller me confesser pour communier le lendemain. En m'excitant à la contrition, je regardais la Sainte Face ; alors, je compris l'amour dont Jésus m'avait aimée, mon coeur s'enflamma d'un désir intense de l'aimer à mon tour jusqu'à en mourir, et pensant aux religieuses qui ont le bonheur de s'immoler pour Lui, je soupirai tout haut : « Ah ! Qu'elles doivent être heureuses les Carmélites ! » Une immense joie m'envahit... le bon Dieu venait de me dévoiler ma vocation et j'aurais voulu répondre immédiatement à son appel. Hélas ! Je n'avais que 12 ans! « Une ardeur inouïe s'était éveillée en moi, et fit de mon attente forcée un véritable martyre. je renonce à le détailler, il attaqua même ma santé. ! Néanmoins, vers 14 ans, je compris pourquoi, dans sa miséricorde, le bon Dieu permit ce désir exagéré ; il devait faire contre‑poids à l'intense besoin que je ressentis alors d'aimer et d'être aimée des créatures ; il me sauva du péril où j'aurais certainement sombré. Plus tard, ma chère petite Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, devenue ma confidente et ma Maîtresse, l'avait bien deviné, quand elle composa pour moi ces vers :« Lorsqu'en mon jeune coeur s'alluma cette flamme« Qui se nomme l'amour... tu vins la réclamer.« Et toi seul, ô Jésus, pus contenter mon âme,« Car jusqu'à l'infini, j'avais besoin d'aimer. « Comme un petit agneau, loin de la bergerie,« Gaîment, je folâtrais, ignorant le danger ; ‑« Mais, ô Reine des Cieux, ma Bergère chérie,« Ton invisible main savait me protéger!« Ainsi, tout en jouant au bord des précipices,« Déjà tu me montrais le sommet du Carmel,« je comprenais alors les austères délices« Qu'il me faudrait aimer pour m'envoler au Ciel ! » Ignorante, en effet du danger, Marie‑Louise, malgré ses aspirations vers le cloître menait, dans la Capitale, une existence très libre. Souvent, à l'insu de ses parents, elle courait les magasins, les attractions et les foires.. Combien elle nous divertissait parfois, en nous racontant ses escapades : par exemple, le zèle innocent qui lui faisait viser, « par dévotion », au jeu de massacre, les silhouettes de prêtres ou de religieuses ! Ne nous disait‑elle pas encore que, le jour de son entrée dans notre Monastère, passant sur la place où se tenait alors la foire, elle avait fait cette demande à son père « 0h papa, avant d'entrer au Carmel, laisse‑moi faire un dernier tour de chevaux de bois. » « Entre temps, continue notre Soeur, faisant mes études au cher pensionnat de Sainte‑Geneviève d'Asnières, tenu par les Soeurs de Saint‑François‑Régis, [Plus tard une de ses nièces entra dans cette fervente Congrégation et y reçut le nom de Sr Thérèse de l'E-Jésus] Mr l'Aumônier m'avait permis de faire le voeu temporaire de virginité, ainsi qu'à l'une de mes compagnes qui voulait, elle aussi, se faire Carmélite. Le jour de la première Communion des enfants, en Mai 1890, pendant la récréation de midi, mon amie et moi, trompant la surveillance des maîtresses, nous courûmes à la Chapelle ; elle était magnifiquement décorée, mais seule, à ce moment, la petite lampe du sanctuaire brillait ; devant l' autel, le grand livre des Saints Évangiles était ouvert pour la cérémonie de la rénovation des promesses du Baptême; tout nous paraissait avoir un cachet mystérieux, Jésus semblait lui‑même nous attendre pour recevoir l'offrande de nos coeurs. Nous étions seules. Alors, chacune à notre tour, la main posée sur l'Évangile, nous jurâmes de n' appartenir qu'à Jésus et de nous consacrer à son service jusqu'à la mort ; puis, nous allâmes baiser le milieu de l'autel. Après cet acte solennel, nous rejoignîmes nos compagnes à la récréation. « La Confirmation devait être donnée par Mgr Gay ; je me réjouissais de le voir, parce que je le savais Supérieur de plusieurs Carmels, mais je me sentis poussée à promettre au bon Dieu de faire le sacrifice de ne pas du tout le regarder, afin d'obtenir d'entrer au Carmel au mois d'Août suivant. Je tins ma promesse et voilà qu'à ma première confession qui suivit, M. l'Aumônier me dit qu'il avait parlé de moi à la Mère Prieure du Carmel de l'avenue de Messine, à Paris, qu'elle me recevrait au mois d'Août pour faire une retraite de huit jours à l'extérieur et, qu‘en attendant, il me fallait lui écrire, pour lui exposer les motifs de ma vocation. C'était trop de bonheur, je ne savais comment remercier le bon Dieu ! « Cependant, je fus bien embarrassée pour écrire cette lettre qui m'était demandée... Heureusement, je me souvins avoir lu dans le cahier de mon amie (elle avait trois ans de plus que moi) douze raisons pour lesquelles elle voulait entrer au Carmel : Puisqu'elle a la même vocation, me disais‑je, je dois penser comme elle et, sur ces douze raisons, la Mère Prieure en trouvera peut‑être une valable pour m'accepter ? Je commençai donc ainsi ma lettre : « Vous me demandez, ma Révérende Mère, les raisons qui me font désirer le Carmel ? A vrai dire, je ne sais qu'une chose : le bon Dieu m'appelle et je viens. Il a souffert jusqu'à mourir par amour pour moi, moi aussi, je veux souffrir par amour pour Lui. Mais voici douze raisons pour lesquelles je désire quitter le monde.. Et je me mis en devoir de les copier dans le cahier de mon amie. ; l'une d'elles était : l'instabilité du coeur humain ! « Aux vacances suivantes de la Pentecôte, j'allai pour la première fois, faire une visite à la Mère Prieure de l'avenue de Messine. Elle m'ouvrit la grille et, en la voyant, je crus à l'apparition d'un ange, il me semblait être loin de la terre. Elle me parla de ma fameuse lettre, me disant que c'était son début seulement qui lui avait donné l'assurance de ma vocation, que toutes les autres raisons ne l'avaient point touchée :« Ma pauvre enfant, à votre âge, que pouvez‑vous connaître de l'instabilité du coeur humain ? et toutes les autres raisons qui suivent ! » Je rougis un peu et ne trahis pas mon secret. Dans le fond, je me réjouissais de ce que ce n'étaient pas les pensées d'une autre qui me faisaient accepter. « Au mois d'Août, après la distribution des prix, j'allais avoir bientôt 16 ans, je me rendis au Carmel pour faire ma retraite, à l'issue de laquelle je comptais bien entrer pour toujours. Mais la Révérende Mère jugea prudent de retarder mon admission de 8 mois, afin que je me fortifie davantage. Le bon Dieu seul peut savoir ce que je souffris de cet ajournement. Ce fut pendant cette retraite que je vis le R. Père Blinot, S. J., confesseur extraordinaire de ce Carmel de Paris. Il me parla avec éloge de Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, du Carmel de Lisieux, où il venait de prêcher les saints Exercices et il me raconta comment elle avait été jusqu'au Saint‑Père pour obtenir d'entrer au Carmel à 15 ans. je lui dis que je me sentais le courage d'aller à pied à Rome, s'il le fallait, pour avoir la même faveur. « Enfin, le 30 Avril 1891, je franchis la porte de clôture et je reçus le nom de Soeur Agnès de Jésus. J'étais au comble de mes voeux. Néanmoins, j'entrai avec une illusion, mais elle tomba vite. Je croyais que j'aurais senti l'ardeur de mon amour pour le bon Dieu, comme j'avais éprouvé celui de la créature et qu'alors je n'aurais pas de délices plus grandes que de souffrir pour Lui. Et voilà qu'au contraire, les moindres pénitences me coûtaient extrêmement, et il me fallait faire appel à toute l'énergie de ma volonté pour tenir. « Il m'était venu, depuis un certain temps, le désir bien vif de connaître et d'avoir pour amie une Carmélite qui serait un jour canonisée, et j'en demandai la grâce au bon Dieu. Je dis même, une fois, à ma Maîtresse du noviciat, qui me témoignait pourtant beaucoup d'affection, qu'il me semblait que je ferais plus de progrès dans l'amour divin, si j'étais guidée par une compagne un peu plus âgée que moi, ayant les mêmes attraits, et qui serait non seulement ma Maîtresse, mais comme une confidente intime. Ainsi, le bon Dieu me faisait désirer exactement ce qu'il voulait me donner plus tard en Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. « Un an après mon entrée, le 12 Mai 1892, j'eus le bonheur de revêtir le Saint Habit. Jusque‑là, ma santé avait été très bonne, je me sentais dans mon élément, et j'espérais bien arriver à la Profession sans difficultés. Mais voici que pendant ma retraite de vêture commencèrent ces peines d'âme qui durèrent jusqu'à ma sortie de ce Carmel. Chose curieuse, mon imagination me représentait sans cesse mon départ de ce cher Monastère, mon exil dans le monde, et enfin ma rentrée dans un autre Carmel ; j'en souffrais énormément, car j'étais très attachée à mon premier berceau religieux. Ma Maîtresse, pour laquelle je n'avais rien de caché, essayait de me consoler en me disant que rien de semblable n'arriverait. Cette lutte étrange me fit tomber malade et la faiblesse devint telle qu'elle inspira des inquiétudes. Le médecin consulté répondit : « Si vous voulez la voir mourir, vous n'avez qu'à la garder ! » Pour s'assurer de la volonté du bon Dieu, la Mère Prieure nous fit commencer une neuvaine fervente à la Sainte Face, puisque c'était devant cette image que j‘avais eu ma vocation. Au cours de cette neuvaine, mon père vint me voir. Notre Révérende Mère me précéda au parloir et lui exposa la situation. Papa ne trouva rien de