Carmel

00 - Je suis encore loin

Les images perdues ont toujours une histoire rocambolesque.
Après une longue investigation, nous vous présentons une des "images bibliques" de Thérèse, inédite, retrouvée dans les affaires d'un prêtre ayant légué au Carmel de Lisieux ses papiers personnels. Il était le neveu et filleul d'une carmélite de Lisieux entrée en 1916, qui a soigné Marie du Sacré-Cœur et Céline jusqu'à leur mort.

Recto/verso

Il s'agit probablement d'une copie, faite par Céline, bien que l'écriture soit à s'y méprendre celle de Thérèse, mais les J majuscules de Thérèse et ses f minuscules sont différents. Ses J ont habituellement un petit chapeau. Cependant, dans l'image n°5 où la jeune Mélanie est représentée dans les bras d'un ange, Thérèse écrit un J majuscule identique à ceux de cette image-ci. Quand Thérèse écrit rapidement, une lettre par exemple, elle étire ses fins de mots vers la droite, mais pas dans un texte bien calibré comme celui-ci. Remarquons dans la colonne de gauche les traits à la mine sous son texte, comme dans l'image n°1 ou sur certaines pages de l'album fait pour Marie de Gonzague. Par ailleurs, Céline a copié et recopié une partie des images bibliques créées par sa petite sœur, au style très caractéristique de l'été 1896: voir les images n°1, n°2, n°5 et n°8 dans le petit menu ci-contre à droite. Chaque fois, Céline s'applique alors à redresser sa propre écriture penchée vers la droite pour imiter celle de Thérèse. A noter enfin que Thérèse a choisi un exemplaire des deux images souvenir des belles fêtes du printemps 1896 - sans doute des restes des deux intéressées: l'image de profession de Céline (sr Geneviève) le 24 février 1896, et l'image de prise d'habit de Marie Guérin (sr Marie de l'Eucharistie) le 17 mars 1896.

Transcription

[En haut]

Luc XV / Ps 123

Je suis encore loin ; mais mon Père me voit... Il va s'attendrir et accourant vers moi m'embrasser, me baiser... Oui, mon âme comme un passereau s'échappera du filet des oiseleurs : le filet sera rompu et je serai délivrée...

[à gauche]

Sous mes pas l'herbe s'est meurtrie, la fleur en mes mains s'est flétrie... Jésus, je veux courir en ta prairie, sur elle ne marqueront pas mes pas !... Jésus, c'est toi l'Agneau que j'aime Tu me suffis ô bien suprême ! En toi j'ai tout : la terre et le ciel même. La fleur que je cueille ô mon Roi c'est toi !

[Voir ici les strophes 33 et 36 de sa Poésie 18 que Thérèse copie.]

[à droite]

Heureux instant ô Bonheur ineffable ! quand j'entendrai le doux son de ta voix... quand je verrai de ta Face adorable l'éclat divin pour la première fois ! Tu le sais bien mon unique martyre c'est ton amour Coeur Sacré de Jésus ! Vers ton beau ciel si mon âme soupire c'est pour t'aimer... t'aimer de plus en plus !.........

[Voir ici des extraits des strophes 3 et 4 de sa Poésie 33 que Thérèse copie.]

[en bas]

Lorsque le Seigneur tirera mon âme de captivité, ma délivrance me paraîtra comme un songe... ma bouche alors poussera des cris de joie et ma langue chantera des cantiques de réjouissances. Alors, on dira parmi les nations : Le Seigneur fait pour cette enfant des choses admirables. – Oui, le Seigneur fera pour moi de très grandes choses : et je serai comblée de joie... (Ps CXXV)

Commentaire de Claude Langlois pour cette image inédite

Pourquoi commenter longuement une image inconnue, datant de l'été 1896, que Thérèse a simplement confectionnée pour elle? Pour plusieurs raisons qui, chacune à leur manière, nous éclairent mieux et sur Thérèse et sur son histoire.

