Marie-Louise Castel   1875-1944

Vers la fin de 1894, sans doute après sa prise d'habit (18 décembre), soeur Marie de la Trinité dit à Thérèse: « L'histoire de ma vocation est si intéressante que je vais l'écrire pour ne pas l'oublier; en la relisant plus tard, elle pourra me faire du bien. »
— « Gardez vous de faire une chose pareille, répond la Sainte; d'ailleurs vous ne pouvez le faire sans permission, et je vous conseille de ne pas la demander. Pour moi, je ne voudrais rien écrire sur ma vie sans un ordre spécial, et sur un ordre que je n'aurais pas sollicité. C'est plus humble de ne rien écrire sur soi. Les grandes grâces de la vie, comme celles de la vocation, ne peuvent s'oublier; elles vous feront plus de bien en les repassant dans votre mémoire qu'en les relisant sur le papier. »   
En mars 1904, Mère Agnès de Jésus, prieure à l'époque, vient délier la plume de l'ancienne novice de Thérèse. Marie de la Trinité écrit alors un récit autobiographique de 22 pages, qu'elle intitule: résumé.

Résumé

Je suis née le 12 Août 1874 à St Pierre s/ Dives (Calvados) où mon Père était Instituteur [Victor Castel (15-7-1834 à Ifs, dcd le 30-10-1912 à Rouen) était instituteur de l'Etat. D'une foi à toute épreuve, il ne manquait pas de présider en classe chaque matin la prière de ses jeunes élèves. Il brisa sa carrière, ne pouvant admettre la laïcisation de l'école, se privant ainsi partiellement des bénéfices de sa retraite. Sa droiture et sa bonté furent plus d'une fois victimes de la malignité humaine, sans que jamais fussent ébranlés sa charité et son zèle pour toute oeuvre de bien. La piété de son épouse répondait pleinement à la sienne et ces parents très chrétiens surent faire généreusement la part du bon Dieu dans leur belle postérité. » (Circulaire nécrologique de soeur Marie de la Trinité, p. 1.) La maman, née Léontine Le Comte (15 1 1841 à Saint-Martin-de-La Lieue- 23.6.1915 aux Buissonnets), mariée à quinze ans, eut dix-neuf  enfants en vingt-six ans... Neuf moururent en bas âge.]
Je fus baptisée le lendemain. J'étais la 13e de la famille

[ Voici la liste des autres enfants:
1. Raphaël (1-7 1857 -  15 9 1857);
2. Raphaël (18 8 1858  - 24 11 1882), Prémontré à Mondaye, puis envoyé à la caserne par la loi Ferry (1880), il mourut peu après;
3. Thaïs (22 7  1860 - 28 12 1860);
4. Gabrielle (2 2 1862 -  20 3 1938), religieuse à la Providence de Lisieux,
5. Elisabeth (7 avril 1836 - 20 9 1863);
6. Elisabeth (2 12 1864  - 16 10 1865);
7. Michaëlle (24 2 1866 - 27 5 1927), gardienne aux Buissonnets,
8. François (11 8 1857 -  30 6 1941), Frère des Ecoles chrétiennes, puis prêtre séculier et chapelain du Pèlerinage;
9. Etienne (6 6 1869 -  12 8 1869);
10. Joseph (29 10 1870 -  10 11 1870);
11. Jean Marie (13 1 1872 - 7 2 1872);
12. Anna (7 6 1873; dcd en 1925), se maria, eut une fille;
13. Marie Louise, notre soeur Marie de la Trinité (12 8 1874 - 16 1 1944);
14. Adonaï (25 12 1875 - 22 5 1876),
15. Joachim (11 4 1877 -  ?), marié, eut une fille, religieuse,
16. Marie-Séraphine (16 6 1878 -  21 2 1880);
17. Violette (19 10 1879 -  14 12 1961), fut quelques années gardienne des Buissonnets;
18. Emmanuel (9 5 1881 -  1932);
19. Marguerite Marie (27 6 1883 -  27 11 1964), visitandine à Caen] .

Je fus couchée provisoirement dans le berceau de poupée de mes soeurs, car deux jours après, ma grand-mère m'emportait en nourrice chez ma tante, soeur de ma mère, à St-Martin de la Lieue. Je ne revins à la maison qu'à l'âge de 4 ans.