mieux que de proposer de m'emmener à Trouville, où il allait rejoindre ma famille, et l'on vit dans cette solution la réponse du Ciel. Notre Mère m'en fit part bien tristement, en me promettant de me reprendre dès que je serais rétablie. Je ne puis dépeindre ma souffrance ; en perdant le Carmel, tout sombrait pour moi, c'était la nuit angoissante, j'étais anéantie... Ce fut le 8 juillet 1893 que je quittai ma bien‑aimée Communauté, après avoir passé près d'elle deux ans et deux mois. «Ah! Qu'il fut pénible mon exil de onze mois dans le monde ! J'y vivais en étrangère, mon coeur était comme rivé au Carmel, sa privation m'était un supplice. « Quinze jours après mon arrivée à Trouville, je voulus faire une visite au Carmel de Lisieux, pour y chercher un peu de réconfort. Notre Révérende Mère Agnès de Jésus vint au parloir, accompagnée de Mère Marie de Gonzague ; elles avaient entendu parler de moi par le Carmel de Paris avec lequel elles étaient en relations étroites. Dès cette entrevue, j'eus comme le pressentiment que ce Carmel était peut‑être celui que le bon Dieu me destinait, mais je repoussais cette impression, comptant toujours rentrer dans ma première famille religieuse. « De retour à Paris, j'appris que le Supérieur du Carmel de l'avenue de Messine s'opposait à ma rentrée avant mes 21 ans, pour laisser à ma santé le temps de s'affermir. Cette nouvelle inattendue m'atterra ! Pleine de compassion, la bonne Mère Prieure me proposa de solliciter mon admission au Carmel de Lisieux parce que, pensait‑elle, l'air natal me serait plus propice. Le désir de rester moins longtemps dans le monde me fit accepter. Les démarches réussirent, mais j'eus de grosses difficultés à vaincre du côté du Supérieur de Lisieux. Au moment où j'étais le plus découragée, je vis dans le calendrier que le 16 juin était la fête de Notre‑Dame du Perpétuel‑Secours, que j'aimais beaucoup depuis ma petite enfance. Je ranimai ma confiance et suppliai la Sainte Vierge d'opérer le miracle de mon entrée au Carmel ce jour‑là. Je fus exaucée et, à cette date précise, en l'année 1894, s'ouvrit pour moi ce Carmel béni où le bon Dieu avait réservé ma place pour toujours. « Je reçus d'abord, le nom de Soeur Marie Agnès de la Sainte Face et j'eus pour Ange Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Notre Mère Agnès de Jésus, dont je me trouvais être la première enfant, me donna toute liberté pour recourir à mon Ange dans toutes mes difficultés, m'assurant que ce serait un bien pour mon âme d'en user largement. Je ne tardai pas à apprécier le trésor qui m'était donné et à découvrir en Soeur Thérèse la sainte compagne et amie dont je rêvais depuis si longtemps. « De son côté, cette chère petite Soeur me raconta comment elle‑même, après avoir su mon entrée au Carmel de Paris, avait désiré me connaître et m'avoir près d'elle. Nous fûmes bien émues toutes deux de voir que le bon Dieu nous avait ainsi rapprochées. « Six mois après, je repris les saintes livrées du Carmel, sans cérémonie extérieure, le 18 Décembre, fête de l'Expectation de la Très Sainte Vierge. » Les débuts de notre chère Soeur furent assez pénibles : sa santé délicate ne laissait pas d'inspirer à la Communauté des appréhensions fondées ; puis, ses anciennes habitudes d'indépendance rendaient sa formation plus laborieuse. Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, dans une lettre à sa soeur Céline, y fait allusion, lorsqu'après avoir aimablement comparé son rôle à celui d'un petit chien de chasse courant toute la journée après ses petits lapins, elle ajoute :« Je ris, mais au fond, je pense bien sincèrement qu'un de ces petits lapins ‑ celui que tu connais ‑ vaut mieux cent fois que le petit chien : il a couru bien des dangers... je t'avoue qu'à sa place, il y a longtemps que je me serais perdue pour toujours dans la vaste forêt du monde. » Un jour que notre jeune Soeur avait été fort réprimandée, elle vint, toute découragée, trouver sa Maîtresse et lui dit tristement : « Je n'ai plus vocation ! » Mais la Sainte, trop clairvoyante pour s'impressionner d'une boutade, se mit à rire. Depuis, si quelque chose n'allait pas, prévoyant le même soupir, elle le prévenait, disant : « Alors, vous n'avez plus vocation aujourd'hui, n'est‑ce pas ? » Et le combat se dissipait. Toutefois, au cours de cette première année de noviciat, les difficultés s'amoncelèrent à un tel point que tout semblait désespéré. Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus demanda alors à sa compagne :« Avez‑vous confiance de réussir quand même ? « ‑ Oui, répondit celle‑ci, je suis si convaincue que le bon Dieu me fera cette grâce, que rien ne peut m'en faire douter. « ‑ Gardez bien votre confiance, reprit résolument la Maîtresse, il est impossible que le bon Dieu n'y réponde pas, car il mesure toujours ses dons à notre confiance. Cependant, je vous avoue que si je vous avais vue faiblir dans votre espérance, j'aurais douté moi‑même, tellement tout espoir est perdu du côté humain. » Le Ciel daigna récompenser la confiance aveugle de ces deux âmes de foi et c'est alors que l'histoire ancienne de la veilleuse de la Sainte Face prit toute sa signification. Le jour de la fête du Saint Suaire, en 1896, le nom de Soeur Marie Agnès fut changé en celui de Soeur Marie de la Trinité et de la Sainte Face, sans que personne songeât alors au fait précité. Enfin, l'époque arriva de présenter la chère novice au Chapitre pour la Profession. Elle gardait une joyeuse espérance, mais l'enfer tenta un dernier assaut contre cette vocation éprouvée. Le soir, pendant Complies, rapporte notre Soeur, je fus prise de tentations violentes, je me disais : « Voilà cinq ans de noviciat que j'ai faits dans deux Carmels pour arriver à faire Profession ; le bon Dieu ne m'a‑t‑il pas montré clairement que je n'étais pas dans ma voie, puisque je suis sortie d'un Carmel pour cause de santé, et je m'entête à vouloir être Carmélite, malgré toutes les difficultés qui m'ont poursuivie jusqu'ici. C'est décidé, après Complies, je vais aller dire à Notre Mère que je ne veux pas rester. Après tout, je suis bien naïve de m'astreindre à embrasser une vie austère qui n'est pas ma voie. » « A ce moment, ‑ au Capitule des Complies ‑ je vis subitement en esprit le merveilleux triangle gravé sur mon verre d'autrefois et une voix intérieure me disait : « Comment peux‑tu douter que tu ne sois là où je te veux, puisqu'on t'y a donné le nom choisi par moi ? » Et aussitôt, la paix et l'action de grâces succédèrent à mes angoisses. « Je racontai tout à notre chère petite Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Elle en fut très émue et me dit :« Ce verre, devenu d' abord tout noir, est l'image de votre âme durant la nuit de vos longues épreuves ; on ne pouvait distinguer les desseins de Dieu sur vous. Peu à peu, tout s'éclaircit, redevint limpide, et l'on s'aperçut que la Sainte Trinité vous avait à jamais marquée de son sceau divin. Votre fin ressemblera aussi à celle de ce même verre qui se brisa sous l'ardeur d'une trop forte flamme : la flamme ardente du divin Amour brisera votre enveloppe mortelle. Ah ! passez votre vie dans la reconnaissance, car vous êtes particulièrement aimée du bon Dieu! » Le 30 Avril 1896, cinq ans, jour pour jour, après sa première entrée au Carmel de Paris, Soeur Marie de la Trinité eut enfin le bonheur de prononcer ses saints Voeux. « Cette journée, note‑t‑elle encore, dans ses souvenirs intimes, fut plus du Ciel que de la terre... Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus semblait aussi heureuse que moi. » « Je me fais l'effet de Jeanne d'Arc assistant au sacre de Charles VII » me dit‑elle. Pour moi j'étais bien convaincue que je lui devais cette grâce inestimable. En souvenir de ce jour, la Sainte peignit une image de la Sainte Face qu'elle donna à l'heureuse professe, ainsi que trois poésies pour chanter son bonheur. Deux sont imprimées dans l'Histoire d' une Ame : « Glose sur le divin» et J'ai soif d'Amour.» Le soir, elle couvrit son lit de myosotis, en y déposant ce billet : « Ma petite Soeur, je voudrais avoir des fleurs immortelles à vous offrir, mais ce n'est qu'au Ciel que les fleurs ne se flétriront jamais... Ces myosotis vous diront du moins que, dans le coeur de votre petite soeur, restera toujours gravé le souvenir du moment où Jésus vous a donné le Baiser de l'Union, qui doit se terminer, ou plutôt, s'accomplir aux Cieux. » Nous savons répondre à votre désir, ma Révérende Mère, en nous étendant davantage sur les rapports de Soeur Marie de la Trinité avec notre chère Petite Sainte. Les Conseils et Souvenirs publiés dans l'Histoire d'une Ame en contiennent maints témoignages. Qu'il nous suffise de préciser, dans cette Circulaire, que notre bien‑aimée Fille était la novice « joueuse de quilles au Carmel » et encore celle de la « coquille ». Nous citerons tout au long ce qu'elle‑même a rapporté de ces deux traits, les plus typiques : « Comme j'étais très jeune de caractère, l'Enfant Jésus m'inspira, pour m'aider à pratiquer la vertu, de m'amuser avec lui. Je choisis le jeu de quilles. je me les représentais de toutes grandeurs et de toutes couleurs, afin de personnifier les âmes que je voulais atteindre. La boule du jeu, c'était mon amour. Au mois de décembre 