D'abord parce que l'on est entré, avec le début du XIXe siècle, dans une civilisation de l'image abondante, grâce notamment à des procédés de reproduction mécanique, qui commencent, au début du siècle, avec la lithographie : les tirages peuvent facilement atteindre des dizaines de milliers d'exemplaires. Ce n'est pas encore le cinéma, ni la vidéo. Mais on diffuse facilement des caricatures, des peintures, des évènements d'actualité ... et des images pieuses. Ces dernières sont rapidement échangées entre femmes en toute occasion et la pratique se retrouve au carmel. Des imagiers parisiens, comme le graveur Lataille et l'éditeur Boumard, répondent au goût du public et produisent des séries qui nous paraissent mièvres mais qui plaisaient alors beaucoup.

Parce que, aussi, à l'autre bout de la chaîne, cette image confectionnée à la fin du XIXe siècle, prend, au siècle suivant, alors que Thérèse est reconnue comme une sainte, une valeur d'échange à forte charge symbolique. On pourrait reconstituer son cheminement ultérieur: Céline en fait une copie, comme elle l'a fait des images 1, 2, 5 et 8. Plus tard, la copie sera offerte à une plus jeune soeur du carmel (son infirmière) pour que celle-ci ait quelque chose, à son tour, de Thérèse. Et la carmélite transmet la dite image à un neveu prêtre lequel, à sa mort, donne ses papiers au carmel...avec l'image. Circuit qui peut paraître insolite mais qui reflète une circulation fréquente des reliques thérésiennes.

Parce que ce modèle d'image, représentant de manière allégorique le contact chaleureux du fidèle avec Jésus, avait déjà connu un cheminement antérieur parmi les proches du Carmel. Marie de Gonzague, alors prieure, avait offerte une image semblable au recto ci-dessus à Pauline Martin quand celle-ci lui avait fait part de son désir d'entrer au carmel en 1882. Puis, une ou deux années plus tard, elle avait fait le même cadeau à la jeune Thérèse pour la préparer à faire sa communion, en mai 1884 - voir ici. Et Thérèse elle-même, à qui l'image avait plu tout de suite, en offrira une du même modèle dépliant à sa marraine, avec un petit texte inscrit au verso - voir ici.

Parce que, de manière plus singulière, cette image fait partie d'une série d'images dites "bibliques" que Thérèse a confectionnée, très probablement en 1896. Elle a choisi des thèmes évangéliques très connus (nativité, adoration des bergers, sainte famille, Marie-Madelaine au pied de la croix) et un épisode dramatique de la vie de Jeanne d'Arc (Jeanne en prison). A partir de clichés de diverse origines (images, peinture ou photo de Céline), Thérèse a expérimenté des manières nouvelles d'illustrer les clichés de textes choisis par elle en les empruntant à la Bible (évangiles, psaumes) mais en recourant aussi à ses propres poésies. Ces maquettes inabouties d'images nouvelles nous apportent la preuve que Thérèse cherchait en 1896 des supports familiers pour faire connaître ses nouvelles perspectives spirituelles. On peut les voir en cliquant sur les image de 1 à 8 sur le menu ci-contre en haut à droite de cette page.

Parce qu'enfin cette image retrouvée est très émouvante. Certes Thérèse a procédé ici comme pour les images précédentes, en mêlant référence évangélique, versets de psaumes et extraits de ses poésies, notamment deux strophes d'une poésie nouvelle destinée à Marie du Sacré-Coeur pour sa fête (poésie 18). Ainsi elle entendait donner un sens spirituel nouveau à une image qui lui plaisait tant. Mais elle ne se contente pas d'exprimer ses sentiments par ses poésies, elle utilise aussi les paroles des psaumes et surtout la parabole de l'enfant prodigue pour faire comprendre comment elle envisage une mort qu'elle pressent imminente. Elle le fait notamment en se mettant dans la peau de l'enfant prodigue au moment où celui-ci voit son père venir au devant de lui. On croirait lire un script pour un mouvement de caméra : « Je suis encore loin mais mon père me voit... Il [va] s'attendrir et accourant vers moi m'embrasser, me baiser... » Puis elle cite le verset 7 du psaume 123 (selon la vulgate) pour donner le sens de cette rencontre espérée : « Oui mon âme comme un passereau s'échappera du filet des oiseleurs : le filet sera rompu et je serai délivrée. »

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