Je me rappelle avoir toujours désiré me faire religieuse, aussi je ne ressentis pas d'appel spécial le jour de ma 1ère Communion que je fis à 10 ans 1/2, à Paris, dans la paroisse St Lambert de Vaugirard, le 21 mai 1885. Ce même jour, Sr Thérèse de l'Enfant Jésus faisait le Renouvellement solennel de la sienne à l'Abbaye de Lisieux.
Vers l'âge de 12 ans, je vis dans le « Livre de Piété de la jeune fille » une [2] prière pour demander à Dieu sa vocation. Ce fut pour moi une révélation et j'entrepris de faire cette prière pendant neuf jours afin de connaître l'ordre religieux dans lequel le bon Dieu m'appelait. Je fus pleinement exaucée à la fin de cette neuvaine. C'était un samedi soir à 5 h moins 1/4 (heure du Salve au Carmel). J'étais chez nous, dans la pièce que Papa avait transformée en oratoire dédié à la Sainte Face: une lampe brûlait jour et nuit devant la Sainte Image. Je faisais mon examen, car je devais aller me confesser pour communier le lendemain. En m'excitant à la contrition, je regardais la Sainte Face, alors je compris l'amour dont Jésus m'avait aimée, mon coeur s'enflamma d'un désir intense de l'aimer à mon tour jusqu'à en mourir et pensant aux âmes religieuses qui ont le bonheur de [3] s'immoler pour Lui, je soupirai tout haut, comme à mon insu: « Ah! qu'elles doivent être heureuses, les Carmélites ! »  Une immense joie m'envahit...le Bon Dieu venait de me découvrir ma vocation et j'aurais voulu répondre immédiatement à son appel. Hélas ! je n' avais que douze ans !
Une ardeur inouïe s'était éveillée en moi et fis de mon attente forcée un véritable martyre. Je renonce à le détailler... il attaqua ma santé et je crus en mourir.
Néanmoins, vers 14 ans, je compris pourquoi, dans sa miséricorde, le bon Dieu permit ce désir exagéré, il devait faire contrepoids à l'immense besoin, que je ressentis alors, d'aimer et d'être aimée des créatures, il me sauva du péril où j'aurais sombré certainement [Ignorante en effet du danger, Marie Louise, malgré ses aspirations vers le cloître menait, dans la Capitale, une existence très libre. Souvent, à l'insu de ses parents, elle courait les magasins, les attractions et les foires... Combien elle nous divertissait parfois, en nous racontant ses escapades : par exemple, le zèle innocent qui lui faisait viser, par dévotion, au jeu de massacre, les silhouettes de prêtres ou de religieuses!  Ne nous disait-elle pas encore que, le jour de son entrée dans notre Monastère, passant sur la place où se tenait alors la foire, elle avait fait cette demande à son père: « O papa, avant d'entrer au Carmel, laisse-moi faire un dernier tour de chevaux de bois ! » (Circulaire, p. 3.)].
Ma chère petite soeur Thérèse de l'Enfant Jésus l'avait bien compris quand elle m'écrivit ces vers:
[4] Lorsqu'en mon jeune coeur s'alluma cette flamme
Qui se nomme l'amour... tu vins la réclamer.
Et toi seul, ô Jésus, pus contenter mon âme;
Car, jusqu'à l'infini, j'avais besoin d'aimer !
Comme un petit agneau loin de la bergerie,
Gaiement je folâtrais, ignorant le danger;
Mais, 0 Reine des cieux, ma Bergère chérie,
Ton invisible main savait me protéger !
Ainsi, tout en jouant au bord des précipices,
Déjà tu me montrais le sommet du Carmel;
Je comprenais alors les austères délices
Qu'il me faudrait aimer pour m'envoler au Ciel.
A cette époque il arriva un fait bien mystérieux: Le verre de la lampe qui brûlait jour et nuit devant la Ste Face fut brisé. J'offris aussitôt mon verre à boire, auquel je tenais beaucoup, pour le remplacer. Un matin, en entrant à l'oratoire de la Ste Face, papa vit que le verre était devenu tout noir. Il le nettoya et parvint à lui rendre sa limpidité. [5] Mais, ô prodige! il resta un triangle brun nettement dessiné et incrusté dans le verre: impossible de le faire disparaître. Sous le coup d'une émotion surnaturelle, papa vint nous réveiller en nous annonçant la merveille; il pensait que le bon Dieu avait voulu le récompenser de l'amour avec lequel il entretenait cette lampe, car malgré ses lourdes charges, il n'y voulait brûler que de l'huile d'olive lère qualité. Moi, je m'écriai : « C'est pour moi que la Ste Face a fait ce prodige, puisque c'est mon verre ! » Ce mystère ne devait nous être révélé que plus tard, ainsi que je le raconterai en son temps.