1896, les novices reçurent, au profit des missions, différents bibelots pour un arbre de Noël. Et voilà que, par hasard, il se trouva au fond de la boîte enchantée un objet bien rare au Carmel : une toupie. Mes compagnes dirent « Que c'est laid ! A quoi cela peut‑il servir ? » Moi qui connaissais bien le jeu, j'attrapai la toupie en m'écriant : « Mais c'est très amusant ! ça pourrait marcher une journée entière sans s'arrêter, moyennant de bons coups de fouet ! » Et là‑dessus je me mis en devoir de leur donner une représentation qui les jeta dans l'étonnement. « Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus m'observait sans rien dire, et, le jour de Noël, après la Messe de Minuit, je trouvai dans notre cellule la fameuse toupie avec cette lettre dont l'enveloppe portait comme adresse A ma petite épouse chérie, JOUEUSE DE QUILLES sur la Montagne du Carmel. Nuit de Noël 1896. « MA PETITE ÉPOUSE CHÉRIE, Ah ! Que je suis content de toi ! Toute l'année tu m'as beaucoup amusé en jouant aux quilles, j'ai eu tant de plaisir que la cour des anges en était surprise et charmée. Plusieurs petits chérubins m'ont demandé pourquoi je ne les avais pas faits enfants ; d'autres ont voulu savoir si la mélodie de leurs instruments ne m'était pas plus agréable que ton rire joyeux, lorsque tu fais tomber une quille avec la boule de ton amour. J"ai répondu à tous qu'ils ne devaient pas se chagriner de n'être point enfants, puisqu'un jour ils pourraient jouer avec toi dans les prairies du ciel ; je leur ai dit que, certainement, ton sourire m'était plus doux que leurs mélodies, parce « que tu ne pouvais jouer et sourire qu'en souffrant et en t'oubliant toi‑même. » « Ma petite épouse bien‑aimée, j'ai quelque chose à te demander à mon tour. « Vas‑tu me refuser ?... Oh ! non, tu m'aimes trop pour cela. Eh bien, je voudrais changer de jeu : les quilles, ça m'amuse bien, mais je voudrais maintenant jouer à la toupie ; et, si tu veux, c'est toi qui seras ma toupie. je t'en donne une pour modèle ; tu vois qu'elle n'a pas de charmes extérieurs, quiconque ne sait pas s'en servir la repoussera du pied ; mais un enfant qui l'aperçoit sautera de joie et dira : Ah ! que c'est amusant ! ça peut marcher toute la journée sans s'arrêter !... « Moi, le petit Jésus, je t'aime, bien que tu sois sans charmes, et je te supplie de toujours marcher pour m'amuser. Mais, pour faire tourner la toupie, il faut des coups de fouet ! Eh bien, laisse tes Soeurs te rendre ce service, et sois reconnaissante envers celles qui seront les plus assidues à accélérer ta marche... Lorsque je me serai bien amusé avec toi, je t'emmènerai là‑haut, et nous pourrons jouer sans souffrir. » Ton petit f rère, JESUS. » « Je pleurais souvent, et pour des riens, ce qui causait à ma chère Maîtresse une peine très grande. Un jour, il lui vint une idée lumineuse : prenant sur sa table de peinture une coquille de moule, et me tenant les mains pour m'obliger à ne pas m'essuyer les yeux, elle se mit à recueillir mes larmes dans cette coquille. Au lieu de continuer à pleurer, je ne pus alors m'empêcher de rire : « Allez, me dit-elle, désormais je vous permets de pleurer tant que vous voudrez, pourvu que ce soit dans la coquille. » Or, huit jours avant sa mort, j'avais pleuré toute une soirée en pensant à son prochain départ. Elle s'en aperçut et me dit :« Vous avez pleuré. ‑ EST‑CE DANS LA COQUILLE ? » « je ne pouvais mentir... et mon aveu l'attrista. Elle reprit :« Je vais mourir, et je ne serai pas tranquille sur votre compte, si vous ne me promettez de suivre fidèlement ma recommandation. J'y attache une importance capitale pour votre âme. » « Je donnai ma parole, demandant toutefois, comme une grâce, la permission de pleurer librement sa mort. -« Pourquoi pleurer ma mort ? Voilà des larmes bien inutiles. Vous pleurerez mon bonheur ! Enfin, j'ai pitié de votre faiblesse et je vous permets de pleurer les premiers jours. Mais, après cela, il faudra reprendre la coquille. » « Je dois dire que j'ai été fidèle, bien qu'il m'en ait coûté des efforts héroïques. Quand je voulais pleurer, je m'armais avec courage de l'impitoyable instrument, mais le soin que je devais prendre à courir d'un oeil à l'autre distrayait ma pensée du sujet de ma peine, et cet ingénieux moyen ne tarda pas à me guérir entièrement de ma trop grande sensibilité. » Ce ne fut pas sans émotion, nous l'avouons, ma Révérende Mère, qu'au lendemain de la mort de notre Soeur, ouvrant son écritoire, nous aperçûmes, au premièr plan, l'historique coquille des larmes et la légendaire toupie. Avec une charmante simplicité, pour mieux mettre en relief la surnaturelle prudence et la sublime vertu de son angélique Maîtresse, notre regrettée Soeur livra ainsi au public ou déposa aux Procès pour la Béatification, quantité de traits la concernant. Et nous ne saurions oublier l'impression que produisit sur le Tribunal ecclésiastique, la longue et intéressante Déposition de Soeur Marie de la Trinité. C'est à elle que notre Sainte conseillait d'imiter le petit enfant qui ne sait pas encore marcher, mais qui doit, sans cesse « lever son petit pied, pour gravir l'escalier de la perfection ». Que de fois, jusqu'à la fin de sa vie, notre chère Soeur se comparait à ce petit, dans l'impuissance d'atteindre par lui‑même son but, mais attendant avec confiance d'être enlevé au ciel dans les bras du bon Dieu. A sa novice trop sensible, Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus apprenait à ne pas pleurer, même devant le bon Dieu, à se hâter au travail pénible de la buanderie, afin de gagner la vie de ses enfants : les âmes à sauver ! à ne pas craindre un Dieu qui ignore le calcul et veut bien être aveugle vis‑à‑vis de nos misères, ou bien à se présenter devant le Souverain juge les mains vides. Que de célestes leçons nous pourrions citer encore ! Soeur Marie de la Trinité rapporte humblement qu'elle se laissait aller à quelque attache vis‑à‑vis de sa Mère Prieure, et aussitôt, la Maîtresse, pleine de sagesse, de lui démontrer que ce n'était pas sa Supérieure qu'elle aimait, mais elle‑même. « Oh ! Que la vie est triste ! s'écriait la novice, dans un moment de découragement. « La vie n'est pas triste ! elle est au contraire très gaie, reprenait Thérèse, si vous disiez : « l'exil est triste », je vous comprendrais. On fait erreur en donnant le nom de vie à ce qui doit finir. » Elle stimulait aussi l'ardeur de sa compagne, qui se sentait privée d'élan pour le bien : Vous vous plaignez de ce qui devrait causer votre plus grand bonheur. Où serait votre mérite s'il fallait que vous combattiez seulement quand vous vous sentez du courage ? ...Si vous vous trouvez trop lâche pour ramasser un bout de fil, et que néanmoins vous le fassiez pour l'amour de Jésus, vous aurez plus de mérite que si vous accomplissiez une action beaucoup plus considérable dans un moment de ferveur. » La disciple recevait docilement ces ingénieuses directives et, toute sa vie, loua le Sei gneur d'avoir été initiée ainsi aux merveilleux secrets de la voie d'enfance spirituelle. La judicieuse Maîtresse savait encore lui découvrir où puiser la force pour soutenir la lutte. A la suite d'une infidélité qu'elle regrettait amèrement, Soeur Marie de la Trinité avait résolu de se priver de sa Communion du lendemain. La Sainte, déjà malade, lui écrivit ce billet :« Petite Fleur chérie de Jésus, cela suffit bien que, par l'humiliation de votre âme, VOS RACINES MANGENT DE LA TERRE... Il faut entr'ouvrir, ou plutôt élever bien haut votre corolle, afin que le Pain des Anges vienne, comme une rosée divine, vous fortifier, et vous donner tout ce qui vous manque. » Sur la piété eucharistique de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, nous lisons au Summarium cet autre témoignage de sa novice : « Pendant qu'elle était sacristine, j'ai été témoin de l'esprit de foi avec lequel elle remplissait son office. Elle me parlait de son bonheur d'avoir, comme les prêtres, le privilège de toucher les Vases sacrés ; elle les baisait respectueusement ; mais son bonheur fut à son comble le jour où, après avoir retiré la petite plaque dorée de la Table de Communion, elle y vit une parcelle assez notable de la sainte Hostie. Je la rencontrai sous le cloître, portant son précieux trésor, qu'elle abritait soigneusement avec son scapulaire :« Suivez‑moi, me dit‑elle à voix basse, je porte Jésus. » A la sacristie, elle déposa avec honneur la plaque sur une table, me fit mettre à genoux près d'elle, jusqu'à ce que le prêtre qu'elle avait fait aussitôt prévenir fût arrivé. » C'est à elle encore que Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, sur sa demande, révélait comment elle se préparait à la sainte Communion, appelant la Sainte Vierge à son aide ; à elle aussi qu'elle exprimait son désir de se faire magnétiser par Notre‑Seigneur. Mais tout ceci, ma Révérende Mère, vous est déjà bien connu, aussi relèverons- nous dans la Déposition de Soeur Marie de la Trinité et dans quelques pages de ses souvenirs, des traits inédits : Outre leur commune dévotion à la Sainte Face ‑ le cantique en son honneur fut composé par notre Sainte pour Soeur Marie de la Trinité ‑ leurs deux âmes trouvaient un lien surnaturel dans un culte fervent pour notre Père Saint Jean de la Croix. Nous laissons parler sur ce sujet notre chère Soeur : « Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus avait une dévotion très particulière pour notre Père Saint Jean de la Croix, dévotion pleine de reconnaissance pour le bien, le réconfort puisé dans ses écrits. Elle aimait à m'en parler et me citait, de mémoire, les passages qui l'avaient le plus frappée : « C'est le saint de l'Amour par excellence », me disait‑elle. Je l'entends encore me répéter, avec un accent inimitable :« Et m'abaissant si bas, si bas, « Je m'élevai si haut, si haut, « Que je pus atteindre mon but » ce but de 1'Amour auquel elle tendait de tous ses voeux. « Après avoir fait pour ma Profession sa poésie : « Glose sur le divin », elle me fit remarquer la pensée qui la ravissait davantage : « L'Amour sait profiter autant du mal que du bien qu'il trouve en nous. » Mais, il me faudrait trop citer; ce que je ne puis rendre, c'est le ton pénétré avec lequel elle soulignait que sa petite voie d'humilité et d'amour s'apparentait avec la doctrine de Notre Père : le rien de nous, le tout de Dieu. « Un passage de « La Vive Flamme d'Amour » la fortifia merveilleusement au temps de ses grandes épreuves : « je le trouvai tellement élevé et profond, me confiait-elle, qu'en le lisant, le souffle me manquait. » En voici quelques extraits : « O âmes qui voulez marcher dans la joie et la sécurité, si vous saviez combien il vous est bon d'être affligées pour parvenir à cet état... Vous ne chercheriez nulle part de consolation, vous ne voudriez pas autre chose que la croix avec son fiel et son vinaigre, vous vous estimeriez souverainement heureuses de l'avoir en partage... En souffrant avec patience les épreuves extérieures, vous mériteriez que le Seigneur arrête sur vous ses regards divins afin de vous purifier par des peines spirituelles plus intimes. Dieu agit ainsi à l'égard des âmes qu'il veut faire arriver à une perfection éminente. Il permet qu'elles soient tentées, affligées, tourmentées, purifiées intérieurement et extérieurement par la souffrance portée à ses dernières limites, afin de les déifier ensuite par l'union avec son infinie Sagesse. » En 1895, étant chargée de l'Ermitage de Saint Jean de la Croix, Soeur Marie de la Trinité conçut le projet, pour sa fête, le 24 Novembre, de représenter en papier rocher cette gravure du Saint : « La montée du Carmel ». Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus lui en exprima toute sa satisfaction et lui fit remarquer ces deux sentences qui lui étaient chères : « Tous les biens m'ont été donnés, quand je ne les ai pas VOULUS par amour‑propre », et : « Il n'y a pas de chemin par ici, parce qu'il n'y a pas de loi pour le juste. ». Notre chère Fille ajoute sur cette page, datée de Novembre 1942 : « J'ai eu l'occasion de parler de ce que je viens d'écrire à M. le Chanoine Travert, alors qu'il était notre Aumônier : « Mon enfant, me dit‑il, je ne puis plus maintenant lire Saint Jean de la Croix sans rapprocher sa doctrine de celle de notre Sainte Petite Thérèse de l'Enfant‑Jésus; je trouve des profondeurs insondables dans ces rapprochements si justes. Seulement, Saint Jean de la Croix nous montre la croix nue, et Thérèse la croix couverte de roses ; mais les épines, pour être dissimulées, n'en existent pas moins. » L'Acte d'offrande à l'Amour miséricordieux du bon Dieu unit encore bien intimement notre novice à sa séraphique Maîtresse. Celle‑ci ne lui fit connaître sa donation comme victime à l'Amour que le 30 Novembre 1895. Soeur Marie de la Trinité lui manifesta aussitôt le désir de l'imiter et il fut décidé qu'elle ferait sa consécration le lendemain. Mais, restée seule, et réfléchissant sur son indignité, elle conclut qu'il lui fallait une plus longue préparation, pour un acte d'une telle importance. Elle retourna donc voir Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, lui expliquant les raisons qui la portait à différer son offrande. « Oui, lui dit alors la Sainte, cet Acte est important, plus important que nous ne pouvons l'imaginer, mais savez‑vous la seule préparation que le bon Dieu demande de nous ? Eh bien ! c'est de reconnaître humblement notre indignité. Ah ! puisqu'il vous fait cette grâce, livrez‑vous à Lui sans crainte. Demain matin, après l'action de grâces, je resterai près de vous, à l'Oratoire où sera exposé le Saint Sacrement et, pendant que vous prononcerez votre Acte, je vous offrirai à Jésus, comme la petite victime que je lui ai préparée. » Reprenons encore quelques passages de la Déposition, qui mettent en lumière la physionomie morale de la novice et l'éminente sainteté de la Maîtresse : « J'étais nouvellement arrivée au Carmel, déclare Soeur Marie de la Trinité, et mon Ange, Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, me surveillait d'autant mieux que je l'avais suppliée de me signaler tout ce qu'elle verrait en moi de répréhensible. Elle m'avait rendu plusieurs services dont j'étais, au fond, très touchée, mais je ne lui en témoignai aucune gratitude. Alors, elle me dit : « Il faut vous habituer à laisser paraître votre reconnaissance, à remercier à plein coeur pour la moindre chose. C'est pratiquer la charité que d'agir ainsi, autrement, bien que l'indifférence ne soit qu'extérieure, peut‑être, elle glace le coeur et détruit la cordialité, si nécessaire en communauté. » « Sainte Thérèse développa, plus tard, cette pensée dans son manuscrit, en disant que « la charité ne doit point rester enfermée dans le fond du coeur », car « personne n'allume un flambeau pour le mettre sous le boisseau, mais on le met sur le chandelier, afin qu'il éclaire tous ceux qui sont dans la maison. » Elle me reprenait aussi chaque fois qu'elle me voyait plisser le front ou contracter mon visage :« Le visage est le reflet de l'âme, me disait‑elle, il doit être toujours calme et serein comme celui d'un petit enfant toujours joyeux, et cela même lorsque vous êtes seule, car vous êtes constamment en spectacle à Dieu et aux Anges. » C'est pourquoi elle s'efforçait encore de réformer en moi une certaine tendance à ruser, pour savoir les choses et me tirer d'affaire... Dans un autre domaine, poursuit notre témoin, bien des fois, en récréation ou ailleurs, je lui disais : « Qu'est‑ce que vous pensez ? Dites‑moi quelque chose ? « ‑ Ce que je pense, me répondait‑elle, avec un profond soupir, ah! c'est que je voudrais être inconnue et comptée pour rien! » « ‑ Pourquoi, désirez‑vous tant être oubliée, lui répartis‑je un jour; moi, je trouve cela très agréable d'être aimée et considérée. « ‑ je suis bien de votre avis, s'empressa‑t -elle de m'expliquer, mais pour le Ciel seulement car, ici‑bas, ce n'est que mirage et illusion. » Et souriant, elle ajouta : « Si, Là‑Haut, l'un des saints ne m'aimait pas, il me semble que je ne pourrais m'empêcher de dire au bon Dieu : Seigneur, tant que celui‑là ne m'aimera pas, mon bonheur ne sera pas complet. » « Elle ne cessait de me mettre en garde contre le démon de l'orgueil :« Il tourne autour de nous, disait‑elle. On s'aveugle, on s'enténébre si facilement... Voyez le pauvre Lamennais, qui avait écrit pourtant de si belles choses sur l'humilité! Tout ce que l'on peut dire ou écrire, ce n'est rien. Ce qui préserve, c'est d'être, à chaque instant, dans la disposition d'accepter humblement d'être reprise, même si l'on n'a pas conscience d'avoir eu tort, et surtout, ne pas s'excuser intérieurement. L'humble paix qui s'ensuivra sera la récompense de notre effort. Il nous est bon et même nécessaire de nous voir quelquefois à terre, de constater notre imperfection ; cela fait plus de bien que de se réjouir de ses progrès. » « Je lui parlai, un jour, continue Soeur Marie de la Trinité, du voeu de plusieurs saints de faire toujours ce qui leur paraîtrait le plus parfait. Elle me dit alors :« il n'y a pas besoin d'avoir fait ce voeu pour le pratiquer : pour moi, je m'efforce toujours d ‘ agir comme si je l'avais fait. D'ailleurs, je ne comprends pas qu'une âme qui aime le bon Dieu, et surtout une Carmélite, puisse agir autrement, car c'est un devoir de notre vocation. » « A une fête de Communauté, en 1894, on tira quelques pieuses sentences et voici celle qui lui échut : «Si à chaque instant, il vous était demandé : que faites‑vous ? Votre réponse devrait être : J'aime. ! Au réfectoire ? J'aime ! Au Choeur ? J'aime ! Partout ? J'aime » Ce billet, qu'elle garda jusqu'à sa mort, lui fit un grand plaisir, et elle me confia : « Il est l'écho de mon âme ; c est ainsi que je m'exerce à vivre d'amour, en tous lieux et en toutes circonstances. » « J'étais dans l'admiration de sa fidélité et de sa charité, en particulier avec une religieuse qui fut plusieurs années sa première d'emploi, et dont les minuties maladives étaient ennuyeuses au possible. Un jour que cette Soeur m'avait fait tout un discours mélangé de pieuses pensées, et avec son peu de clarté habituelle, je lui déclarai d'un ton impatienté : « je suis pressée, dites‑moi nettement ce que vous voulez ? ‑ Oh ! ma petite Soeur, me répondit‑elle, jamais Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus ne m'a parlé comme vous le faites !» Je rendis compte de l'incident à la Servante de Dieu qui me reprit : « Soyez bien douce avec cette bonne Soeur ; elle est