Je caressais souvent le désir intime et bien vif de connaître et d'avoir pour amie une sainte qui serait un jour canonisée et j'en demandais la grâce au bon Dieu. Ce désir me poursuivit jusqu'à ce que j'eusse connu Sr Thérèse de l'Enfant Jésus, [6] alors je compris que j'étais exaucée au-delà de tout ce que j'aurais pu souhaiter.
Il est un souvenir qui m'est resté très doux, dans la longue période de mon attente. A la pension Ste Geneviève à Asnières, l'Aumônier, Mr l'Abbé Charles, m'avait permis de faire le voeu de virginité temporaire, ainsi qu'à une de mes compagnes qui voulait, elle aussi, se faire carmélite. Le jour de la 1ère Communion des enfants (Mai 1890), pendant la récréation de midi, mon amie et moi, trompant la surveillance, nous courûmes à la Chapelle; elle était magnifiquement décorée, seule la petite lampe brillait; dans le sanctuaire le grand livre des Saints Evangiles était ouvert pour la rénovation des promesses du Baptême; tout nous paraissait avoir un cachet mystérieux, Jésus lui-même semblait nous attendre pour recevoir l'offrande de nos coeurs. Nous étions seules. Alors, chacune à notre tour, la main posée sur l'Évangile, nous [7] jurâmes de n'appartenir qu'à Jésus seul, et de nous consacrer à son service jusqu'à la mort, puis nous allâmes baiser le milieu de l'autel [L'abbé Charles fait un récit très proche de celui-ci, dans son sermon de prise de voile, le 7 mai 1896; texte conservé aux archives du Carmel.].  Après cet acte solennel nous revînmes à la récréation.
La confirmation devait être donnée par Mgr Gay; je me réjouissais de le voir parce que je le savais Supérieur de plusieurs Carmels, mais je me sentis poussée à promettre au bon Dieu de faire le sacrifice de ne pas du tout le regarder afin d'obtenir d'aller au Carmel au mois d'Août suivant. Je tins ma promesse et voilà qu'à ma prochaine confession Mr l'Abbé Charles me dit qu'il avait parlé de moi à la Mère Prieure du Carmel de l'Avenue de Messine à Paris et qu'elle me recevrait au mois d'Août pour faire une retraite de 8 jours, à l'extérieur, qu'en attendant je lui écrive pour lui exposer les motifs de ma vocation. C'était trop de bonheur! Je ne savais comment en remercier le bon Dieu.  Cependant, je fus bien un peu embarrassée pour écrire cette lettre... heureusement je me souvins avoir lu dans le cahier de mon amie (elle avait  3 ans de plus que moi) 12 raisons pour lesquelles elle voulait entrer au Carmel: « Puisqu'elle a la même vocation, je dois penser comme elle, me disais-je, et sur ces 12 raisons la Mère Prieure en trouvera peut-être une valable pour m'accepter. » Je débutai ainsi ma lettre: « Vous me demandez, ma Rév. Mère, les raisons qui me font désirer le Carmel. A vrai dire, je ne sais qu'une chose: Le bon Dieu m'appelle et je viens. Il a souffert jusqu'à mourir par amour pour moi, moi aussi je veux souffrir par amour pour Lui. Mais voici 12 raisons pour lesquelles je désire quitter le monde.. »  Et je me mis en devoir de les copier dans le carnet de mon amie. Une de ces raisons était: l'instabilité du coeur humain !
Aux vacances suivantes de la Pentecôte j'allai pour la lère fois, faire une visite à la Mère Prieure de l'Avenue de Messine. Elle m'ouvrit la grille, et en la voyant je crus à l'apparition d'un Ange, il me semblait  être loin de la terre. Elle me parla de ma lettre me disant que c'était le commencement seulement qui lui avait donné l'assurance de ma vocation, que toutes les raisons qui suivaient ne l'avaient point touchée: « Ma pauvre enfant à votre âge, que pouvez-vous connaître de l'instabilité du coeur humain ? et toutes les autres raisons qui suivent !... » Je rougis un peu et ne dévoilai pas mon secret... Dans le fond je me réjouissais que ce n'était pas les pensées d'une autre qui me faisaient accepter...