malade, puis, c'est de la charité de lui laisser croire qu'elle nous fait du bien avec ses petits sermons, et cela nous donne l'occasion de pratiquer la patience. » Encore un petit fait que nous livre l'humilité de notre pieuse enfant : « Un jour de fête, au réfectoire, on avait oublié de me donner, comme à toutes un dessert qui était de mon goût. Après le dîner, j'allai voir Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, et je trouvai justement près d'elle ma voisine de table, à qui, adroitement, je fis comprendre son manque d'attention. Soeur Thérèse m'ayant entendue, m'obligea d'aller demander ce dessert à la Soeur chargée du service, et comme je la suppliais de ne pas m'imposer cette démarche humiliante :. « Ce sera votre pénitence, me dit‑elle sévèrement, vous n'êtes pas digne des sacrifices que le bon Dieu vous demande. C'est lui qui a permis cet oubli et vous trompez son attente en réclamant. » Je puis dire, conclut notre modeste Soeur, que, pour toute ma vie, la leçon porta des fruits. Dans une autre occasion, elle me dit encore :« Remarquez la méthode employée pour faire briller les cuivres : on les enduit de boue, de matières qui les rendent ternes et les salissent ; avec cela, on les frotte vigoureusement, et puis, ils resplendissent comme l'or. Les tentations sont comme cette boue pour l'âme, elles ne servent qu'à faire briller en elle les vertus opposées à ces mêmes tentations. » Ce fut sur un mouvement de repentir de sa chère novice que notre Sainte, très émue, s'écria :« Si vous savez ce que j'éprouve ! je n'ai jamais aussi bien compris avec quel amour Jésus nous reçoit quand nous lui demandons pardon après une faute!... Oui, certainement, plus vite encore que je ne viens de le faire, il oubliera toutes nos iniquités pour ne plus jamais s'en souvenir.... il fera même davantage ; il nous aimera plus encore qu'avant notre faute! » Soeur Marie de la Trinité s'abreuvait délicieusement à cette source de vérité pure et de plus en plus, s'enthousiasmait pour la sainteté consommée qu'elle frôlait de si près. Ayant conservé de sa jeunesse parisienne un caractère plaisant et spontané, elle alla même, une fois, jusqu'à s'agenouiller dans un geste admiratif devant sa jeune Maîtresse, puis joignant les mains et inclinant la tête, elle s'écria : «Oh ! Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, vous n'êtes pas comme les autres, je suis sûre qu'après votre mort, on se prosternera devant vous en disant : « Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, priez pour nous » D'où cette aimable réprimande de la Sainte« Que vous êtes enfant! Allons, assez devous moquer de moi! » En tout cas, la novice soupçonnait bien des richesses cachées en celle qu'elle entourait d'autant d'affection que d'instinctif respect. « Qui donc, lui demanda‑t‑elle, un jour, vous a enseigné cette petite voie d'amour qui dilate tant le coeur ? « ‑ C'est Jésus tout seul, répondit Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Aucun livre, aucun théologien ne me l'a enseignée et pourtant, je sens, dans le fond de mon coeur, que je suis dans la vérité. « ‑ J'y crois tellement, reprit sa compagne, que si le Pape me disait que vous vous êtes trompée, je ne le croirais pas. « ‑ Oh! s'écria vivement Thérèse, il faudrait croire le Pape avant tout. Mais, n'ayez aucune crainte, car, si en arrivant au Ciel, j'apprends que je vous ai induite en erreur, je vous apparaîtrai bientôt pour vous dire de prendre une autre route; mais si je ne reviens pas, croyez à la vérité de mes paroles. » Cependant, se défiant un peu du zèle intempestif de sa novice, elle lui recommandait de ne parler à d'autres de sa « petite doctrine » qu'avec la plus grande prudence, pour éviter de fausses interprétations. Voici, à ce sujet, un récit assez significatif de notre chère Soeur :« Une religieuse du Carmel de l'avenue de Messine m'avait priée de demander à Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus une poésie sur le détachement, et notre Sainte composa alors : « La Rose effeuillée» La bonne Mère en fut très contente, mais m'écrivit qu'il manquait un dernier couplet expliquant, qu'à la mort, le bon Dieu recueillerait ces pétales effeuillés pour en reformer une belle rose qui brillerait toute l'éternité. Alors, Soeur Thérèse me dit « Que la chère Mère fasse elle‑même ce couplet comme elle l'entend ; pour moi, je ne me sens pas du tout inspirée dans ce sens. Mon désir est d'être effeuillée à tout jamais pour réjouir le bon Dieu.» Et pourtant, elle ne doutait pas de la réponse divine ! D'autres confidences nous en sont la preuve. « Mes désirs montent à l'infini, avouait la Sainte, dans un de ces épanchements intimes. Ce que le bon Dieu me réserve après ma mort, ce que je pressens de gloire et d'amour dépasse tellement tout ce qu'on peut concevoir, que je suis forcée, par moments, d'arrêter ma pensée. j' en ai comme le vertige ! » Un an environ avant sa mort, elle confia encore à Soeur Marie de la Trinité : « Hier soir, pendant l'heure de silence avant Matines, je pensais à ma mort prochaine, alors je m'endormis un instant. Dans ce demi‑sommeil, je me trouvais, au milieu d'un champ qui ressemblait à un cimetière; les aubépines étaient en fleurs, les oiseaux chantaient, je voyais beaucoup de monde en fête, c'était comme un jour de triomphe. Et je me disais : Mais qu'est‑ce qu'il y a ? Pour qui cette fête ? Ce n'est pourtant pas un enterrement ?... Et malgré tout, je pressentais qu'il s'agissait de moi. Ce rêve me semble bien mystérieux et je ne puis me défendre de penser que, tôt ou tard, nous en saurons la signification. » Or, le jour de la Translation des Reliques de notre Sainte, le 26 Mars 1923, cette annonce prophétique revint tout à coup à la mémoire de notre Soeur qui ne put se défendre d'y voir la vérification de l'événement entrevu. C'était bien dans une nature printanière, au milieu d'une foule pieuse et dans l'allégresse, que la dépouille virginale de la sainte Carmélite quitta le champ des morts, à la veille de sa Béatification. Pendant les derniers mois de Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, afin de lui éviter trop de fatigue et, peut‑être aussi, à cause du danger de contagion, les novices ne pouvaient la voir souvent. On devine l'immense sacrifice que cette loi imposait à Soeur Marie de la Trinité. Elle le révèle simplement, dans sa Déposition : « Un jour, n'en pouvant plus de peine et de combat, j'allai à l'infirmerie et j'exhalai mes plaintes devant une autre Soeur. La Servante de Dieu me gronda fortement pour mon manque de vertu et me renvoya. Mais le soir, elle me fit remettre ce billet : « Ma chère petite Soeur, je ne veux pas que vous soyez triste ; vous savez quelle perfection je rêve pour votre âme, voilà pourquoi je vous ai parlé sévèrement. J'aurais compris votre combat et je vous aurais consolée doucement si vous ne l'aviez pas dit tout haut et si vous l'aviez gardé dans votre coeur tout le temps que le bon Dieu l'aurait permis. Je n'ai plus qu' à vous rappeler que notre affection doit être cachée désormais. » En une autre circonstance, l'aimable Sainte eut pour sa petite novice un geste d'une bonté exquise. Laissons encore Soeur Marie de la Trinité nous narrer ce souvenir personnel : « Les nouvelles de la santé de notre sainte malade étaient de plus en plus tristes et j'en étouffais de peine. Une après‑midi, j'allai au jardin et je l'aperçus dans sa petite voiture d'infirme, sous l'allée des marronniers ; elle était seule et me fit signe d'approcher ‑ « Non, lui dis‑je, on nous verrait, et je n'ai pas la permission de vous parler. » J'entrai dans l'ermitage de la Sainte Face, tout proche de là, et je me mis à pleurer, la tête dans mes mains. En la relevant, je vis avec surprise ma petite Soeur, assise sur un tronc d'arbre à côté de moi. Elle me dit : « Moi, je n'ai pas la défense de venir à vous ; dussé‑je en mourir, je veux vous consoler.» Elle essuya mes larmes et appuya ma tête sur son coeur, je la suppliai de retourner dans sa voiture, car elle tremblait de fièvre : « Oui, mais pas avant que vous ne m'ayez souri » J'obéis de suite, craignant qu'elle ne prenne du mal, et je l'aidai à regagner sa voiture. » « Une autre fois, ayant besoin d'aller me consoler près d'elle, raconte encore notre chère fille, je me dirigeai vers l'infirmerie, mais on m'en refusa l'entrée. Au comble du chagrin, je me rendis devant le Saint Sacrement, qui était exposé à l'Oratoire. Aussitôt arrivée, ma peine s'évanouit. Quelques jours plus tard, je trouvais l'occasion de dire à Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus : « Ne vous inquiétez plus de moi, je n'ai plus de peine. Je sens que vous priez pour moi et vos souffrances m'obtiennent bien des grâces. « ‑ Oh! quelle consolation vous me donnez! me répondit‑elle. Que Jésus est bon d'exaucer ainsi mes prières pour vous. » « Le 12 Août 1897, jour de mes 23 ans, elle m'écrivit sur une image, d'une main tremblante :« Que votre vie soit toute d'humilité et d'amour, afin que bientôt vous veniez où je vais... dans les bras de Jésus! » « Quand je serai au Ciel, me disait‑elle encore, il faudra souvent remplir mes mains de petits sacrifices et de prières, pour me donner le plaisir de les jeter en pluie de grâces sur les âmes. » Le 30 Septembre, Soeur Marie de la Trinité fut témoin de l'extase finale de notre Séraphin et en conserva un inoubliable souvenir. Nous lisons dans sa Déposition : « Aussitôt après sa mort, le visage de la Servante de Dieu devint remarquablement beau, un sourire céleste l'animait ; il respirait la paix et la béatitude. Elle nous avait dit qu'il ferait beau temps le jour de sa mort ; or, toute cette journée du 30 Septembre avait été froide et pluvieuse ; mais aussitôt qu'elle eut rendu le dernier soupir, tous les nuages se dissipèrent et les étoiles scintillèrent au firmament. » Notre Sainte voulut, sans doute, viriliser la douleur de sa pauvre novice, car celle‑ci raconte :« Quand Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus fut exposée à la grille du Choeur, selon l'usage, bien des personnes vinrent la voir et lui firent toucher par dévotion des objets de piété, voire même des bijoux. A ce moment, il m'arriva un fait assez curieux. Contrairement à ce que m'avait recommandé la Servante de Dieu, je ne cessais de pleurer, ne pouvant me consoler de sa mort. Or, en m'approchant d'elle pour lui faire toucher un chapelet qu'une personne venait de me passer, elle le retint entre ses doigts. Bien délicatement, je les soulevais pour le reprendre, mais à mesure que je le dégageais d'un doigt, il était aussitôt repris par un autre. je recommençai ainsi cinq ou six fois sans résultat. Et ma petite Thérèse me disait intérieurement :« Tant que Vous ne me ferez pas un sourire, je ne vous le rendrai pas. » « Et moi, je lui répondais : Non, j'ai trop de chagrin, je veux pleurer ! Cependant, les personnes qui étaient derrière la grille se demandaient ce que je pouvais bien faire si longtemps ! J'en étais très ennuyée, et suppliant ma petite Thérèse de me laisser emporter le chapelet, je tirai dessus pour l'avoir de force. Ce fut inutile ! Alors, de guerre lasse, je me mis à sourire. C'est ce qu'elle voulait ! car, aussitôt, elle lâcha le chapelet d'elle‑même et je pus l'emporter sans difficulté. » Notre chère Soeur reçut une autre leçon, qu'elle explique en ces termes : « Pour plus de commodité, j'avais cousu à point de piqûre, sur notre robe, les plis qu'il nous faut former à la main, chaque matin, en mettant notre ceinture. Quelques jours avant sa mort, la Servante de Dieu s'en était aperçu et m'avait dit de les découdre, parce qu'il n'était pas d'usage de les fixer ainsi. Néanmoins, je les laissai encore, remettant à plus tard de les défaire. Mais ces malheureux plis me hantaient de telle sorte, que, le lendemain de la mort de Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus, je me disais: « Elle voit que je les ai encore et peut‑être en a‑t‑elle de la peine ? » Enfin, je lui fis cette prière : « Chère petite Soeur, si ces plis vous déplaisent trop, défaites‑les vous‑même et je vous promets de ne plus les recoudre. » Chose étonnante, le matin suivant, je constatai que les plis n'existaient plus ! J'en eus comme un sentiment de frayeur et en même temps de grande consolation. Ce me fut aussi un avertissement d'observer bien ponctuellement tous ses conseils et recommandations. » Du Ciel, Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus continua à sa confiante novice une sollicitude affectueuse, la gratifiant même parfois de faveurs très particulières. En 1909, elle la délivra subitement d'une dilatation d'estomac qu'aucun remède ne pouvait vaincre, depuis plus de deux ans. Le 15 Septembre 1910, Soeur Marie de la Trinité perçut un parfum d'encens d'un fragment tout vermoulu du cercueil de la Servante de Dieu, retrouvé après sa première Exhumation du 6 Septembre, et qui était posé sur une table, près du Tour, sans que rien de spécial ne l'identifiât à ses yeux. Quelques années auparavant, en juin 1903, elle avait vu, en rêve, Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus et s'était écriée : « 0 ma petite Soeur chérie, venez‑vous enfin me chercher ? » La Sainte la regarda d'un air profond et lui dit avec un doux sourire :« Non, pas encore! « ‑ Pourquoi donc ? répliqua l'ancienne novice attristée, il me semble que j'ai déjà tant souffert. ! « ‑ Oui, répondit Thérèse, vous avez déjà bien souffert, mais il vous reste encore beaucoup à souffrir...C'est nécessaire, et soyez sûre que vous ne vous en repentirez pas. » Puis elle l'embrassa et disparut. Soeur Marie de la Trinité se réveilla, le coeur gros de pressentiments douloureux qui ne tardèrent pas à se réaliser. Les épreuves les plus cuisantes frappèrent les siens, et ce rêve la réconforta beaucoup, en attendant de la soutenir dans la rude montée qui l'attendait elle‑même. D'ailleurs, sa Sainte Petite Thérèse soutint aussi ses vénérés parents Ces vaillants chrétiens célébrèrent leurs noces d'or, en 1906. Permettez‑nous, ma Révérende Mère, de vous confier à ce sujet cet édifiant détail : A la fin des agapes familiales, un digne Frère des Écoles Chrétiennes, bon vieillard de l'âge du jubilaire, le prit soudain par le bras, en lui disant : « Allons, vieil ami du bon Dieu, mettons‑nous à chanter tous les deux. » Et ils entonnèrent ensemble : Heureux qui, dès son enfance Soumis aux lois du Seigneur, N'a pas, avec l'innocence, Perdu la paix de son coeur. » Le cantique était si bien approprié et fut chanté par eux avec une si juvénile ardeur que personne, parmi les assistants, ne put retenir ses larmes. Le père mourut, en 1912, et quelques heures avant de rendre le dernier soupir, il dit à quelqu'un des siens, qui s'informait s'il avait besoin de quelque chose : « Oh non, je suis en compagnie de la petite Soeur Thérèse. » La mère vint ensuite, avec une de ses filles, habiter les Buissonnets, dont on leur avait confié la garde, et c'est là qu'elle termina pieusement sa vie, en 1915. Successivement, deux des soeurs de notre chère fille, se dévouèrent de longues années, à faire visiter aux pèlerins de Lisieux la maison de notre Sainte ; deux travaillèrent pour elle dans leur Communauté respective, et le frère prêtre consacra le soir de sa vie sacerdotale, comme Chapelain du Carmel, au service des pèlerins. Enfin, nous devons mentionner aussi le zèle infatigable d'un autre frère de Soeur Marie de la Trinité pour l'Oeuvre des Orphelins-Apprentis d'Auteuil, domaine encore de la bienfaisance de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus. Le père de notre Soeur avait été l'un des collaborateurs les plus assidus du Fondateur, M. l'abbé Roussel, et c'est ainsi que notre Petite Sainte entendit parler de cette chère Maison de la charité pour l'enfance malheureuse, et pria pour son développement. Elle ne se doutait pas qu'elle en deviendrait, dans la suite, la Patronne providentielle et la céleste Pourvoyeuse. Mais il est temps, ma Révérende Mère, de vous donner un aperçu plus direct de la vie religieuse de notre chère première enfant. Lorsque Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus partit pour le Ciel, Soeur Marie de la Trinité était encore au noviciat. Sa vocation précoce ne lui avait guère permis d'étendre ses connaissances intellectuelles, mais elle avait un don naturel très remarquable pour le calcul auquel elle s'exerçait par plaisir ; ceci nous rendit très précieux son concours, quand il fallut organiser la vente des éditions concernant notre Sainte. Elle demeura toujours, depuis, notre intermédiaire avec les imprimeurs et les Directeurs de l'Office Central, qui apprécièrent extrêmement « ses grandes qualités pratiques, sa compétence, en même temps que sa bonté et sa vertu ». Son esprit chercheur et ingénieux lui faisait trouver la manière plus habile ou rapide d'exécuter un travail courant, et mieux encore, lui suggérait d'entreprendre des oeuvres de longue haleine, où la patience jouait de pair avec la plus minutieuse attention. Ainsi, en 1902, ignorant comme nous l'existence d'une concordance des Saints Evangiles, elle en composa une elle‑même, de façon très complète, et en fit plusieurs copies manuscrites. Elle établissait, chaque année, le calendrier thérésien, et avait dressé, pour son usage personnel, une table des Épîtres et Évangiles dominicaux et un psautier quotidien. Son écriture moulée la faisait choisir de préférence pour les copies importantes, et sa plume agile se plaisait encore, au premier moment libre, à relever des pensées d'auteurs, remarquées à la lecture. Soeur Marie de la Trinité nous a laissé ainsi une mine des plus intéressantes, où voisinent avec des textes de la Sainte Écriture, Épîtres de Saint Paul, Homélies de Saint Jean Chrysostome, Sermons de Saint Bernard, Conseils de Saint François de Sales et multiples citations empruntées à des saints de tous les âges, à de pieux personnages, et même à des auteurs catholiques très modernes. Sa mémoire enregistrait heureusement ce riche butin spirituel et, lorsqu'on désirait une référence quelconque sur un texte de la Bible, de I'Ëvangile ou autre, on recourait à elle avec la certitude d'être aussitôt documentée. Pour prendre plus aisément des notes sur les sermons, notre industrieuse enfant utilisait la sténographie à laquelle, toute jeune, elle s'était initiée, bien que ce fût alors peu répandu. Elle avait encore appris l'art de la reliure pour rendre service à ses Soeurs. D'ailleurs, elle se prêtait volontiers à tout et, amateur du changement, elle