 [8] Au mois d'Août après la distribution des prix—j'allais avoir bientôt 16 ans —je me rendis au Carmel pour faire ma Retraite, à l'issue de laquelle je comptais bien entrer pour toujours. Hélas ! la Rde Mère Prieure jugea prudent de retarder mon entrée de 8  mois, afin que je me fortifie davantage. Le bon Dieu seul put savoir ce que je souffris de cet ajournement, je n'essaierai pas de l'exprimer.
Ce fut pendant cette retraite que je vis le R.P. Blino S.J. confesseur extraordinaire du Carmel, il me parla avec éloges de Sr Thérèse de l'Enfant Jésus, du Carmel de Lisieux, où il venait de prêcher une retraite [Il semblerait que le P. Blino ait prêché au Carmel de Lisieux en octobre 1888; cf. Correspondance générale, I, 398. Mais il a pu visiter de nouveau la communauté au printemps 1890; cf. ibid. 534.] et il me raconta comment elle avait été jusqu'au St Père pour obtenir d'entrer au Carmel à 15 ans. Je lui dis que je me sentais le courage d'aller à pied à Rome s'il le fallait pour obtenir la même faveur.
Enfin, le 30 avril 1891, je franchis la porte de clôture et je reçus [9] le nom de Sr Agnès de Jésus. Tout me plaisait dans ce monastère. J'étais au comble de mes voeux. Néanmoins j'entrai avec une illusion, mais elle tomba vite. Je croyais que j'aurais senti l'ardeur de mon amour pour le bon Dieu, comme j'avais éprouvé celui de la créature, et qu'alors je n'aurais pas de délices plus grands que celles de souffrir pour Lui. Et voilà qu'au contraire je fus plongée dans la nuit de la foi [Expression à entendre au sens large d'aridité, comme le texte le porte peu après], les moindres pénitences me coûtaient extrêmement, ce qui me fit comprendre que c'était par l'énergie de ma volonté et non par le sentiment que je devais aimer Jésus et je pris la résolution de ne pas faire moins pour Lui, dans l'aridité, que je l'avais fait pour la créature.

L'amour était ma voie, et tout en recevant des encouragements, je ne trouvais pas grand écho autour de moi. Notre Maîtresse me prodiguait beaucoup d'affection, cependant je sentais qu'il [10] me manquait une aide pour avancer dans ma voie et même je lui dis un jour que je ferais beaucoup de progrès dans l'amour si j'étais excitée par une compagne, un peu plus âgée que moi, ayant les mêmes attraits et qui serait comme ma Maîtresse en même temps qu'une amie. Ainsi le bon Dieu, si bon ! me faisait désirer nettement ce qu'il voulait un jour me donner!...
 Un an après mon entrée, le 12 Mai  1892, j'eus le bonheur de revêtir le Saint Habit. Jusque-là, ma santé avait été très bonne, je me sentais dans mon élément et j'espérais bien arriver à la Profession sans difficulté. Mais voici que, pendant ma retraite de Prise d'Habit, commencèrent ces grandes peines d'âmes qui durèrent jusqu'à ma sortie du Carmel. Je ne pouvais m'empêcher de croire que je ne resterais pas dans ce monastère. [11] Mon imagination me représentait toujours mon départ, mon exil dans le monde et ma rentrée dans un autre Carmel ; j'en souffrais beaucoup car j'étais fortement attachée à ce monastère. Notre Maîtresse, pour laquelle je n'avais rien de caché, essayait de me consoler en m'assurant que rien de semblable n'arriverait.