passait avec plaisir, toujours dans 1'obéissance néanmoins, d'un emploi à 1'autre, les expérimentant presque tous. Mais elle travailla plus assidûment à la confection des Pains d'autel et, depuis la mise en route des éditions thérésiennes, elle dut y consacrer de plus en plus son temps. Elle fut aussi la première archiviste de notre Sainte et ce lui fut une vraie joie de se dévouer pour elle et de contribuer ainsi à l'extension de son culte. Elle avait une bonne voix pour la psalmodie et aimait, à ce propos, nous rappeler un trait de son postulat :« Nous sortions d'un office chanté, lorsque Soeur Thérèse de l'Enfant‑Jésus me fit signe de la suivre et me dit avec une expression de très grande joie « Que je suis contente ! J'avais demandé au bon Dieu que notre nouvelle postulante ait une voix forte pour soutenir le Choeur, afin de suppléer à ce que je ne puis donner moi‑même, et voilà qu'Il m'exauce ! Vous avez tout à fait la voix que je désirais; maintenant, je n'ai plus de peine de ne pas en avoir, puisque le bon Dieu m'a donné une fille qui en a assez et pour elle et pour moi. » « Ce souvenir m'est très doux, poursuivait notre chère Soeur, et double la ferveur de mon chant. Je dis à ma petite Soeur du Ciel : « C'est pour nous deux que je chante, je veux que ce soit une chose convenue pour toujours ; donnez‑moi votre amour pour que mon chant plaise à Jésus; et moi, je vous abandonne le mérite de mes fatigues à l'Office divin. » Bien que d'une santé assez fragile, notre courageuse enfant soutint nos saintes observances jusqu'à ces dernières années. Les infirmités vinrent pourtant de bonne heure courber sa taille et l'obliger à s'appuyer sur une canne. Ces signes prématurés de la vieillesse contrastaient fort avec son visage toujours jeune, son caractère gai et ses saillies plaisantes. Mais, tant qu'elle le put, et nous dirions même au de-là de ses forces, elle voulut remplir les obédiences communes. Ne pouvant plus monter en chaire, au réfectoire, elle faisait cependant, à son tour, la lecture pendant les repas. De même, assistait‑elle à l'Office du Choeur, tenant d'une main son inséparable bâton et de l'autre son bréviaire. Lorsqu'il ne lui fut plus possible d'être hebdomadière ou chantre, elle revendiquait toutefois l'honneur de lire une des leçons liturgiques de la fête de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus et nous lui réservions la cinquième, où il est question de ses novices. Quand elle dut renoncer à venir aux Matines, elle se dédommagea en arrivant la première au Choeur, pour l'Oraison matinale. Nous étions profondément édifiées d'une telle assiduité, car depuis plus de vingt ans, elle était atteinte d'un lupus, qui poursuivait implacablement ses ravages. Ce mal s'était révélé à la suite d'une pneumonie, en Février 1923. Ce fut dans cette longue et terrible épreuve, ma Révérende Mère, que Soeur Marie de la Trinité se montra, par son héroïque abandon, la fidèle disciple de sa sainte Maîtresse. Louait‑on sa résignation ou son endurance, elle répondait aussitôt qu'elle n'avait aucune force, que c'était Jésus qui souffrait pour elle. En Avril 1931, le docteur, bien que sachant le mal incurable, cherchait à le circonscrire par des pointes de feu. Après une pénible séance, notre pauvre Soeur nous traçait ces lignes :« Le bon Dieu m'a fait sentir vivement que c'est Lui qui me soutenait, tandis que je subissais les pointes de feu. Je pensais avec douceur qu'il mesurait l'intensité de la douleur à la force qu'il me donnait pour l'endurer. C'était un sentiment si ineffable que j'en étais émue jusqu' aux larmes, mais je les essuyais bien vite car l'infirmière entrait à ce moment et elle aurait pu croire que c'était la douleur qui me faisait pleurer. 0 ma petite Mère chérie, il ne faut pas appréhender la souffrance car, « Il donne toujours la force ». On peut dire avec assurance : « Je puis tout en Celui qui me fortifie » et voler au martyre comme à une fête. Mais, c'est d'ordinaire aux plus faibles qu'il donne cet enthousiasme pour les encourager, et ceux qui ne l'ont pas sont plus vertueux encore ; c'est notre Sainte qui l'a dit. » Un médecin réputé, ami de sa famille, la visitant cette dernière année, lui manifesta ouvertement de l'admiration pour sa patience à supporter un tel mal, sans espoir de guérison. Après cette visite, notre humble Soeur nous remit ce petit mot :« Ma Mère, quelle exagération de la part de ce bon docteur ! S'il jugeait les choses dans la vérité, il verrait que le bon Dieu seul mérite les louanges, car c'est sa grâce qui opère en nous et nous donne la force de souffrir ce qu'il nous demande. » Nous retrouvons encore ce qu'elle nous écrivait, en 1935, alors que son pauvre corps était déjà tout incliné et sa tête endolorie par la plaie grandissante : « J'ai profité du nettoyage de notre cellule pour reprendre, avec plaisir, notre paillasse. Tout ce qui, malgré mon état d'infirmité, me rapproche un peu de la Règle me plaît, parce que je pense que le bon Dieu y attache une grâce particulière, étant donné le genre de vie à laquelle il nous a appelées. Il me fait aussi la grâce d'accepter volontiers les soulagements qu'il m'impose par ma Mère si compatissante, alors que sa volonté divine est de changer la souffrance de règle en une autre à son goût à Lui, et que je veux aimer malgré tout. » Mais elle entendait bien ne pas perdre cette richesse qu'elle avait à exploiter et en offrait généreusement le mérite pour les âmes. « Ah ! que le bon Dieu est bon de ne pas nous avoir épargné les humiliations, nous disait‑elle, car il nous a mises ainsi à plein dans la vérité. Cette parole du Prophète « Le Seigneur ne blesse que pour guérir », me fait aussi beaucoup de bien, au sujet de mon lupus. Oui, toutes nos blessures, physiques ou morales, unies à celles de Jésus, servent à guérir les âmes et quelle grâce d'être ainsi associées à sa Rédemption! » Au mois de Juin 1939, une neuvaine à notre Sainte fut faite en Communauté, pour obtenir sa guérison. Le dernier jour, elle nous écrivit ces lignes émouvantes : « La neuvaine est terminée et je ne suis pas guérie. Humainement, je me serais réjouie de ma guérison pour bien des motifs, dont le principal aurait été de délivrer ma si dévouée infirmière, de ce long et fatigant pansement journalier. Mais, en constatant les dispositions dans lesquelles le bon Dieu mettait mon âme, je n'espérais pas guérir, je lui disais : Mon Dieu, si je devais vous être, un petit peu moins agréable sans mon lupus, je préfère de beaucoup le garder, pour vous être tout à fait agréable, et il me semblait qu'il me regardait avec plus de complaisance, telle que je suis, à cause des traits de ressemblance avec la Face douloureuse de son divin Fils. » Et elle concluait : « Non, je ne suis pas un sujet propice aux miracles, aussi qu'on en reste là avec les neuvaines ! Le bon Dieu m'aidera jusqu'au bout à supporter mon mal, comme il l'a fait jusqu'à présent. Je compte sur Lui et je ne serai pas trompée. Je le remercie de m'associer, pour une petite part à la Passion de Jésus, pour le salut des âmes. En réalité, je ne fais pas grand'chose, car c'est Lui qui « par derrière, soutient la croix de son petit enfant... » Quelquefois, cependant, 1'angoisse effleurait notre chère Soeur comme nous-même, car où s'arrêterait le mal envahissant ? Après avoir complètement rongé l'oreille gauche, puis entamé le visage de ce côté jusqu'à l'oeil qui menaçait de sortir de son orbite, il avait couvert tout le crâne pour rejoindre l'autre oreille. La bouche se tuméfiait et l'alimentation devenait difficile. Les pansements duraient deux heures, chaque matin, et il fallait les refaire en partie le soir. Notre douce infirme enveloppa toujours de sa reconnaissance ses bons cyrénéens : d'abord notre regrettée Soeur Madeleine de Jésus, puis notre infirmière actuelle. C'est dans une de ces heures d'inquiétude morale qu'elle reçut une lumière dont elle nous fit part aussitôt ; c'était le 6 Août 1940 « Ma Mère tant aimée, « Je veux vous communiquer une grâce qui vient de m'être accordée pour ma fête de la Sainte Face. Hier, j'étais comme découragée de toujours souffrir de mon mal, et, surtout, je me reprochais de si peu ressembler à notre Sainte chérie, dans son amour de la souffrance et je lui demandais instamment de m'obtenir cet amour. Ce matin, pendant la Messe, j'ai senti nettement que ce désir me faisait sortir de sa « petite voie » et qu'il valait mieux accepter d'être toujours « pauvre et sans force » dans la douleur. « Peut‑on demander à un petit enfant d'aimer la souffrance ? Il pleure, il est malheureux pendant qu'il souffre..Je comprends qu'il fallait à notre Sainte la pratique des vertus héroïques pour être canonisée, mais elle a tracé, pour les petites âmes, une petite voie tout ordinaire qui les maintient dans l'humilité. Le bon Dieu se plaît à nous entendre dire, avec son divin Fils : « Père, éloignez de moi ce calice... » car il sait que, néanmoins, nous nous abandonnons à sa volonté. » Et avec sa bonhomie coutumière, elle terminait : Me voilà donc « gros Jean comme devant » avec mon mal, mais dans une paix inexprimable... » Elle réagissait ainsi chaque fois qu'une teinte de mélancolie se dessinait à l'horizon de son âme. A la suite d'un entretien où elle nous avait paru en proie à une certaine tristesse, nous recevions ce billet :« Ma Mère, je veux rectifier bien vite ce que je vous ai dit tout à l'heure, qu'il n'y avait plus de fêtes pour moi... je voulais dire : plus de joies naturelles à cause de mon état d'infirmité. Mais, à la vérité, je vis dans une fête perpétuelle par suite de mon abandon à la volonté du bon Dieu. Je dirais volontiers, comme notre Petite Thérèse : « Le bon Dieu m'a prise et m'a posée là! » Il m'a donc donné le meilleur des biens et je n'échangerais pas ma place pour celle du plus heureux mortel ! J'aime ma part, telle qu'elle est, parce que c'est celle que le bon Dieu m'a faite et qu'elle lui plaît ainsi. « Votre petite fille, qui vous est si reconnaissante de la douceur que vous mettez dans ses souffrances ! » Il fallait bien peu de chose pour exciter la gratitude de notre chère Soeur. Elle nous avait demandé de la recevoir un petit instant chaque jour; et, quelques minutes avant l'Oraison de 5 heures, elle frappait régulièrement à la porte de notre Office, puis s'asseyant auprès de nous : « Voilà votre pauvre petite lépreuse, ma Mère chérie », nous disait‑elle. Et nous l'encouragions de notre mieux à bien supporter son mal pour guérir la lèpre du péché qui défigure tant d'âmes. Souvent, elle sollicitait « un petit mot de Marraine ». Alors, ouvrant au hasard le cahier où nous avons recueilli quelques pensées de Soeur Marie du Sacré‑Coeur, nous lui en donnions une, comme bouquet spirituel. Et elle partait réconfortée, avec le doux sourire de son demi‑visage, puisque l'autre, tout bandé, n'était qu'une affreuse plaie ! Notre chère fille avait une grande dévotion au Chemin de la Croix, mais son état d'infirmité croissante ne lui permettait plus d'accomplir ce saint exercice, au choeur, aussi longuement qu'elle l'eût désiré. Un jour, elle nous en exprima ses regrets profonds. Nous essayâmes de la consoler en lui disant : « Eh bien ! contentez‑vous de faire votre Chemin de Croix sous les cloîtres, et dites seulement, de tout votre coeur, en passant devant chaque tableau et vous le représentant dans votre esprit, puisque vous ne pouvez plus lever la tête : « Doux et. humble Jésus.! » Quand, à la station, figurera aussi la Très Sainte Vierge, vous ajouterez : « Douce et humble Marie! » Vous pourrez finir ensuite par cette double invocation‑: « Doux et humble Jésus, douce et humble Marie, rendez mon coeur semblable aux vôtres. » Le bon Dieu attacha une grâce à ce conseil et, souvent depuis, notre fervente Soeur nous répétait « 0 ma Mère, quelle consolation vous m'avez ‑donnée ! Le Chemin de la Croix, maintenant, fait plus que jamais mes délices, et on ne s'aperçoit même pas que je le fais. J'ai l'air de me promener en bâtonnant autour des cloîtres, et je m'en retourne à notre petite infirmerie toute fortifiée et prête à recommencer cent fois ! » Notre chère Sainte ne pouvait manquer d'aider son ancienne et très aimée novice dans le douloureux Calvaire qu'elle gravissait à son tour. Tout ce qui précède montre l'action intime de ses exemples, mais son assistance se fit, parfois, plus sensible. En quelques mots très simples, Soeur Marie de la Trinité nous en écrivait le témoignage, le 23 Août 1942 : « Hier soir, au cours du pansement, où survint tout à coup une hémorragie dans la nuque, je me sentis subitement enveloppée d'une forte odeur d'encens. Alors, j'ai pensé que notre sainte Petite Thérèse venait me dire : « je ne t'abandonne pas, je veille sur toi! » je vous assure, ma Mère, que j'ai été bien encouragée par cette visite céleste, pour continuer à souffrir selon les desseins du bon Dieu. » Le 8 Décembre dernier, dans son infirmerie même, elle fit une chute qui lui causa au talon une vive et persistante douleur. Comme elle s'en impressionnait un peu, nous lui dîmes : « Que voulez‑vous, ce n'est pas étonnant qu'aidant la Sainte Vierge comme vous le faites, avec votre lupus, à écraser la tête du serpent, il ait essayé de vous mordre au talon, vous aussi. » Elle rit alors de bon coeur et puisa dans cette pensée un courage presque joyeux. Cependant nous la voyions décliner chaque jour. L'état de sa bouche surtout nous inquiétait. Il lui fallait une demi‑heure, en ces dernières semaines, pour aspirer, à l'aide d'un chalumeau, une demi‑tasse de liquide Mais la fin de son martyre était proche Au début de Janvier, une épidémie de grippe sévit dans la Communauté et elle en fut atteinte mortellement. Malgré des soins très énergiques, la fièvre et l'oppression augmentant, nous fîmes entrer notre bon Aumônier qui lui apporta la Sainte Communion, le mercredi 12 janvier. Le lendemain et le jour suivant, elle se leva encore et, jusqu'au bout laborieuse, s'occupa même de trier les lettres de notre important courrier. En les remettant à une de nos soeurs, elle dit simplement : « Demain, je ne pourrai plus ! Ne devons-nous pas signaler ici que, depuis trois ans, elle assumait après notre première vérification du courrier de Sainte Th'rèse de l'Enfant Jésus, le travail très considérable de son classement. Déformée comme elle l'était, n'ayant plus qu'un oeil doué de visibilité, nous nous étonnions parfois qu'elle puisse fournir une pareille tâche. Il est vrai qu'après ses fréquentes nuits d'insomnie, elle se levait avant l'heure du réveil, pour se mettre à sa table de labeur, et nous disait souvent : « Ma Mère, il faut remercier le Bon Dieu que je puisse encore aider nos soeurs si surchargées. Et puis ce travail astreignant m'est une grâce, car il m'offre une diversion salutaire. » Elle ne rendit les armes que la veille de sa mort. Le samedi matin, la voyant de plus en plus faible, nous décidâmes de la faire administrer. Elle reçut le Saint viatique et s'unit pleinement à la cérémonie. Dans l'après-midi, à notre question : « Avez-vous peur de la mort ? -J'ai seulement peur qu'elle ne m'échappe ! » nous répondit‑elle vivement. Nos Soeurs venaient l'assurer de leurs prières. A Soeur Geneviève de la Sainte Face, son ancienne compagne de noviciat, qui avait conservé avec elle une plus fraternelle intimité, elle murmura un mot d'affection. Quelques semaines auparavant, celle‑ci lui ayant demandé : « Est‑ce que notre sainte Petite Thérèse vous console dans votre épreuve ? » Soeur Marie de la Trinité n'avait pu que répondre :« Elle m'obtient la paix, mais dans la foi. » A une autre Soeur qui la félicitait de s'être dévouée jusqu'à l'extrême limite de ses forces, elle avoua : « C'est vrai que j'ai été jusqu'au bout. Et puis, je me disais toujours : quand donc finiront tous ces pansements pénibles ? Eh bien, c'est fini maintenant. » Elle se réjouissait de notre présence et comme nous lui demandions si elle reconnaissait notre voix, elle nous répondit affectueusement : « je la reconnaîtrais entre mille ! » Alors, nous lui suggérâmes quelques pensées de confiance, mais aussitôt, elle reprit avec un sourire : « Doux et humble Jésus! » comme pour nous faire comprendre que cette seule aspiration d'amour lui suffisait. La nuit suivante fut calme. Elle avait toute sa connaissance et dit à son infirmière : «Au Ciel, je suivrai partout la Petite Thérèse! » Le dimanche matin, la parole lui était devenue très difficile et elle paraissait ne plus entendre. L'agonie commençait, ressemblant à un paisible sommeil, et se poursuivit jusqu'à 11 heures où, toute la Communauté entourant notre bien‑aimée Soeur, elle expira doucement, dans l'attitude abandonnée d'un petit enfant qui s'endort sur le coeur de son Père. C'est alors que, lui tendant les bras, sa céleste Maîtresse dut lui dire, évoquant le rêve d'il y a quarante ans : « Vous avez maintenant assez souffert ; venez et voyez que vous n'avez pas à vous en repentir! » Le 19 janvier, avant la Messe des funérailles que devait chanter Mr.notre Aumônier, quelques séminaristes de la Mission de France vinrent, en surplis, à la porte de clôture, prendre le cercueil de notre chère défunte pour le porter à la Chapelle. Pieux hommage rendu à celle qui, à l'exemple de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, Patronne des Missions, avait prié et s'était sacrifiée pour ces futurs missionnaires d'une nouvelle France chrétienne.Ces mêmes lévites formaient couronne pendant les trois absoutes, dont la première fut donnée par un Père Aumônier de l'Oeuvre d'Auteuil , la seconde par Mgr Germain, Directeur du Pèlerinage et la troisième par S. Exc. Mgr Fallaize, Évêque de Thmuis. La dépouille mortelle de notre humble et méritante Soeur repose dans l'enclos des Carmélites, au cimetière de la ville, tout près de la statue de notre Sainte, qui semble encore la couvrir de sa protection. Veuillez agréer, MA RÉVÉRENDE ET TRES HONORÉE MERE l'expression de notre religieux et fraternel respect et ajouter aux suffrages déjà demandés pour notre chère Soeur Marie de la Trinité et de la Sainte Face, l'indulgence du Chemin de la Croix, une invocation à Notre‑Dame du Perpétuel‑Secours et à Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons l'honneur de nous dire de Votre Révérence, l'humble Soeur et Servante en N.‑S. SOEUR AGNES DE JÉSUS, c.d.i.. PrieureDe notre Monastère du Sacré‑Coeur de Jésus et de l'Immaculée‑ Conception, sous la protection de Sainte Thérèse de l'Enfant‑Jésus, des Carmélites de Lisieux,le 20 Février 1944.