Cette lutte étrange me fit tomber malade et la faiblesse devint telle qu'elle inspira des inquiétudes. Le médecin consulté répondit: « Si vous voulez la voir mourir, vous n'avez qu' à la garder ! » Pour s'assurer de la volonté du bon Dieu la Mère Prieure nous fit commencer une fervente neuvaine à la Ste Face, puisque c'est devant son Image que j'avais eu ma vocation. Pendant cette neuvaine mon Père vint me demander au parloir. Notre Rde Mère s'y rendit la première pour lui faire part de la situation. [12] Papa ne trouva rien de plus simple que de proposer de m'emmener à Trouville, où il allait justement retrouver ma famille en villégiature. La Mère Prieure vit dans cette proposition la réponse du bon Dieu et revint, bien tristement, m'en faire part, me promettant de me reprendre aussitôt mon rétablissement. Ce que je souffris alors ne peut se traduire, en perdant le Carmel tout sombrait pour moi, c'était la nuit angoissante, j'étais anéantie... Ce fut le 8 juillet 1893 que je franchis la porte de clôture après avoir passé 2 ans et 2 mois dans ce fervent Carmel.
Ah ! qu'il fut pénible mon exil de 11 mois dans le monde ! J'y vivais en étrangère, mon coeur était resté au Carmel, sa privation m'était un douloureux martyre.
Quinze jours après, 22 juillet, je vins me présenter au Carmel de Lisieux pour [13] chercher un peu de réconfort auprès de la Mère Prieure. La Rde Mère Agnès de Jésus vint au parloir, accompagnée de Mère Marie de Gonzague, elles me connaissaient déjà par le Carmel de l'Avenue de Messine, avec lequel elles étaient en rapports intimes. Dès cette entrevue j'eus une sympathie très grande pour ce Carmel, je sentis même au fond du coeur qu'il était peut-être celui que le bon Dieu me destinait, mais je repoussais cette impression, parce que je comptais rentrer au Carmel de Paris. Trouville n'étant pas loin de Lisieux, j'y revins plusieurs fois pendant mes trois mois de séjour, et à chaque visite, dès que je pénétrais dans la cour, la même suave impression s'imposait, comme si Jésus m'eût dit: « C'est ici que je te veux ! »
De retour à Paris, j'appris au Carmel que le Supérieur s'opposait à ma rentrée [14] avant mon âge de 21 ans, pour donner à ma santé le temps de se fortifier. Cette nouvelle inattendue m'atterra ! Pleine de compassion, la Mère Prieure me proposa de demander mon admission au Carmel de Lisieux parce que, pensait-elle, l'air natal me serait propice. La pensée de rester moins longtemps dans le monde me fit accepter.
Mes démarches réussirent, mais j'eus de grandes difficultés à vaincre du côté du Supérieur M. Delatroëtte, le même qui avait fait tant d'oppositions à l'entrée de Sr Thérèse de l'Enfant Jésus. Un jour, plus découragée que jamais, je vis dans le calendrier que le 16 Juin était la fête de N. D. du Perpétuel Secours [Depuis l'enfance, Marie de la Trinité aimait invoquer la Vierge sous ce vocable; cf. la poésie PN 49, mars 1897. En 1894, la fête, selon le calendrier des Pères Rédemptoristes, se célébrait le dimanche 17 juin.]. Je ranimai ma confiance et suppliai la Ste Vierge d'opérer le miracle de mon entrée au Carmel ce jour-là. Je fus pleinement exaucée, et le 16 Juin 1894 j'entrai dans ce Carmel béni où le bon Dieu avait marqué ma place pour toujours.
 [15] Je reçus le nom de Sr Marie Agnès de la Ste Face et j'eus pour Ange Sr Thérèse de l'Enfant Jésus. Notre Mère me donna toute liberté de recourir à elle dans toutes mes difficultés, en m'assurant que ce serait un bien pour mon âme d'en user largement. Je ne tardai pas à apprécier le trésor qui m'était donné et à reconnaître en elle la compagne amie que j'avais rêvée depuis longtemps.  De son côté, Sr Thérèse de l'Enfant Jésus me raconta comment elle même m'avait désirée: au moment où une loi devait sévir pour renvoyer des couvents tous les sujets qui n'avaient pas 21 ans, elle s'était promis de me demander de vivre avec elle jusqu'à ce que nous ayons atteint cet âge. En calculant la date de son désir, nous constatâmes qu'elle correspondait exactement à celle où ma santé chancela dans mon premier Carmel. [16] Elle fut alors si émue de la condescendance du bon Dieu, qui exauçait tous ses désirs, qu'elle ne put retenir ses larmes. [Un récit analogue fut adressé au Carmel d'Angers, le 12 8 1908; cf. le volume de Notes des Poésies, à PN 11, str. 2]
Ah ! quelle grâce d'avoir eu cet Ange pour m'aider à parvenir au terme béni de la Profession ! Que d'épreuves encore à traverser jusque-là... Sortant d'un autre Carmel, la communauté ne m'était pas favorable et j'avais bien besoin de l'affection de ma chère petite soeur pour m'encourager.
Six mois après, je revêtis  de nouveau le saint habit sans cérémonie extérieure, le 18 Décembre, fête de l'Expectation de la Sainte Vierge.
Le jour de la fête du St Suaire 1896, deux mois avant ma Profession qui, pour des raisons trop longues à rapporter, fut retardée de 4 mois, mon nom de Sr Marie Agnès fut changé contre celui de Sr Marie de la [17] Trinité et de la Ste Face, parce que le Priorat de Mère Agnès de Jésus venant de prendre fin, il y avait confusion avec son nom. [Le changement de nom fut décidé le 6 mars 1896, vendredi de Carême où se commémorait la fête du Saint Suaire; il fut entériné lors de la Profession (30 avril). Mère Agnès de Jésus avait quitté la charge de prieure le 21 mars 1896. ]
Enfin, ma proposition au Chapitre pour la Profession arriva. J'étais tout à la joie. Cependant. ce jour même à Complies, je fus assaillie de violentes tentations contre ma vocation, je me persuadai que j'étais arrivée au but désiré à force de volonté propre, que le bon Dieu m'avait manifesté depuis longtemps par toutes les épreuves, racontées plus haut, que la vie du Carmel n'était pas  faite pour moi. Bref, je résolus de retourner dans le monde... Nous en étions au capitule de Complies quand, tout à coup, je revis en esprit le mystérieux verre de jadis marqué du triangle, je compris, comme dans un éclair, toute sa signification; mes doutes disparurent, faisant [18] place aux consolations divines les plus délicieuses: c'était bien dans ce Carmel que le bon Dieu avait marqué ma place, puisqu'il avait inspiré qu'on m'appelle du nom que Lui-même avait désigné pour moi si mystérieusement sur ce verre.
Je rendis compte de tout à Sr Thérèse de l'Enfant Jésus, elle en fut très émue et me dit: « Cette grâce est du genre de la vision prophétique que j'ai eue pour Papa. Ce verre devenu d'abord tout noir est l'image de votre âme: durant la nuit de vos longues épreuves on ne pouvait distinguer les desseins de Dieu sur vous, petit à petit tout s'éclaircit, redevint limpide et l'on s'aperçut que la Sainte Trinité vous avait marquée à jamais de son sceau divin. Votre fin ressemblera aussi à celle de ce même verre qui se brisa, quelque temps plus tard, sous l'ardeur d'une trop forte flamme. De [19] même la flamme ardente de l'amour brisera votre enveloppe mortelle . » [Une version plus détaillée de l'Histoire de la veilleuse fut écrite par soeur Marie de la Trinité le 31 3 1938. Les paroles de Thérèse sont rapportées avec variantes. On les trouvera en note de PN 29. ]
Mon nom me fait encore souvenir d'un trait de mon enfance: J'avais 8 ans, Papa était en voyage. Il écrivit à Maman de faire une prière spéciale en famille pour le succès de ses affaires. Maman nous demanda quelle prière il fallait ajouter ; personne ne répondant, je dis (en faisant effort sur moi-même car je n'aimais pas les longues prières): « Il faudrait ajouter un Gloria Patri à chaque invocation des litanies de la Ste Face que nous récitons. » Ce qui fut approuvé. Alors je pense que le bon Dieu « qui ne laisse pas un verre d'eau sans récompense » a eu le Coeur touché et a voulu, en retour, unir dans mon nom la Ste Trinité et la Ste Face.
Enfin, le jour tant désiré de ma Profession arriva, ce fut le jeudi 30 avril 1896, cinq ans, jour pour jour, après ma première entrée au Carmel. [20] Ce jour fut plus du ciel que de la terre... Sr Thérèse de l'Enfant Jésus semblait aussi heureuse que moi: « Je me fais l'effet, me disait-elle, de Jeanne d'Arc assistant an sacre de Charles VII ! » C'était bien à elle en effet que je devais cette grâce inestimable. C'est sur elle encore que je compte pour vivre et mourir d'amour à son exemple. Ma vocation, à moi aussi, c'est l'Amour !

Sr Marie de la Trinité et de la Ste Face r.c.i.
Mars 1904